Le refuge alpin, écrin de l’hospitalité alternative

The Alpine refuge, a haven for alternative hospitality

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1547

Résumés

Résumé : Les récits d’Enrico Camanni, Paolo Cognetti et Carlo Budel mettent en scène tout un cheminement dans les Alpes occidentales et les Dolomites qui va de pair avec une pérégrination intérieure. Le refuge matérialise une étape existentielle en faisant office d’écrin propitiatoire, mais son contenu reste d’autant plus magique qu’il est labile, qu’il révèle un désir d’absolu, un ailleurs intemporel alternatif aux contraintes inexorables de l’existence. Le refuge alpin s’inscrit en somme dans une concaténation mémorielle d’hommes désireux d’offrir l’hospitalité tout en maintenant un rapport harmonieux avec la nature.

Abstract: Enrico Camanni’s, Paolo Cognetti’s and Carlo Budel’s novels depict a whole journey in the Western Alps and the Dolomites that goes hand in hand with an inner wandering. The refuge materializes an existential stage by acting as a propitiatory setting, but its content remains all the more magical as it is labile, that it reveals a will for the absolute, a timeless alternative elsewhere to the inexorable constraints of existence. In short, the Alpine refuge is part of a memorial interlacing of men wishing to offer hospitality while maintaining a harmonious relationship with nature.

Index

Mots-clés

Refuge alpin, habiter, hospitalité, roman, modernité, Italie, Dolomites, Vallée d’Aoste, Camanni (Enrico) Cognetti (Paolo), Budel (Enrico)

Keywords

Alpine refuge, living, hospitality, novel, modernity, Italy, Dolomites, Aosta, Camanni (Enrico) Cognetti (Paolo), Budel (Enrico)

Plan

Texte

Habiter signifie non seulement résider quelque part de manière aléatoire, mais surtout entretenir une relation intense avec un endroit. Quant à l’ailleurs, il peut certes faire allusion à la quête d’une terra incognita, ou du moins d’un exotisme révélant l’insatisfaction perpétuelle inhérente à la condition moderne, mais également de manière antinomique le refus des habitudes invétérées de nos contemporains, à travers la découverte ou la redécouverte de lieux qui échappent au paradigme de la consommation compulsive. Le refuge alpin, précisément, peut illustrer l’implication sociopoétique qu’il revêt chez trois auteurs dont les textes permettent soit d’envisager une perspective historique et anthropologique, soit une dimension plus existentielle, par-delà les modalités d’énonciation.

À propos des refuges transalpins, nous devrions tout de même préciser leur typologie afin d’appréhender l’aspect référentiel des textes que nous allons examiner. Il existe tout d’abord le refuge alpin institutionnalisé appartenant à l’association CAI (Club alpino italiano) dont l’homologue français est le CAF (Club alpin français) ; ce type de refuge dispose d’un maillage assez dense, surtout dans les massifs où essaiment les alpinistes qui ont besoin de points relais avant d’atteindre le sommet. Puis, nous trouvons les refuges gérés par des communes ou des particuliers sans affiliation institutionnelle et, enfin, ceux qui ne sont pas forcément répertoriés sur les cartes parce qu’ils correspondent à des chalets d’alpages servant autrefois d’abri pour les bergers qui pratiquaient la transhumance.

Nous avons opté pour une analyse distincte des œuvres de Enrico Camanni, Paolo Cognetti et Enrico Budel, car il nous a semblé plus pertinent de cerner la spécificité de leurs modalités d’énonciation, avant de mettre en évidence ce qui les rassemble dans la représentation du refuge comme étape privilégiée de l’hospitalité dans l’univers montagnard.

Le refuge alpin comme havre de la concaténation mémorielle

Enrico Camanni1 exerce la profession de journaliste à Turin tout en pratiquant l’alpinisme, ce qui explique ses ouvrages consacrés à cette activité et à la guerre en montagne qu’il a publiés chez Laterza, maison d’édition prestigieuse, notamment dans le domaine historique et philosophique, dans le sillage de Benedetto Croce. Camanni est à l’origine de la création de plusieurs musées dans les vallées alpines et dirige actuellement une revue culturelle dans la capitale du Piémont.

À travers le titre – L’incanto del Rifugio – et la photographie de couverture, le paratexte fait apparaître d’emblée et sans équivoque un auteur alpiniste féru des refuges qui entend faire partager sa joie au lecteur. Le sous-titre, quant à lui, Piccolo elogio della notte in montagna, révèle une réticence qui laisse filtrer tout de même une sorte de vénération de l’univers montagnard grâce au moment privilégié de la nuit, empreint d’une totalité cosmique. Camanni ne va pas célébrer la conquête d’un sommet, ni même une performance sportive, mais invite à contempler la montagne par le truchement du refuge, en quelque sorte garant propitiatoire d’une approche respectueuse d’un univers mystérieux.

Camanni mêle le récit autodiégétique à des considérations historiques. Cette alternance permet de concilier la description de l’ascension en montagne avec les personnages mythiques et les légendes, comme pour conférer une résonance numineuse à son écriture. Camanni compare les sentiments d’exaltation et d’extase que lui inspire son ascension à la fascination et à l’émoi qu’ont ressentis les autochtones et les premiers alpinistes, lorsqu’ils ont gravi des sommets culminants à partir de la fin du xviiie siècle. Ainsi, Balmat a transgressé le tabou de la nuit en se réfugiant sur un glacier, avant de gravir le Mont-Blanc. De même, le Cervin, certes redoutable à escalader de par sa configuration vertigineuse, était empreint d’une sacralité liée à l’au-delà, dont se font écho les récits de grimpeurs impavides, sans doute aussi pour mettre en valeur leur prouesse. Toujours est-il qu’il semblait inconcevable de profaner la nuit, réceptacle de feux follets, en s’abritant dans un refuge aussi rudimentaire soit-il, comme un simple hamac arrimé à un éperon de rocher, un sac de couchage lové dans une vire ou dans une anfractuosité d’un rocher surplombant le vide. Le panégyrique de la nature qui s’oppose à la corruption de la civilisation auquel se livre déjà Rousseau trouve dans le romantisme et la modernité un nouveau relai, mais il convient de remarquer que ce sont bien souvent des citadins, notamment anglais, qui entreprennent la conquête des cimes alpines. Autrement dit, la modernité se caractérise par la performance technique et la primauté sportive, alors qu’auparavant c’était plutôt la contemplation qui prévalait, voire la louange de Dieu à travers le merveilleux de la création chez les moines bénédictins, ou l’invitation à l’introspection comme chez Pétrarque qui, après son ascension du Mont Ventoux en avril 1336, ouvre une page des Confessions de saint Augustin.

Parmi les personnages qui ont laissé un souvenir impérissable dont l’appellation du refuge perpétue aujourd’hui le nom, Camanni s’attarde sur les figures de Margherita di Savoia2, reine intrépide à laquelle est associé la Capanna Gnifetti, à proximité du sommet du Mont Rose, refuge le plus élevé des Alpes, et de Giusto Gervasutti, alpiniste frioulan aux capacités prodigieuses, qui grimpe sur la face est des Grandes Jorasses le 15 avril 1942, au moment où l’Italie est en pleine guerre :

Dehors, la Seconde Guerre mondiale fait rage, l’Europe s’enlise chaque jour davantage dans la catastrophe, mais Gervasutti et Gagliardone cherchent le refuge et la fuite dans un bivouac de tôle argentée, loin des bombes et de la haine3.

Tandis que le nationalisme et le bellicisme ont séparé des pays limitrophes, le monde des refuges dans les Alpes occidentales vient rappeler que la beauté des sommets peut transcender la caducité des idéologies mortifères. Si la Vallée d’Aoste bénéficie désormais d’un statut d’autonomie en raison du franco-provençal que parlent ses habitants autochtones, cela signifie sans doute que la langue préservée devient le lien inaliénable entre les populations vivant des deux côtés de la frontière franco-italienne.

Par-delà les convulsions de l’histoire, Camanni insiste sur le fait qu’au gardien du refuge est dévolu un rôle d’accueil permanent, mais il incarne vis-à-vis de l’hôte non seulement la préservation d’une ambiance respectueuse du milieu environnant, mais aussi, à travers son regard et ses gestes, la mémoire de tous les alpinistes qui ont séjourné dans cette étape.

En effet, les photos qui ornent parfois les cloisons du refuge, le registre qui recueille les impressions des hôtes, ainsi que des vestiges du matériel d’autrefois, contribuent à corroborer le désir d’ascension de l’alpiniste qui n’aspire pas la plupart du temps à la gloriole du succès, mais suit les traces de ceux qui l’ont précédé. En quelque sorte, l’hôte de passage fait partie d’une concaténation qui signifie l’acceptation d’une hospitalité certes fugace, mais indispensable s’il veut donner du sens à son ascension. Le refuge favorise l’émergence d’une autre condition ontologique, à savoir le désir d’une joie qui s’oppose à la jouissance immédiate et matérielle qui imprègne la modernité. Le fait est que l’alpiniste est confronté aux conditions extrêmes de la haute montagne qui vont de pair avec la fascination qu’exerce sa beauté indicible. L’hospitalité qu’il a reçue dans le microcosme du refuge représentera pour lui d’abord un talisman lorsqu’il sera confronté au froid glacial, au vent tourbillonnant, aux chutes de neige et aux parois insidieuses, puis le lieu des retrouvailles au moment de la descente.

Camanni montre que les refuges sont manifestement une échappatoire à la modernité, même si certains sont devenus à tel point accessibles, y compris par des moyens mécaniques, que les amoureux de la montagne tendent à privilégier, dans un réflexe discriminatoire et élitiste, ceux que l’on ne peut atteindre qu’à pied ou à ski. Le refuge alpin en tout cas joue un rôle à la fois centripète et centrifuge, dès lors qu’il représente, d’une part, l’étape liminaire pour tous les alpinistes qui veulent gravir un glacier ou un sommet, et de l’autre, justement un havre provisoire qui nécessite la projection vers un au-delà insondable. La vocation du refuge à offrir une hospitalité forcément fugace symbolise la finitude de la condition humaine, tout comme les vertus de l’humilité envers la montagne qui nous transcende, non seulement en raison de ses dimensions incommensurables, mais aussi eu égard au noumène qui en émane.

Certes, l’hyperconnexion et plus généralement la sécularisation qu’induit l’ubiquité de la technologie a déjà modelé la mentalité de certains alpinistes qui n’acceptent plus les impondérables, comme les aléas de la météo, voulant en quelque sorte rationaliser la montagne, rendre prédictible la moindre étape pour éviter les affres de l’inconnu. Pour eux, le refuge se banalise en offrant tout le confort matériel, juste un peu plus exotique du fait du panorama et des sensations liées à l’altitude, alors que c’est précisément l’inconfort du refuge traditionnel qui est le garant du réconfort moral et spirituel. Camanni, toutefois, estime que le refuge préserve son pouvoir de métamorphoser ses hôtes qui savent qu’il ne saurait exister une préemption des lieux et que la verticalité de la montagne associée à la prise de conscience que la vie ne tient parfois qu’à un fil impliquent l’humilité et le besoin de l’échange avec l’altérité : qui suis-je ici et qui suis-je pour les autres, qu’avons-nous à partager avant ou après l’ascension, que signifie pour nous ce passage au refuge ?

Loin de la cacophonie de la civilisation urbaine, le refuge devient parfois le témoin des incidences dévastatrices de l’anthropocène, comme au Mont Viso où le bivouac Villata qui permettait une halte avant la dernière phase de l’ascension au sommet a été balayé le 6 juillet 1989 par la chute d’un sérac gigantesque provoquée par la fonte accélérée du glacier. La composante mémorielle qui révèle aux hôtes les vicissitudes alpines mue en quelque sorte le refuge en un havre propice à la méditation.

Le refuge des Alpes valdôtaines, vecteur d’authenticité

Si la localisation du récit dans la Vallée d’Aoste et les citations d’Antonia Pozzi rapprochent Camanni de Cognetti, ce dernier adopte un agencement narratif fort différent.

En effet, Paolo Cognetti4 est un romancier déjà affirmé qui a publié ses œuvres dans de nombreuses maisons d’édition en connaissant un certain succès. À l’instar d’Erri De Luca, sa pratique de l’alpinisme semble consubstantielle à la genèse de son écriture, même s’il aborde aussi d’autres sujets qui n’ont aucun rapport avec la montagne. Plus qu’un exutoire banal, l’alpinisme revêt chez lui l’aspect d’un ressourcement et d’un contact avec un monde d’où sont bannis les emblèmes de la modernité.

La photo de la couverture qui le montre assis dans une forêt et le titre – Il ragazzo selvatico – indiquent sans ambages que l’auteur privilégie un tropisme sylvestre, comme le suggère la pronation du corps, qui devient prétexte d’écriture, puisque le sous-titre fait allusion à un journal ou à une chronique dont la montagne constitue le cadre. Il convient d’ajouter que chez Cognetti l’aspect intertextuel est tangible, étant donné que l’épigraphe et la bibliographie font référence à de nombreux auteurs, certains forts connus comme Primo Levi et Mario Rigoni Stern. Le lecteur pourrait croire qu’il s’agit là d’une érudition intempestive, mais cette impression sera démentie au cours de la diégèse.

Même si l’incipit s’avère quelque peu elliptique, la narration autodiégétique ou autofictionnelle met en scène un personnage qui exprime sa lassitude existentielle, son sentiment de vacuité face aux modèles de comportement de la civilisation moderne. En fait, la liberté suprême consiste à refuser les libertés captieuses inhérentes à la société de consommation ; cependant, la raison essentielle qui incite Paolo Cognetti à opter pour la voie de l’ermitage réside dans son inappétence scripturale, autrement dit dans son manque d’inspiration. L’auteur est en quête d’un état d’esprit qui le vivifie, et c’est grâce à la lecture de certains ouvrages qu’il se persuade qu’il doit chercher la wilderness. En fait, il recouvre l’intérêt pour la montagne qu’il a abandonnée depuis 10 ans, et, en renouant avec elle, il semble se réapproprier l’univers de sa jeunesse, presque un chronotope, sans toutefois l’aspect mythique que l’on trouve chez Pavese.

Le vocable qui désigne le refuge qui fera office d’ermitage n’est pas anodin. À l’instar d’autres référents du milieu alpin, la baita possède un étymon prélatin comme s’il révélait la rémanence d’une culture immémoriale. La baita signifie un refuge rudimentaire, une habitation temporaire liée à une étape dans la montagne en fonction notamment de la transhumance. En principe, la baita servait de refuge pour le berger qui vivait avec ses animaux. L’auteur insiste sur le fait que sa baita se situe dans une zone de contact entre biotopes différents, un seuil liminaire qui revêt aussi une dimension symbolique. En effet, le refuge est placé à la lisière de la sapinière qui cède la place aux alpages, comme s’il garantissait une hospitalité projetée vers la découverte de l’univers multiforme de la montagne, garant d’une profusion visuelle et plus largement sensorielle. Le refuge joue le rôle de point d’observation privilégié du paysage alpestre qui déploie sa plénitude en suscitant d’abord une extase, puis la prise de conscience que les vallées, les versants et les sommets constituent un cosmos, un monde cohérent dans lequel les hommes ont vécu depuis des millénaires. L’auteur occulte l’âpreté et l’hostilité même que peut receler un tel milieu, pour valoriser sa faculté d’apporter une alternative à la civilisation urbaine et moderne dont il craint l’intrusion.

Cognetti révèle que cette localisation du refuge éveille en lui une acuité qui était restée latente tant qu’il évoluait dans le milieu urbain. Précisément, il observe avec délectation les nuances du vert sombre des conifères et du vert plus clair des alpages qui vont de pair avec les effluves sylvestres et la flore d’altitude. Sa relation avec l’eau est également révélatrice de la recherche d’une symbiose indéfectible avec la montagne. L’eau se manifeste dans sa composante vitale, débordant d’une force régénératrice et quasi lustrale, parce qu’elle n’est plus le liquide contrôlé et aseptisé que la civilisation moderne a d’abord pollué, avant de le soumettre à un processus de purification biologique et chimique. L’eau provient d’une source alimentée par la fonte des neiges dont la blancheur immaculée exalte la beauté grandiose de la montagne et semble être dépositaire d’une pureté et d’une harmonie intrinsèque qui procure un bien-être dès la première gorgée ou le premier contact. Bien entendu, la relation de Cognetti avec l’eau fait songer, d’une part, au retour vers une enveloppe matricielle, et de l’autre, à l’archétype de l’élément fondamental. Imperceptiblement, il apparaît une sorte de célébration d’une composante du cosmos, même si elle ne se transforme pas en une louange à la divinité comme chez François d’Assise dans le Cantique des créatures. Chez Cognetti, le lecteur perçoit une amorce de relation mystique avec l’eau et la montagne d’où elle s’écoule, sans qu’elle aboutisse toutefois à une relation avec une entité transcendante.

Bref, la baita se dessine comme un abri qui offre une hospitalité véritable à un être humain qui semble en quête de repères anthropologiques. Cognetti exprime un besoin de recouvrer une existence dans laquelle il communique voire communie avec la terre, l’eau, la flore et les animaux, certes en solitaire puisqu’il revendique son statut d’ermite, mais sans solution de continuité avec les hôtes qui l’ont précédé dans le refuge. En l’occurrence, l’hospitalité que lui prodigue le refuge est corroborée par l’onde mémorielle qu’ont laissée les hôtes dans les pierres taillées et dans les autres vestiges. L’humilité de Cognetti révèle aussi bien le contact permanent et indissoluble avec la montagne qui entoure le refuge que l’acceptation d’une sorte de filiation intergénérationnelle. De toute évidence, Cognetti est enclin à rendre hommage aux hommes qui lui permettent d’habiter en montagne.

La rencontre avec autrui constitue une étape incontournable de l’hospitalité en représentant dans ce corpus le statut d’une alternative dans la mesure où elle signifie pour Cognetti un échange qui extrapole des conventions régissant la socialité en ville. La transhumance à la fin du printemps est donc l’occasion pour la rencontre entre Cognetti et les bergers, mais il faut souligner que le texte n’ignore pas la différence entre les montagnards d’autrefois et les montagnards d’aujourd’hui. Tandis que la tradition d’emmener les vaches, les chèvres et les brebis aux alpages participait d’un rituel collectif qui animait toute une communauté alpine gravissant à pied et avec les mulets les flancs de la montagne, désormais c’est une ascension en partie motorisée qui n’implique que quelques bergers, soit d’irréductibles défenseurs de leur territoire, soit des personnes en situation de rupture familiale et sociale qui ont choisi ce métier par conviction après une conversion intérieure. L’auteur montre à travers ces rencontres que ceux qui ont choisi comme lui d’habiter dans un refuge alpin considèrent les Alpes elles-mêmes comme un refuge, au sens où ce qui prime c’est l’ascèse, grâce à une habitation soustraite à la frénésie et grâce au séjour dans une montagne qui invite au recueillement, à l’émerveillement et au dépassement de soi. Toutefois, si le refuge alpin est vecteur d’une acculturation alternative, il n’est pas synonyme d’ignorance revendiquée ou tout au moins de bibliophobie, bien au contraire. Les hôtes parviennent à établir un dialogue authentique par le biais de références intertextuelles dont les auteurs ne sont plus seulement des entités prestigieuses appartenant à un panthéon littéraire, mais des êtres humains qui ont entretenu avec la montagne un lien viscéral. Nous pourrions même ajouter que dans l’optique d’une esthétique de la réception, le lieu dans lequel est lu et vécu un ouvrage n’est pas anodin, car l’univers narratif devient plus tangible si le lecteur confronte la représentation diégétique avec le monde qui l’entoure, à savoir le refuge et les Alpes :

Quand il vit les livres que j’avais emmenés avec moi, je découvris qu’il était un bon lecteur : nous parlâmes d’Erri De Luca et de Mauro Corona, puis nous feuilletâmes mes manuels sur les animaux sauvages et les arbres fruitiers, enfin je lui prêtai les récits de Rigoni Stern et un film de Giorgio Diritti, Il vento fa il suo giro, pour voir ce qu’il en pensait, étant donné qu’il raconte justement l’histoire d’un homme qui va vivre en montagne et est exclu de sa communauté5.

La recherche d’autres refuges aboutit à un périple alpin comme si l’auteur avait besoin de s’identifier à des lieux encore méconnus et à des hôtes pour lesquels les Alpes ont signifié l’alternative à l’irruption des vicissitudes de l’Histoire, parfois depuis une époque fort lointaine. Dès lors, Cognetti découvre des baite abandonnées ainsi que des balme qui sont des rochers servant d’abri aux bergers et aux randonneurs, sans doute depuis le Néolithique. À l’instar de baita, d’ailleurs, le substantif balma provient d’un étymon prélatin que l’on retrouve également dans les toponymes des Alpes italiennes et françaises, notamment en Savoie. Ces refuges inhospitaliers situés en altitude qui requièrent de longues marches d’approche font office d’écrin salvateur pour des hôtes mus par un carpe diem, par la quête d’une échappatoire face au déferlement de l’horreur. Cognetti convoque ici le souvenir de Primo Levi, arpentant les montagnes de la Vallée d’Aoste et s’abritant dans le refuge précaire où il se trouve. À vrai dire, le refuge alpin devient la synecdoque des Alpes qui elles-mêmes s’apparentent à un emblème d’hospitalité, qu’incarne par ailleurs le personnage de Sandro, tandis que l’humanité est en proie à un dévoiement sordide :

À l’automne de 1943, on avait arrêté Primo Levi précisément là, sur les montagnes qu’il connaissait et avait choisies comme cachette, avant d’être déporté dans les camps de concentration ; son ami Sandro Dalmastro était tombé en maquisard un peu plus tard. Pendant les derniers étés de liberté, ils dormaient dans les refuges et dédaignaient les sentiers battus6.

Dans la citation tirée d’un texte de Primo Levi dont l’origine n’est pas mentionnée, l’on appréhende à quel point le refuge alpin devient l’écrin d’une hospitalité salvatrice, parce que, pour l’atteindre, le randonneur persécuté par un régime abject se doit de renforcer sa rusticité et sa pugnacité en se préparant ainsi physiquement et mentalement, afin de résister tant aux aléas de l’Histoire qu’à la déportation imminente. De surcroît, ce passage révèle que le chimiste Primo Levi n’était pas obnubilé par une science sans conscience qui rimerait avec une conception uniquement instrumentale et pragmatique de la raison ou si l’on préfère de la rationalité. Primo Levi n’était donc pas adepte d’un scientisme réducteur, d’ailleurs compatible avec les totalitarismes, mais d’une science qui reste humble face à la beauté du monde et face à l’incommensurable du cosmos. Dans son émerveillement devant le paysage magnifique des Alpes valdôtaines, Levi perçoit sa vocation de chimiste en relation avec le macrocosme de l’univers ainsi qu’avec le mystère qui en émane. Même s’il n’existe pas chez lui d’interrogation métaphysique au sens pascalien, le chimiste transcende avec modestie tout caractère unidimensionnel en célébrant une communion avec le cosmos.

Le chapitre intitulé refuge, situé dans la dernière partie du récit permet de se focaliser sur la quintessence de l’hospitalité. Tout d’abord, l’auteur insiste sur le fait que le refuge représente depuis belle lurette une frontière, soit en tant que passage pour des autochtones, des migrants ou des contrebandiers, soit comme séjour plus ou moins prolongé pour des ermites refusant la vie en société. À ce propos, Cognetti fait référence à plusieurs livres dans lesquels il semble puiser des repères pour savourer l’habiter ailleurs, l’un d’Antonia Pozzi, sorte de mentor récurrent au cours du récit, l’autre anonyme qui retrace la vie d’un ancien soldat napoléonien, ayant choisi de se retirer dans le refuge. Dès lors, si l’hospitalité n’est plus transitoire, suivant la règle des trois jours, elle se mue en résidence pour celui qui décide d’habiter de façon permanente dans le refuge. Cela dit, l’hôte gardien continue d’accueillir les étrangers qui eux bénéficient effectivement d’une hospitalité au sens strict. Ici, il est frappant de remarquer que les deux gérants Andrea et Davide acceptent volontiers Cognetti parce qu’ils ressentent pour lui une affinité élective, due au partage des valeurs suprêmes de frugalité, de silence et d’émerveillement extatique devant la magnificence de la montagne. Ainsi, à l’intérieur du refuge, la luminosité de la neige est préférée à la lumière artificielle que fournissent les panneaux solaires, de sorte que le choix de l’obscurité aiguise une sensorialité synesthésique qui supplée à une vision déficiente grâce aux sensations olfactives et tactiles :

Étendu sur le lit, je mettais deux couvertures sur le sac de couchage. J’y entrais dans le noir le plus total. Je dormais dans des habits qui sentaient la soupe à l’oignon, le ragoût mitonné pendant des heures sur le feu, la laine humide et la fumée de bois7.

L’espace de la cuisine est dévolu à la préparation de mets qui valorisent les ressources montagnardes comme les myrtilles ou les laitages des alpages, le repas garantissant l’hospitalité conviviale, mais se mue également en lieu propice à l’écoute des sons qui créent une sorte de symbiose entre les hôtes et leur environnement. L’acuité sensorielle découle d’une capacité d’écoute qui semble aux antipodes de la cacophonie du monde mécanique de la modernité. Le refuge prend les contours d’un microcosme extraterritorial dans lequel les hôtes sont enclins à préserver une atmosphère magique, d’où leur réticence, voire leur misanthropie vis-à-vis des personnes définies comme des éphémères, c’est-à-dire les randonneurs qui arrivent de manière impromptue en colportant des signes patents ou latents du monde d’en bas, notamment tout ce qui relève de la caisse de résonance médiatique. En ce cas, l’hôte nouveau s’apparente davantage à un hostis qu’à un hospes, car il est le vecteur d’une altérité problématique qui enfreint l’identité intrinsèque du refuge :

Andrea les appelait les éphémères. […] Nous maintenions les distances, pas parce que nous n’aimions pas les visites, mais parce que ces personnes appartenaient au monde d’en bas et nous apportaient ses nouvelles, nouvelles que nous ne voulions pas recevoir8.

Après son périple visant à explorer les refuges qu’il méconnaissait, Cognetti revient à son refuge initial en donnant d’abord libre cours à son sentiment d’inaptitude à la sobriété d’ermite, puis en se réconciliant avec un lieu qui lui apprit l’humilité et la simplicité. L’esprit ascétique ne consiste donc pas en une involution solipsiste, mais plutôt en une sensibilité nouvelle à l’égard de l’altérité qu’elle soit humaine ou alpine. L’auteur atteint à une sagacité qui lui permet à nouveau d’écrire, en insufflant dans ses pages l’état d’esprit que lui a prodigué l’hospitalité dans le refuge alpin. Bien entendu, le lecteur peut se demander s’il s’agit d’une mise en scène de l’autofiction ou bien de l’expression véritable du passage à l’écriture. Toujours est-il que les dernières pages en italiques sont ponctuées par une exaltation des arbres qui confèrent à la montagne sa physionomie particulière. Les verbes qui ponctuent l’amorce de chaque paragraphe consacré à un arbre (le pin rouge, le pin sylvestre, le mélèze, le pin cembro) dénotent un climax ascendant : J’éprouve du respect – J’admire – J’aime – Je vénère. Le pin cembro qui défie les intempéries en profitant de la morphologie de la montagne devient en quelque sorte l’initiation au numineux. Tous ces conifères qui font partie du biotope alpin recèlent pour l’auteur une sacralité qui est irréductible au pragmatisme de notre société prompte à tout exploiter selon une finalité mercantile et vénale. Ces arbres vénérables sont intrinsèquement les signes d’un noumène qui transcende les contingences futiles des hommes pressés : « J’ai eu l’impression d’avoir découvert un temple secret, et d’avoir dit quelque chose de semblable à une prière9. » Cognetti semble avoir recouvré grâce à un refuge et à son séjour alpestre une authenticité inespérée.

Le refuge de la reine des Dolomites, garant d’une hospitalité vulnéraire

Contrairement à Camanni et à Cognetti, Carlo Budel10 ne peut se prévaloir d’ouvrages qui le hisseraient parmi un aréopage d’auteurs reconnus. Il s’agit donc d’un écrivain dilettante ayant consigné une sorte de tranche de vie autobiographique que les éditions Ediciclo, spécialisées dans les récits de montagne, ont accepté de publier. Sans doute, le livre de Budel peut-il relever de la paralittérature qui invite à une évasion par le biais d’un texte très accessible et d’un paratexte assorti de nombreuses photographies.

La couverture met d’emblée en exergue la composante autodiégétique et référentielle. Carlo Budel apparaît au premier plan en train de se raser à l’ancienne au sommet d’une montagne qui semble dominer les massifs environnants. Le titre et le sous-titre – La Sentinella delle Dolomiti. La mia vita sulla Marmolada a 3343 metri d'altitudine – explicitent le rôle plus que le métier à proprement parler qu’exerce Budel. En effet, il ne se définit pas comme un gardien du refuge du point culminant des Dolomites, mais comme une Sentinella, comme s’il entendait livrer grâce à cette antonomase un indice proleptique de son récit. En lisant la quatrième de couverture, le lecteur comprend que ce statut de défenseur assumé et revendiqué d’un massif prestigieux de la chaîne alpine découle d’une transformation intérieure ou si l’on préfère d’une rupture dans l’existence. Budel s’identifie à un lieu qui signifie la raison d’être de sa vie, bien plus qu’une étape évanescente. Le sous-titre, en donnant le nom du sommet et son altitude, explicite à quel endroit précis se déroule la vie de l’auteur, un endroit magique et non interchangeable.

Ce qui frappe dans les premiers chapitres, c’est la confrontation entre deux modèles d’acculturation, l’un atavique, dépositaire de savoir-faire et d’une sagesse transmise, l’autre exogène au sens où il relève de l’hédonisme et de la modernité. L’adolescence est la phase existentielle où l’antagonisme entre ces deux paradigmes pose un dilemme à l’auteur qui va finir par succomber au culte de la jouissance immédiate et vulgaire dans une sorte de dérive d’abord euphorisante, puis aliénante. Grâce à la rétrospection, il prend conscience que son aboulie est sans doute la séquelle d’un dévoiement, d’une déviance caractérisée notamment par une addiction à l’alcool. Le tournant existentiel correspond à l’hospitalité que lui accorde un ami d’enfance et à la capacité de renouer avec les pérégrinations alpines de sa prime jeunesse. L’ascension des principaux sommets des Dolomites devient une initiation au respect de la montagne, à l’humilité et donc au respect de soi-même pour disposer de suffisamment de forces personnelles qui permettent de gravir des pentes vertigineuses en rendant hommage à la beauté que prodigue à foison l’univers alpin.

L’acceptation de devenir gardien du refuge de Punta Penìa, au sommet de la Marmolada, est véritablement le début d’une vie nouvelle qu’a favorisée la rencontre avec un ancien employeur à la recherche de la personne idéale, sachant braver les conditions d’un isolement spartiate, affronter les intempéries et, malgré tout, garantir l’hospitalité. Budel ne cherche pas à relever un défi en faisant preuve de présomption, même si une pointe de narcissisme se fait jour en lui. En tout cas, une dose d’estime de soi semble la condition sine qua non pour basculer vers une autre vie. Qui plus est, en escaladant les Dolomites qui sont un massif classé au patrimoine mondial de l’humanité, Budel se sent investi d’une mission tant éthique qu’écologique, étant donné qu’il entend, à son échelle, faire découvrir la Marmolada et faire prendre conscience à ses hôtes des menaces qui pèsent sur elle.

Il convient de remarquer dans le texte plusieurs occurrences lexicales pour désigner les refuges en général et le refuge de Punta Penìa, à savoir bivouac, cabane et abri. Ces vocables comportent des connotations différentes qu’il n’est pas vain d’expliciter, afin d’appréhender la relation des hommes à la montagne. Tout d’abord, le bivouac, comme le rappelle l’auteur, est tributaire de son utilisation militaire. Étymologiquement, il s’agit d’un poste d’observation visant à surveiller les manœuvres de l’ennemi, y compris dans ces royaumes de rochers, de neige et de glace. Le bivouac devient donc le témoin d’une guerre totale qui ne préserve même pas la montagne de la folie meurtrière et dévastatrice des hommes, ce qui induit une désacralisation d’un univers jusqu’alors préservé. Soit dit en passant, il est consternant de constater à quel point l’ingéniosité humaine a su construire, grâce au sacrifice inouï de jeunes soldats, tout un entrelacs de galeries en face des splendides Tre cime di Lavaredo/Drei Zinnen, pour surprendre les unités ennemies en les bombardant au moyen de mortiers dissimulés. La structure souvent métallique du bivouac ressemble à une sorte de cuirasse qui n’est pas très seyante dans l’univers montagnard en raison de sa forme et de son chromatisme. En d’autres termes, le bivouac est quelque peu intrusif en détonnant dans le paysage dolomitique. La cabane est le second substantif employé par Budel lorsqu’il décrit le refuge. La cabane implique bien entendu un assemblage de planches, c’est-à-dire un matériau issu des forêts de la vallée ou de refuges tombés en ruine, de sorte que nous sommes confrontés à un élément qui renvoie à la nature sylvestre et au travail des montagnards s’opposant à la mégalomanie des bellicistes. Enfin, l’abri laisse penser à un refuge également rudimentaire, surtout exigu qui ne peut accueillir que quelques hôtes, certes sans confort, mais situé à un emplacement inespéré, lorsque déferlent les intempéries.

À travers le récit de Budel, l’on mesure que l’hospitalité qui sera offerte aux hôtes de passage, en l’occurrence des alpinistes chevronnés ou dilettantes voire des touristes inexperts, requiert tout d’abord le sentiment d’être accueilli par la Marmolada qu’il qualifie de « reine ». Ce point culminant des Dolomites symbolise pour l’auteur le rôle salvateur de la beauté ineffable, alors que lui-même sombrait dans la perdition. Avant de pouvoir recevoir l’autre avec magnanimité, il est nécessaire d’apprécier le don de la vie qui permet de se confronter à un univers qui transcende la finitude humaine et procure une ouverture sur l’infini, au point que l’on perçoit chez Budel une sorte de gratitude ontologique envers la montagne et le refuge dans lequel il va habiter.

Sans grandiloquence, Budel exprime néanmoins avec un certain lyrisme les moments extatiques de l’aube et du crépuscule, notamment grâce à la métaphore « jubilation de couleurs » qui évoque avec prégnance la relation phénoménologique de la conscience face au spectacle de l’enrosadira, transfiguration chromatique des Dolomites et émerveillement sans cesse renouvelé. Avant d’accueillir ses hôtes, Budel se considère comme le dépositaire et le passeur d’un regard empreint de sérénité et de joie intérieure qu’il va diffuser au moyen des réseaux sociaux. Il convient de préciser que pour lui l’outil technologique ne signifie plus une reddition face à l’homologation qu’il risque d’induire, mais simplement le moyen de partager un trésor. Les followers qui vont rejoindre le refuge de Punta Penìa sont en quelque sorte conviés à un prélude probatoire, la Marmolada devant d’abord être contemplée virtuellement avant d’envisager une ascension in situ, elle se présente véritablement comme un écrin dont le joyau reste enveloppé de mystère. L’occurrence du substantif incanto que nous avions déjà repérée chez Camanni n’est certes pas fortuite. L’incantation qui frise le mysticisme n’empêche pas Budel de rester lucide face à l’incidence de la modernité sur la montagne et particulièrement sur le glacier confronté à une fonte qui s’est accélérée au cours des dernières années. Ce glacier, en effet, représente une parcelle de l’identité des Ladins, peuple autochtone, dont le drapeau vert, blanc et bleu rappelle leur relation indissoluble au paysage des Dolomites. Dès lors, le gardien du refuge s’érige en protecteur d’une part d’un patrimoine naturel menacé par le réchauffement climatique et le tourisme de masse et d’autre part d’une communauté ethnolinguistique méconnue :

Je suis resté seul, dans le silence absolu, face à un crépuscule flamboyant sur ces montagnes mémorables. Personne n’était plus haut que moi, dans les Dolomites. Cette pensée m’exaltait. Je savourais aussi cette sensation de solitude extrême qui, étrangement, ne m’effrayait pas. J’étais calme11.

Comme chez Cognetti, la vie quotidienne au refuge coïncide avec une ascèse, car Budel se dépouille de toutes les scories qui entravaient une relation authentique entre lui et le monde en apprenant la simplicité, la patience et la tempérance. Budel s’évertue à incarner ces vertus pour garantir l’hospitalité envers autrui. Confronté à la froidure et aux tempêtes de neige, aux orages et à la foudre qui frappe sa cage de Faraday, Budel a parfois l’impression de n’être qu’un fétu de paille ; néanmoins, malgré ses moments de frayeur, son refuge est métamorphosé grâce à son travail en restant accessible. Tout semble acquérir un autre sens et même une autre saveur grâce au poêle et aux pâtisseries que le gardien parvient à apprêter. En attendant les visiteurs, Budel noue une relation avec un corbeau qui devient son compagnon dès qu’il arpente les abords du refuge. Paradoxalement, si, de prime abord pour un non-initié, le refuge de Punta Penìa apparaît comme inhospitalier, il est le vecteur d’une hospitalité alternative, d’un seuil liminaire vers une frontière qui excède la dimension purement topographique pour atteindre bien souvent la quête eudémonique.

La rencontre avec les hôtes constitue, ici encore, la phase cruciale de l’hospitalité ; d’ailleurs, l’auteur y consacre à la fin de son ouvrage tout un chapitre intitulé Incontri straordinari. Pour la majeure partie des randonneurs et des alpinistes, le refuge permet un passage de l’antagonisme de la compétition et de la performance à l’agonismo, c’est-à-dire à un dépassement de soi davantage mental que physique ; bref, à la catharsis. Ainsi, un ami qui d’ordinaire déteste la montagne décide de monter jusqu’au refuge, ce qui scelle des retrouvailles inespérées, après de longues années où happés par le rythme frénétique de la vie urbaine, lui et Budel n’avaient trouvé aucun moment pour se rencontrer.

L’hôte qui arrive au refuge montre en tout état de cause qu’il a besoin d’empathie, de reconnaissance, de dialogue, d’un regard de compassion. Pour Budel, l’accueil signifie une propension à l’écoute qui s’inscrit dans l’imbrication entre le don reçu et le contre-don offert. En recourant à une analepse, Budel établit un lien entre l’alpiniste tchèque qui l’avait sauvé d’une chute fatale sur les parois verglacées du Nantelou/Antelao et le réconfort matériel, technique ou moral qu’il lui arrive d’offrir à ses hôtes, parfois transis de froid. Ceux-ci ne bénéficient pas uniquement d’une hospitalité de façon passive et convenue, car, par leur émoi et leurs confidences, ils changent celui qui les reçoit. Grâce à l’échange des regards et au repas partagé dans la salle exiguë du refuge, le gardien est amené à reconsidérer les valeurs essentielles de l’existence par le biais de personnes qui ne représentent plus une altérité problématique, mais incarnent en quelque sorte ce qu’Alain Montandon appelle la théoxénie12, c’est-à-dire la rencontre avec l’autre, l’étranger dépositaire d’une parcelle de Dieu. Parmi les rencontres mémorables qui l’ont marqué, figurent un vieil homme de quatre-vingt-sept ans, encore plein de vitalité grâce à son hygiène de vie, un cancéreux à peine guéri pour lequel le fait de gravir la montagne signifie une renaissance après avoir frôlé la mort, un jeune aveugle qui pleure de joie, quoiqu’il ne puisse admirer le panorama que lui décrit Budel :

À Punta Penìa, loin de la frénésie du tourisme de masse, j’ai connu les personnes les plus diverses, les plus bizarres, les plus étranges. J’ai vu leur visage véritable, car dans certains contextes, on se libère de tous les conditionnements et des superstructures de la vie ordinaire. Peut-être que si je retrouvais quelques-unes de ces personnes, mettons à la poste ou dans un bureau, je ne serais pas capable de les reconnaître ni surtout de nouer des relations avec elles. C’est là que réside la magie de la montagne13.

Bien entendu, le tableau de la rencontre avec les hôtes n’est pas toujours idyllique, étant donné que certains d’entre eux sont adeptes d’une vulgarité ostentatoire. L’auteur rappelle que récemment les autorités ont interdit la pratique de l’héliski qui tendait à devenir le défouloir d’une élite imbue de son opulence, sorte de passe-droit pour s’approprier un territoire de façon spectaculaire en se distinguant du commun des mortels. Budel désapprouve, en l’assimilant à une profanation, l’attitude de jeunes fortunés qui grimpent bruyamment sur la croix plantée au sommet pour un selfie, sans le moindre égard pour ce qu’elle signifie pour les personnes qui l’ont construite ou qui la vénèrent. Néanmoins, dans les dernières pages de son récit, il donne encore libre cours à sa quête de guérison morale et spirituelle, en rendant hommage au refuge la Marmolada, dépositaire d’une vertu vulnéraire.

À l’issue de l’exploration de ces auteurs, nous pouvons cerner trois aspects essentiels, en partie transversaux, qui expliquent dans quelle mesure le refuge alpin représente un écrin de l’hospitalité alternative. Tout d’abord, il est frappant de constater que le refuge signifie pour les hôtes de passage, en l’occurrence souvent des alpinistes, le lieu du désir qui s’oppose à la jouissance compulsive de la modernité, à ce que Dany-Robert Dufour14 nomme pléonexie dans son analyse acérée de l’ultralibéralisme à la lumière de la philosophie de Platon. Manifestement, nos auteurs mettent en scène tout un cheminement dans des massifs alpins à la beauté majestueuse qui va de pair avec une pérégrination intérieure, si bien que le refuge matérialise une étape existentielle sans pour autant devenir une fin en soi. Il fait office d’écrin propitiatoire, car son contenu reste d’autant plus magique qu’il est labile, qu’il révèle un désir d’absolu, un ailleurs intemporel alternatif aux contraintes inexorables de l’existence, ainsi que l’expriment de manière éloquente ces deux passages d’Enrico Camanni, le premier étant une citation de l’alpiniste Gervasutti.

Je ressens presque de l’amertume envers le rêve qui devient réalité. Je crois que ce serait beaucoup plus beau de pouvoir désirer pendant toute la vie quelque chose, de lutter continuellement pour l’atteindre et ne jamais l’obtenir15.

Camanni nous offre ici une autre réflexion quant à la signification existentielle du passage dans un refuge alpin, loin de toute complaisance oléographique.

Il est un moment crucial dans la liturgie du refuge : quand la porte s’ouvre et que l’on part. L’instant précédent tu étais un hôte, l’instant d’après tu es maître de ton destin. […] Passer de l’intimité du refuge à l’immensité de la montagne c’est comme reprendre sa vie après une parenthèse de non-vie, ou de vie affranchie des tourments, de la fatigue, de la peur de la mort. Les aiguilles trotteuses reprennent leur course16.

Par ailleurs, chez Carlo Budel, le refuge est considéré en fonction de l’hôte qui accueille, du gardien qui a choisi de vivre juché sur un sommet fascinant et périlleux, non point par rodomontade, mais pour établir un échange fructueux entre identité et altérité. Il se dessine chez Budel une aspiration à recouvrer l’être profond lequel, en vibrant à la beauté fascinante de la montagne, invite à célébrer le don de la vie pour soi et pour autrui, de sorte que l’hospitalité devient un moment de véritable échange ontologique.

Enfin, en essayant de définir les contours de l’hospitalité dans les refuges alpins, nous sommes amenés à réfléchir au binôme nature/culture. Ces textes semblent de prime abord indiquer la consomption de l’acculturation anthropocentrique et technophile de la modernité en faveur d’une magnification de la nature montagnarde, aboutissant même à une sorte de divinisation fétichiste dans l’excipit du roman de Cognetti ; ce qui fait écho à la nouvelle religiosité que peut induire l’écologie comme le démontre avec beaucoup d’humour Régis Debray dans son dernier essai17. Cela dit, à travers les récits examinés, nous estimons à l’instar de Debray qu’il n’existe pas d’antinomie entre nature et culture, géographie montagnarde et histoire d’un territoire. Le refuge alpin s’inscrit dans une concaténation mémorielle d’hommes désireux d’offrir l’hospitalité tout en maintenant un rapport harmonieux avec la nature.

1 Enrico Camanni, L’incanto del Rifugio. Piccolo elogio della notte in montagna, Portogruaro,Ediciclo, 2015, p. 46. Nous assurons la traduction des

2 Marguerite de Savoie (1851-1926) était l’épouse du roi Humbert I.

3 Ibid., p. 46.

4 Paolo Cognetti, Il ragazzo selvatico, Milano, Terre di mezzo, 2017.

5 Ibid., p. 25.

6 Ibid., p. 63-64.

7 Ibid., p. 70.

8 Ibid., p. 71.

9 Ibid., p. 83.

10 Carlo Budel, La Sentinella delle Dolomiti. La mia vita sulla Marmolada a 3343 metri d'altitudine, Portogruaro, Ediciclo, 2019.

11 Ibid., p. 69.

12 Cf. Alain Montandon, Désirs d’hospitalité. De Homère à Kafka, Paris, Presses universitaires de France, 2002.

13 Ibid., p. 87.

14 Dany-Robert Dufour, Pléonexie, Lormont, Le bord de l’eau, 2015.

15 Enrico Camanni, op. cit., p. 48.

16 Ibid., p. 56.

17 Cf. Régis Debray, Le siècle vert. Un changement de civilisation,Paris, Gallimard,2020.

Notes

1 Enrico Camanni, L’incanto del Rifugio. Piccolo elogio della notte in montagna, Portogruaro, Ediciclo, 2015, p. 46. Nous assurons la traduction des extraits issus des textes originaux.

2 Marguerite de Savoie (1851-1926) était l’épouse du roi Humbert I.

3 Ibid., p. 46.

4 Paolo Cognetti, Il ragazzo selvatico, Milano, Terre di mezzo, 2017.

5 Ibid., p. 25.

6 Ibid., p. 63-64.

7 Ibid., p. 70.

8 Ibid., p. 71.

9 Ibid., p. 83.

10 Carlo Budel, La Sentinella delle Dolomiti. La mia vita sulla Marmolada a 3343 metri d'altitudine, Portogruaro, Ediciclo, 2019.

11 Ibid., p. 69.

12 Cf. Alain Montandon, Désirs d’hospitalité. De Homère à Kafka, Paris, Presses universitaires de France, 2002.

13 Ibid., p. 87.

14 Dany-Robert Dufour, Pléonexie, Lormont, Le bord de l’eau, 2015.

15 Enrico Camanni, op. cit., p. 48.

16 Ibid., p. 56.

17 Cf. Régis Debray, Le siècle vert. Un changement de civilisation, Paris, Gallimard, 2020.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Igor GHIDINA, « Le refuge alpin, écrin de l’hospitalité alternative », Sociopoétiques [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 05 novembre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1547

Auteur

Jean-Igor GHIDINA

CELIS, Université Clermont Auvergne

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