L’histoire de l’alimentation est un domaine qui connaît actuellement un grand développement, l’étude de la place de la nourriture et des modalités de sa consommation s’ouvrant sur des champs d’investigation variés, économique, politique, social, mais aussi religieux.
L’ouvrage de Dimitri Tilloi-D’Ambrosi, L’Empire romain… par le menu, examine la question de la nourriture chez les Romains d’un point de vue d’historien en traitant d’abord des produits et de leur préparation, puis du repas et de ses rituels et enfin de la digestion et de la diététique, en mettant en lumière les écarts par rapport à nos propres pratiques de manière à mieux cerner les usages et les mentalités antiques.
L’auteur montre l’intérêt que les élites mettaient dans des « stratégies de distinction » (p. 30) par le choix des meilleurs produits et de mets rares car provenant souvent de lointaines contrées. Les tessons du Monte Testaccio à Rome sont là pour témoigner de la diversité et de la chronologie des échanges, tout comme Aelius Aristide montre au IIe siècle dans son Éloge de Rome (10-11) que la capitale de l’empire est conçue comme le centre où affluent toutes les productions locales du monde. Les aliments principaux sont constitués de la triade méditerranéenne – blé, vigne, olive –, à laquelle s’ajoutent des légumes cultivés (choux, navets…) et des fruits frais ou secs ; les aliments sont des « marqueurs socio-culturels » et certains, comme l’orge et les fèves sont considérés comme une nourriture pour le peuple. Si la consommation de viande se développe, elle tient moins de place que les céréales et les légumes. Pour effacer le stade de barbarie auquel renvoie la consommation de viande animale, on la cuit beaucoup. La viande de porc est la plus consommée, mais c’est aussi, à la différence de l’époque actuelle, la plus chère et l’on prise moins qu’aujourd’hui la viande de bœuf. Le gibier est particulièrement apprécié. Mais l’aliment le plus prestigieux est le poisson depuis que les Romains ont étendu leur domination sur la mer Méditerranée et se sont ouverts aux raffinements culinaires grecs. La gastronomie romaine vient, en effet, en grande part du monde grec. Le garum, sauce qui accompagnait bien des plats et était exportée sur une grande échelle, est, selon Dimitri Tilloi-D’Ambrosi, « probablement l’exemple le plus probant d’une romanisation des pratiques alimentaires dans l’Empire » (p. 54), mais il convient de rappeler que Jacques André, dans son très précieux ouvrage L’Alimentation et la cuisine à Rome (1961), en a rappelé l’origine grecque. Le vin est aussi l’objet d’un transfert culturel. Mais Rome n’impose pas son modèle alimentaire et les catégories populaires des provinces conservent globalement leur alimentation traditionnelle. La nourriture variait bien évidemment en fonction des catégories sociales et l’alimentation du peuple était beaucoup moins diversifiée que celle des élites.
Quant à la gastronomie, si Apicius représente à nos yeux la cuisine romaine, l’ouvrage que nous connaissons sous son nom, le De re coquinaria, est une compilation qui, plus que le reflet de la réalité, représente comme « un idéal de haute cuisine » (p. 59). Les Romains aiment les saveurs opposées et ajoutent beaucoup de condiments à leurs aliments, qu’ils ne consomment pas nature. Dimitri Tilloi-D’Ambrosi suit l’analyse de Tacite (Annales, III, 54) qui place l’apogée de la gastronomie romaine entre la bataille d’Actium (31 av. J.-C.) et le règne de Galba (68-69) en citant un extrait du discours où l’historien fait dire à l’empereur Tibère que ce sont les victoires de Rome qui ont conduit à toutes ces dépenses ; mais Dimitri Tilloi-D’Ambrosi (p. 58), par une lecture trop rapide du passage, attribue faussement à Tibère une réflexion qui vient après le discours de Tibère et est le fait de Tacite, puisqu’il y est question de Galba, qui régnera de façon éphémère seulement une trentaine d’années après la mort de Tibère. Si le peuple fréquentant les gargotes (cauponae et popinae) n’a guère accès aux raffinements culinaires, l’art de la cuisine est enseigné dans des écoles, les cuisiniers de l’empereur sont organisés en une sorte de corporation, le « collège des cuisiniers de César » et le personnage du cuisinier est présent dans de nombreuses œuvres littéraires.
C’est la dimension sociale du repas principal, la cena, comme pratique de la civilité qui est ensuite analysée. Le repas obéit à tout un rituel qui commence au bain, où sont souvent lancées des invitations à dîner (cf., par exemple, les Épigrammes de Martial), invitations qui peuvent aussi se faire par courrier (cf. les tablettes de Vindolanda). L’auteur évoque ensuite le cadre du repas : d’abord l’atrium, avant que n’apparaisse un lieu spécifique, le triclinium, avec des lits d’abord disposés en U, puis en demi-cercle, sans oublier les salles à manger impériales, comme celle de Néron dans la Domus aurea, que Suétone décrit comme dotée d’un plafond tournant sur lui-même à l’imitation de la voûte céleste (Suétone, Néron, 31), dont les archéologues ont retrouvé récemment des vestiges, triclinium donnant une image de la dimension cosmique du pouvoir impérial.
Sont envisagées ensuite les normes sociales du repas, où les femmes sont admises à la différence de la Grèce et, où, contrairement à des idées reçues, des limites sont fixées pour ne pas faire d’excès de nourriture ou de boisson, car le banquet est « aussi un lieu où l’on se distingue par ses manières et par son esprit » (p. 95) et où, outre des distractions musicales et des danses, peuvent se dérouler des conversations littéraires, comme on peut le voir chez Aulu-Gelle, Athénée, Macrobe ou le Plutarque des Propos de table.
Les différents services sont décrits, ainsi que les rituels du repas : ablutions pour écarter l’impureté, précautions pour écarter le mauvais sort. Les morts ne sont pas absents des banquets, car, outre les cérémonies spécifiques comme les Parentalia et les banquets funèbres, les reliefs de nourriture qu’on laisse tomber à terre leur sont destinés et la conversation peut rouler sur le thème de la mort, comme on le voit dans le Satyricon, qui se trouve sur ce point corroboré par la découverte de figurines, de mosaïques et de vaisselle représentant des squelettes.
La troisième partie de l’ouvrage, centrée sur les rapports entre l’alimentation et la philosophie et la médecine, permet de dépasser le stéréotype de l’orgie romaine, mythe issu de fausses représentations données par le XIXe siècle à partir de textes littéraires qui pratiquaient l’hyperbole en dénonçant des excès, souvent pour présenter certains empereurs comme des tyrans, et retenaient seulement la dimension sexuelle d’orgies qui étaient de nature religieuse. L’auteur règle son compte au mythe du vomitorium : il n’existait pas de tel lieu pour se faire vomir. Rome a, en fait, tenté de « moraliser et encadrer les usages de la table » (p. 116) par des lois somptuaires destinées à brider les ambitions et prévenir endettements et ruines, les excès menaçant le corps social, comme le corps du citoyen. La médecine préconise une diététique issue de l’école hippocratique (Ve siècle av. J.-C.) et synthétisée par Galien (IIe siècle). Elle repose sur la théorie des humeurs et sur la correspondance entre microcosme et macrocosme : le déséquilibre humoral étant considéré comme la cause des maladies, il s’agit de consommer des aliments dont la coction par l’estomac permette de les assimiler au mieux. Des régimes sont aussi adaptés à des activités diverses : régime des soldats, des sportifs, des gladiateurs. Les échanges épistolaires montrent aussi le souci de régler son alimentation sur la médecine, ainsi que la pratique du jeûne. Médecine et philosophie sont en interaction, la philosophie étant une excellente alliée de la diététique, dont les pythagoriciens sont les initiateurs, tandis que le stoïcisme, prônant un bon usage des plaisirs, sert de relais au discours médical.
On a là un petit ouvrage qui, de manière claire et concise, fait le point sur la question de la nourriture chez les Romains de la république et de l’empire. L’optique est celle d’un historien ouvert à des perspectives anthropologiques et sociologiques qui cherche à saisir à travers la reconstitution des pratiques alimentaires les mentalités antiques. Il s’agit avant tout d’étudier une société et une culture au sens large par l’intermédiaire des textes littéraires, qui sont abordés ici surtout en tant que témoins des realia devant être contrôlés par l’iconographie, l’épigraphie et l’archéologie. C’est, d’ailleurs, avec l’analyse des latrines – « lieu de sociabilité » (p. 160) – et de leurs résidus, qui fournissent des informations sur la nourriture, et avec la paléobiologie informant sur les carences alimentaires que se clôt l’étude.
Le but de Dimitri Tilloi-D’Ambrosi est « de rétablir une vision au plus proche des pratiques et des discours de l’époque portant sur le fait alimentaire » (p. 20). Ainsi les sciences auxiliaires de l’histoire permettent de corriger les distorsions de la réalité apportées dans le festin de Trimalcion du Satyricon de Pétrone, qui « relève d’une perception biaisée ou fantasmée » (p. 19). À l’inverse, les pièces de Plaute montrant le zèle des cuisiniers à la recherche des meilleurs mets sont corroborées par des sculptures qui présentent des commerçants au travail. Nous sommes ici aux antipodes de la démarche de Florence Dupont qui, dans Le Plaisir et la loi. Du Banquet de Platon au Satiricon (2002, 1re éd. : 1977), dénonce l’aporie interprétative d’une méthode qui vise à comparer les textes, pris comme reflets de la réalité, aux résultats des fouilles archéologiques, et souhaite « reconquérir l’imaginaire » comme « fonction transformatrice des systèmes signifiants […] une fonction textuelle que l’on ne réfère à aucun sujet, ni inconscient de l’auteur, ni génie, ni groupe social » (p. 14), démarche qui semblerait se rapprocher d’une démarche « sociopoétique », au moins par un recentrement sur le fonctionnement du texte. En tout cas, il y a danger à prendre le texte littéraire comme simple miroir d’une époque, comme le montre l’analyse « réaliste » que Dimitri Tilloi-D’Ambrosi propose (p. 78-79), de la lettre I, 15 où Pline le Jeune reproche à son ami Septicius Clarus d’avoir préféré aller dîner dans une riche réception plutôt que modestement chez lui ; l’historien y voit l’origine d’une « fâcherie », sans tenir compte de ce que Septicius Clarus est le dédicataire du livre, ce qui exclut toute brouille, et, d’autre part, sans prendre en considération que Pline ici se livre à un jeu littéraire en réécrivant à sa manière en quelque sorte le « repas ridicule » d’Horace (Satires, II, 8).
L’ouvrage de Dimitri Tilloi-D’Ambrosi atteint pleinement le but qu’il s’est fixé et nous n’avons nullement l’intention de lui reprocher de ne pas être ce qu’il ne cherchait pas à être. Mais puisque nous réalisons ce compte rendu dans le cadre de la revue Sociopoétiques peut-être pouvons-nous nous laisser aller un instant à imaginer ce que pourrait être une approche « sociopoétique » de la question de l’alimentation à Rome. Dimitri Tilloi-D’Ambrosi, d’emblée, montre bien que sa perspective n’est pas celle-là, puisque, s’il met en exergue une citation de la Vie d’Héliogabale dans l’Histoire Auguste qui souligne l’exubérance de la table de l’empereur, ce n’est pas tant pour étudier la fonction de la nourriture dans l’écriture de la biographie, où « elle constitue une critique à peine voilée de son règne » (p. 15) que pour « appréhender la question des pratiques alimentaires dans la société romaine » (p. 15-16). Il ne s’agit pas tant pour lui « d’analyser la manière dont les représentations et l’imaginaire social informent le texte dans son écriture même », selon la présentation qui est faite de la démarche « sociopoétique » sur la page d’accueil du site de la revue Sociopoétiques que de partir des textes pour reconstituer l’antiquité dans sa vie quotidienne et ses mentalités : c’est une démarche – dont la légitimité n’est pas contestable et qui est fructueuse – mais qui semble tout à fait inverse. Pourtant, à certains moments, affleurent des analyses qui laissent percevoir ce que pourrait être une approche « sociopoétique » de la question. Ainsi les quelques pages consacrées à « l’empereur glouton, produit de l’historiographie antique » (p. 112-116) mettent en garde contre une lecture qui y verrait un simple reflet de la réalité et soulignent la nécessité d’une interprétation car il s’agit d’une construction littéraire. La peinture des excès alimentaires de Caligula, Claude, Néron ou Vitellius et quelques autres est un élément de construction de la figure de ces empereurs comme tyrans, conformément au topos qui lie tyrannie et absence de contrôle de soi. Au contraire, la sobriété et la frugalité appartiennent au portrait du bon prince. À partir de là, il serait peut-être possible d’entrevoir un livre qui resterait à écrire sur les pratiques alimentaires comme éléments de représentation du monde à travers le prisme des topoi, celui de l’histoire des genres littéraires et celui de la persona des auteurs.