En 1693, John Ray (1627-1705) publiait un volume composé de trois discours « physico-théologiques » portant respectivement sur la Création du monde, le Déluge, et la Dissolution du monde. Ces Three Physico-Theological Discourses ne sont en fait que la seconde édition des Miscellaneous Discourses publiés l’année précédente. Dans ces deux ouvrages, le théologien et philosophe de la nature cherche à étudier les causes et effets de ces trois grands événements bibliques, tous conçus comme historiques. L’approche de Ray consiste à croiser exégèse biblique et interprétation des nouvelles découvertes sur la nature. Que la complexité et la variété des choses peu à peu révélées par la « nouvelle science » sont des signes de la présence de Dieu dans le monde est une vision généralement partagée au sein d’institutions scientifiques comme la Royal Society, dont Ray fut membre à partir de 1667. L’objectif de l’organisation, améliorer et approfondir les connaissances de la nature, ne se poursuit pas à l’encontre de la religion mais bien avec elle : comprendre la Création, c’est comprendre Dieu, et donc se rapprocher de lui et de ses volontés qui régissent l’ensemble du monde1. Ce que l’on identifierait aujourd’hui comme surnaturel, au xviie siècle, demeure une force bien présente et active2. La nature avec ses lois, loin d’être le fruit d’un hasard, constitue la Création divine ; sa complexité propre, au lieu d’enlever une part de sa puissance à Dieu, ne fait que la souligner et la rendre plus admirable encore.
Si Ray se concentre particulièrement sur les principaux bouleversements racontés ou annoncés dans la Bible, il veille également à rapprocher ces événements d’autres occurrences plus directement observées, c’est-à-dire de catastrophes survenues dans le passé et dont les témoignages ont été transmis au fil des générations, ou même des faits récents. Mêlant commentaire sur la matérialité des catastrophes et interprétation morale de leurs causes, Ray cherche à anticiper la catastrophe finale et universelle : la Dissolution du monde. Il reprend ainsi les représentations sociales courantes de son temps pour étudier, avant qu’elle n’advienne, la fin du monde tel que lui et ses contemporains l’observent. Au-delà d’un traité sur l’histoire de la Terre, Ray compose également un objet poétique apte à mobiliser ses semblables en les invitant à suivre les préceptes divins, le « droit chemin ». Ainsi, ce qui aurait pu n’être qu’un ouvrage savant d’histoire naturelle intègre également des éléments littéraires visant à objectiver et ancrer dans son présent la réalité d’une catastrophe appréhendée théoriquement, mais non encore advenue. On commencera donc par analyser la littérarité des trois discours de Ray, entre littérature savante et sermon poétique, qui se présente dans sa forme comme un recueil de représentations contemporaines et anciennes des catastrophes naturelles. Ancrée dans une époque que l’on pourrait considérer comme la veille de l’Anthropocène, on verra comment il parvient, au travers de sa rhétorique, à mobiliser son lectorat de façon à agir face à une catastrophe universelle à venir, mais qui ne demeure encore que littéraire, bien que partie intégrante de l’histoire future de la Terre.
Une poétique des catastrophes
Par définition, la catastrophe est un événement funeste, qui bouleverse le cours des choses. Dans son sens étymologique, qui est encore celui qui prévaut au xviie siècle (en français comme en anglais), la catastrophe renvoie plus particulièrement au drame, au coup de théâtre3. Si Ray lui-même utilise très peu le terme de catastrophe dans ses trois discours, lui préférant des noms plus précis en fonction des faits qu’il évoque (des destructions, des inondations, des incendies, etc.), il est clair qu’il insiste non seulement sur les effets des désastres sur les hommes et leurs affects, mais également sur leur dimension visuelle, voire spectaculaire. Dans un récent article portant sur les Miscellaneous Discourses, Mickaël Popelard insiste sur les qualités « quasi romanesques » de certains passages traitant de diverses occurrences catastrophiques4. Ces quelques extraits, bien que rares dans l’édition d’origine du texte de Ray, sont repris dans la version augmentée. S’il s’excuse auprès de ses lecteurs pour avoir si rapidement rendu sa première édition obsolète en lui ajoutant de nouvelles considérations, force est de constater que la relation (au sens littéraire du terme) des catastrophes demeure pour lui une composante significative de son traité de philosophie naturelle. Ray fait plus que reprendre les exemples déjà évoqués un an plus tôt ; il multiplie les références à divers bouleversements anciens ou récents, et en particulier à certains tremblements de terre survenus depuis sa première publication sur la dissolution du monde.
Alors qu’il retravaillait son texte pour le rééditer, Ray explique avoir été comme enjoint de s’attarder, dans son écriture, sur le séisme qui secoua une partie de l’Angleterre le 8 septembre 1692. Après avoir assez longuement discuté du tremblement de terre de Port Royal, et s’apprêtant à conclure ce chapitre, il annonce :
I should now have done concerning Earthquakes, it being my design only to take notice of such as have made considerable mutations in the superficial part of the Earth, passing by those, which after a short trembling and succussion have left the Earth as they found it, making no alteration at all therein. But at the very time this sheet of Earthquakes was Composing, there happening a notable one, though of this latter kind, in our own Country, I was partly by the coincidence of it, with the composure before-mentioned, partly at the request of the Bookseller, induced to make some mention of it, and add what I knew or could learn of its History; which is indeed very little and inconsiderable, we having as yet but a very lame and imperfect account of the Accidents of it5.
Ce passage est notable en ce qu’il introduit une discussion plus longue sur un sujet qui, selon les dires de l’auteur lui-même, devrait être laissé de côté, faute de réel intérêt. Son but demeure de déterminer aussi précisément que possible l’origine des séismes ; comme il le suggère, cette tâche est plus aisément envisageable lorsque l’événement étudié produit d’importants dégâts, ce qui n’est pas vraiment le cas de ce séisme. Il existe d’ailleurs assez peu de références à cette secousse dans la littérature, si ce n’est dans quelques textes contemporains comme le traité de Thomas Doolittle, qui conclut même que bâtiments et vies furent épargnés6. Ray lui donne pourtant une certaine ampleur, bien moins dans un sens naturalistique que littéraire. En insistant sur son processus d’écriture, il le présente comme un élément qui, bien qu’il n’ait finalement eu que peu d’effets sur la société, a détourné son projet initial. Les six pages suivantes sont en effet consacrées à la description des phénomènes observés lors de cette occurrence finalement peu remarquable, mais cette parenthèse permet à Ray d’insister encore sur son activité d’écriture, renvoyant à des lettres d’amis naturalistes reçues alors que l’ouvrage était déjà en cours d’édition.
Avant de remonter le temps pour évoquer des événements plus anciens, et toujours en faisant référence à la matérialité de son livre et de son activité, Ray annonce avoir recueilli des informations « d’au-delà des mers » (« from beyond the Seas7 »). Cette évocation du lointain, même si les effets du séisme dont il est question dans ces nouvelles ne renvoient qu’à l’Europe continentale (et, plus précisément, aux régions proches de l’Angleterre, comme les Flandres, la Hollande), n’est pas sans rappeler l’imaginaire du voyage vers des contrées pleines de mystères. Pour un naturaliste fin connaisseur de la géographie (et qui a lui-même voyagé en Europe occidentale), évoquer avec si peu de précision la provenance de ses informations peut sembler curieux. Au-delà de descriptions relativement vagues de cet événement particulier, cette digression lui permet de rediriger son texte vers des rapports d’autres tremblements de terre qui, eux, donnent lieu à des représentations littéraires plus classiques et sensibles des catastrophes comme, en l’occurrence, celles du séisme de Remiremont du 12 mai 1682.
Ce n’est pas à dire que ce séisme fut bien plus destructeur que celui d’Angleterre. La mention par Ray de ce tremblement de terre est cependant notable dans la méthode qu’il adopte pour le décrire, qui est tout à fait comparable à sa description du tremblement de terre de Port Royal. John Ray puise en fait allègrement dans d’autres publications, reprenant parfois mot pour mot des relations de témoins directs ou de rapports officiels. Les effets dits extraordinaires du séisme de Remiremont, comme la terreur inouïe que manifestèrent les animaux, ou le fracas de la secousse ressentie à Tonnerre, comparable à celui de chevaux tirant leurs carrosses d’un galop effréné ne sont en fait que des traductions de passages du Journal des Sçavants du 1er juin 1682. Ray évoque les faits ainsi :
That at Tonnerre the Houses and Churches were so terribly shaken, as if several Coaches with six Horses had driven along full speed through the Streets; and […] it was perceived in Provence by the shaking of Windows and Beds, and opening of Doors, and that it had two several motions or pulses, as ours also was by some observed to have: and that the Domestick Animals, as Sheep, Cows, Horses, and Poultry did discover their fear by unusual motions and cries8. (217)
Le Journal des Sçavans annonçait, lui :
On mande de Tonnerre que les maisons & les Eglises en ont esté autant ébranlées que si plusieurs carosses à six chevaux eussent roulé à toute brides dans les ruës ; […] M. Grillon Medecin de Provins nous écrit qu’il y ressentit à deux differentes reprises le Tremblement par les rudes secousses qu’il donna à son lit, & aux fenestres de sa chambre ; Que ce mouvement dura la premiere fois l’espace d’un Pater, & la seconde un peu moins ; Que plusieurs personnes en furent si effrayées qu’elles sortirent de leurs lits & de leurs chambres, ne s’y croyant pas en seureté ; Que les portes & les fenestres se sont ouvertes en plusieurs maisons ; Que les vins se sont troublez en beaucoup de Caves, & que les animaux domestiques, comme les moutons, les vaches, les chevaux & les volailles en ont témoigné de la frayeur par des mouvements et des cris inaccoustumez9.
On retrouve dans ces relations, comme dans celles que Ray emprunte au révérend Emmanuel Heath de Port Royal, un certain caractère lyrique, voire allégorique. La fureur tonitruante du galop évoqué à Tonnerre n’est pas sans rappeler, par exemple, les images apocalyptiques des quatre cavaliers annonçant le Jugement Dernier, un épisode qui met également en scène de « grand[s] tremblement[s] de terre10 ». Par ailleurs, qu’il s’agisse d’un fait véridique ou non, la simple évocation de cette secousse assourdissante dans le village de « Tonnerre » n’est pas sans ironie, de la même façon que certaines lettres intégrées par Defoe pour documenter la tempête de 1703 sont signées de noms particulièrement adéquats, ce qui finit même par semer le doute quant à leur fiabilité, voire la véracité des propos rapportés11.
Que le tremblement de terre soit cataclysmique comme celui de Jamaïque – qui tua près deux mille personnes, auxquelles s’ajoutèrent encore deux mille qui périrent des maladies qui se développèrent à la suite du séisme lui-même12 – ou peu remarquable par les dégâts causés, comme celui du 8 septembre 1692, chaque occurrence susceptible d’être caractérisée comme « possiblement désastreuse » suscite des émotions et des images terribles. Si, avec les relations du Journal des Sçavants que Ray reprend, on est loin des visions macabres de cadavres exhumés par les secousses et flottant dans les eaux qui submergèrent Port Royal13, on remarquera que les faits sont toujours présentés selon l’évaluation personnelle des témoins, à la fois dans le texte source de Ray, puis par Ray lui-même. Il n’est pas question pour lui à travers ces descriptions de prétendre en être l’auteur premier, ni d’avoir observé ces faits directement. Quel intérêt, pour Ray, de substituer à une discussion sur un événement proche à la fois dans le temps et l’espace deux autres occurrences si peu « considerable[s]14 » ? Mis à part ces quelques descriptions, courtes mais suffisamment vives pour que chaque lecteur puisse se figurer le sentiment de frayeur ressenti par les témoins, le passage supplémentaire sur les tremblements de terre suggéré par l’imprimeur n’apporte pour ainsi dire pas grand-chose au propos épistémologique de Ray, qui s’en retourne à ses observations sur les volcans et les inondations.
Perspective, ancrage et héritage
Ce qui semble ressortir de cette digression, puisqu’il ne peut s’agir de l’intensité des dommages occasionnés lors de ces différents séismes, serait plutôt la relativité (pour ainsi dire) de la perception de cette expérience singulière. Le tremblement de terre du 12 mai 1682, paraît-il, fut ressenti bien loin de son épicentre, en Provence ou encore en Allemagne. Ray précise par exemple que le Lyonnais, où il fut perçu également, était d’ordinaire peu habitué à ce type de manifestations : « it was perceived in the Lionnois, (which was wont to pass for a place exempt from such Accidents) in Dauphiny and Beaujolois, though very little, and without any ill consequence15. » Cette mention qui ne semble qu’amoindrir encore l’effet du séisme participe pourtant de sa reconnaissance et, plus largement, de la reconnaissance de tout événement que l’on pourrait dire à « potentiel catastrophique » pour une communauté, a minima à l’échelle de cette communauté donnée. Le Journal des Sçavants insiste d’ailleurs sur cette idée de perspective, déclarant à propos de Paris :
« quoy qu’il n’y ait pas esté considerable par ses suites, & qu’il ait mesme esté si peu violent que peu de personnes s’en sont aperceuës ; cependant comme c’est une chose extremement rare & presque inoüye, qu’on ressente à Paris ces sortes d’accidens, il doit asseurement passer pour prodigieux16 ».
La mesure de l’intensité d’une catastrophe passe donc par l’appréciation sensible de ceux qui en subissent les effets, en plus des dégâts matériels observables comme l’écroulement de bâtiments, voire l’éboulement de montagnes – dégâts dont les populations souffrent également. C’est par une expérience plus directe et plus personnelle que se définit une catastrophe, par la perception et l’interprétation qu’en font ses premiers témoins, comme l’affirme Françoise Lavocat17. Dans le cas des séismes mentionnés ici par Ray, c’est finalement l’écart entre les dommages humains enregistrés et la relation, c’est-à-dire la représentation des sentiments et manifestations de frayeur des habitants eux-mêmes qui fait « que la catastrophe accède à la singularité18 » par la mise en discours, comme le dit encore Françoise Lavocat. Raconter un tremblement de terre qui n’a fait que peu de victimes, en insistant sur leur stupeur et leur effroi, après avoir longuement évoqué les destructions effroyables de Port Royal, si impressionnantes que l’événement prit une dimension quasi allégorique, c’est finalement appeler chaque lecteur à songer à ce qui peut, dans sa propre expérience, lui figurer le mieux possible l’émotion que susciterait chez lui un événement aussi extraordinaire qu’une catastrophe. En cela, la relation que fournit Ray des différents tremblements de terre, incendies ou inondations n’engage pas vraiment le lecteur à imaginer un extraordinaire qui le dépasserait à tous égards, mais au contraire à puiser dans sa propre mémoire un souvenir concret capable de susciter chez d’autres lecteurs une émotion semblable. En quelque sorte, le point de vue adopté se veut plus éloquent pour le lecteur que l’événement catastrophique lui-même.
Évoquer tous types de catastrophes, plus ou moins universellement reconnues comme telles, c’est donc élargir le public qui pourra se figurer un phénomène abstrait à partir d’une représentation personnelle d’une expérience particulière. Rappelons toutefois que les descriptions discutées jusque-là ne sont pas le cœur du sujet de Ray : ce ne sont que des exemples d’accidents mineurs, difficilement comparables aux cataclysmes que l’auteur se donne pour mission de commenter et d’expliquer rationnellement, c’est-à-dire les catastrophes bibliques, universelles. Si les événements de la Bible sont d’ores et déjà considérés comme historiques et factuels, les avancées des sciences naturelles, plutôt que de remettre en cause la véracité de ces récits, sont mises à leur service : le Livre de la nature fournit les outils pour démontrer matériellement que ce que dit le Livre existe, pour reprendre la métaphore galiléenne, toujours présente chez Ray lui-même (qui considère que chaque nouvelle découverte « scientifique » ne constitue toujours qu’une preuve supplémentaire de la sagesse de Dieu19). En plus de cette perspective que l’on considérerait comme double aujourd’hui, Ray multiplie les points de vue, non seulement par rapport à l’intensité des événements qu’il évoque, mais aussi dans le temps, l’espace, et les milieux sociaux.
Il est notable dans sa méthode que Ray commence chaque discours par une révision de textes antiques sur les catastrophes. À titre d’exemple, la première partie des Trois Discours Physico-Théologiques, portant sur le Chaos originel et la Création du Monde commence par un court chapitre intitulé « Testimonies of the Ancient Heathen Writers concerning the Chaos, and what they meant by it », dans lequel il se réfère à Hésiode, Ovide, ou encore Anaxagore20. Le chapitre suivant (« That the Creation of the World out of a Chaos is not repugnant to the Holy Scripture ») consiste à démontrer que les théories antiques sur la création du monde ne sont pas incompatibles avec celles de la Bible. Il cherche ainsi à uniformiser un ensemble de croyances au sein d’un tout, qui correspond nécessairement au récit biblique. Il procède de même pour les discours sur le Déluge et la Dissolution. Dès la table des matières, il annonce, concernant le Déluge : « Chap. I. Testimonies of Ancient Heathen Writers, and some Ancient Coyns or Medals, verifying the Scripture-History of the Deluge […] That the Ancient Poets and Mythologists, by Deucalion, understood Noah, and by Deucalion’s Flood the General Deluge proved […]21. » On notera dès ce titre l’insistance sur le lexique de l’évaluation et de la démonstration (« Testimonies », « verifying », « proved »), en plus du croisement des sources : elles sont non seulement textuelles, puisqu’il s’agit de comparer les récits bibliques et antiques, mais aussi matérielles, dans la mesure où Ray s’appuie également sur des pièces antiques figurant une scène qu’il identifie à l’épisode du Déluge, et qu’il reproduit et commente dans le texte22. Les références de périodes et de régions variées sont censées illustrer une convergence théorique, signifiant que tout peuple reconnaît l’historicité de l’événement catastrophique du Déluge, quand bien même le nom qui lui est donné peut différer. Ce faisant, il réactualise les textes anciens en en réaffirmant la valeur dans le contexte théologique et le système de valeurs qui sont les siens. Considérés comme potentiellement obsolètes ou étrangers du fait que leurs auteurs ne sont pas chrétiens, ils sont ici vus comme des objets à réintégrer au « commun ». C’est ce cadre de référence chrétien qui offre une nouvelle lecture des textes antiques, qui viennent appuyer l’interprétation partagée de ce qu’est une catastrophe. En l’occurrence, il s’agit d’une catastrophe biblique, qui permet d’expliquer les changements physiques de la Terre ; mais il adopte la même technique pour des événements plus proches, tant dans le temps, l’espace, ou l’échelle.
Alors que les différents « témoignages » qu’il utilise pour évoquer le Déluge demeurent très érudits et peu accessibles, Ray se repose aussi sur des sources moins autoritaires, pour ainsi dire, quand il s’agit d’analyser d’autres événements. Toujours sur les tremblements de terre, il mentionne par exemple le bruit qui accompagne le séisme :
It was attended with a noise, as our Earthquakes generally in England are, as is observed by Mr. Pigot in that of Oxford in the Year 1683, and by my self […] in one that happen’d there in the Winter time as I remember in the Year 1677 […]. This noise hereabouts was heard but in few places, and by few persons, but yet I am well assured by some, and those of the Vulgar and Ignorant sort, who reported it of themselves, having no reason to feign it, and who had never heard that any such thing accompanied Earthquakes23.
Plusieurs témoins sont ici rassemblés pour décrire le même fait : l’auteur lui-même, Thomas Pigot, membre de la Royal Society, qui avait écrit sur le tremblement de terre ici mentionné dans les Philosophical Transactions24, et les non-initiés à l’observation méthodique des phénomènes naturels. En tant qu’auteur et témoin direct de l’événement qu’il présente, Ray se donne une légitimité multiple, en se référant à un pair, mais aussi aux autres témoins « ordinaires » et anonymes ; il en appelle en quelque sorte à une forme d’observation générale du sujet sur lequel il écrit, comme pour suggérer que ses théories, bien que (très) érudites, sont confirmées par la réalité concrète. On soulignera par ailleurs l’allusion à un potentiel intérêt que pourrait avoir l’affirmation de certaines idées pour certaines personnes : Ray prend à témoin des représentants du « commun des mortels » qui n’ont, sur ces sujets, aucun avantage à tirer d’un quelconque mensonge sur la relation de leur expérience. Ray suggère ainsi plusieurs choses (consciemment ou non) : d’une part, que les savants s’appuient bel et bien sur la réalité et fondent leurs discours sur l’expérience (comme le veut la philosophie empirique de la Royal Society) ; que les faits rapportés par ces mêmes savants, s’ils se trouvent confirmés par des pairs, ne suffisent pas nécessairement pour affirmer généralement l’existence d’un phénomène (autrement, il aurait très bien pu ne pas mentionner « the Vulgar and Ignorant sort » et s’en tenir aux commentaires de Pigot) ; d’autre part, que si d’autres que lui, et en particulier des non-initiés aux aspects théoriques des catastrophes, ont pu relever les mêmes faits lors de leur expérience de l’événement, la théorie est bel et bien ancrée dans la réalité. Que « les tremblements de terre en Angleterre sont généralement accompagnés d’un bruit » était a priori sa thèse depuis 1677 ; d’autres témoignages de tous types d’individus sont venus confirmer cette idée et la rendre plus commune, partie intégrante de ce qu’un Anglais « commun » imaginerait de ce genre d’événement.
Témoignage, émotion et puissance d’agir
Ray fait en sorte d’envisager un cadre de référence suffisamment large pour traiter des catastrophes. Elles tiennent leur sens du système de valeurs de la communauté qui les subit ou, en tout cas, se les représente. C’est justement cette représentation qui permet à chacun de comprendre des références issues d’autres temps, d’autres lieux. D’une certaine façon, Ray rassemble les paramètres communs à toutes les catastrophes de façon à les rendre intelligibles : au-delà de la nature du bouleversement, il s’agit de considérer son intensité, sa réception affective, les représentations qu’il engendre dans les imaginations et les discours de ceux qui permettent à l’événement d’exister socialement (c’est-à-dire dans un imaginaire collectif). Cette tendance à uniformiser ce que représente l’expérience de la catastrophe, quelle qu’elle soit, pourrait être pensée à l’aune du « principe d’attachement » théorisé par Anthony Pagden dans le cadre du récit de voyage européen de l’époque moderne. Il s’agit pour lui d’un lien qui permet d’assimiler l’inconnu (dans le cas qu’il discute, typiquement, le « Nouveau Monde ») au connu (l’« Ancien Monde », l’Europe, qui sert de cadre de référence), et ainsi d’accéder à une certaine connaissance (nécessairement incomplète et biaisée) de cet inconnu25. Ce concept correspond au sens de l’« ancrage » tel que le comprend Serge Moscovici, comme l’« enracinement social de la représentation et de son objet26 ». Le rapport à l’inconnu que souligne l’analyse de Pagden semble particulièrement pertinent dans le cas des Discours de Ray, dans la mesure où il rassemble divers types de témoignages plus ou moins éloignés de son temps et de son lieu, mais aussi et surtout dans le sens où tout ce travail de compilation doit servir à l’anticipation d’une catastrophe universelle certes annoncée dans les Écritures et donc, pour Ray et ses contemporains, déjà certaine, mais encore lointaine et nécessairement mystérieuse.
La Dissolution du monde était déjà le sujet principal des Miscellaneous Discourses de 1692. Ray y évoquait déjà la Création et le Déluge, mais seulement « occasionnellement et de manière digressive27 », alors qu’il réserve à chacun des deux événements un discours entier en 1693. L’idée pour lui, au-delà de commenter un cycle physico-théologique, est d’apporter un argumentaire supplémentaire à sa lecture de la future catastrophe universelle. En d’autres termes, ses analyses de la Création et du Déluge sont censées servir son propos sur la Dissolution. Il expose dans les deux premiers discours une méthode croisant les deux sources de son savoir (la Bible et la nature) pour tirer des conclusions sur les causes et conséquences de ces événements historiques passés ; il adopte la même méthode pour comprendre et appréhender les causes et conséquences de la future Dissolution. Il utilise pour ses lecteurs les références qu’il peut considérer comme connues du fait de son étude pour mieux anticiper ce qui est encore relativement inconnu.
Si toute cette méthode est mise en place, c’est que la dissolution annoncée, pour Ray, ne signifie pas absolument « fin du monde » : il s’agit pour lui d’une purification plutôt que d’une extinction. Toute catastrophe est une concrétisation de la fureur divine par le biais des éléments naturels. Dieu n’intervient que lorsque sa manifestation directe dans l’histoire est nécessaire, c’est-à-dire quand les hommes s’éloignent de sa voie et dérèglent, pour ainsi dire, le système de la nature. Cela suggère que l’homme participe des évolutions de l’univers en tant qu’agent sur terre, et qu’il a le pouvoir d’influencer le cours de la nature et des événements. La dissolution du monde serait, dans cette logique, l’événement extrême répondant à un « dérèglement » progressif extrême de la nature par l’action humaine, qui doit être contrôlée. Ray n’imagine cependant pas la dissolution du monde comme extinction de l’humanité, mais plutôt comme nouvelle naissance, quoiqu’il ne réfute pas la possibilité de disparition d’espèces (comme le suggère son propos sur les fossiles, dans le discours sur les conséquences du Déluge)28.
Par définition, envisager la fin du monde, c’est se projeter vers un avenir plus ou moins lointain ; pour Ray, c’est aussi se préparer à ce qui en réémergera. En écrivant, Ray ne garde pas pour lui sa démarche savante, mais l’ouvre à un collectif qui pourra alors former une « communauté émotionnelle ». L’historienne Barbara H. Rosenwein définit cette notion dans son travail sur l’histoire des émotions comme un groupe social qui partage une même interprétation des émotions qui affectent ses membres, c’est-à-dire une même identification de ce qui est bon ou mauvais pour les individus et le groupe, ou, par exemple, des attentes communes quant aux réponses émotionnelles à un type d’événements29. Puisque le sentiment invoqué par Ray dans son traité sur la fin du monde n’est pas une réaction à proprement parler, sa source ne demeurant qu’un événement futur, on peut considérer le lyrisme de Ray comme une anticipation collective de l’avenir, en mobilisant les ressources individuelles de la communauté. Cette vue d’ensemble permet à Ray de « retourner » l’événement tragique de la Fin pour en faire une construction plutôt qu’une destruction. Si le sujet principal des Trois Discours est donc l’histoire de la Terre, le texte n’en reste pas moins un sermon, dans le sens où l’objectif final du volume est bel et bien de déterminer « quel type de personnes nous devrions être30 », c’est-à-dire des serviteurs de Dieu. C’est par le rapport à l’émotion et à l’intime suscité par les évocations de différentes catastrophes plus ou moins remarquables que Ray parvient à toucher un plus grand public, une communauté émotionnelle qui partage une lecture commune de la catastrophe et de la puissance divine, quand bien même elle ne partagerait pas toutes les connaissances naturalistes de l’auteur.
Il est aisé d’imaginer le sentiment de vulnérabilité qu’ont pu ressentir les lecteurs contemporains de Ray envisageant à la fois leur « petitesse » dans le monde et le pouvoir d’influence qui leur est imparti. S’ajoute à cette impression vertigineuse la possibilité toujours présente d’un danger physique et moral. Il semble pertinent ici de souligner le fait que Ray ne dénigre pas l’homme ; son point de vue n’est pas celui d’un misanthrope qui chercherait à accuser ses semblables de tous les maux qu’ils subissent. Sa stratégie rhétorique repose plutôt sur la diminution du soi par analogie avec la magnification de l’univers. Son traité cherche à redonner à l’homme une gloire divine, inhérente à sa propre existence, mais bafouée par ses vices et sa corruption. Il s’agit d’une invitation passionnément rationnelle, pourrait-on dire, à l’humilité, suite à l’humiliation imposée à lui par Dieu par le biais des éléments naturels, comme à Port Royal. Ce que Ray met en place ici, finalement, ressemble à la justification théologique et physique d’un programme par essence politique. Des premières mentions du Chaos à la Fin annoncée, en passant par le Déluge et tant de catastrophes sporadiques, le projet de Ray consiste en l’éloignement du risque et de la vulnérabilité qui en découle, autant que faire se peut. S’il reste effectivement soumis à ses lois, l’homme conserve néanmoins un pouvoir de transformation de la nature, qu’il n’est pas question de délaisser, mais de rediriger pour son amélioration.
Cette « diminution » émerveillée de l’homme dans la Création constitue un appel à l’ordre (divin) collectif. Si son propos se veut factuel et rationnel, on voit que l’émotion y joue un rôle significatif d’ajustement métaphysique et politique. Laurence Kaufmann et Louis Quéré rappellent que le nom « émotion » est historiquement lié à l’émeute, et « à la tonalité négative d’un tumulte séditieux, d’un trouble populaire qui suscite l’inquiétude des élites dirigeantes31 ». Si l’émotion, dans son caractère collectif et contagieux, peut générer un désordre au sein du corps politique, elle n’en reste pas moins l’essence et le lien : c’est bien l’affect (au sens spinozien) qui permet de créer une continuité et un cadre de référence émotionnel et idéologique dans une communauté. Le vertige face à l’immensité et la puissance de la nature, si humiliant soit-il pour des générations qui se rêveraient « comme maîtres et possesseurs de la nature32 », demeure une force propice à influencer la puissance d’agir en la réorientant : il ne s’agit pas de neutraliser l’homme, mais d’en faire un agent au service de Dieu et de son système naturel.
Si le texte est donc une forme d’expression des représentations à la fois collectives et intimes des catastrophes, il est aussi une création matérielle et politique dans le sujet qu’il traite et dans le sens qu’il cherche à transmettre à la communauté qui le reçoit. Pour Ray, compiler des exemples de catastrophes bibliques ou plus concrètes, croiser les témoignages de différentes voix sur des événements de différentes intensités en différents temps et différents lieux, c’est moins faire une histoire des catastrophes ou de leurs représentations que présenter, de par sa double autorité de « pasteur-naturaliste33 », ce qu’est et ce que devrait être la place de l’homme dans le système de la nature. Le texte en tant que création humaine est donc aussi un agent d’influence, capable de modifier les attitudes ou représentations de ceux qui le lisent et reçoivent ses éléments d’interprétation.
Les Trois Discours Physico-Théologiques de Ray constituent un traité très érudit, tant dans le domaine de l’histoire naturelle que de la théologie. Le sujet pourrait aisément paraître « désincarné », loin de préoccupations concrètes individuelles ou même collectives, du fait de son échelle universelle. Ray ne s’attache pas à étudier l’« homme » à proprement parler, et est plus intéressé par les évolutions de la Terre elle-même, la nature des volcans, des montagnes, ou l’origine des fossiles. Cependant, le croisement (ou plutôt l’équivalence) qu’il opère entre histoire de la Terre et histoire biblique ne peut écarter la considération des affects, puisque l’ensemble de la société à laquelle il appartient est fondée sur les valeurs du Livre sur lequel il s’appuie. Considérer la future Dissolution du monde signifie alors nécessairement prendre en compte les évolutions et actions des sociétés humaines, ainsi que leurs conséquences. Puisque la Dissolution est censée être la catastrophe ultime, et que les catastrophes sont des punitions divines qui répondent à la corruption des hommes, cet événement à venir est intrinsèquement lié à la vie de l’humanité. Anticiper la « Fin du monde », c’est donc anticiper les comportements de ceux qui la subiront.
Le texte de Ray est finalement moins un traité d’histoire de la Terre qu’un sermon naturaliste. L’autorité de Ray est celle d’un théologien fin connaisseur de l’histoire naturelle, qui cherche à comprendre les modifications subies par la Terre dans le passé de façon à mieux appréhender l’avenir. La dimension morale de son discours l’oblige à s’adresser aux affects de ses lecteurs : il s’agit de reconnaître l’homme comme élément agissant doté d’un pouvoir d’influence sur la nature. De simples évocations d’expériences terrifiantes, même si elles s’avèrent peu destructrices, participent donc de la mobilisation des affects par le biais de représentations partagées de ce que sont les catastrophes. Admettant que tous les phénomènes d’une même nature ne se valent pas en termes de gravité, Ray reconnaît avant tout le sentiment des témoins de ces événements, quels qu’ils soient, comme un levier d’action. En décrivant différents degrés d’intensité de catastrophes dans son récit, tout en soulignant leur puissant effet émotionnel, Ray reproduit par écrit ce que la « catastrophe » évoque à la communauté avec laquelle il partage son système de valeurs. Par cette mobilisation littéraire de représentations sociales communes, il influence à son tour le groupe qui reçoit son interprétation qui, par l’écrit, passe de l’individuel au collectif. L’effet cyclique de ces échanges d’influences (de la communauté au texte, puis du texte à la communauté) reproduit en quelque sorte celui de Ray dans l’étude de son sujet : anticiper la fin, c’est savoir faire appel à l’expérience et au souvenir du passé afin d’agir au présent. Dans ce parcours cyclique, le texte joue un rôle de lien : religieux, historique, philosophique, ou poétique, il incarne un reflet du contexte dans lequel il est créé et transmet de génération en génération des traces de temps perdus et seulement imaginables. Ce sont bien les représentations sociales dont les textes sont nécessairement imprégnés et dont le monde hérite qui permettent de leur donner sens. La sociopoétique du texte de Ray se double donc aussi « socio-politique ». Quelques siècles plus tard, sa réflexion sur la Fin du monde est d’ailleurs bien loin d’être obsolète, quand l’urgence, de plus en plus, consiste à anticiper la catastrophe à venir et à agir au présent pour la maîtriser au mieux.
