Représentations sociales, fictions et complotisme : Une exploration des récits partagés

Social Representations, Fictions and Conspiracism: An Exploration of Shared Narratives

DOI : 10.52497/sociopoetiques.2205

Plan

Texte

J’aborde ici la question des représentations sociales et des croyances collectives du point de vue de la psychologie sociale, une discipline qui étudie les interactions entre les individus et leurs contextes sociaux. La psychologie sociale vise à comprendre comment les pensées, les émotions et les comportements sont influencés par la présence implicite ou explicite d’autrui1. Depuis plus de quinze ans, mes recherches portent sur la pensée sociale, en particulier sur les représentations sociales et les théories du complot. Ces dernières constituent un exemple frappant de croyances collectives où les récits d’événements sociaux sont réinterprétés à travers le prisme de la suspicion et de la manipulation. Ce texte s’inscrit dans la continuité des travaux que j’ai menés sur ces sujets et résonnera, c’est mon souhait, avec le thème du dossier de ce numéro de Sociopoétiques. Il s’agira d’examiner les grandes étapes de l’évolution de la théorie des représentations sociales, de Durkheim à Moscovici, avant d’aborder les enjeux contemporains de ces croyances. Une partie spécifique du texte explorera également comment la fiction sert de terrain fertile pour examiner les représentations sociales en fournissant un espace de réflexion sur les croyances collectives à travers des récits symboliques. Je conclurai en discutant de la relation entre les représentations sociales et les croyances conspirationnistes en montrant comment elles se renforcent mutuellement pour façonner la perception des événements dans la société contemporaine.

Dynamiques et transformations des croyances collectives

De Durkheim à Moscovici, les croyances en transformation

La théorie des représentations sociales, proposée par Serge Moscovici dans les années 19602, trouve son origine dans une réinterprétation des idées d’Émile Durkheim sur les représentations collectives (et individuelles). Durkheim avait en effet avancé l’idée que certaines formes de savoir et de connaissance, comme les religions ou les mythes, s’imposent à tous les membres d’une société, dépassant les pensées individuelles pour former des systèmes de croyances stables et collectifs. Pour Durkheim3, ces représentations collectives sont comme un langage dont aucun individu ne connaît tous les mots mais dont l’usage partagé permet au langage de fonctionner collectivement.

Moscovici s’appuie sur cette idée en introduisant des nuances importantes. Alors que Durkheim considérait les représentations collectives comme stables et immuables dans le temps, Moscovici estime que les représentations sociales sont beaucoup plus dynamiques et sujettes à des transformations, notamment à travers les interactions entre les groupes sociaux. En effet, Moscovici ne situe pas ces représentations au niveau de la société dans son ensemble, mais plutôt au sein de groupes sociaux qui se les approprient en fonction de leur histoire, de leurs normes et de leurs valeurs. Par exemple, dans le contexte d’une crise sanitaire ou politique, différents groupes peuvent développer des représentations distinctes d’un même phénomène en fonction de leurs préoccupations spécifiques. Cela met en évidence la nature fluide et évolutive des représentations sociales.

Dans son ouvrage fondateur La Psychanalyse, son image et son public (1961), Moscovici a illustré comment les représentations sociales naissent et évoluent dans le cadre des communications entre individus et groupes. Il a observé comment la psychanalyse, discipline encore marginale à l’époque, s’était transformée en une représentation sociale, accessible au grand public via des simplifications et des métaphores partagées. Cela l’a conduit à formuler deux processus fondamentaux dans la construction des représentations sociales : l’objectivation et l’ancrage. L’objectivation consiste à rendre concrètes des idées abstraites par des métaphores ou des images mentales, tandis que l’ancrage permet de lier ces nouvelles idées à des croyances, idéologies et normes préexistantes au sein du groupe social.

Moscovici explique également que la formation des représentations sociales est facilitée par certains contextes spécifiques. Il identifie trois éléments clés caractéristiques de ces contextes : la dispersion de l’information, la pression à l’inférence et la focalisation des groupes sociaux. La dispersion de l’information se produit lorsqu’un événement inattendu ou une crise survient, comme l’émergence d’une nouvelle maladie. Différents acteurs – journalistes, experts, politiques – diffusent alors une multitude d’informations souvent contradictoires, laissant les individus dans un état de perplexité. Cette situation entraîne une pression à l’inférence, où les individus, confrontés à l’incertitude, cherchent activement à comprendre et à donner un sens à l’événement. Enfin, Moscovici observe que cette recherche de sens se fait au sein de groupes sociaux spécifiques, chaque groupe se concentrant sur les aspects de la situation qui lui importent le plus en fonction de ses intérêts et de ses préoccupations.

Ainsi, les premières considérations théoriques de Moscovici jettent les bases d’une compréhension des représentations sociales en tant que systèmes dynamiques et évolutifs façonnés par les interactions sociales, où l’ancrage dans des cadres préexistants et l’objectivation de nouvelles idées jouent un rôle clé. Elles permettent d’expliquer comment un phénomène peut être interprété différemment par divers groupes sociaux et comment ces interprétations influencent les croyances collectives, les conduites individuelles et les pratiques sociales.

L’évolution des représentations sociales après Moscovici

Suite à l’introduction de la théorie par Serge Moscovici, plusieurs chercheurs ont approfondi et élargi le concept de représentation sociale, notamment en examinant comment ces représentations émergent et évoluent au sein des groupes sociaux4. Moscovici a proposé une approche sociogénétique des représentations sociales, visant à décrire non seulement leur contenu mais aussi leur genèse à travers les interactions entre les individus et les groupes sociaux. Ce processus d’émergence se déroule dans des contextes où la communication joue un rôle fondamental et où les individus sont confrontés à des événements ou des phénomènes nouveaux, suscitant des interrogations et des échanges au sein des groupes sociaux. L’une des principales avancées a été réalisée par Denise Jodelet, qui a démontré que les représentations sociales ne se limitent pas à des processus cognitifs, mais qu’elles sont également imprégnées de valeurs culturelles et émotionnelles. Jodelet a mis en évidence la dimension affective des représentations sociales, notamment dans le cadre des pratiques sociales où croyances et émotions se combinent pour façonner la perception des événements sociaux5.

Moscovici, dans sa théorie, a également souligné l’importance de la dispersion de l’information dans l’émergence des représentations sociales. Lorsqu’un phénomène nouveau ou inattendu survient, comme une crise sanitaire, on assiste à une surcharge d’informations, différents acteurs diffusant des informations contradictoires ou partielles. Cette diffusion d’informations provenant de sources multiples (journalistes, chercheurs, citoyens) génère souvent un sentiment de perplexité chez les individus, qui sont confrontés à des informations complexes, voire contradictoires. Ce phénomène a été observé lors de la pandémie de Covid-19, où les informations sur le virus, sa propagation et ses conséquences variaient fortement d’une source à l’autre, entraînant une confusion initiale au sein de la population.

Ensuite, la pression à la déduction devient un facteur central. Face à ce flux d’informations dispersées, les individus sont encouragés à chercher des explications, à émettre des hypothèses et à valider leurs idées en discutant avec leurs cercles sociaux. Cela reflète une dynamique propre aux groupes sociaux, où les individus tentent de donner un sens à l’incertitude en s’appuyant sur les valeurs, les normes et les croyances partagées au sein de leur groupe. C’est ce processus d’inférence qui peut conduire à des schémas de pensée collective et parfois même à la propagation de croyances erronées ou de rumeurs. Enfin, le phénomène de focalisation du groupe, observé par Moscovici, montre comment différents groupes peuvent se concentrer sur des aspects spécifiques d’un même phénomène, en fonction de leurs préoccupations.

De son côté, Willem Doise a ajouté une dimension structurelle à la théorie en soulignant le rôle des relations de pouvoir dans la formation et la transformation des représentations sociales6. Les représentations ne sont pas seulement des outils cognitifs ; elles sont également utilisées pour légitimer les hiérarchies sociales ou renforcer les inégalités. Ceci est particulièrement évident dans le discours politique et les débats publics, où les représentations sociales sont mobilisées pour soutenir des positions idéologiques et structurer les interactions entre les groupes.

Jean-Claude Abric, quant à lui, a contribué à enrichir la théorie en introduisant la distinction entre le noyau central et les éléments périphériques dans les représentations sociales7. Selon Abric, les représentations sociales se structurent autour d’un noyau central, composé des éléments les plus consensuels et symboliques, et d’une périphérie plus souple, qui comprend des éléments plus concrets et individualisés. Cette distinction permet de comprendre comment les représentations peuvent rester stables dans le temps, grâce à la force du noyau central, tout en s’adaptant aux changements sociaux grâce aux éléments périphériques. En effet, l’évolution des représentations sociales passe souvent par les éléments périphériques, qui peuvent évoluer en fonction des transformations sociales, alors que le noyau central reste plus stable et résistant aux changements majeurs.

Défis actuels posés par les représentations sociales et les croyances collectives

Les débats actuels autour de la théorie des représentations sociales portent sur plusieurs aspects, notamment sur la manière dont ces représentations évoluent dans un contexte social de plus en plus complexe et interconnecté. Moscovici a souligné que les représentations sociales émergent dans des contextes où l’incertitude, alimentée par la diffusion massive d’informations, pousse les individus à chercher du sens à partir de leurs croyances et des préoccupations spécifiques de leurs groupes sociaux. Dans le monde moderne, marqué par l’accélération des échanges d’informations, notamment à travers les médias sociaux, ces processus deviennent encore plus visibles et amplifiés.

À l’heure actuelle, l’un des principaux débats concerne la capacité des représentations sociales à s’adapter à de nouveaux environnements, où la communication est instantanée et globale. Les médias sociaux, en particulier, sont devenus des lieux privilégiés pour l’émergence et la diffusion des représentations sociales. Contrairement aux espaces traditionnels de délibération, tels que les cafés ou les marchés, ces plateformes numériques rassemblent des individus souvent anonymes et d’origines très diverses. Cela crée des environnements où les représentations sociales peuvent se propager plus rapidement et se polariser davantage. Le récent débat autour de la commercialisation des véhicules électriques, par exemple, a mis en lumière des représentations divergentes. Certains considèrent les véhicules électriques comme essentiels pour lutter contre le changement climatique et comme un symbole de progrès technologique, tandis que d’autres les perçoivent comme peu pratiques ou élitistes, soulignant le fossé économique. Ce type de débat illustre comment des groupes sociaux en ligne peuvent développer des représentations concurrentes autour d’un même objet sur la base de valeurs et d’intérêts différents.

Par ailleurs, les représentations sociales sont de plus en plus influencées par les dynamiques des rapports de force et de pouvoir. Comme le montrent les débats sur les mesures environnementales dans certains forums en ligne, les mêmes faits peuvent être interprétés de manière radicalement différente en fonction des valeurs et des objectifs des groupes sociaux. Dans un forum, les initiatives pour réduire les émissions de carbone peuvent être vues comme des efforts essentiels pour combattre le changement climatique, tandis que dans un autre, elles sont critiquées comme des entraves économiques inutiles qui nuisent aux entreprises. Cela souligne l’importance des relations de pouvoir dans la formation et la transformation des représentations sociales, un aspect que Willem Doise avait déjà mis en évidence en soulignant que ces représentations sont souvent mobilisées pour légitimer les hiérarchies sociales ou renforcer les inégalités.

Un autre débat porte sur la structure interne des représentations sociales, notamment sur la distinction entre noyau central et éléments périphériques proposée par Jean-Claude Abric. Si cette distinction permet de comprendre la relative stabilité des représentations sociales dans le temps, certains chercheurs, comme Pascal Moliner, ont remis en cause la rigidité de cette séparation. Pascal Moliner suggère que les interactions entre le noyau central et les éléments périphériques peuvent être plus fluides qu’on ne le pensait auparavant et que, dans certains contextes, des changements dans les éléments périphériques peuvent affecter le noyau central lui-même. Ce débat a conduit à une réflexion plus approfondie sur les processus de changement dans les représentations sociales et sur les conditions dans lesquelles ces transformations peuvent se produire.

Enfin, les débats actuels portent également sur la relation entre les représentations sociales et les croyances populaires. Moscovici avait déjà souligné que les représentations sociales ne sont pas simplement des reflets de la réalité, mais des constructions sociales qui permettent aux individus de gérer l’incertitude. Avec la prolifération des fausses informations et des théories du complot sur les plateformes numériques, cet aspect prend une grande importance. La théorie des représentations sociales fournit donc un cadre précieux pour comprendre comment les croyances, même erronées, peuvent se répandre rapidement et s’enraciner dans les groupes sociaux, en particulier lorsque l’information est dispersée et que les individus cherchent à réduire l’incertitude en s’appuyant sur des récits simplifiés ou des métaphores (cf. partie 3).

Fiction et exploration des croyances sociales

La fiction, un terrain d’exploration des représentations sociales

Les représentations sociales jouent un rôle crucial dans la création littéraire en influençant les auteurs dans leur manière de construire des réalités fictives qui résonnent avec les perceptions et les croyances collectives de la société. En tant que produit culturel, la fiction reflète les normes, les valeurs et les structures sociales dominantes, ce qui permet aux auteurs d’explorer et parfois de remettre en question ces représentations à travers leurs récits. Selon Moscovici, la fiction sert à tester les théories sociales dans un cadre imaginaire tout en permettant d’observer les dynamiques sociales réelles8. Ce processus se manifeste dans la narration de la vie sociale, où les personnages et les intrigues deviennent des vecteurs d’interprétation des comportements et des relations humaines.

La littérature, comme le souligne Proust dans À la recherche du temps perdu, ne se contente pas de représenter la réalité sociale, elle la modifie en l’interprétant à travers les prismes des représentations partagées au sein des groupes sociaux9. Par l’écriture, l’auteur capte les tensions et les contradictions sociales et les transforme en récits symboliques, offrant ainsi une analyse profonde des comportements humains. En ce sens, les œuvres littéraires agissent comme des « protocoles d’observation » selon Moscovici10, où les auteurs incarnent les débats sociaux à travers des personnages et des intrigues qui reflètent les luttes pour la reconnaissance, le pouvoir ou l’appartenance.

Les représentations sociales influencent également la manière dont les auteurs manipulent les symboles et les archétypes pour donner une forme concrète à des concepts abstraits. Par exemple, la représentation de la famille, du pouvoir ou de la marginalisation est souvent véhiculée par des personnages qui incarnent les attentes et les croyances sociales. Ces personnages deviennent des médiateurs entre la réalité sociale et l’imaginaire collectif. Cette idée est renforcée par les études contemporaines sur l’organisation narrative des représentations sociales dans la littérature, qui montrent comment les textes littéraires structurent les significations collectives et fournissent aux lecteurs des modèles d’interprétation11.

Les représentations sociales fournissent donc aux auteurs une structure narrative dans laquelle ils peuvent ancrer leurs histoires, mais elles offrent également un terrain fertile pour la critique sociale. La fiction devient ainsi un espace où les représentations sociales sont non seulement reflétées mais aussi contestées et transformées, permettant aux lecteurs de reconsidérer leurs propres croyances à travers les récits qu’ils consomment.

Genres littéraires et exploration des croyances collectives

Les représentations sociales sont particulièrement influentes dans les genres littéraires tels que la dystopie et la fiction historique, car ces genres se prêtent à l’exploration des peurs, des espoirs et des croyances collectives d’une société à des moments précis. Dans les œuvres dystopiques, les auteurs capturent souvent les angoisses de la société, en particulier celles liées aux crises politiques, économiques et environnementales, en extrapolant des scénarios extrêmes où les représentations sociales sont poussées à leurs limites. Ces œuvres reflètent les projections collectives de ce que la société pourrait devenir si certaines tendances actuelles étaient poussées à l’extrême. Elles dépeignent des sociétés imaginaires qui, bien que fictives, servent de miroir aux représentations sociales contemporaines. Comme le soulignent Contarello et al.12, la littérature permet d’examiner les processus psychosociaux dans des contextes imaginaires profondément ancrés dans les préoccupations réelles de la société.

Les romans dystopiques comme 1984 de George Orwell ou Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, par exemple, dépeignent des sociétés où les représentations sociales de l’autorité, du contrôle et de la liberté sont réinterprétées à la lumière des craintes collectives suscitées par les régimes totalitaires. Ces œuvres fonctionnent comme des avertissements, où les représentations sociales de la démocratie et de la liberté sont testées dans des systèmes fictifs qui exploitent les peurs profondes liées à la perte de ces idéaux. Ces romans s’appuient sur des éléments de la pensée collective de leur époque tout en explorant des scénarios dans lesquels ces croyances pourraient être déformées ou manipulées.

Dans le genre du roman historique, les représentations sociales jouent également un rôle clé dans la construction de la mémoire collective. Les romans historiques, en recréant des événements passés, ne se contentent pas de les représenter fidèlement mais les recontextualisent à travers des préoccupations contemporaines. Comme l’explique l’analyse de la littérature française de Chombart de Lauwe13, ces œuvres offrent une réflexion sur la manière dont les représentations sociales évoluent et se transmettent dans le temps, en fonction des changements sociaux et culturels. Les représentations de personnages historiques ou d’événements majeurs sont souvent transformées pour répondre aux besoins idéologiques et identitaires des sociétés modernes. Les romans historiques sur la Révolution française ou les guerres mondiales, par exemple, mettent en avant certaines représentations de la nation, de la résistance ou du sacrifice qui s’enracinent dans des valeurs collectives dominantes mais qui peuvent aussi être réévaluées et redéfinies à chaque nouvelle œuvre. Ainsi, qu’il s’agisse d’œuvres dystopiques ou historiques, la littérature sert de terrain d’expérimentation des représentations sociales, permettant aux auteurs et aux lecteurs d’explorer, d’évaluer et de reconfigurer les croyances collectives qui structurent leur compréhension du monde social.

L’impact des représentations sociales sur la perception des lecteurs

Les représentations sociales qui informent la littérature ont également une influence importante sur les perceptions et les attitudes des lecteurs. La lecture, en tant qu’acte social, n’est pas seulement une forme de divertissement ou d’échange passif d’informations ; elle participe activement à la construction de croyances et d’attitudes collectives. Comme le souligne Moscovici, les représentations sociales façonnent la manière dont les individus interprètent le monde, et la littérature, en tant que vecteur de diffusion de ces représentations, joue un rôle crucial dans la reproduction ou la transformation des normes sociales14. À travers les récits, les lecteurs sont exposés à des visions du monde qui peuvent confirmer, transformer ou remettre en question leurs propres représentations.

La façon dont les lecteurs perçoivent et interprètent les événements, les personnages et les intrigues est influencée par les représentations sociales qui circulent dans la société et par celles qui sont renforcées ou contestées dans les œuvres littéraires. Par exemple, les représentations de la famille, du genre ou de la classe sociale, omniprésentes dans la littérature, contribuent à façonner les perceptions des lecteurs sur ces sujets. Les récits peuvent renforcer les stéréotypes ou, au contraire, offrir de nouvelles perspectives qui incitent les lecteurs à repenser leurs attitudes. Comme le montre l’analyse de Chombart de Lauwe, les représentations sociales agissent comme des cadres d’interprétation qui permettent aux lecteurs de comprendre et de juger les réalités sociales décrites dans les œuvres15.

De plus, les récits littéraires ont la capacité de susciter une identification émotionnelle chez les lecteurs, ce qui intensifie l’impact des représentations sociales sur leurs attitudes. L’attachement aux personnages ou l’immersion dans l’intrigue incite le lecteur à ressentir plus intensément les conflits, les dilemmes ou les injustices vécus par les personnages. Cette identification peut influencer les perceptions du lecteur à long terme. Dans les romans traitant de la justice sociale ou de l’injustice, par exemple, les lecteurs peuvent être amenés à redéfinir leurs propres notions de ces concepts après les avoir vécus par procuration à travers les personnages.

Les œuvres littéraires, qu’elles renforcent les représentations dominantes ou qu’elles s’y opposent, peuvent donc avoir un impact significatif sur les attitudes sociales en tant que vecteurs de diffusion de croyances collectives. Elles offrent aux lecteurs des espaces de réflexion où les représentations sociales peuvent être remises en question, réinterprétées ou validées, en fonction de leurs propres expériences et du contexte socioculturel dans lequel elles évoluent. Comme le souligne Moscovici, ces récits agissent non seulement sur le plan cognitif, mais aussi sur le plan émotionnel, en façonnant la manière dont les lecteurs perçoivent le monde social qui les entoure. Cette dynamique complexe entre littérature et représentations sociales nous amène à explorer un autre domaine où les représentations jouent un rôle crucial, mais souvent controversé : le complotisme. En effet, tout comme les récits littéraires façonnent nos perceptions, les théories du complot utilisent des narrations puissantes pour influencer la manière dont les événements sont interprétés au sein de la société.

Le rôle des représentations sociales dans le complotisme

Définition et mécanismes de ces récits explicatifs particuliers

Les théories du complot sont des croyances selon lesquelles certains événements sociaux, souvent perçus comme menaçants ou déstabilisants, seraient le résultat d’actions secrètes orchestrées par des groupes puissants et malveillants16. Comme le souligne Moscovici en 200617, ces théories sont loin d’être marginales ou anecdotiques ; elles relèvent d’une « mentalité conspirationniste » profondément ancrée dans les représentations sociales. Selon lui, les théories du complot s’inscrivent dans une logique contrefactuelle qui permet de réécrire l’histoire ou de proposer une alternative à la réalité perçue : « Que se serait-il passé si Lindbergh avait été élu président des États-Unis ? » Cette approche de la réalité modifiée, où les faits sont réinterprétés à travers un prisme de suspicion, est au cœur des théories du complot, où chaque événement trouve une explication secrète.

Les mécanismes des théories du complot reposent ainsi sur plusieurs processus cognitifs et sociaux. Tout d’abord, comme le mentionne Moscovici, elles sont alimentées par des « rumeurs » et des récits qui se propagent dans les médias et les sphères sociales18. Cependant, ces rumeurs ne sont pas des fabrications anodines : elles s’appuient sur des représentations sociales déjà présentes, souvent liées à des groupes minoritaires ou perçus comme détenant un pouvoir caché, tels que les francs-maçons ou les juifs19. Ce processus de diffusion s’appuie également sur l’idée que « rien n’arrive par hasard » et que « rien n’est comme il semble20 ». Ces deux principes sont au cœur des croyances conspirationnistes, qui perçoivent des intentions cachées derrière chaque événement et considèrent les apparences comme systématiquement trompeuses.

Les théories du complot exploitent également le mécanisme de l’objectivation, en transformant des idées abstraites telles que la manipulation de masse ou le contrôle mondial en récits concrets et accessibles. Ces récits, renforcés par des images symboliques et un discours simplifié, permettent aux individus d’assimiler des concepts complexes à des réalités plus tangibles. L’utilisation du secret et du mystère est omniprésente dans ces représentations et Moscovici parle même d’une « interdiction de savoir21 », soulignant l’attrait des théories du complot pour ceux qui cherchent à découvrir des vérités cachées.

Ainsi, les mécanismes des théories du complot s’appuient sur les dynamiques de représentation sociale existantes, amplifiant les peurs collectives et proposant des récits qui répondent à des besoins cognitifs et émotionnels. Ces croyances permettent aux individus de réintroduire du sens dans les situations d’incertitude en attribuant des causes simples et cohérentes à des événements souvent complexes et déstabilisants.

Représentations sociales et croyances complotistes

Les représentations sociales et les croyances conspirationnistes entretiennent donc une relation réciproque où chacune nourrit l’autre. Selon Moscovici, les représentations sociales liées aux théories du complot sont « par essence des productions sociales, plutôt que des fantasmes d’esprits malades individuels22 ». Cela signifie que les croyances conspirationnistes découlent d’un ensemble collectif de valeurs et de perceptions partagées au sein de la société. Elles ne sont pas uniquement le résultat de troubles psychologiques individuels mais le produit d’un contexte social où certaines représentations sont prédominantes. Par exemple, des récits récurrents de domination ou de persécution peuvent façonner les perceptions d’un groupe et faciliter l’émergence de croyances conspirationnistes visant des minorités ou des élites perçues comme menaçantes.

Les croyances conspirationnistes se nourrissent souvent de représentations sociales existantes, réinterprétant des événements complexes à travers des récits de manipulation et de tromperie. Moscovici souligne que ces représentations sont basées sur des « thèmes récurrents » tels que le secret, la manipulation et le contrôle23. Elles créent un cadre explicatif où chaque événement est lié à un vaste réseau de supposées conspirations. Les représentations sociales constituent donc un terrain fertile pour l’ancrage de ces croyances car elles offrent des explications simples et cohérentes à des phénomènes complexes, souvent en lien avec des événements marquants comme les crises économiques ou les attentats terroristes.

Ces représentations sociales ne sont pas statiques : elles sont continuellement reformulées par les interactions sociales, en particulier par les médias. Moscovici explique que la prolifération des médias, et notamment des récits médiatiques autour des théories du complot, favorise la diffusion de ces croyances en augmentant leur visibilité. Il note que « les médias ravissent le public avec des idées et des croyances qu’ils cherchent ardemment à légitimer24 » ce qui démontre l’impact des représentations véhiculées par les médias dans la diffusion des théories du complot. En proposant des explications rassurantes ou en attisant les peurs, ces récits médiatiques transforment des événements complexes en histoires simples, renforçant ainsi les croyances conspirationnistes au sein du public.

En retour, ces croyances conspirationnistes modifient les représentations sociales, exacerbant les perceptions de méfiance à l’égard des institutions, des minorités ou des élites. Les théories du complot permettent ainsi à certains groupes de se considérer comme les « victimes » d’une conspiration globale, renforçant ainsi une vision manichéenne du monde où les groupes extérieurs sont perçus comme des ennemis cachés. Moscovici décrit cette dynamique comme une forme de « logique contrefactuelle » où les théories du complot offrent une réécriture du passé et du présent à travers des récits alternatifs25.

Ainsi, les croyances conspirationnistes et les représentations sociales interagissent pour façonner une vision du monde dans laquelle les événements sont interprétés selon une logique de manipulation cachée. Une fois diffusées, ces représentations modifient les perceptions collectives et amplifient les divisions sociales, renforçant les peurs et la méfiance à l’égard des groupes perçus comme « responsables » des crises et des catastrophes.

Les représentations sociales, concept clé de la psychologie sociale développé par Serge Moscovici, jouent un rôle fondamental dans la compréhension des dynamiques culturelles, politiques et littéraires. Elles agissent comme des cadres cognitifs partagés au sein des groupes sociaux, permettant d’interpréter des réalités complexes en fonction des valeurs, normes et croyances dominantes. En littérature, ces représentations influencent à la fois la création des œuvres par les auteurs et leur réception par les lecteurs. La fiction devient ainsi un espace d’exploration des représentations sociales – qu’il s’agisse de la famille, du pouvoir ou de la mémoire historique – et propose de les renforcer ou de les remettre en cause.

Ces mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans les narrations conspirationnistes, qui exploitent la dynamique des représentations sociales pour fournir des explications simplistes et souvent trompeuses à des événements complexes. Les théories du complot sont ancrées dans des processus d’ancrage et d’objectivation où les peurs collectives et les stéréotypes préexistants sont transformés en récits concrets et facilement diffusables. Les représentations sociales fournissent ainsi un cadre au sein duquel les croyances conspirationnistes peuvent se développer et se légitimer. En retour, ces croyances façonnent et modifient les représentations sociales elles-mêmes, exacerbant les perceptions de méfiance à l’égard des institutions et polarisant les visions du monde. Grâce à la couverture médiatique croissante des théories du complot, ces représentations sont renforcées et diffusées à grande échelle, amplifiant les divisions sociales.

Bien que souvent considérées comme irrationnelles, les croyances conspirationnistes sont, comme le souligne l’analyse de Moscovici en 2006, profondément articulées à des dynamiques sociales et collectives, ce qui les rend puissantes et persistantes. La théorie des représentations sociales, en expliquant comment ces croyances s’enracinent et se diffusent, reste ainsi un outil essentiel pour comprendre les processus de la pensée collective dans notre société contemporaine.

1 Sylvain Delouvée et Pascal Wagner-Egger (dir.), Psychologie sociale, Paris, Dunod, 2022.

2 Serge Moscovici, La Psychanalyse, son image et son public, Paris, Presses universitaires de France, 1961.

3 Émile Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », Revue de Métaphysique et de Morale, tome 6, 1898, p. 273-302.

4 Voir Grégory Lo Monaco, Sylvain Delouvée et Patrick Rateau (dir.), Les Représentations sociales, Bruxelles, DeBoeck, « Ouvertures psychologiques »

5 Denise Jodelet, Folies et représentations sociales, Paris, Presses universitaires de France, 1989.

6 Willem Doise, « Les représentations sociales : définition d’un concept », in L’Étude des représentations sociales, Willem Doise et Augusto Palmonari

7 Jean-Claude Abric, Coopération, compétition et représentations sociales, Cousset, DelVal, 1987.

8 Serge Moscovici, « The Dreyfus Affair, Proust, and Social Psychology », Social Research, vol 53, no 1, 1986, p. 23-56 [En ligne] URL : http://www.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Alberta Contarello, Ilaria Marini, Alesso Nessini et Gaia Ricci, « Social Representations of Ageing Between Social Psychology and Literature »

12 Ibid.

13 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l’agglomération parisienne, Paris, Presses universitaires de France, 1952.

14 Serge Moscovici, « The Dreyfus Affair, Proust, and Social psychology », art. cit.

15 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l'agglomération parisienne, op. cit.

16 Voir Sebastian Dieguez et Sylvain Delouvée, Le Complotisme. Cognition, culture, société, Bruxelles, Mardaga, 2021.

17 En 2006, pour la 8e Conférence internationale sur les Représentations sociales qui se tenait à Rome, Serge Moscovici devait présenter une

18 Serge Moscovici, « Réflexions sur la popularité des conspiracy mentalities », art. cit.

19 Ibid., p. 2.

20 Ibid., p. 3.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 4.

23 Ibid.

24 Ibid., p. 3.

25 Ibid., p. 2.

Notes

1 Sylvain Delouvée et Pascal Wagner-Egger (dir.), Psychologie sociale, Paris, Dunod, 2022.

2 Serge Moscovici, La Psychanalyse, son image et son public, Paris, Presses universitaires de France, 1961.

3 Émile Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », Revue de Métaphysique et de Morale, tome 6, 1898, p. 273-302.

4 Voir Grégory Lo Monaco, Sylvain Delouvée et Patrick Rateau (dir.), Les Représentations sociales, Bruxelles, DeBoeck, « Ouvertures psychologiques », 2016.

5 Denise Jodelet, Folies et représentations sociales, Paris, Presses universitaires de France, 1989.

6 Willem Doise, « Les représentations sociales : définition d’un concept », in L’Étude des représentations sociales, Willem Doise et Augusto Palmonari (dir.), Neuchâtel/Paris, Delachaux et Niestlé, 1986, p. 81-94.

7 Jean-Claude Abric, Coopération, compétition et représentations sociales, Cousset, DelVal, 1987.

8 Serge Moscovici, « The Dreyfus Affair, Proust, and Social Psychology », Social Research, vol 53, no 1, 1986, p. 23-56 [En ligne] URL : http://www.jstor.org/stable/40970404.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Alberta Contarello, Ilaria Marini, Alesso Nessini et Gaia Ricci, « Social Representations of Ageing Between Social Psychology and Literature », Psicologia & Sociedade, vol. 23, n° 1, 2011, p. 171-180.

12 Ibid.

13 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l’agglomération parisienne, Paris, Presses universitaires de France, 1952.

14 Serge Moscovici, « The Dreyfus Affair, Proust, and Social psychology », art. cit.

15 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l'agglomération parisienne, op. cit.

16 Voir Sebastian Dieguez et Sylvain Delouvée, Le Complotisme. Cognition, culture, société, Bruxelles, Mardaga, 2021.

17 En 2006, pour la 8e Conférence internationale sur les Représentations sociales qui se tenait à Rome, Serge Moscovici devait présenter une conférence intitulée « Réflexions sur la popularité des conspiracy mentalities ». Il est finalement absent du colloque, son texte est distribué ; c’est ce dernier qui est ici convoqué. En 2020, à l’initiative d’Olivier Klein, une traduction en anglais est effectuée par un collectif de chercheuses et chercheurs en psychologie sociale pour une publication dans la Revue internationale de Psychologie sociale : Serge Moscovici, « Reflections on the Popularity of ‘Conspiracy Mentalities’ », International Review of Social Psychology, vol. 33, no 1, p. 9, 2020 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.5334/irsp.432.

18 Serge Moscovici, « Réflexions sur la popularité des conspiracy mentalities », art. cit.

19 Ibid., p. 2.

20 Ibid., p. 3.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 4.

23 Ibid.

24 Ibid., p. 3.

25 Ibid., p. 2.

Citer cet article

Référence électronique

Sylvain DELOUVÉE, « Représentations sociales, fictions et complotisme : Une exploration des récits partagés », Sociopoétiques [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 14 octobre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2205

Auteur

Sylvain DELOUVÉE

LP3C, Université Rennes 2

Droits d'auteur

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