Si, dans le célèbre roman de Senancour, « [q]uelques insectes sous l’herbe [et] un seul oiseau éloigné chant[ent] dans la chaleur du soir » au point d’emporter Obermann sur les ailes de leur envoûtante mélodie, c’est que ces derniers, depuis l’aube de la littérature, sont des virtuoses pour lesquels les arts n’ont guère répugné à battre le rappel. Dès lors, en dirigeant, et ce dans tous les sens du terme, Les Insectes et la Musique, Benjamin Lassauzet et Alain Montandon prennent l’audacieux parti de se focaliser sur un pan très précis de notre faune avec la douceur du scalpel. Cygnes et rossignols, dans cet ouvrage, sont au loin relégués en faveur de ces êtres qui bourdonnent et stridulent pour le plus grand plaisir de chercheurs aspirant à restaurer la visibilité de ceux que la conscience populaire, traditionnellement, tient pour de vulgaires nuisibles.
Le recueil, d’abord, mérite d’être envisagé dans sa linéarité au regard d’une densité qui, parce qu’elle couvre tous les genres, tous les domaines, toutes les époques, en assure la profonde cohérence
À cet égard, une première partie est consacrée à « La musique des insectes », nourrie d’indispensables considérations scientifiques et définitoires. Fanny Rybak, ainsi, se met « À l’écoute des insectes », adosse le répertoire à la taxinomie dans un développement qui ne saurait pourtant se réduire au catalogue. Effectivement, s’il revient aux origines biologiques et physiques du langage animal, le propos tend progressivement à interroger les « relations sociales » en jeu dans le verbe des insectes, de l’inaudible à l’assourdissant, et aboutit à une réflexion sur la manière dont ces interactions questionnent notre propre communauté. Par un effet de resserrement, Gabriella Gibson et Camille Noûs se focalisent par la suite sur « le cas de la communication acoustique des moustiques » et, là aussi, font d’une approche anatomique le point de départ d’une pensée interrogeant les liens étroits qui unissent l’homme et l’animal. Ici commence à être abordée la notion d’harmonie, incontournable au regard de la thématique de l’ouvrage, avant que ne la déplient davantage Alain Montandon et ses analyses consacrées aux « Paysages sonores ». L’auteur nous propose alors un parcours chronologique faisant revivre la voix de l’insecte, identifiant sa place en société depuis l’Antiquité jusqu’à Gide en passant par les plus grandes œuvres romantiques, et maintient l’efficacité de ce regard synoptique pour embrasser toutes les civilisations où prend forme ce « mélange de la musique humaine à celle des insectes » dont dépendent nos états d’âme, nos réminiscences, nos mélancolies, nos passions brusquement fondues dans le plain-chant du monde. De ce large panorama, Nicolas Darbon extrait Batouala, « catalogue zoologique » de René Maran, récit dans lequel les cris animaux sont parfaitement injectés dans la poétique et la trame romanesques. Une nouvelle fois, et il est fondamental de le répéter, « [l]es insectes prennent part à ce chant du monde » devant être entendu comme un appel aux responsabilités humaines. Finalement, cette première partie s’achève par le recours aux mythes à travers les analyses de l’éminente helléniste Christine Kossaifi soulignant volontiers la fécondité d’un univers que l’artiste, quoi qu’il compose, doit prendre le temps d’écouter. Plus largement, « [l]e chant, produit ou maîtrisé par les insectes, est […] un élément important de la création du monde, de la marche du temps, de l’organisation sociopolitique », et s’impose comme la révélation de « la présence diffuse du divin, dans son inquiétante étrangeté ». Abordé depuis sa forme physique jusqu’à sa matérialité transcendantale, l’insecte, sous nos yeux, multiplie les nombreuses chrysalides que n’ont de cesse de retisser les chercheurs.
Dans une deuxième partie, la perspective chronologique devient plus matricielle lorsque les auteurs se proposent d’étudier « Les insectes en musique : de la Renaissance à la musique métal », en intégrant à leurs analyses des domaines sur lesquels la critique ne s’aventure que plus rarement. Marie-Hortense Lacroix, pour commencer, rappelant que l’insecte apparaît au xviie siècle comme « un être doté d’une forte caractérisation morale », retrace sa présence dans l’œuvre de François Couperin. Forte de solfège et de musicologie, la plume procède à l’exégèse de plusieurs partitions qui, à bien des instants, prennent l’allure de fragments moralistes dans le prolongement des Fables. C’est ensuite l’inspiration de La Bruyère qui est suggérée dans les pages de Bertrand Porot conjuguant la précision de l’analyse musicale à une attention portée à cette « poétique de l’insecte en musique » traduite par des choix de procédés qui tous ont pour ambition de reproduire, autant que faire se peut, le battement d’une aile ou le bourdonnement d’un essaim. Cette mimésis, Benjamin Lassauzet la déplie par le biais de « L’humour entomologique musical » en associant rire et satire chez des artistes qui se servent d’insectes pour instruire les hommes et qui chargent leur propos, par la puissance du zoomorphisme, d’une dimension politique. C’est dans le sillage d’une telle approche que Damien Bonnec, en étudiant les liens entre Gervasoni et Dickinson, jette paradoxalement un coup de pied dans la fourmilière à partir du motif de l’abeille, « animal synecdotique » rendant possible, dans une perspective sociopoétique, l’efficace critique du capitalisme au moyen du symbole et de la métaphore. Les chapitres successifs, clairement, se rapprochent de plus en plus d’un lecteur qui découvrira les analyses très documentées de Camille F. Béra, attentive à la musique métal où l’insecte, s’il touchait au divin, rejoint plus volontiers les infernales ténèbres d’un monde en apparence déserté par l’harmonie. « Les insectes sont ici associés à la dissonance et à la folie », circulent à travers « diverses symboliques souvent profondément ancrées dans l’imaginaire collectif » qu’il incombe de renouveler par le truchement de ces études en rhizome.
Enfin, dans une troisième partie, Benjamin Lassauzet et Alain Montandon donnent la parole à plusieurs compositeurs, à commencer par François-Bernard Mâche rejoignant « ce culte poétique pour la voix d’un insecte ». Celui-ci, effectivement, adopte une posture spéculaire sur sa propre création, ce qui l’enclencha, la fit éclore, et se rappelle avoir intégré dès 1968 « quelques sons d’insectes dans [s]a musique ». Alain Louvier se montre lui aussi sensible à cette organisation chorale dans l’analyse de ses Envols d’écailles où se multiplient les complexes trajectoires de papillons qui ne suspendent leur vol que dans la préciosité de silences parfois jetés sur la page. Là, le récit autobiographique multipliant les retours mémoriels au « paradis perdu » se superpose à plusieurs partitions que le compositeur déplie avec l’efficacité du palimpseste. Puis, la compositrice japonaise Yumi Saïki, après avoir soigneusement déplié les formes que la musique peut revêtir afin de conférer aux insectes une place de choix, offre au lecteur certaines clefs de lecture pour appréhender sa propre œuvre, l’Entomophonie, fondée une nouvelle fois sur l’idée majeure qu’il est possible pour le musicien de reproduire l’émotion de ce qu’il a fugacement saisi dans le théâtre de la nature. Le lecteur découvrira en fin de volume l’impressionnant répertoire des œuvres des compositeurs ayant le chant de l’insecte pour thème et dont l’étonnante variété signale la richesse de l’imaginaire musical propre au monde des insectes, de l’abeille au taon.
Après avoir mis en évidence la colonne vertébrale d’un ouvrage résolument linéaire, nous aimerions déplier trois principales lignes de force qui se dégagent de ces analyses en ruche où les voix des critiques, tour à tour exprimées, vibrent à l’unisson.
En premier lieu, Les Insectes et la Musique interroge la possibilité de restituer, à l’échelle du texte ou de la mélodie, le cri de ces êtres qui ne se laissent guère aisément écouter. Si « la plupart des instruments de musique ressemblent à des insectes » (Montandon), « l’homme imite aussi les sons d’animaux dans la musique » (Darbon), et c’est sur ce point que les chercheurs s’accordent, parce que « [l]a poésie particulière du monde des insectes […] peut s’exprimer en musique comme en lettres » (Lacroix) à travers ces inspirations d’ordre entomologique au fondement de la création artistique. C’est pourquoi « devant le monde foisonnant de l’insecte, les compositeurs ont répondu par des procédés qui se définissent par leur variété » (Porot), par le recours à l’imitation (Béra), aux onomatopées, aux effets assonantiques et allitératifs (Saïki). Pour formuler les choses autrement, l’ouvrage met au jour cette interartialité par laquelle l’insecte brise son sous-verre, sa vitrine de musée, afin de s’égailler dans un recueil ou sur les planches d’un opéra.
En outre, le thème de l’émotion s’impose, dans Les Insectes et la Musique, comme une armure, au sens musical du terme, et comme une armature en ce que ces êtres qui confinent parfois à l’invisible nous offrent « tout un monde à explorer et à découvrir pour qui veut bien tendre l’oreille » (Lassauzet et Montandon). C’est pourquoi « [l]es humains, par différentes approches, scientifiques, naturalistes, poétiques, musicales, philosophiques… écoutent et observent les insectes, et tentent de comprendre comment ils se parlent, et ce qu’ils disent » (Rybak). De surcroît, « la musique trouve dans des sons précis une inspiration et un plaisir qui ne peuvent venir que du souvenir conscient ou inconscient de ces bruits d’insectes bien connus » (Montandon), des gisements profonds d’un sol mental qui ne demandent qu’à sortir de terre. Du locus amoenus (Kossaifi) aux plus sombres sphères de notre monde (Béra), mouches et fourmi se déplacent et permettent à chacun, par la force de son inspiration, de pilloter comme jadis le concevait Montaigne.
Enfin, les pages à l’étude témoignent d’une double ambition écologique et écopoétique inscrite dans l’« actuelle crise » (Lassauzet et Montandon) que nous traversons. Il nous appartient à cet égard de nous plonger au sein des « peuplades que la civilisation n’a pas encore dénaturées » (Kossaifi), de lutter contre « la fureur de nos siècles » (Lacroix) et la « silencieuse hécatombe » (Lassauzet) où la main humaine, trop souvent, fauche sans prévenir. L’ouvrage pousse ce bel appel au « respect que mérite la nature » (Mâche), « [a]lors, écoutons les insectes, leurs chants, leurs musiques, ce qu’ils disent sur eux-mêmes, et indirectement sur nous, et préservons leurs présences » (Rybak).
À l’aune de ces considérations, Les Insectes et la Musique est la promesse d’une lecture pleine de bruissements que nous proposent des auteurs ouvriers d’un lexique dont l’impressionnante richesse aspire à l’exhaustivité. Ne reste au lecteur qu’à se laisser porter par le mouvement d’une promenade où la beauté d’un ton, l’âpre son d’un cluster, l’étendue de la gamme et de la partition, rejouant avec ivresse les plus nobles antiennes de notre création.