Les habitats mobiles sont de plusieurs natures et il convient sans doute de les distinguer en faisant jouer divers paramètres. J’en relèverai quatre. Le mode de locomotion est évidemment déterminant : la cabine du voilier, le compartiment du train ou l’habitacle du camping-car ont certes des points communs (ils ont l’exiguïté en partage) mais l’agrégat des sensations éprouvées est à chaque fois différent. Il n’est rien de commun, par exemple, entre le choc de la lame sur la coque du navire, le bruit cadencé des bogies1 ou le ronronnement d’un moteur. Le paysage sonore est à chaque fois différent, comme le sont les impressions visuelles, l’univers olfactif ou les informations envoyées par les sens internes (kinésique, cénesthésique, statique) qui, de manière très sûre, nous renseignent sur le lieu que nous occupons, sur la vitesse de la progression ou encore sur les éventuels dangers du parcours. Vient ensuite le choix de l’étape : il peut être à l’entière discrétion du voyageur mais il est le plus souvent motivé par des raisons matérielles, quand il n’est pas au préalable imposé par des circonstances extérieures, prévisibles ou non. Une panne ou une rencontre peuvent conduire à interrompre le trajet ; il sera délicat de bousculer l’itinéraire prévu par le tour-opérateur. Quoi qu’il en soit la qualité du voyage est dans l’écrasante majorité des cas parfaitement commensurable avec celle de l’étape, pour cette simple raison que le déplacement en tant que tel, au moins pour le touriste2, correspond à un temps mort qu’il faut bien savoir perdre si l’on veut pouvoir jouir des beautés des monuments des hommes et de la nature autrement qu’en les appréhendant derrière son pare-brise, depuis la fenêtre du wagon ou depuis le pont de l’embarcation3. La durée de l’étape doit également être prise en compte. À propos de L’Usage du monde, Nicolas Bouvier écrivait : « La dialectique de la vie nomade est faite de deux temps : s’attacher et s’arracher4. » Il relevait ce faisant l’alternance des temporalités selon laquelle s’organise le voyage : au bout d’un certain temps, l’étape cesse d’être telle et devient séjour. Tout change alors, parce que les modalités d’appréhension de l’ailleurs et de l’autre sont considérablement modifiées. Il faut enfin s’interroger sur l’art du voyage qu’il est possible d’inférer à partir de la recherche de la halte idéale. Elle sera pour les uns éloignée de tout, correspondra pour les autres à un désir de sociabilité, sera entre toutes élue parce qu’elle est le plus proche possible de sites ou curiosités qui « valent le détour ». À bien des égards il est possible de distinguer les différentes tribus des touristes à partir des lieux qu’ils occupent, momentanément ou de manière plus durable.
L’usage du camping-car, sur lequel sera désormais centrée la réflexion qui suit, autorise une pratique assez souple – et c’est dans cette mesure que ce moyen de locomotion est l’un des prismes à travers lequel la sociopoétique de l’étape peut être efficacement abordée. Son possesseur peut choisir de « déménager » tous les jours ou, au contraire, de s’enraciner pour longtemps en une même place. S’il le désire, il cherchera éventuellement à varier les plaisirs en ménageant étapes culturelles et de nature. Il n’est pas contraint de suivre un itinéraire à l’avance fixé et, dans l’absolu, est toujours prêt à partir, sans se soumettre au rituel de réservations compliquées, puisqu’il dispose à la fois de son hôtel et de son moyen de locomotion. Quel que soit le véhicule utilisé (luxueux ou rudimentaire), il jouira d’un confort relatif et se rangera plutôt dans la catégorie des campeurs « sybarites » qui s’oppose à celle des « Spartiates5 ». Il sera dans sa roulotte6 à l’abri des intempéries, pourra cuisiner et dormir dans un lit – tout comme dans une maison. Aujourd’hui, le camping-car fait partie de notre imaginaire social et ses « apparitions » se déclinent dans les magazines spécialisés, dans les catalogues de jouets, au cinéma, dans la bande dessinée, dans la littérature, et même dans l’art contemporain7. Il pourrait faire l’objet d’une « mythologie », voire de plusieurs, car les représentations attachées à l’objet ont considérablement évolué en quelques années. Une enquête diligentée par le ministère de l’Économie et des Finances établit que la grande majorité des utilisateurs sont aujourd’hui des retraités. Dans un passé proche, il était plutôt le signe extérieur d’une appartenance à la contre-culture (nous avons tous croisé sur les routes un combi-Volkswagen à la carrosserie fleurie, dûment estampillé de l’autocollant « Nuklear, Nein Danke »). Si « le baba cool cradoque8 » ne ressemble pas au touriste à tempes grises (mais, après tout, ils sont peut-être une seule et même personne, à deux âges de la vie), il existe tout de même des points communs entre des pratiques qui se fondent sur un perpétuel oxymore : individualisme et sentiment d’appartenance à une communauté, repli sur le couple ou la famille et rencontre de l’autre, clôture de l’habitacle et ouverture sur le monde, sédentarité et nomadisme.
Le voyage excentrique de Dunlop et Cortázar (Les Autonautes de la cosmoroute, 1983), le film Journal de France, de Claudine Nougaret et Raymond Depardon (2012), la socio-histoire d’une enfance esquissée par Ivan Jablonka (En camping-car, 2018), et un portfolio du photographe Bruno Elisabeth (Le Choix de ceux qui ont tout compris, projet qui a démarré en 2009) permettront de préciser les contours de ces représentations, qui varient bien évidemment selon les œuvres abordées, rapidement présentées ci-dessous, selon un ordre chronologique. Julio Cortázar et Carol Dunlop passent un mois sur l’autoroute Paris-Marseille, à bord de leur Volkswagen Combi en s’arrêtant « sur les 65 parkings de l’autoroute à raison de deux par jours9 ». Un livre naît de cette expérience, hybride, parodique, poétique, émouvant. Bruno Elisabeth mène une démarche plastique liée à l’enquête et située dans un projet plus global intégrant les Sciences humaines. Voici les termes qu’il emploie pour définir son travail :
Mes travaux photographiques abordent généralement des sujets, en apparence banals et quotidiens, liés aux loisirs populaires et au tourisme de masse autant qu’à certaines évolutions sociales et économiques du grand ouest de la France, ayant des répercussions sensibles sur le territoire. Je m’applique à dresser un portrait lucide et sans complaisance de certaines évolutions discrètes de notre société, avec un regard que je souhaite empreint de générosité, d’empathie mais non dénué d’une douce ironie […]10.
Le film Journal de France rend compte de la campagne photographique que Raymond Depardon a effectuée en France, dans la France des sous-préfectures. Elle a donné lieu à un livre (La France de Raymond Depardon) et, parallèlement, à une exposition photographique remarquée à la BnF11. Dans le film, les séquences montrant le photographe à l’œuvre (il choisit son point de vue, installe son appareil, insère les plaques, développe) sont prises dans le flux d’images provenant de ses autres reportages photographiques ou filmés, si bien que c’est l’œuvre complète qui est évoquée dans ce documentaire aux allures de biographie – Claudine Nougaret étant à la manœuvre. En janvier 2018 Ivan Jablonka publie En camping-car, qu’il présente comme une « socio-histoire » de son enfance dans les années 1980 – on pourrait peut-être parler également d’une « ego-histoire ». Certains chapitres sont ouvertement autobiographiques (ils relatent les souvenirs de vacances de l’auteur qui, avec sa famille, a sillonné quelques pays méditerranéens à bord d’un camping-car). Dans une seconde strate du texte, l’expérience est analysée, selon une double perspective, historique et sociologique.
C’est la maison qui bouge !
Le camping-car est un objet paradoxal. Il permet d’arpenter le monde sans quitter sa résidence (secondaire) et sans avoir à se soucier de la recherche du gîte. En théorie, il n’est pas besoin de programmer la halte ou le trajet et le voyageur peut entretenir l’illusion12 qu’il est libre de faire étape où bon lui semble, en fonction de ses humeurs ou envies. Tel est en tout cas le leitmotiv que l’on retrouve sur les sites commerciaux ou de partage qui sont dédiés aux adeptes actuels des autocaravanes. Ainsi est vendue une image qui flatte ceux qui entendent prendre leurs distances avec le touriste, lequel, selon la doxa, reconnaît plutôt qu’il ne découvre et ne s’écarte pas des sentiers battus. Toutes les œuvres de mon corpus thématisent ce moment particulièrement important qui est le choix de l’étape. Répétons-le, quand on roule, il ne se passe rien, à de notables exceptions près, lorsque survient par exemple un incident qui contrarie la progression des protagonistes de l’expédition13. On ne s’arrête pas n’importe où puisque c’est en fonction du lieu élu que va se décider la réussite ou l’échec de la tranche de vie qui va suivre. Le quatrième chapitre de En camping-car est tout entier consacré aux « spots ». Lisons la définition qui en est donnée par Jablonka :
Un spot devait être non seulement un bel endroit tranquille (sur une plage, dans une clairière, près d’un site antique, au bord d’une rivière), mais il devait surtout être situé hors des sentiers battus, auréolé de son originalité, parfumé par le défi remporté, empli du plaisir d’avoir été plus malins que les autres14.
Le récit de l’installation suit : les enfants s’égayent, les hommes préparent le barbecue et les femmes le repas ! Un cliché d’Elisabeth15 montre une tout autre réalité : on y voit une rangée de véhicules impeccablement alignés devant lesquels défilent des familles qui se dirigent dans la même direction. Le sol est caillouteux, le ciel laiteux, la petite laine est de rigueur. Il est difficile, ici, de rejouer les scénarios éprouvés qui célèbrent la fusion de l’homme et de la nature. L’axiome « dis-moi où tu t’arrêtes et je te dirai quel camping-cariste que tu es » n’est que l’une des déclinaisons possibles du vieil antagonisme qui oppose « l’idiot du voyage16 » à celui qui ose emprunter les chemins buissonniers. La famille Jablonka fait jouer à plein des « stratégies de distinction » : ces vacances ne ressemblent en rien à celles des congénères plus huppés du futur historien17, elles s’opposent également à des modes de loisir plus prolétaires placés sous le sceau de la massification, passées dans un quelconque camping des Flots bleus.
Jablonka l’écrit, les choix de ses parents pour les congés estivaux étaient doublement déterminés, par une appartenance de classe et une histoire familiale et collective. Sans doute n’avaient-ils pas pleinement conscience d’imposer à leur tour une norme et un système de valeurs dans un sens coercitif. Ils n’étaient pas prêts non plus à accepter que c’est en soi et dans le regard que l’on porte sur les lieux que gît aussi la beauté du monde. Cortázar et Dunlop nous initient à la poésie paradoxale des aires d’autoroute18 et le caractère excentrique de leur récit ne suffit pas à estomper totalement le réel enchantement qui advient parfois, sans crier gare, au sein d’un univers apparemment dénué de tout intérêt : la littérature au second degré se construit aussi sur l’acceptation… du premier degré et la parodie, de ce fait, est un exercice d’admiration au sein duquel cohabitent ironie et louange. Voici quelques mots de Cortázar :
Pour nous, [l’autoroute] n’est qu’une rumeur au loin que l’habitude gomme un peu plus chaque jour et que nous assimilons à présent sans effort au doux grondement de la mer des Caraïbes en Martinique ou en Guadeloupe. J’y tiens, il ne faut pas se laisser entraîner mécaniquement par une échelle de valeurs esthétiques (« le bruit de la mer est mille fois plus beau que celui d’une autoroute », etc.) : les yeux fermés, les équivalences finissent même par être inquiétantes : camions-vagues, moteurs-brisants… il y a en tout cas le même intervalle de silence, l’approche et le crescendo, l’éclatement de la vague qui se rompt, cette diastole et systole d’un volume sonore ondulant, respirant, parfois insupportable comme nous l’avons éprouvé sur les plages martiniquaises et dans les parkings19.
Par quelque biais qu’on l’envisage, l’étape est une chose sérieuse. Avant de repartir, il s’agira de profiter pleinement de cette parenthèse qui s’organise selon les pôles opposés de la robinsonnade et de la reconstitution d’une communauté soudée par des usages partagés. Une fois qu’il est provisoirement stationné, le camping-car s’apparente à une cabane (songeons à Thoreau) ou à la case d’un village (c’est le principe du Club Méditerranée et de ses paillotes disposées autour de services divers)20. Nous entrons ici dans un domaine sur lequel il faudrait s’attarder, qui s’inscrit dans le cadre plus large des pratiques de loisir21. Ne rien faire/visiter/exercer son corps/vivre une expérience communautaire… Les vacances en camping-car ne sont finalement pas si éloignées que cela de celles qu’on pourrait vivre autrement, à ceci près, et c’est évidemment capital, que le vacancier peut abandonner selon son bon vouloir sa condition de sédentaire, redevenir un nomade, choisir (théoriquement) n’importe quelle nouvelle destination et, pourquoi pas, goûter aux frissons de l’aventure (le tour du monde en camping-car est un « classique »). Voici le commentaire qui accompagne une photographie d’Elisabeth22. Il s’agit d’une « parole d’usager » :
En général on reste entre une ou deux nuits. Après ça dépend des endroits, il y a des endroits où on reste une semaine. Ce qui décide c’est le paysage. On cherche des endroits un peu sauvages comme ici, mais pas seul. Hier soir on a demandé à des gens si ils (sic) restaient, comme ils restaient on est resté. Les campings privés on le fait à peu près une fois par semaine parce qu’il y a du linge à laver (M. C, Hillion, avril 2018).
Le propos est loin d’être inintéressant. Ce sont le hasard et les offrandes du réel qui décident de la durée de la halte, mais aussi les rencontres qui se produisent chemin faisant. Un juste milieu est cherché entre la solitude et la foule. Et puis, il faut bien tenir compte des contraintes matérielles. À tout prendre, c’est tout un art du voyage qui est ici esquissé – que ne renieraient peut-être pas les touristes du xixe siècle. Liberté, sociabilité, attention au paysage, goût de l’itinérance, recherche d’un confort relatif… Ces exigences ou appétences se lisent sur la longue durée – même si, sur d’autres plans, tout a changé.
Ce ne sont pas des vacances !
« Voyager pour voyager, écrivait Rousseau, c’est errer, être vagabond23 ». De fait, le déplacement entrepris pour le simple plaisir ne va pas de soi et date de l’émergence du tourisme. Jean-Didier Urbain a bien montré, dans Sur la plage24, que le séjour à la mer tel que nous le connaissons aujourd’hui est une invention récente (il fut longtemps adossé à des préoccupations thérapeutiques). Il a fallu une série de « révolutions » pour en arriver à l’actuelle consommation des littoraux : l’eau salée fut préférée à l’eau douce ; la lumière à l’ombre ; l’été à l’hiver ; la nudité à l’habit. Par ailleurs les vacances à la plage sont fondées sur la reproduction du même (même lieu, mêmes horaires, mêmes voisins, mêmes rites sociaux). Le camping-cariste, lui, est plutôt amateur de la variété (même si elle est toute relative). Sauf à transformer son véhicule en mobile home, à savoir en maison de campagne temporaire (ce qui serait économiquement peu pertinent et contraire à la fonction première du camping-car), il va être itinérant et donc se trouver confronté à des situations différentes à chacune des étapes qu’il programme. Si les vacances en camping-car ne se réduisent pas à une pratique exclusivement hédoniste, c’est avant tout parce qu’elles sont placées sous le signe de la découverte, laquelle procure un enrichissement personnel. Au tout début de l’ouvrage de Jablonka, le père éclate de colère alors que les enfants jouent aux cartes et disent s’ennuyer. Il hurle : « Soyez heureux ! ». Lisons les mots qui expliquent après coup les raisons de cette crise de fureur :
L’argument général est que nous tapons le carton bêtement au lieu d’admirer un paysage magnifique. Nous avons la chance de voyager, de découvrir des pays, de visiter des musées, d’être avec des copains de notre âge. Il y a des gosses qui passent les vacances chez eux ou dans un quelconque camping des Flots bleus25.
La petite tribu est certes en vacances mais ces dernières sont quelque chose de sérieux en ce qu’elles s’inscrivent dans un projet éducatif global dont le « voyage intelligent » (par opposition à la sédentarité estivale grégaire) serait le vecteur. Jablonka écrira à la fin de son ouvrage de quoi le camping-car est le nom :
J’ai grandi dans le camping-car et le camping-car m’a fait grandir. En valorisant une culture démocratique et une manière d’être toujours en mouvement, il a été le support d’un rapport au monde qui fait le lien entre le cosmopolitisme juif du xixe siècle, la culture contestataire du xxe siècle et les idéaux de la gauche pour le xxie siècle26.
La prise de parole suivante accompagne une image prise par Elisabeth27 : « Avec l’arrivée à la retraite on a plus le temps. […] On pratique le vélo, la course à pied, la marche nordique, randonnée en montagne, randonnée à la campagne, dans le marais. Le camping-car pour toutes ces pratiques c’est bien. » Faut-il lire [õnaplys] ou [õnaply] le temps ? Dans le contexte immédiat, c’est la première solution qui s’impose mais… la liste des « pratiques » dont il est question plus loin permet d’imaginer un emploi du temps assez éloigné du farniente (et conforme à l’image du retraité hyperactif qui s’impose peu à peu dans les représentations sociales).
C’est évidemment chez Depardon et Cortázar que le terme « vacances » n’est plus du tout pertinent. Le couple des Autonautes part pour écrire – et rejoue de ce fait ce qui s’est mis en place, pour le domaine français, dès le début du xixe siècle : Chateaubriand accomplissait son périple oriental pour documenter les descriptions des Martyrs et on sait qu’il fit par ailleurs un gros livre (l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1806) avec ses souvenirs de voyage. À sa suite, tous nos écrivains français partirent sur les routes et une bonne partie d’entre eux alimentèrent la littérature viatique… La tradition est donc maintenue, à ceci près que Dunlop et Cortázar vont la détourner en jouant aux explorateurs, aux entomologistes, aux sociologues, aux agents secrets, aux écrivains28, et en composant par ailleurs, j’y reviendrai, un bel hymne à l’amour. Ils parviennent de ce fait à reprendre de manière humoristique les codes du voyage encyclopédique (entrepris à des fins scientifiques ou de découverte) tout en élaborant une œuvre proprement littéraire. Pour Depardon, le camping-car est un outil de travail, aménagé comme tel, qui permet de s’approcher au plus près du motif, de choisir la lumière propice, le cadre adéquat. Les étapes ne seront pas déterminées par un protocole établi au préalable mais choisies en fonction de la photographie à prendre qui est l’aboutissement d’une sorte de scénario que l’on pourrait ainsi résumer : je roule et j’observe, je choisis le lieu et le moment, je stationne, je photographie (mais pas le camping-car), je repars. Voici quelques lignes du texte de présentation de La France de Raymond Depardon :
Ce livre est né du désir très ancien de Raymond Depardon de photographier la France, avec vérité, en guettant les traces de l’homme sur le territoire, un peu à la manière dont le photographe Walker Evans – admiré de Raymond Depardon – a photographié les États-Unis au début du xxe siècle. Les photographies sont prises, comme au tout début de l’histoire de cet art, à l’aide d’une chambre posée sur un pied, contrainte qui a aidé l’artiste à ne faire qu’« une » photographie de chaque lieu, à assumer l’angle de vue, à voir frontalement. Raymond Depardon a visité presque toutes les régions de France, dans un fourgon aménagé. Il s’est totalement imprégné des lieux. Il s’est concentré sur les sous-préfectures – espace jusque-là fui par l’artiste, désormais saisi du désir de le comprendre, afin de voir quelle était la relation de l’homme à son espace de vie. C’est la France réelle29.
Nous sommes apparemment très loin des usages sociaux du camping-car mais, pour autant, le photographe se saisit des potentialités de ce véhicule (itinérance, parcours librement choisi, aménagement intérieur pensé en fonction d’un projet – ici artistique mais on peut sans peine imaginer comment un pécheur organiserait son espace et y disposerait son matériel). Il ne fait aucun doute que le choix du véhicule convient au projet et, en retour, détermine l’œuvre à venir. Rien n’empêche de penser ici à la caravane des Habitants30 – autre enquête, centrée sur les Français, et non sur la France, mais qui a également une visée sociologique et historique.
La maison nomade va de pair avec une ou des activités (qu’elles soient professionnelles ou de loisir) et actualise peut-être l’une des composantes du « voyage de bohémien » (ou de son avatar, « le voyage de comédien »). Cervantès, Scarron, Gautier, Baudelaire, Fournier, Kertész, Angelopoulos… et bien d’autres se sont saisis avec bonheur de ce motif littéraire et iconique par excellence qui alimente un imaginaire collectif. Le camping-cariste d’aujourd’hui ressemble à s’y méprendre au vacancier mais il se souvient peut-être des anciennes roulottes – et joue encore au marginal en revendiquant le privilège qui le distingue de la masse : faire étape où il veut et quand il veut.
Quelle promiscuité !
Cette liberté ne va pas sans contrepartie car la maison roulante, même si elle offre un confort nettement supérieur au camping sous toile, n’en reste pas moins dans la plupart des cas exigüe. Il faut donc rentabiliser l’espace31 et penser de manière rigoureuse son aménagement. De manière prévisible, la mise en mots ou en images consignera ces préoccupations (un peu comme la littérature épistolaire regorge de notations relatives à l’acheminement des lettres). Jablonka décrit par le menu les quatre parties du véhicule dans un chapitre intitulé « Robinsonnades32 » : « partie moyenne de l’habitacle » (cuisine et espace de vie), poste de pilotage, coffre (qui est aussi la chambre des parents), soufflet extensible (où se trouve la couchette d’Ivan qui la partagera avec son frère). Cinq personnes peuvent ainsi habiter la « maison » qui est par ailleurs équipée de tout le nécessaire pour qu’on puisse y vivre de manière autarcique. Cet univers est rassurant parce qu’il est clos (Depardon parle quant à lui de sa capsule, dans laquelle il se trouve en orbite33). Voici comment Jablonka rappelle les impressions qui furent celles de son enfance :
Là-haut dans ma couchette, sous le toit oblique, j’étais « seigneur de tout le manoir », comme Robinson en son logis. Cette coque me donnait une consistance, comme à un invertébré, et il n’est pas étonnant que la sensation de clôture ait accru mon plaisir d’exister34.
Et puis, miracle, le toit s’ouvre grâce à une fermeture Éclair et l’on peut jouir du plaisir inouï d’être à la fois dedans et dehors.
Il est probable que l’adulte soit moins sensible au charme de ce cocon dans lequel on peut se sentir un peu à l’étroit35. Cela dit, le camping-car est un habitat qui est à l’échelle du corps humain. Les photographies de Bruno Élisabeth, de format carré et privilégiant le plan moyen, rendent parfaitement compte de cette harmonie entre la maison coquille et ses occupants escargots. Il y a là comme un rêve d’essentiel (pensons au cabanon de Le Corbusier), l’utopie d’un monde où tout serait fait pour moi et que l’on perfectionne peu à peu car le camping-cariste est un roi du bricolage (les sites abondent en conseils sur les trucs et astuces qui permettent de renchérir sur l’ingéniosité du constructeur). Le « bricoleur » vient parfaire les conceptions de « l’ingénieur36 » et s’approprie de surcroît sa cabane en « customisant » son intérieur en fonction de ses besoins. C’est ce que fait Depardon en logeant un labo photo dans son fourgon. Pour le loup et l’oursine (Cortázar et Dunlop), il s’agit plus de vivre un moment d’intimité à deux, une histoire d’amour dont nous savons que ce mois enchanté était le dernier épisode puisque la mort de l’une, puis celle de l’autre, séparera les deux amants peu après l’expédition. Le livre magnifie discrètement ces plages de bonheur ; quelques photographies nous montrent aussi de quoi fut fait le quotidien du couple et la manière dont ils habitent les abords immédiats de « Fafner » (tel est le nom donné au véhicule) et comment ils rythmèrent les journées, en jouant souvent avec les objets, le mobilier, les aménagements des aires d’autoroute37.
Il resterait évidemment à voir comment l’étape est le point de départ de l’excursion et donc des activités de loisir : visites, baignades, randonnées… Pour l’essentiel, cependant, tout ou presque se déroule dans ou à côté du camping-car, comme si tout se réduisait pour une grande partie à ces trois moments : rouler, trouver l’étape, aménager le lieu, y vivre, repartir. Il n’y a pas de quoi surprendre : témoigner d’une expérience en camping-car revient nécessairement à donner au véhicule une place de choix, voire à le transformer en quasi-personnage. Par ailleurs, le “nomadisme” est pour un sédentaire particulièrement défamiliarisant et les souvenirs qui sont en rapport avec lui s’inscriront avec une force particulière dans la mémoire – comme on retient de manière privilégiée tout ce qui sort de l’ordinaire et des usages communs. Enfin, le huis clos relatif que suppose l’adoption de ce type de vacances exacerbe évidemment les rapports humains (pour le meilleur ou pour le pire). La vie à quelques-uns dans un espace réduit (existe-t-il des camping-caristes solitaires en dehors de ceux qui, à l’instar de Depardon, poursuivent un projet particulier ou sacrifient à une passion exclusive ?) est une expérience extrême de la collectivité, mais d’une collectivité choisie et généralement constituée avant le départ (un couple, des familles amies chez Jablonka, des groupes soudés par des habitudes d’expéditions communes).
Peut-on généraliser et avancer l’idée que l’étape (comme lieu habité de manière éphémère) constitue l’essentiel du voyage ? La réponse est non si l’on considère qu’il est un simple camp de base. Mais, pour le randonneur qui se déplace de gîte en gîte38, la halte (appréciée en fonction de sa situation, de son confort, de ses occupants…) occupe une place considérable dans les impressions et souvenirs de voyage. De la même manière, le vacancier qui effectue des parcours en étoile ou se promène autour de son hôtel accordera une importance particulière aux charmes ou aux désagréments de sa résidence. Voici ce que Proust écrit dans une lettre de 1907 : « Ayant appris qu’il y avait, à Cabourg, un hôtel, le plus confortable de toute la côte, j’y suis allé. Depuis que je suis ici, je peux me lever et sortir tous les jours, ce qui ne m’était pas arrivé depuis six ans39. » On sait comment la fiction va s’emparer de cette donnée factuelle… et nous nous trouvons ici, par ailleurs, dans le cadre d’une villégiature – ce qui modifie évidemment les données du problème. Mais le camping-cariste est somme toute un villégiateur mobile qui parvient à concilier itinérance et sédentarité, qui goûte les plaisirs de la nouveauté sans trop s’exposer à l’imprévu – au moins en ce qui concerne son logement. Il dort dans son lit en changeant continuellement de place – ce qui est une expérience à bien des égards inouïe, pour les Occidentaux sédentaires que nous sommes. La stratégie de distinction, adoptée consciemment ou non par le camping-cariste, est prise dans le réseau des normes sociales qui ne sont en rien abolies lors des moments de loisir. Dans ou à côté de la maison roulante et de son espace confiné se déroulent « aventures de fortune et d’amour40 », ce qui en fait un espace sinon romanesque, du moins propice à une mise en intrigue. Le nomade occasionnel joue volontiers à l’explorateur, à l’apprenti ethnologue, au sociologue en herbe. Et c’est lors des étapes que ces parties se jouent.