Brèves rencontres

Brief encounters

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1535

Résumés

Résumé : En 1833, Chateaubriand accomplit deux voyages à Prague comme ambassadeur de la duchesse de Berry auprès de Charles X. Il voyage, de jour comme de nuit, en calèche, ce qui lui offre les mêmes plaisirs qu’une véritable navigation. L’étape, occasion de brèves rencontres, trahit les longues dérives intérieures vécues dans la calèche. Elle laisse deviner un désir de vivre devenu une douleur, puisque l’âge ne permet plus de l’assouvir. Chimères et réalité se trouvent durement confrontées pendant la rapide parenthèse à terre, au cours de laquelle Chateaubriand rêve de séduire et d’aimer. L’étape révèle alors une quête exacerbée de bonheur et de beauté, d’ordre humain et d’ordre esthétique : les tableaux de Raphaël, souvent convoqués, trouvent ainsi leur intime ancrage sur de beaux visages entrevus.

Abstract: In 1833, Chateaubriand goes to Prague twice in his capacity as the Duchess of Berry’s ambassador to Charles X. He travels day and night in a carriage, and enjoys the same pleasures as if he were sailing. The stopover affords brief encounters and betray the wanderings of his inner thoughts in the carriage – his hunger for life has become painful, as age stands in the way. Chimeric reveries bluntly confront reality during the short break on solid, still ground, during which Chateaubriand still dreams of being able to seduce and to love. The stopover thus reveals a frantic quest, both ethical and aesthetical, for happiness and beauty: frequent allusions to Raphaël are pinned onto unknown beautiful faces he barely caught a glimpse of.

Index

Mots-clés

Chateaubriand, calèche-vaisseau, étape-escale, bonheur-douleur, beauté-Raphaël

Keywords

Chateaubriand, Horse-drawn carriage-vessel, layover-stopover, happiness/pain, beauty/ Raphaël.

Plan

Texte

Au cours de l’année 1833, Chateaubriand s’est rendu à Prague à deux reprises, comme ambassadeur de la duchesse de Berry, qui s’entête à vouloir rencontrer son beau-père Charles X, exilé depuis les journées de juillet 1830, d’abord à Holyrood en Écosse puis à Prague en Bohême. La duchesse de Berry veut rappeler les droits au trône de France de son fils Henri, duc de Bordeaux, âgé de presque 13 ans, qui est le dernier héritier direct des Bourbons. Chateaubriand, resté fidèle à la Légitimité, écrivain célèbre de surcroît, lui apparaît comme le messager qui pourrait représenter au mieux ses intérêts et ceux de son fils1.

Pour accomplir ses deux périples, Chateaubriand voyage dans une calèche qu’il avait rachetée à Talleyrand, à qui elle appartenait initialement. Il la fait radouber, et elle constitue d’abord pour lui un moyen de locomotion confortable, mot anglais récemment passé en français où il n’avait pas vraiment d’équivalent. De ce terme récent, Nodier disait dans son Examen critique des dictionnaires (1842) qu’il « exprime un état de commodité et de bien-être qui approche du plaisir2 ». Dans cette sorte de camping-car avant la lettre, Chateaubriand rêvait, lisait, écrivait. Il y dormait également, et appréciait ces temps de sommeil parfois mélodieux : « À dix heures du soir, je remontai en voiture ; je m’endormis au grignotement de la pluie sur la capote de la calèche3 », écrit-il sur la route de Moskirch à Ulm, car il roule très souvent de nuit, afin de gagner du temps, ne s’arrêtant que pour changer les chevaux. À aucun moment, il ne se plaint de fatigue : « Je dormis presque toute la nuit, au bruit des torrents, et je me réveillai au jour, le 22 (septembre) parmi les montagnes4 », note-t-il en remontant d’Udine à Salzbourg lors de sa deuxième mission. Il emporte avec lui les livres dont il pense avoir besoin, rangés dans les épais capitons de la voiture, et dispose ainsi d’une mini-bibliothèque à son usage, dont il étale les volumes sur les coussins autour de lui pour travailler. Une vache – malle en osier recouverte de cuir – est arrimée à l’arrière de la calèche et elle contient tous les papiers et effets personnels de M. l’Ambassadeur.

Que cherche l’écrivain au cours de ces longs déplacements dont il accepte la charge peut-être moins par dévouement politique que pour répondre à un secret désir d’errance ? Que représente la calèche pour le voyageur qui y monte, et que signifie l’étape pour celui qui en descend ? À quelle alchimie connue de lui seul s’est-il prêté en cours de route, qui le rend si étonnamment réceptif aux douceurs banales d’une auberge, et si attentif aux êtres brièvement croisés5, lui qui se décrit habituellement ennuyé et contraint par les obligations de la vie en société ?

La calèche comme substitut du navire

Un premier point paraît déterminant : ce que Chateaubriand privilégie dans les voyages qu’il effectue, ce n’est pas le but qu’il doit atteindre, mais la mobilité tout à coup offerte pour atteindre ce but. Il a écrit bien des fois qu’il ne croyait pas à la réussite de sa mission auprès de Charles X. Il l’accepte cependant en mai 1833, il accepte même de retourner de Padoue à Prague en septembre, alors qu’il sait que cette deuxième ambassade est encore plus vaine que la première. Mais la calèche, sur de tels parcours, lui restitue les mêmes plaisirs que les longues traversées à bord d’un vaisseau : les lieux acceptent de fuir avec lui. Il retrouve dans ce déplacement sans fin, à travers des terres inconnues, à peine entrevues, mobiles, glissantes, tout de suite effacées, l’indépendance et le détachement qui lui avaient paru déjà si précieux pendant ses navigations d’autrefois. Dès le premier jour, il aime « les bords du Rhin fuyant le long de [sa] voiture6 », à la manière de la vague d’étrave le long de la coque, et l’ambiguïté du terme « rouler », qu’il emploie régulièrement, est également significative. Car le vaisseau dans la houle et la calèche sur les chemins inégaux adoptent le même balancement transversal, berceur et vaguement hypnotique, qui fait décliner peu à peu le voyageur « vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde7 ». État de transition, qui crée une distance entre ce monde et lui, et le laisse, passant éphémère et comblé, à l’abri de toute forme d’implication. Lové au creux de la parenthèse fermée que constitue sa voiture, il est autorisé, transitoirement, à ne dépendre de personne, ne rend compte qu’à lui-même, peut même « végéter8 » et s’abîmer dans le seul sentiment de sa propre existence. Il goûte simultanément un bien-être physique et un confort moral qui anesthésient un moment le sentiment de mal-être si fréquemment éprouvé.

La calèche, au même titre que le vaisseau, réalise de fait le plus vieux rêve de Chateaubriand : devenir nomade tout en restant chez soi. Ce voyageur insatiable, « né avec un sentiment absolu d’indépendance9 » reconnaît qu’il a également « les goûts sédentaires d’un moine10 ». Pour accomplir ses deux missions en Bohême, il parcourt huit cents lieues, effectuant la traversée de l’Europe Centrale dans sa maison roulante, qui navigue sur les chemins et sous les étoiles, exactement comme elle aurait traversé l’immensité d’un océan. En ce sens, l’étape est vécue plutôt comme une escale, elle en a toutes les caractéristiques. Quelques remarques s’avèrent d’ailleurs révélatrices : « Si Prague était au bord de la mer, écrit Chateaubriand, rien ne serait plus charmant11. » En tout cas, le voyageur qui descend de la calèche est habité par les mêmes attentes, le même désir de jouir de la terre et de ses plaisirs pendant le temps limité qui va lui être accordé, qu’un matelot débarquant de son vaisseau après une longue expédition. Il a les mêmes préoccupations, et son attention dès ce moment se fixe sur trois activités essentielles : se restaurer, renouer avec ses semblables pour une durée brève qui ne l’engage à rien, et puis marcher, se promener, afin de rendre à son corps engourdi une conscience un peu plus exacte de son existence physique.

Les charmes prosaïques de l’étape

Parmi les premières préoccupations, manger : « Arrêté pour dîner entre six et sept heures du soir à Moskirch, je musais à la fenêtre de mon auberge12 », note le voyageur, qui reste discrètement attentif à la préparation de son repas. Nous savons, par les écrits de Mme de Chateaubriand plus que par les siens parfois, qu’il a les exigences d’un gourmet. Il eut à son service des cuisiniers célèbres, comme Montmirail (auquel est attribuée la paternité du fameux chateaubriand). Comme tous les gourmets, il préfère d’ailleurs « du beurre frais et du pain bis, pour manger du cresson au bord d’une fontaine13 » et improviser un déjeuner frugal, comme il le fait à Waldmünchen, plutôt qu’un repas décevant à une table approximative. Pour lors, il attend son dîner à Moskirch, dîner annoncé « poétiquement au fracas d’un coup de tonnerre », comme un événement de première importance, mais qui, vu la conclusion du paragraphe : « c’était beaucoup de bruit pour peu de chose14 », ne lui a pas apporté le plaisir escompté. Il éprouve parfois un serrement de cœur, un bref sentiment de culpabilité, en songeant à l’animal qu’il a fallu tuer pour le lui servir au repas, préoccupation très actuelle qui ne laisse pas de surprendre : « Au déjeuner, à Ingolstadt, on m’a servi du chevreuil : c’est grand-pitié de manger cette charmante bête15 », écrit-il en mai, tandis que, sur la route de Salzbourg en septembre, il se dit « affligé » d’entendre crier la géline qui lui sera servie un peu plus tard : « Pauvre poussin ! il était si heureux cinq minutes avant mon arrivée !16 ». Il reste que le « déjeuner bien propre », tout à fait « selon [ses] goûts », lui a grandement plu cette fois, puisqu’il le qualifie de « festin », outre le fait qu’il lui est servi par « de belles grandes filles autrichiennes17 », et qu’il est flatté d’être jusqu’à la dernière minute le centre de leur intérêt et l’objet d’une déférence appuyée : « La calèche attelée, j’y suis remonté entouré des femmes […]18. » Cette haie d’honneur, à laquelle se joignent les garçons de l’auberge, projette ensuite sa lumière chaleureuse et réconfortante sur la solitude retrouvée dans la calèche. Chateaubriand prend plaisir alors à revivre en pensée et noter sur son journal de bord les minces détails propres au lieu qu’il vient de quitter, et qui donneront aux récits des deux voyages à Prague dans les Mémoires d’outre-tombe une tonalité inhabituelle, un rythme accidenté, inégal, à l’image de sa route.

L’étape est, en effet, le lieu où le voyageur reprend pied, au sens littéral, parmi ses semblables, après des heures, des jours parfois, où il a été son propre interlocuteur. Hyacinthe, son secrétaire, l’accompagne en principe, mais Chateaubriand envoie souvent Hyacinthe en éclaireur ou en mission, et il reste alors en tête-à-tête avec lui-même. Entre la voiture errante que son occupant habite véritablement pendant dix jours, et l’auberge fixe, où il n’est jamais qu’un passager en transit, un véritable hiatus s’installe et s’aggrave, dont les termes usuels rendent bien compte : « descendre » de la calèche indique un retour au réel, la reprise d’un contact longtemps perdu avec le sol. Faire étape redonne sur le champ la parole et le mouvement au corps et à ses désirs fondamentaux. De la position assise à la position debout retrouvée, c’est aussi l’âme qui se déplie et le regard qui se déploie pour prendre instinctivement possession du paysage nouveau, du cadre découvert. « Monter » en calèche suppose au contraire un arrachement pour atteindre une position en surplomb, presque aérienne, qui isole le voyageur et le replie sur lui-même ; monter en calèche implique une distance, un écart entre la terre et soi, une propension tacite à s’élever au-dessus des contingences. À partir de ce moment, le monde qui s’efface le long de la voiture, la mobilité permanente, vont consacrer l’omnipotence du rêve, la prééminence de la pensée, même si toute pensée construite pendant la route court à chaque instant le risque de se trouver brusquement désagrégée par les distractions fugaces offertes au regard. Dans cette perspective, l’étape constitue à la fois un sas et un trait d’union entre ces deux actions : descendre de la calèche, et y monter.

Jeunes filles entrevues

Les brèves rencontres s’avèrent alors le lien secret entre le monde réel fixe et la calèche mouvante, où l’écrivain les a rêvées, les a anticipées, où il s’est complu à les mettre en scène, avant de se les remémorer avec nostalgie une fois reparti. Ce sont elles qui donnent leur relief, leur singularité à chaque lieu d’étape. De nombreuses jeunes filles passent ainsi comme des météores dans le récit des deux voyages en Bohême. Elles sont évoquées en quelques lignes, parfois en quelques mots seulement, et, paradoxalement, dotées d’une aura fabuleuse. On ne voit plus qu’elles dans la page. Ces présences féminines volatiles – un visage croqué en quelques mots19, une voix dont le timbre bouleversant fait se retourner Chateaubriand dans une église20, la mélodie d’une musique italienne21 – font vibrer certains passages des Mémoires. Et peut-être d’abord parce qu’une distorsion sensible se devine entre les rêves exacerbés qui agitent le voyageur dans la chambre close de la calèche, où il est seul et se laisse dominer par ses fantasmes, et les auberges où il s’arrête ensuite, réintègre les codes castrateurs de la société, et n’échange que quelques mots avec la servante sur laquelle se focalise son désir silencieux, irrépressible, et pourtant nécessairement réprimé.

À Prague, par exemple, lors de son premier voyage, il séjourne du 24 au 30 mai à l’hôtel des Bains. Au moment de son départ, les gens de l’hôtel s’attroupent sous le porche pour le saluer, marque d’honneur que Chateaubriand éternellement inquiet de son image n’omet jamais de rapporter. Mais dans le groupe, il paraît ne voir qu’une seule personne : la jeune fille sur laquelle son attention s’est fixée depuis huit jours, qu’il a observée avec émotion et écoutée avec plaisir quand il l’a pu, une « jolie servante saxonne qui courait à un piano toutes les fois qu’elle attrapait un moment entre deux coups de sonnette22 », piano avec lequel elle s’accompagne pour chanter des airs de Rossini alors très populaires. Et c’est cette image qu’il va emporter, la seule qui dans son souvenir va rester attachée à ce premier séjour. Aucune autre notation, comme si la gracieuse pianiste avait peuplé l’hôtel à elle toute seule pendant la semaine écoulée. Lors de son deuxième voyage, Chateaubriand descend de nouveau à l’hôtel des Bains, et son premier soin semble avoir été de chercher la jeune fille : « Je ne vis point la jeune servante saxonne, écrit-il ; elle était retournée à Dresde consoler par des chants d’Italie les tableaux exilés de Raphaël23. » Entre les deux séjours, tout un roman silencieux semble s’inscrire en filigrane. La première vision (celle du premier séjour au printemps) est aussi gaie et primesautière que la jolie servante « qui court au piano » : elle révèle la surprise heureuse de l’observateur, tout de suite séduit par cette mélodieuse rencontre. La seconde notation (celle du deuxième séjour en automne) fonctionne sur une sorte d’harmonie imitative (« consoler par des chants d’Italie les tableaux exilés de Raphaël ») comme si elle était empreinte d’une musicale mélancolie ; la consonne liquide en écho suggère la fluidité de l’instant passé, l’impossibilité de revivre la situation ancienne et de ramener la pianiste enfuie. La jeune fille en effet a laissé derrière elle non seulement le vide manifeste de son absence physique, mais un silence tellement anormal dans l’hôtel que l’on n’entend plus que lui. Au lecteur, ensuite, de combler les non-dits entre le départ de Chateaubriand en mai et son retour en septembre. Ainsi donc, il n’avait rien oublié pendant les quatre mois écoulés entre ses deux missions ? Sans doute descend-il au même hôtel avec l’espoir secret de la revoir ? Peut-être même a-t-il accepté cette seconde mission, refusée initialement malgré l’insistance de la duchesse de Berry, en songeant qu’il allait pouvoir l’entendre chanter Rossini de nouveau ? En emportant « les chants d’Italie », la jolie servante a emporté le printemps, le soleil et le bonheur avec elle, et laissé Chateaubriand inconsolé, exilé comme les tableaux de Raphaël dans la Bohême désertée, froide, grise, automnale24.

En fait, les jeunes filles entrevues lors des étapes se trouvent embellies à ses yeux par tous les songes bercés pendant les longues heures dans la calèche ; elles se trouvent transfigurées, chacune à sa manière, par une poésie en réalité émanée de lui seul. Elles deviennent irremplaçables parce qu’elles focalisent sa douleur de ne plus pouvoir aimer, maintenant qu’il a soixante-cinq ans et qu’il se décrit prisonnier de lui-même, « vieilli sur la terre sans avoir rien perdu de ses rêves, de ses folies25 ». L’escale se trouve sublimée par tous les désirs mal éteints qui ont illuminé la solitude récente en calèche, et dont les braises ne demandent qu’à reprendre et flamber. Leur lumière diffractée vient nimber maintenant la jolie servante, encore plus jolie d’avoir été idéalisée et fantasmée ; plus désirable d’être devenue à ce point inaccessible, maintenant que sont tombées sur lui, avec la disgrâce des années, une rage d’impuissance, la crainte de ne plus pouvoir séduire26.

Ses deux missions à Prague en 1833 étaient officiellement des déplacements d’ordre politique. Mais le récit que l’on en trouve dans les Mémoires ne laisse guère de place à une réflexion politique. Les deux voyages s’avèrent au contraire l’occasion d’une longue dérive intérieure, qui trahit un appétit de vivre douloureux parce qu’inassouvi, l’impossibilité de mettre en adéquation le besoin d’aimer qui le consume et sa réalisation positive (pour plagier Sainte-Beuve). Les étapes constituent comme les points d’orgue de ce dilemme insoluble, où les chimères et la réalité se trouvent durement confrontées. À son existence personnelle désormais mise en question, à une Royauté qui se disloque devant ses yeux, correspond dans le récit des voyages de Prague une écriture émiettée, qui semble dupliquer un Moi en voie de dissolution. C’est une écriture qui fractionne les émotions, dispose en mosaïque les petits incidents de la route, fragmente les états de l’âme, passant sans transition de l’un à l’autre, et livre une pensée discontinue, un peu errante, volage et cahotante – comme le voyage en calèche lui-même. Chateaubriand ne tente pas de réorganiser le puzzle de son récit, d’en repositionner de manière plus logique les morceaux épars, comprenant bien que cette forme nouvelle, presque diaristique, cette écriture vagabonde et elle-même en voyage, réveille et réinvente la rédaction habituellement plus linéaire des Mémoires.

Par ailleurs, l’auberge est fréquemment le point de départ de courses dans les environs juste avant l’heure du dîner. Elles sont l’occasion de découvertes et de rencontres, une promesse d’évasion, une tentative pour se laisser derrière soi, pour retrouver un Moi jeune, délivré de la routine, et secrètement en quête d’aventure. Chateaubriand reste possédé en 1833, comme pendant toute sa vie, par la tentation du καιρός : il reconnaît immédiatement l’opportunité lorsqu’elle se présente, cet instant T suspendu, fragile, qui ne se retrouvera plus (avant il est trop tôt, après il est trop tard). Trait de caractère qui le rend étonnamment réceptif lors des brèves rencontres qui ponctuent quelquefois sa promenade au soir tombant. Car si le corps est vaincu par le temps, le rêve ne l’est jamais. Le récit de la rencontre avec la petite hotteuse à Hohlfeld, aux premiers jours de juin 1833, en propose un exemple surprenant. « Tandis qu’on apprêtait le souper, raconte le voyageur, je suis monté au rocher qui domine une partie du village27 ». Le soleil se couche, il traverse un ancien cimetière pour entrer dans l’église déserte, croit entendre s’ouvrir le confessionnal, se figure que la mort va apparaître à la grille… Ces obsessions sont relativement fréquentes chez lui à cette époque ; il paraît subir une sorte de fascination du néant, s’abandonne à des égarements qui semblent l’attirer vers le pays des ombres, l’aspirer vers l’au-delà. Est-ce par réaction (comme un homme qui se noie donne le coup de pied qui le fait revenir à la surface pour emplir d’air ses poumons suffoqués), est-ce par réaction qu’il fixe son rêve de bonheur impossible sur la petite hotteuse, croisée en sortant de l’église ? Très jeune, courbée sous le poids de sa hotte, elle est pauvre : « elle avait les jambes et les pieds nus ; sa jupe était courte, son corset déchiré. » Elle n’en est pas moins vive et jolie. S’ouvre alors une parenthèse un peu irréelle, d’une beauté fragile. Une complicité muette, fondée sur une curiosité réciproque – « elle tournait un peu de mon côté son visage hâlé » – révèle le début d’un accord fugitif. Des formulations comme : « Nous montions ensemble un chemin escarpé », puis « ma compagne s’est dirigée », montrent qu’ils ont parcouru, psychologiquement et géographiquement, un bout de route en commun. Quelques instants plus tard, leur séparation paraît déjà teintée de regret : « elle a jeté un dernier regard sur l’étranger28. » Ce qui est certain, c’est que Chateaubriand prête immédiatement à un imaginaire ravisseur de la petite hotteuse (rôle dans lequel il se verrait bien), un projet de fuite qui était exactement le sien à Combourg, lorsque, adolescent, il rêvait de longs voyages avec sa sylphide. La petite hotteuse croisée à Hohlfeld se métamorphose alors, le temps d’une vision hallucinée, en une jeune îlienne rêveuse, elle vit au bord de la Méditerranée, sur les côtes de la Sicile, et devient l’héroïne d’un court roman : « [Son ravisseur] la transporte dans un palais de marbre sur le détroit de Messine, sous un palmier au bord d’une source, en face de la mer qui déploie ses flots d’azur, et de l’Etna qui jette des flammes29. » Par un rapide tour de prestidigitation, une permutation dans l’espace s’est effectuée, qui escamote le pays du Nord pour lui substituer la Sicile, et Messine est toujours chez Chateaubriand le cadre de l’amour comblé. Lors de sa deuxième mission, au retour de Prague en octobre, il repasse à Hohlfeld et ne retrouve ni les martinets qui lui avaient rappelé Combourg, ni la petite hotteuse avec laquelle il avait élaboré une romance muette : « j’en fus attristé », dit-il, et la brièveté de l’énonciation dissimule mal la déception, le sentiment de perte. « Une petite fille et un oiseau, constate-t-il, grossissent aujourd’hui la foule des êtres de ma création, dont mon imagination est peuplée30 ». Cette imagination qui réinvente la vie en continu s’efforce d’en combler les lacunes insupportables. Chateaubriand ne cesse de fuir un temps qui le talonne et le rattrape.

La tentation de l’enlèvement, évoquée à demi-mot à Hohlfeld et frauduleusement transposée sur un ravisseur supposé, s’exprime en termes clairs peu après, lors d’une autre brève rencontre faite entre Saarbruck et Francfort :

Voici une garçonnette de cinq à six ans, note le voyageur, assise sur le seuil de la porte d’une chaumière ; tête nue, cheveux blonds, visage barbouillé, faisant une petite mine à cause d’un vent froid ; ses deux épaules blanches sortant d’une robe de toile déchirée, les bras croisés sur ses genoux haussés et rapprochés de sa poitrine31, regardant ce qui se passait autour d’elle avec la curiosité d’un oiseau32.

C’est, en cinq lignes, l’éblouissant portrait de l’enfant sur laquelle son attention s’est arrêtée, attention qui se mue aussitôt en volonté réprimée de prendre, de s’approprier, d’emporter. Et cette fois il avoue : « Raphaël l’aurait croquée, moi j’avais envie de la voler à sa mère. » Violence contenue du désir, qui laisse à certains moments le lecteur abasourdi.

La « première manière » de Raphaël

Cette quête presque obsessive de Chateaubriand révèle d’abord une volonté de retour en arrière, une tentative désespérée pour remonter les années vers une jeunesse envolée, époque à laquelle il se souvient qu’il « se donnait du bonheur par-dessus la tête33 ». L’amour qui maintenant ne peut plus se faire qu’en imagination explique l’intensité du désir, l’excès dans les attentes exprimées, et justifie probablement le choix de partenaires toujours très jeunes, (entre 14 et 16 ans), c’est-à-dire exactement l’âge de la sylphide à Combourg, cinquante ans plus tôt. La chimère douloureuse qui tourmente l’écrivain pendant les voyages à Prague (elle le hantait déjà au cours des voyages précédents en Suisse34), fait l’impasse sur sa vie d’adulte, sur ce qui a été vécu réellement, et tente de remonter vers des sources perdues. L’enfermement sans issue à l’intérieur de soi comporte une forme de tragique, mais il a du moins la liberté de s’exprimer, en l’absence de tout témoin, au creux de la calèche fermée et roulante qui en constitue le symbole. L’impossibilité de ne jamais aboutir dans cette poursuite désespérée paraît expliquer la versatilité, la précipitation parfois incompréhensibles de Chateaubriand en voyage, comme si la réponse qu’il cherchait était plus loin, forcément plus loin, ce qui interdit de s’arrêter jamais. S’il s’accommode toujours bien de la poussière des grands chemins, finalement, c’est qu’une mobilité continuelle recrédite son rêve à l’infini. Son indécision est celle des êtres qui ne supportent pas l’état qui est le leur, et qui dans leur misère, ne trouvent de soulagement que dans le changement et la fuite. Le seul remède qu’il ait donc appliqué à un mal dont il a pris conscience dans les années 1830/1833, c’est le voyage, vers la Suisse en 1832, où il séjourne quelques mois comme exilé volontaire ; vers la Bohême en 1833, puisque la mère d’Henri V le demande. La route de la deuxième ambassade de surcroît passe par Venise, remonte vers Prague par des chemins encore inexplorés, Udine, le col du Tauern, Salzbourg. L’unique recours envisagé semble être de s’en aller, quelque part devant soi, avec l’illusion que l’on trouvera peut-être à l’escale l’ombre du bonheur cherché. L’antidote, c’est quitter le sol du quotidien répétitif et mortifère, et préserver le rêve par le biais d’un nomadisme même frustrant : le voyage lui fournit l’occasion de ces rencontres trop brèves pour déboucher sur une déception confirmée. Chateaubriand pourra éventuellement rejeter l’échec de l’aventure à peine ébauchée sur la nécessité de reprendre la route, de mener sa mission politique à bien dans un laps de temps extrêmement court – alors que quelques jours de voyage en plus ou en moins n’auraient vraiment rien changé à des données politiques sur lesquelles il n’a plus de prise réelle depuis trois ans.

Mais la demande de Chateaubriand est également d’ordre esthétique. À défaut de l’amour, la jeune fille qu’il a croisée est une image de la Beauté, « une fleur sauvage […] qui a parfumé [sa] course35 ». Lors des brèves rencontres sur la route de Prague, les visages qui ont retenu son attention ont appelé fréquemment une référence à Raphaël. Par exemple, pendant l’étape à Waldmünchen, qu’il est obligé de prolonger pour un problème de passeport périmé, il dit avoir « remarqué plusieurs fois sur le seuil de sa chaumière, une jeune Waldmünchenienne à figure de vierge de la première manière de Raphaël36 ». Comment ne pas songer à un tableau comme La Madone du Grand-Duc peinte en 150537– un visage d’une extrême régularité, d’une beauté transparente, qui laisse le sentiment d’une grande plénitude de vie ? Le modelé lumineux du visage de la Vierge, la clarté du teint, sont mis en valeur par les ombres délicates qui l’enveloppent, exactement comme devait l’être le visage de la jeune Waldmünchenienne debout sur le pas de la porte et cernée par l’ombre de la chaumière qui s’amoncelle juste derrière elle. Le volume du corps est couvert d’un vêtement aux plis souples, le geste du bras plein de douceur et d’assurance, tout contribue à une impression d’équilibre parfait. La Madone à la prairie (1506), La Vierge au chardonneret (1507), ou La Belle Jardinière (1508), possèdent aussi ces caractéristiques. Et toutes ont la blondeur qui devait être également celle de la jeune fille de Waldmünchen. De même, à l’Hôtel des Bains à Prague, la jeune servante saxonne était retournée à Dresde « consoler les tableaux exilés de Raphaël », et la « garçonnette de cinq ou six ans » assise devant la porte sur la route de Francfort aurait été immédiatement élue par le peintre, qui l’aurait « croquée » dès qu’il l’aurait aperçue, assure Chateaubriand. Dans ces exemples, ce qui l’a retenu, c’est la finesse idéale des traits, leur sensualité tendre, mais aussi les émotions vives qui se lisent sur les visages, la joie de la jolie servante saxonne dès qu’elle peut courir au piano, la curiosité éveillée de la garçonnette pour tout ce qui passe auprès d’elle… La Beauté a donc à voir avec la plénitude de vie : elle rejoint la quête de jeunesse, de sérénité, telles que Chateaubriand cherche à les identifier sur ces visages entrevus. La beauté des tableaux de Raphaël, c’est en fait la source perdue, idéalisée, désormais inaccessible dans la réalité, mais qu’il retrouve jaillissante et inaltérable sur ces visages d’enfants ou de jeunes femmes, puisqu’ils ont devant eux l’éternité accordée aux œuvres d’art.

 

Le voyage en calèche permet à Chateaubriand de se démettre de lui-même. L’illusion d’une jeunesse encore présente, une certaine liberté de vivre à sa guise, lui sont fortuitement rendues. La calèche, île errante, transitoire, encourage cette prise de distance avec le temps dont il refuse le diktat, et avec une réalité qui lui pèse. Mais, transfigurée par les longues rêveries dans la voiture, cette réalité perd de son tranchant au cours des haltes. Elle s’avère capable de lui offrir des compensations douces, de lui faire cadeau de rapides instants suspendus, magnifiés par la référence à Raphaël. L’étape devient alors la parenthèse de vie que s’autorise un homme par ailleurs contraint et désillusionné, un subterfuge pour renouer avec un Moi ancien maintenant frappé d’interdit.

1 Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, 2012, p. 840 et sqq.

2 Maurice Levaillant, Chateaubriand, Madame Récamier et les Mémoires d’outre-tombe (1830-1850), d’après des documents inédits, Paris, Librairie

3 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, précédés de Mémoires de ma vie, Édition critique par Jean-Claude Berchet, Deuxième édition

Chateaubriand avait d’abord écrit gringottement, qui, dans la langue du xvie siècle qu’il aimait réactiver, désignait le gazouillement des oiseaux ou

4 Ibid., t. II, p. 912.

5 Philippe Antoine, « Fugitives rencontres. Les microscopiques “romans d’amour” du récit de voyage », Viatica no1, 2014 [En ligne] URL : http://

6 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 667.

7 Ibid., t. I, p. 408.

8 Ibid.

9 Ibid., t. I, p. 8.

10 Ibid., t. I, p. 115.

11 Ibid., t. II, p. 738.

12 Ibid., t II, p. 668.

13 Ibid, t. II, p. 692.

14 Ibid., t. II, 669.

15 Ibid, t. II, p. 677.

16 Ibid., t. II, p. 914.

17 Ibid., t. II, p. 913.

18 Ibid., t. II, p. 914.

19 Ibid., t. II, p. 800.

20 Ibid., t. II, p. 730.

21 Ibid., t. II, p. 743.

22 Ibid.

23 Ibid., t. II, p. 922.

24 Philippe Berthier, Chateaubriand, Chemin faisant, Paris, Classiques Garnier, 2016, « Châteaux en Bohême », p. 95 et 96. Philippe Berthier analyse

25 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 1497

26 Marie-Jeanne Durry, La Vieillesse de Chateaubriand, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986, 600 p. Voir p 510 et sqq.

27 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 784.

28 Ibid., t. II, p. 785.

29 Ibid.

30 Ibid., t. II, p. 936.

31 Ce que Saint-John Perse appellera « être assis dans l’amitié de ses genoux ».Saint-John Perse, Éloges, XVIII, 1908.

32 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 801.

33 Ibid., t. II, p. 692.

34 Ibid., t. II, p. 598.

35 Ibid., t. II, p. 699.

36 Ibid.

37 Raphaël, La Madonna del Granduca (vers 1506-1507), Huile sur bois, 84,4 × 55,9 cm (Galleria Palatina, Palais Pitti, Florence).

Notes

1 Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, 2012, p. 840 et sqq.

2 Maurice Levaillant, Chateaubriand, Madame Récamier et les Mémoires d’outre-tombe (1830-1850), d’après des documents inédits, Paris, Librairie Delagrave, 1939, p. 439 (note 1 du Chap II, « Les livres dans la calèche »).

3 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, précédés de Mémoires de ma vie, Édition critique par Jean-Claude Berchet, Deuxième édition revue et corrigée, tomes I et II, Paris, Classiques Garnier, coll. « La Pochothèque », 2003-2004, t. II, p. 670.

Chateaubriand avait d’abord écrit gringottement, qui, dans la langue du xvie siècle qu’il aimait réactiver, désignait le gazouillement des oiseaux ou un bruit léger de clochettes. (Selon Jean-Claude Berchet, la correction pourrait provenir d’une erreur des copistes.)

4 Ibid., t. II, p. 912.

5 Philippe Antoine, « Fugitives rencontres. Les microscopiques “romans d’amour” du récit de voyage », Viatica no1, 2014 [En ligne] URL : http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=376 DOI : https://dx.doi.org/10.52497/viatica376.

6 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 667.

7 Ibid., t. I, p. 408.

8 Ibid.

9 Ibid., t. I, p. 8.

10 Ibid., t. I, p. 115.

11 Ibid., t. II, p. 738.

12 Ibid., t II, p. 668.

13 Ibid, t. II, p. 692.

14 Ibid., t. II, 669.

15 Ibid, t. II, p. 677.

16 Ibid., t. II, p. 914.

17 Ibid., t. II, p. 913.

18 Ibid., t. II, p. 914.

19 Ibid., t. II, p. 800.

20 Ibid., t. II, p. 730.

21 Ibid., t. II, p. 743.

22 Ibid.

23 Ibid., t. II, p. 922.

24 Philippe Berthier, Chateaubriand, Chemin faisant, Paris, Classiques Garnier, 2016, « Châteaux en Bohême », p. 95 et 96. Philippe Berthier analyse les liens existants entre la Bohême et l’Italie dans le premier voyage à Prague de Chateaubriand.

25 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 1497

26 Marie-Jeanne Durry, La Vieillesse de Chateaubriand, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986, 600 p. Voir p 510 et sqq.

27 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 784.

28 Ibid., t. II, p. 785.

29 Ibid.

30 Ibid., t. II, p. 936.

31 Ce que Saint-John Perse appellera « être assis dans l’amitié de ses genoux ». Saint-John Perse, Éloges, XVIII, 1908.

32 Chateaubriand, op. cit., t. II, p. 801.

33 Ibid., t. II, p. 692.

34 Ibid., t. II, p. 598.

35 Ibid., t. II, p. 699.

36 Ibid.

37 Raphaël, La Madonna del Granduca (vers 1506-1507), Huile sur bois, 84,4 × 55,9 cm (Galleria Palatina, Palais Pitti, Florence).

Citer cet article

Référence électronique

Arlette GIRAULT-FRUET, « Brèves rencontres », Sociopoétiques [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 14 octobre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1535

Auteur

Arlette GIRAULT-FRUET

CELIS, Université Clermont Auvergne

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