Introduction

Des catastrophes, des sociétés, des récits

Introduction: Disasters, Societies, Stories

Résumés

Ce numéro spécial prolonge une journée d’étude consacrée aux liens entre catastrophes naturelles et littérature, dans une approche sociopoétique. Il interroge la manière dont les œuvres littéraires, à travers les époques et les cultures, accueillent, transmettent et transforment les représentations sociales des catastrophes. Trois perspectives structurent la réflexion : la littérature comme mémoire, comme réservoir de motifs culturels, et comme outil d’analyse. Les articles réunis explorent ainsi les dimensions historiques, politiques, sociales et esthétiques du récit catastrophique, en soulignant le rôle actif de la littérature dans la compréhension collective des crises passées et présentes.

This special issue is a continuation of a study day devoted to the links between natural disasters and literature, using a sociopoetic approach. It examines the way in which literary works, across time and culture, accept, transmit and transform social representations of disasters. Three perspectives structure the reflection: literature as memory, as a reservoir of cultural motifs, and as a tool for analysis. The articles explore the historical, political, social and aesthetic dimensions of the catastrophic narrative, highlighting the active role of literature in the collective understanding of past and present crises.

Index

Mots-clés

catastrophe naturelle, littérature, représentations sociales, sociopoétique, mémoire

Keywords

climate disaster, literature, social representations, sociopoetics, memory

Texte

[En parlant de phénomènes naturels] Événement brutal qui bouleverse le cours des choses, en provoquant souvent la mort et/ou la destruction. Synon. désastre, fléau, malheur :
1. Est-il besoin de rappeler les grandes « catastrophes grippales » : 1889, grande épidémie qui ravage la Russie et l’Europe occidentale en quelques mois et qui, de résurgence en résurgence, ne s’éteint qu’en 1894 ; … R. Schwartz, Nouveaux remèdes et maladies d’actualité, 1965, p. 132.
SYNT. Catastrophe diluvienne, épouvantable, mondiale ; déchaîner, provoquer une catastrophe ; éviter que les choses n’aillent à la catastrophe ; une catastrophe est arrivée ; en cas de catastrophe1.

Les principaux risques du changement climatique en cours, scandés notamment dans les différents rapports du GIEC, sont la multiplication et l’intensification des aléas naturels auxquels les populations seront de plus en plus exposées. C’est la confrontation à ces aléas qui conduit à une catastrophe naturelle2.

La journée d’étude en ligne « Le rôle de la littérature dans la réflexion sociale sur les catastrophes naturelles » du 30 mai 20243, dont ce volume est la suite et le complément, a réuni des spécialistes d’horizons géographiques et littéraires d’une grande diversité autour d’un sujet qui a pris ces dernières années une importance considérable, à la fois dans le monde en général et dans le monde de la recherche en particulier, et notamment à l’Université Clermont Auvergne.

Cette journée s’est inscrite dans un projet scientifique porté conjointement par le CELIS (Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique) et par le Centre International de Recherche « Catastrophes naturelles et développement durable » (CIR-4) mis en place par le CAP 20-25 du label I-Site de l’Université Clermont Auvergne. Le programme multidisciplinaire du CIR-4 vise à « étudier l’ensemble des facteurs de la chaîne des risques liés aux aléas naturels générateurs de catastrophes (éruptions volcaniques, séismes, tsunamis, orages, précipitations intenses, crues…), depuis l’aléa lui-même jusqu’à la prise en compte de ses dimensions humaines, sociales et économiques, afin d’en réduire les impacts et les conséquences4 ». Dans ce contexte, nous avons fait un ensemble de propositions partant de ce que sont les catastrophes et leurs représentations dans la société japonaise, mais avec pour objectif, au-delà du Japon, d’enrichir les recherches conduites à l’Université Clermont Auvergne, à travers le CIR-4, sur les interactions complexes entre les aléas naturels et les sociétés. Notre approche était littéraire et, plus spécifiquement, sociopoétique : il s’agissait d’étudier l’influence des représentations sociales dans la création littéraire en ce qu’elles constituent un champ culturel servant d’avant-texte, l’idée étant que la compréhension des interactions entre les représentations sociales circulant dans l’imaginaire collectif et le processus d’écriture permet d’éclairer les œuvres et les réflexions et évolutions sociales qu’elles peuvent à leur tour susciter5.

Avec cette journée, puis avec ce numéro spécial, nous avons souhaité enrichir la définition et l’étude des liens dynamiques entre les représentations sociales des catastrophes naturelles et les œuvres littéraires afin d’interroger le rôle de la littérature dans l’expression, la transformation et la diffusion de ces représentations. Nous avons eu en tête trois perspectives en particulier.

La première consiste à considérer la littérature comme espace de mémoire, c’est-à-dire les témoignages littéraires sur les catastrophes naturelles comme reflets, et parfois premiers reflets, des représentations sociales de ces événements. L’Histoire est ponctuée de grandes catastrophes naturelles, de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C. au séisme et au tsunami qui touchèrent le Japon le 11 mars 2011 (entraînant l’accident nucléaire de Fukushima-Daiichi), en passant par le grand séisme de Lisbonne le 1er novembre 1755. Ces aléas naturels ont fait l’objet de témoignages, notamment sous formes littéraires. Entre la perception brute de ces événements et leurs représentations littéraires dictées par des poétiques auctoriales, un rôle essentiel est joué par les représentations sociales qui se construisent à partir de et autour de la catastrophe. De quelles façons ces témoignages participent-ils à la construction et à la consolidation de représentations sociales sur les catastrophes naturelles ? Comment rendent-ils compte des réflexions sociales que ces événements ont engendrées ?

La deuxième perspective envisage la littérature comme réservoir de matrices culturelles sur les catastrophes naturelles, ou les représentations littéraires des aléas naturels comme reflets d’imaginaires sociaux sur ces événements. Si la perception des catastrophes naturelles à travers l’Histoire a permis d’enrichir sous forme de témoignages le champ littéraire, celui-ci se constitue aussi à partir de motifs spécifiques transmis depuis l’Antiquité. De la littérature archaïque grecque à la climate fiction contemporaine6, l’écriture est l’un des principaux vecteurs de la construction, de la diffusion et de la mutation des représentations sociales des catastrophes naturelles. Elle porte ainsi sur ces événements, en une chaîne ininterrompue, des réflexions sociales qui s’avèrent particulièrement déterminantes dans le contexte actuel. En effet, parmi les principales menaces de la crise climatique de notre temps figurent la multiplication et l’intensification de catastrophes face auxquelles les sociétés sont de plus en plus vulnérables. La littérature occupe déjà une place de premier choix dans l’émergence et dans la diffusion de réflexions sociales contemporaines sur ces catastrophes, notamment à travers des genres nouveaux telle la cli-fi.

Enfin, les représentations sociales des catastrophes naturelles dans la littérature sont aussi un champ d’analyse. Si la littérature constitue à la fois un lieu de mémoire qui forge des représentations sociales sur les catastrophes naturelles par des témoignages et un réservoir de motifs bâti à partir des perceptions et des représentations sociales de ces événements qui, elles-mêmes, sont reconfigurées et diffusées au fil des productions littéraires, un possible champ d’analyse se dessine pour identifier les réflexions sociales sur les catastrophes naturelles portées par une œuvre dans une perspective plus contemporaine. Ainsi des auteurs et des penseurs de tous horizons invitent-ils à relire l’Odyssée d’Homère ou l’Énéide de Virgile à la lumière des crises climatiques de notre temps. Il s’agit donc ici de considérer la littérature et les représentations sociales des catastrophes naturelles qu’elle forge, diffuse et reconfigure comme un support analytique pour (ré)interpréter les œuvres et définir les réflexions sociales sur les catastrophes naturelles.

À partir de ces propositions, nous avons reçu, pour la journée du 30 mai 2024 puis pour ce numéro, des sujets divers et complémentaires qui se sont naturellement répartis en trois temps, donnant lieu à un parcours qui articule approches diachroniques, sociologiques et esthétiques.

La première partie (« Catastrophes et imaginaires littéraires : de la mémoire au mythe ») adopte une perspective historique et conceptuelle. Elle interroge la manière dont les catastrophes sont pensées, racontées et mises en récit à travers le temps, en insistant sur le rôle des systèmes de croyances, des mythes fondateurs et des modèles philosophiques. Julie Beq revient sur les réflexions que John Ray formule à partir des grandes catastrophes naturelles à travers l’Histoire : pour l’auteur, c’est par la compréhension de leurs causes et de leurs conséquences que les populations pourront œuvrer contre la Dissolution du monde. Jacques Marckert aborde les réflexions philosophiques et littéraires de Voltaire sur le séisme de Lisbonne survenu le 1er novembre 1755 dans son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756). Jan Rutsch s’appuie notamment sur ce même poème pour confronter les visions philosophiques de Voltaire et de Rousseau au sujet de la catastrophe. Ces contributions remettent en perspective un modèle de pensée sur les catastrophes naturelles qui s’est élaboré dans le temps autour de figures théologiques du châtiment divin. De la mémoire au mythe, se forment et se transmettent des imaginaires collectifs autour du désastre. Ainsi, Sophia Mavrogianni interroge le rôle des constructions mythopoétiques des catastrophes de l’Odyssée dans la littérature contemporaine. Chiara Protani s’intéresse à la réécriture contemporaine du mythe d’Antigone autour de la question climatique.

La deuxième partie (« Catastrophes et sociétés : lectures politiques et sociologiques ») propose une lecture de la catastrophe comme révélateur social et politique. Elle examine comment les représentations littéraires de catastrophes (séismes, pandémies, bouleversements écologiques) reflètent les fractures d’une société. Ioana Manea et Alexandru Aldea mettent en évidence des liens entre l’effondrement du Carlton relaté dans le roman homonyme de Cezar Petrescu (1944), inspiré du tremblement de terre de 1940 à Bucarest, et l’apocalypse de la société bucarestoise. Axel Richard Eba s’intéresse à l’esthétique sismologique de Nina Bouraoui dans Le Jour du séisme (1999), témoignage littéraire du séisme d’El Asnam survenu le 10 octobre 1980. Kirsten Behr interroge les inégalités et les enjeux de genre dans l’expérience de la catastrophe naturelle et dans la réflexion sur elle. Ulysse Roche analyse la catastrophe naturelle dans la ruralité à partir de la tradition romanesque de la catastrophe paysanne. Face aux relectures de La Peste (1947) de Camus que les populations ont opérées pendant et après la pandémie de Covid-19, Moustapha Faye revient sur la perception du caractère prémonitoire du roman. Ainsi, à travers des études de cas localisées ou universelles (Bucarest, El-Asnam, Covid-19), les articles réunis dans cette section interrogent les usages sociaux du récit catastrophique et les effets de ces récits sur la construction des imaginaires sociaux contemporains.

Enfin, la troisième partie (« Catastrophes et langages artistiques : entre réinvention et résilience ») aborde la catastrophe comme terrain d’expérimentation artistique et de résilience symbolique. Y sont explorées les formes narratives et esthétiques mises en œuvre pour dire, représenter ou penser l’« après ». Nicolas Murena interroge la manière dont l’histoire et le contexte sociopolitique de la catastrophe de Fukushima ont participé à la structuration et à la diffusion de représentations sociales dans le théâtre japonais de Fukushima : ce dernier dénonce le discours officiel politique en appelant à le repenser. Vanessa Lee aborde la façon dont le théâtre d’Ina Césaire, en reprenant l’éruption de la montagne Pelée en Martinique en 1902, soulève les inégalités sociales, de race et de genre de la Martinique au début du xxe siècle. Alban Benoît-Hambourg s’intéresse aux œuvres d’Igarashi Daisuke pour interroger la mise en forme narrative du désastre dans le manga japonais, qui permet de diffuser une expérience multisensorielle, et notamment sonore, par l’image. Claire Augereau analyse la façon dont le roman Dans leur nuit (2021) de Perrine Lamy-Quique, qui s’appuie sur la catastrophe du plateau d’Assy du 15 avril 1970, fait état de faits occultés au sujet de l’ensevelissement du sanatorium pour enfants du Roc-des-Fiz et, ainsi, corrige la mémoire collective de cet événement. Sonia Rocchi questionne la réappropriation auctoriale des représentations sociales des catastrophes naturelles en s’appuyant sur Verso la foce (1989) de Gianni Celati : l’auteur revient sur les catastrophes naturelles ayant touché la plaine padane tout en les pensant dans un contexte post-industriel. Cette partie montre comment les œuvres, en articulant mémoire individuelle et mémoire collective, permettent de réinventer un lien avec le monde, en convoquant l’imaginaire, les sens, le mythe et la parole.

Ce numéro spécial de Sociopoétiques se veut ainsi un espace de réflexion où se croisent les voix de chercheuses et chercheurs attachés à penser les liens multiples entre catastrophes naturelles et représentations littéraires. Il témoigne de la vitalité de la sociopoétique en tant que démarche critique capable d’articuler les enjeux esthétiques, sociaux et symboliques de notre rapport aux catastrophes. En mettant en lumière la manière dont les œuvres littéraires de toutes époques, tous genres et toutes aires culturelles accueillent, transforment et transmettent les représentations sociales des catastrophes, ce numéro vise à contribuer à une meilleure compréhension des dynamiques collectives à l’œuvre dans les récits étudiés et à ouvrir de nouvelles perspectives sur le rôle de la littérature dans un monde traversé par les crises.

1 Article « Catastrophe » du CNRTL, I. A. 1 [En ligne] URL : https://www.cnrtl.fr/definition/catastrophe.

2 Un aléa naturel devient une catastrophe au contact de l’humain lorsqu’il en est victime ou observateur. Cette définition, si elle est courante dans

3 https://celis.uca.fr/actualites/journee-detudes-%C2%

4 https://cap2025.fr/fr/challenges-scientifiques/risques-naturels-catastrophiques-et-vulnerabilite-socio-economique.

5 Voir Alain Montandon, « Sociopoétique », Sociopoétiques, no1, 2016 [En ligne] DOI : https://dx.doi.org/10.52497/sociopoetiques.640.

6 Irène Langlet a défini la climate fiction (cli-fi) comme un genre littéraire et culturel émergeant à partir de la multiplication des récits qui

Notes

1 Article « Catastrophe » du CNRTL, I. A. 1 [En ligne] URL : https://www.cnrtl.fr/definition/catastrophe.

2 Un aléa naturel devient une catastrophe au contact de l’humain lorsqu’il en est victime ou observateur. Cette définition, si elle est courante dans la littérature, est aussi diffusée auprès des publics au moyen d’autres supports. Par exemple, le Mémorial du Tremblement de terre de Kobe (The Great Hanshin-Awaji Earthquake Memorial Disaster Reduction and Human Renovation Institution), s’il rend hommage aux victimes du séisme de Hanshin-Awaji en 1995, vise à sensibiliser les publics japonais et internationaux sur les risques des aléas naturels sur les populations : la visite s’ouvre sur la rencontre entre l’aléa naturel et l’humain pour définir la notion de catastrophe naturelle.

3 https://celis.uca.fr/actualites/journee-detudes-%C2%AB-le-role-de-la-litterature-dans-la-reflexion-sociale-sur-les-catastrophes-naturelles-de-lantiquite-a-nos-jours-%C2%BB.

4 https://cap2025.fr/fr/challenges-scientifiques/risques-naturels-catastrophiques-et-vulnerabilite-socio-economique.

5 Voir Alain Montandon, « Sociopoétique », Sociopoétiques, no1, 2016 [En ligne] DOI : https://dx.doi.org/10.52497/sociopoetiques.640.

6 Irène Langlet a défini la climate fiction (cli-fi) comme un genre littéraire et culturel émergeant à partir de la multiplication des récits qui abordent et interrogent la crise climatique : la fiction décentre les angoisses et les réflexions des catastrophes passées ou à venir pour penser les conséquences humaines, sociales et économiques de la crise climatique. Voir Irène Langlet, « Cli-fi & Sci-fi : Littératures de genre et de crise climatique », La vie des idées, 2020 [En ligne] URL : https://laviedesidees.fr/Cli-fi-Sci-fi.

Citer cet article

Référence électronique

Hélène VIAL et Kim LEFEBVRE, « Introduction », Sociopoétiques [En ligne], HS 1 | 2025, mis en ligne le 02 septembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2234

Auteurs

Hélène VIAL

CELIS, Université Clermont Auvergne

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