Dès les premières lignes du roman Kerosène1, Adeline Dieudonné nous présente son personnage, Chelly, au moment où elle décide de faire une pause lors d’un long voyage nocturne sur une autoroute dans les Ardennes :
Elle aimait les stations-service de nuit, sans trop savoir pourquoi. Ça lui évoquait Dire Straits. Elle s’imaginait sur une route poussiéreuse du Montana, au volant d’un pick-up sans âge, la voix rocailleuse et la guitare électrique de Mark Knopfler dans les oreilles, roulant libre et sans attaches2.
Cet extrait évoque le puissant imaginaire autour de l’étape particulière qui nous intéresse ici, celle qui ponctue les réseaux routiers : la station-service. Qu’est ce qui fait qu’une station-service, une nuit d’été, devient le décor du désir d’échappées routières, transformant une autoroute dans les Ardennes en une route du Montana avec ses vastes étendues et la musique rock comme moteur ? Est-ce que cet espace hors du temps, ce lieu de transit, aurait quelque chose de romanesque ?
La question a de quoi surprendre. Le temps d’arrêt dans une station-service pourrait être considéré de premier abord comme tout à fait banal, convoquant la réalité prosaïque des infrastructures matérielles du voyage et les besoins premiers du voyageur, et ne présentant que peu d’intérêt littéraire ou artistique. Selon l’anthropologie du quotidien, théorisée par Marc Augé, les espaces peuvent être hiérarchisés et classés en hauts lieux ou non-lieux3. Dès lors, les espaces fonctionnels, nés de la mondialisation, comme les gares, aéroports, centres commerciaux – et stations-service – sont, selon Augé, considérés comme des non-lieux ou lieux anonymes, voir déshumanisés. Notre objectif ici est justement de nous attacher aux représentations littéraires et artistiques des stations-service afin d’explorer leur puissance et leur richesse inattendues dans notre imaginaire. À la fois endroit et épisode, scène et scénario, en quelque sorte, la station-service, nous le verrons, peut déborder de sens.
Nous proposons une lecture sociopoétique de ces relais des temps modernes à partir d’une sélection de représentations textuelles et graphiques. Notre corpus n’est certainement pas exhaustif. Il a été choisi en fonction de ce que les œuvres peuvent révéler de ce non-lieu, apparemment anonyme, mais qui est malgré tout, imprégné d’histoires et de repères. Ce corpus aurait pu puiser exclusivement dans la vie artistique américaine quand on considère la richesse de la charge symbolique que cristallise la route dans la psyché américaine. Aux États-Unis, le réseau d’autoroutes revêt un statut de récit national, évoquant l’expansion à l’ouest ou le « prolongement culturel de la traversée fondatrice » que décrit Véronique Van Han4. Cependant, la poésie des stations-service a une pertinence qui s’étend à d’autres aires culturelles et le champ d’études est ici élargi à des représentations culturelles françaises.
La modernité triomphante
La question qui nous anime est de savoir quel est notre rapport à cet espace-temps que représente le passage à la station-service. Quelles sont les caractéristiques de cette étape et que révèlent-elles de nos migrations modernes ? Dans un premier temps, regardons la station-service et sa valeur esthétique afin d’en dégager quelques principes visuels. L’art commercial est un bon point de départ, avec par exemple un corpus tout à fait intéressant constitué par les cartes routières distribuées massivement et gratuitement par les compagnies pétrolières5. Elles ont été diffusées à travers les réseaux des stations-service surtout aux États-Unis, mais aussi en Europe à partir des années 1930 et jusqu’en 1972 lors de la première crise pétrolière. Comment la station-service y est-elle illustrée ? Ces exemples d’art commercial positionnent souvent la station-service en gros plan, cela va de soi, mettant l’accent sur la modernité, la commodité et la désirabilité du voyage en voiture. Au service de la mobilité individuelle en voiture, la station-service entretient ici la notion d’une réalité insouciante associée à une certaine idée de la liberté. Par exemple, la carte distribuée par The Tide Water Associated Oil Company (non datée) montre une station-service surveillée par un pompiste aux faux airs de concierge en charge d’un lieu organisé et ergonomique, véritable amplificateur de la mobilité moderne. Sur l’image de cette carte, le pompiste est de taille géante, évoquant la maîtrise de l’homme, voire sa domination, sur son environnement grâce à l’entreprise performante de l’industrie du carburant. Une autre carte, cette fois-ci produite par Chevron Dealers (1969) pour la Californie, montre les contours de trois pompes à essence, objet emblématique pour évoquer la station-service. Posée sur la pompe du milieu, on voit la silhouette galbée d’une femme dansant comme une showgirl, à la Marilyn Monroe. Elle balance son corps à l’ombre d’un palmier, symbole naturel de l’exotisme californien. La station-service est ici convoquée comme une sorte de théâtre érotique, l’endroit idéal pour faire le plein de fantasmes dans l’oasis artificielle du désert.
Une esthétique nouvelle
La modernité confiante des stations-service représentées dans l’art commercial des cartes produites par l’industrie du carburant au vingtième siècle tranche de manière contrastée avec les œuvres des artistes de la même époque davantage marquées par des questionnements ou des problématiques autour de nos rapports avec les nouvelles formes de mobilité. En peinture, la figure d’Edward Hopper s’impose. Son tableau Gas6 dépeint la solitude d’une route de campagne américaine, avec un pompiste qui est partiellement caché par des pompes gigantesques, rappelant la vulnérabilité de notre condition humaine. Un détail du tableau est particulièrement parlant. Sur l’enseigne, on perçoit la forme gracieuse de Pégase du logo Mobil, illustration de la créature fantastique de la mythologie grecque. Symbole de notre désir d’accéder au domaine des dieux, Pégase propose de nous élever au-dessus de l’ordinaire. Qu’est-ce que sa présence ici donne à voir ? Si la station-service est certes le lieu ordinaire et anonyme des utilisateurs de la route, elle contient la promesse, ou bien peut-être l’illusion, semble nous dire ce tableau, de voyages extraordinaires. À travers une représentation dépouillée, et pourtant chargée symboliquement, de la station-service, Hopper nous en propose une représentation qui dépasse sa fonction utilitaire pour en faire une forme de beauté mélancolique.
Poursuivons cette piste du langage des panneaux et des enseignes des stations-service représentés par Hopper. Exécuté en 1950, Portrait of Orleans7, par exemple, illustre une scène de rue tout aussi dépouillée. Encore une fois, l’enseigne (ici, « Esso ») d’une station-service semble déborder de sens. Elle est à la marge de la composition mais ressort très distinctement. L’effet est d’attirer notre regard vers un ensemble de « piliers » composé d’un feu de signalisation, d’un poteau électrique (sans fil) et d’un panneau de compagnie pétrolière, en nous mettant en position de conducteur d’automobile depuis le parvis d’une station-service. Tout en se fondant dans le paysage urbain, la présence de la station-service, semble nous dire Hopper, est immanquable. La banalité quotidienne du monde moderne laisse tout de même émerger un espace-temps singulier et étrange : le poteau électrique en forme de croix semble rappeler la présence des croix catholiques installées pour conjurer les lieux diaboliques, selon les légendes, des carrefours. Visuellement, l’enseigne Esso domine le tout, sentinelle de garde sur le relais des temps modernes qu’est la station-service.
Le langage visuel des stations-service nous renvoie aux travaux des photographes comme Walker Evans ou Dorothea Lange dont le travail d’archivage entrepris pour le gouvernement américain cherchait à documenter le quotidien ordinaire des Américains de l’époque de la Grande Dépression. Nous voudrions nous concentrer ici sur deux de leurs photos que nous trouvons particulièrement parlantes dans cette iconographie autour des enseignes de stations-service. La photo Gibson Motor Company Gas Station with Group of Men on Bench, Reedsville, West Virginia8 par Walker Evans datée de 1935 montre une profusion d’enseignes commerciales placardées sur les pompes et sur les murs du garage. Le fauteuil où se posent les hommes réunis se présente comme lieu de repos apparemment aussi confortable que dans une auberge. Country store on dirt road, Gordonton, North Carolina, 19399 par la photographe contemporaine Dorothea Lange insiste aussi sur la station-service comme lieu de convivialité construite autour de la consommation. On y voit six hommes bien installés comme s’ils étaient sur la terrasse d’un café ou sur la véranda d’une maison. Dans les deux photos, la station-service semble porteuse de sens. Elle nous paraît comme un lieu favorisant la rencontre, tout en installant le lien entre lieu, produit et marque. Les enseignes d’essence sont ici des indicateurs des espaces d’étape accrochés à des paysages de flux.
Quant à Ed Ruscha, son livre d’artiste, Twentysix Gasoline Stations10 (1969) nous plonge dans la station-service comme paysage urbain sur le mode de la sérialisation, intégrant la logique de la consommation répétée, pourtant jamais complètement assouvie. Les photographies représentent une sélection des stations d’essence qui jalonnent la Route 66 entre la maison de Ruscha à Los Angeles et celle de ses parents à Oklahoma City. Prises depuis l’autoroute et comprenant souvent de grandes surfaces de parvis, les photos frappent par leur aspect sobre, en décalage avec l’esthétique de la belle image des représentations de l’art commercial. Sans légende, elles dégagent quelque chose d’énigmatique et invitent au questionnement. Pourquoi rassembler ces stations-service ? Serait-ce un chemin séculaire de stations réunies dans une sorte de carnet de voyage inédit ? Ou bien, faut-il y voir une remontée vers ses origines familiales par des stations au service de l’homme en quête d’essence humaine ? Retenons la poésie inattendue de ses réservoirs d’essence, marquant les transits et les pauses de nos cheminements humains.
Dans la peinture et la photographie, la station-service est emblématique de la modernité. Ces petits ilots mécaniques, faits de verre et de métal, sont des non-lieux de la surmodernité où l’homme passe en tout anonymat et pourtant, aux mains des artistes et des photographes que nous avons vus, ils deviennent des espaces d’expérimentation de nouvelles pratiques esthétiques. Les œuvres qui en résultent interrogent nos rapports parfois intimes à ces espaces, tout en attestant d’un nouveau regard et d’une capacité à extraire du sens de la banalité. Qu’en est-il des représentations des stations-service au cinéma ?
Une étape clé dans la trajectoire des personnages
Parmi les multiples road movies qui, tout naturellement, comprennent des scènes dans des stations-service, nous avons retenu deux icônes du genre : Easy Rider11, réalisé par Denis Hopper en 1969, et Thelma and Louise12, réalisé par Ridley Scott en 1991 et dont le scénario est écrit par Callie Khouri. Le premier film est emblématique de la génération hippie des années 1960-70 : « Objet culte, [c’est] une quête hallucinée carburant à l’essence, aux acides et au scepticisme13. » Une des premières scènes du film présente la station-service, quoique rudimentaire, comme un répit alternatif au monde de contraintes, en dotant cette étape d’une connotation symbolique reflétant les valeurs de liberté, d’autonomie et d’une certaine authenticité liée à la vie rurale. Cette scène montre Wyatt et Billy, les deux vagabonds motards du film, cherchant un lieu pour changer un pneu dégonflé. Ils font halte dans une ferme où l’éleveur est en train de ferrer son cheval. La grange de la ferme s’improvise en station-service, le temps de réaliser la réparation. Grâce au cadrage, une juxtaposition visuelle se construit entre l’ancien et le nouveau, le cheval et la moto, le fer et le pneu, le fermier et le motard, la ville (ils ont quitté Los Angeles) et la campagne. Le temps d’une pause repas au ranch permet aux voyageurs de s’imprégner de la valeur bucolique de cette station-service à l’ancienne et des satisfactions qu’elle propose. « Ce n’est pas tous les hommes qui peuvent vivre de la terre, vous savez ?... Vous faites ce que vous voulez quand vous voulez ». Ici la halte station-service est une étape clé. Elle est, non seulement un lieu de sociabilité, mais aussi, un lieu révélateur de la quête d’indépendance, le désir d’une vie autonome, en rupture avec la société de consommation. Cette quête de l’authentique sera un élément moteur de l’action du film.
Thelma and Louise raconte l’histoire de deux amies dont le road trip d’un weekend se transforme en cavale à bord de leur Thunderbird décapotable. Elles traversent les grands espaces sauvages du Sud-Ouest américain, poursuivies par la police. C’est une ode à la liberté au féminin, servie par des scènes fortes qui tracent les étapes d’un itinéraire en dehors de la loi patriarcale. Une de ces scènes clés qui dynamisent la trajectoire se déroule dans une station-service. Elle se passe peu après la rencontre érotique entre Thelma et un jeune auto-stoppeur joué par Brad Pitt, grâce à laquelle Thelma s’éveille à sa sexualité et à un goût nouveau de transgression. Dépourvue d’argent, mais gonflée par une sensation d’audace, elle se lance dans le braquage d’une station-service. Elle y entre avec une arme, donne des consignes de façon tout à fait maîtrisée et récupère l’argent de la caisse avant de repartir très calmement. Juste après ce braquage, Thelma s’étonne de son sang-froid et de ses ressources jusqu’alors cachées :
Thelma : Franchement, t’aurais vu ça. Comme si j’avais fait ça toute ma vie. Personne ne le croirait.
Louise : Tu as découvert ta vraie nature ?
Thelma : Ça se pourrait… Ma nature sauvage !14
La station-service est ici le lieu où la vie bifurque, s’infléchit et, de plus, marque un tournant dans la relation des deux femmes. À partir de cette scène, Louise cède la conduite de leur aventure à Thelma qui lui crie de démarrer. Dans un retournement jouissif de l’histoire, celle qui au début du récit se laissait guider par les autres, découvre sa « vraie nature » et reprend le volant de son destin. L’étape d’un voyage devient un cheminement de découverte de soi et la complicité entre ces femmes en sort d’autant plus forte. Malgré le caractère banal de sa fonction, on voit ici que la station-service dans l’univers des road trips peut servir parfois de théâtre à un drame humain intense.
D’autres exemples viennent appuyer cette notion de la station-service comme une étape clé dans le cheminement narratif des personnages. On en trouve notamment dans la littérature présentant une vision apocalyptique du monde. Dans American Gods15, roman fantastique de Neil Gaiman, publié en 2001, le personnage principal, Ombre, est entraîné par un ancien dieu nordique dans un road trip à travers les États-Unis dans le but de rallier d’autres anciens dieux pour une bataille ténébreuse hors du temps. Poursuivi par ces forces menaçantes, Ombre se trouve rapidement en cavale, perdu, sans repères ni moyen de transport pour continuer sa quête. C’est dans une station-service « sur une route noire en bordure d’une ville16 » qu’il trouve enfin les clés pour se sortir de son impasse. Il y achète, notamment, une Chevy Nova de 1983, « un tas de merde17 », mais la seule voiture dans le parc automobile capable de rouler. Malgré son apparence banale, cette voiture issue de la station-service se révèle chargée de chimères puissantes, convoquant le Buffle blanc qui habite le monde des songes. Ce rêve, qui devient récurrent, est chargé de valeur symbolique et sert de guide à Ombre, lui permettant d’avancer dans sa quête. Ici la station-service est une étape clé.
Le dernier dinosaure du monde carbone
Dans les représentations artistiques et culturelles passées en revue, la station-service émerge comme une étape révélatrice de valeurs. C’est un lieu d’ancrage éphémère, un point sur la ligne, où le mouvement se met en pause pour une socialisation directe et personnelle, voire un espace qui parle de communauté, si ce n’est de communautés d’individualistes. La station-service, et ses représentations nous parlent en même temps d’un monde en mutation accélérée où notre surconsommation crée un impact environnemental désastreux. Voyons dans cette dernière partie qui sera consacrée à des œuvres littéraires par Cormac McCarthy, Shirley Anne Grau et Alexandre Labruffe, comment la station-service nous ramène à la menace réelle d’une mutation vers un monde épuisé de ses ressources carbone.
Dans The Road18 de Cormac McCarthy, la station-service est chargée de valeur symbolique évoquant l’anxiété liée à l’ère post-pétrolière. Ici, elle est révélatrice de l’extrême cataclysme dans un monde apocalyptique où le climat ressemble à un hiver nucléaire. L’humanité a presque disparu, les quelques survivants errent sur une terre brulée où le soleil est masqué en permanence. Une scène particulièrement dramatique se passe dans une station-service abandonnée où les deux personnages principaux cherchent à se nourrir. Le père trouve un téléphone et compose le numéro de la maison de son propre père, comme il avait l’habitude de faire dans sa vie antérieure. Seulement, désormais, les lignes de communication sont coupées et il n’y a plus de connexion possible. Le personnage réussit à trouver quelques gouttes d’huile pour sa lampe avant qu’il ne reparte avec son fils, continuant leur marche vers le sud. Le chemin les emmène sur une colline d’où ils contemplent les environs dévastés. Cette scène, qui arrive assez tôt dans le récit, sert d’indicateur de la situation extrême, illustrant à quel point le paysage est devenu une terre de désolation, vide de tout signe de vie. Coupure de ligne de communication, quelques gouttes d’huile, sans doute les dernières : deux détails de cette station-service suffisent pour planter le décor de la catastrophe humaine.
La nouvelle, The Last Gas Station19 de Shirley Anne Grau, publiée en 2003, dessine un cadre tout aussi catastrophique d’une population menacée d’extinction. Elle nous propose une vision glauque d’une station-service qui est le dernier relais sur la route. S’agit-il de la dernière étape avant la fin de la route ? La dernière étape avant la fin du monde ? Manifestement les réservoirs de cette station ne contiennent plus de carburant. Incapable de fournir, c’est une station qui se vide de son essence – et donc de son sens – réduite à une ossature de théâtre où se joue un drame sinistre. Les humains prennent la route pour fuir devenant des migrants abandonnant leur voiture inutilisable où ligne de fuite et fuite tout court se brouillent dans un monde inhabitable. Ce scénario apocalyptique semble prédire la sècheresse pétrolière et la fin de l’anthropocène, ère du désordre écologique. Ici, la halte en voiture à la station-service prend la tournure d’un arrêt définitif.
Le roman Chroniques d’une Station-Service20 par le français Alexandre Labruffe paru en 2019 dépeint également le décor d’une station-service portant en elle les germes de la fin du monde. C’est un lieu posé à Pantin dans la banlieue parisienne, « tel un vaisseau spatial échoué sur une étrange terre21 ». Il est géré par un pompiste, qui se considère comme une sorte de dernier homme, rôle qu’il semble savourer. Ce gardien d’une espèce de plateforme pétrolière en pleine banlieue se fait l’observateur des gens qui passent furtivement dans sa station, le temps de faire le plein, de boire un café ou d’acheter du soda. Même s’il est transparent pour la plupart du monde, le pompiste échange avec des habitués, sa sœur, des artistes et toute une galerie de personnages. La station est ici un lieu de rencontre amicale, culturelle (il y organise une exposition de peintures), voire érotique. Le récit rappelle bien qu’il s’agit d’un lieu d’étape où le mouvement est suspendu pour mieux se renouveler et où la matière première de l’humain, même dans le décor contemporain le plus banal, peut se révéler. Le pompiste a la « nonchalance d’un zombie mélancolique », comme il le dit lui-même et ses réflexions sur les gens, la société de consommation, l’amour, et bien d’autres choses, sont tantôt tendres, tantôt profondes y compris lorsqu’il évoque l’obsolescence des stations-service : « le dernier dinosaure du monde carbone, la dernière sentinelle d’une époque (pétrochimique) bientôt révolue22. » Ici la station est une étape de ravitaillement où l’on peut se recharger avec des vivres de toutes sortes y compris ceux qui enchantent un monde sinistré.
Dans cette sélection de représentations iconographiques, cinématographiques et littéraires qu’est ce qui relie ces stations-service ? Non-lieu a priori parfaitement banal en surface, la station-service est malgré tout un espace de vitalité : on ne s’y arrête que pour mieux repartir. Notre analyse fait penser que ces temples modernes de la mobilité sont des points de référence en bord de route. Il s’agit de points de mesure du temps. Le temps du voyage, d’abord, puisque toutes les deux heures « une pause s’impose ». Le temps d’une trajectoire comme l’itinéraire d’Ed Ruscha. Le temps d’une vie comme Thelma et Louise, dont le braquage d’une station-service est un des marqueurs de leur vie qui bascule. Le temps d’une époque, celle presque obsolète de notre ère des combustibles fossiles ou les stations-service seront bientôt des reliques d’un autre temps.
Les stations-service servent aussi de points de référence qui mesurent les profondeurs de notre solitude tout en proposant du réconfort : des aires de repos dans nos cheminements individuels sur le bitume ou dans la vie. Elles sont au service de notre imaginaire, un lieu des possibles : temple de la technologie automobile, zone de transit, scène de théâtre, entrepôt de nos fantasmes de prendre le large et de nos mauvais rêves de fin du monde. Le jour où la station-service disparaîtra, il faudrait inventer autre chose. Le pompiste de Chroniques d’une Station-Service résume la complexité de la station-service de manière irrésistible : « Vortex de trajectoires qu’elle aspire et expulse, trou noir de chemins différents et variés, multiples et indéchiffrables, la station-service est la clef de voute de la routo-sphère23. » Quelle drôle d’image – le trou noir – pour un lieu où l’on vient faire le plein. C’est peut-être tout le paradoxe de la station-service, une étape au carrefour du flux de la vie.