En apprenant la tragédie qui frappe Lisbonne le 1er novembre 1755, Voltaire prend la plume vingt jours plus tard et déplore, dans une lettre, « [c]ent mille fourmis, […] écrasées d’un coup dans notre fourmilière. […] Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l’Inquisition est resté debout ?1 » Support de l’ironique parole d’un fervent partisan du déisme érodant les vues leibniziennes, l’événement reste conçu comme un traumatisme dans les vers que lui consacrera le philosophe. Effectivement, en 1756 paraît le « Poème sur le désastre de Lisbonne, ou examen de cet axiome : tout est bien2 », dont le titre trahit la double ambition : décrire un séisme et prouver aux défenseurs de la perfection divine qu’ils se trompent lourdement.
Cette œuvre a eu ses exégètes, témoin les vingt-et-une sections mises en évidence par David Adams et Haydn T. Mason3. Contournant toute répétition, nous montrerons comment la catastrophe naturelle, loin du simple prétexte au jeu de massacre à l’encontre de l’obscurantisme, s’intègre à une écriture de l’effondrement que se doivent de restaurer les lumières de la raison. À cet égard, cinq parties soutiendront notre analyse linéaire. Dans un premier temps, Voltaire confronte les faux savants à l’hypotypose d’un carnage abolissant tout optimisme. Puis, celui-ci sacrifie à la tradition du planctus tragique et traduit en vers l’effet causé par la vue de ce que le monde a de plus cruel. Par un troisième mouvement, le père de Zadig inverse le motif du caeli enarrant gloriam dei pour dénoncer les rigueurs d’un Seigneur qui, à l’aune des vestiges d’une cité qui n’est plus, n’est pas si bon qu’il n’y paraît. C’est ensuite un discours sur l’origine du mal que prononce le poète avant qu’un pari voltairien, en dernier lieu, ne soit soumis au lecteur ressortant ébranlé par un accident dont la magnitude se fait douloureusement ressentir.
L’hypotypose du carnage (vers 1 à 30)
En débarquant à Lisbonne à la suite d’un naufrage, Candide et son mentor Pangloss
sentent la terre trembler sous leurs pas [:] la mer s’élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l’ancre. Des tourbillons de flamme et de cendre couvrent les rues et les places publiques ; les maisons s’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines4.
Commentant ces lignes du célèbre conte, Sylviane Léoni rappelle que « [l]e tremblement de terre de Lisbonne […] fut très grave puisque 25 000 à 30 000 personnes y trouvèrent la mort5 ». Ainsi, le style de l’auteur des Lumières s’appuie sur une poétique de l’exhaustivité prompte à nous faire mesurer la portée d’un drame que les vers à l’étude mettaient déjà en scène avec une égale minutie.
Dans un premier temps, le Poème est enclenché par une tonalité tragique traduite par la multiplication de l’interjection « Ô » (v. 1 et 2) et de la modalité exclamative (v. 1 à 3). Au sens musical du terme, l’armure du poème exhibe plusieurs bémols voués à plomber l’atmosphère générale d’une description condamnant les optimistes. Effectivement, les penseurs soutenant que « [t]out est bien » sont placés face à leurs contradictions dans la mesure où Voltaire les invite à contempler l’ampleur de la calamité (v. 4). En ce sens, l’hypotypose commence au vers 6, par accumulation et saturation lexicales, si bien que le rythme ternaire superposant « débris », « lambeaux » et « cendres » se binarise pour confondre « femmes » et « enfants » dans un même charnier. Tout corps se désagrège en « membres dispersés » (v. 8), se déshumanise en « [c]ent mille infortunés » (v. 9), là où la terre est personnifiée par son caractère « dévor[ant] » (v. 9). Dès lors, les défunts « sanglants, déchirés et palpitants encore » n’en finissent plus d’agoniser au fur et à mesure que progresse l’énumération (v. 10).
Par la suite, l’auteur accorde une importance majeure à l’ouïe pour donner à entendre les « cris » et les « voix » des mourants, mais également les jugements de plusieurs sophistes (v. 13). Au discours direct, il rapporte à deux reprises les abjectes objections des optimistes qui s’astreignent à défendre le Créateur (v. 15-16 et 18). Devant eux, Voltaire se fait l’avocat des victimes par la force persuasive de la question rhétorique tout en convoquant notre sensibilité (v. 19 à 22) : « ces enfants/Sur le sein maternel écrasés et sanglants » (v. 19-20) sont à peu de choses près les mêmes que décrivait Agrippa d’Aubigné pour attaquer les guerres de religion en faisant vibrer la corde pathétique de l’âme du lecteur6.
Enfin, l’hypotypose s’achève en empruntant à la veine morale qui ridiculise encore ceux qui prétendraient que Dieu n’est que bonté dans un monde où la douleur parle en dernier. Plus que jamais, la description du tremblement de terre accompagne l’ébranlement des convictions optimistes qu’il incombe au scalpel du moraliste de disséquer. Par exemple, les « vices » (v. 21) nous ramènent aux réflexions de La Bruyère tout en autorisant la mise en perspective de Lisbonne avec Paris et Londres, injustement préservés de toute inquiétude. Par nature, donc, rien n’est équitable sur les planches d’un théâtre où les « [t]ranquilles spectateurs » (v. 24) peuvent assister au « spectacle effrayant » sans risquer leur vie (v. 14). Plusieurs antithèses opposent alors la « paix » aux « orages » (v. 26), les « mourants » (v. 25) aux « humains » (v. 28), bien qu’un espoir demeure : celui que tous s’unissent dans le champ lexical d’une déploration qui, des « pleur[s] » aux « cris » en passant par la « plainte », mérite de résonner face à une catastrophe qui devrait se passer de tout commentaire (v. 28 à 30).
Le planctus tragique (vers 31 à 80)
Un deuxième mouvement prend pour point de départ trois syntagmes prépositionnels alliant les « cruautés du sort » aux « fureurs des méchants » et aux « pièges de la mort » (v. 31-32). Le texte atteint une espèce de paroxysme auquel, une nouvelle fois, seules peuvent répondre les « plaintes » désormais évoquées au pluriel (v. 34). Ce chœur tragique est de nouveau brisé par ceux qui, là où il n’y en a pas, cherchent des explications, et Voltaire de reprendre sa précédente stratégie pour mettre la philosophie à l’épreuve du réel. La voix de l’auteur s’unit à celle de ceux qui souffrent – « Ô ciel, secourez-moi ! /Ô ciel, ayez pitié de l’humaine misère ! » (v. 40-41) –, bien que les mauvais philosophes continuent de considérer que « [t]out est bien, […] et [que] tout est nécessaire » (v. 42) : de la même manière que l’existence est brisée par le séisme, toute doléance est rompue par les vulgaires truismes de ceux qui pontifient.
En réaction, la parole de l’écrivain prend tous les accents de l’indignation. L’interjection « [q]uoi ! » (v. 43) lui permet de guider le chœur tragique en prenant à partie ses opposants par les vertus du vouvoiement et de l’interrogation (v. 45-53), et il est intéressant de constater que le tremblement de terre est comparé à une autre catastrophe, aux « volcans allumés sous nos pas », symboles de la colère souterraine d’un Dieu qui déchaîne volontiers son courroux (v. 48). Pourtant, le portrait du Seigneur est tout autre chez Voltaire, quand la rime alliant « puissance » et « clémence » rappelle à chacun que seul le bien devrait régir toute croyance (v. 49-50). Par périphrase, et dans le prolongement de ces considérations, « [l]’éternel artisan » (v. 51) est censé épargner à ses fidèles ce « fléau si terrible » dont la description reprend aussitôt, forte de nouveaux élans (v. 57) : les « asiles » sont détruits (v. 62), les « palais embrasés » (v. 63), les « murs écrasés » (v. 64), et les « pertes fatales » (v. 65) annoncent les « maux » d’un univers que l’alexandrin, au gré de ces différentes fissures, ne parvient à maintenir debout (v. 66).
Finalement, les lamentations du poète, après avoir épousé celles des mourants, remettent en cause la philosophie leibnizienne du tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Chaque pan du désastre est la preuve que « [c]es immuables lois de la nécessité » ne sont que factices (v. 72) : « rêves de savants » et « chimères profondes » doivent être sacrifiés sur l’autel des Lumières et de la raison pour ne pas profaner la mémoire de ceux qui ont souffert (v. 74). Cette seconde section, ainsi, s’achève par deux questions oratoires, profondément ironiques, mettant définitivement en évidence que l’argument de la perfection divine avorte devant la peinture d’une réalité terrestre où rien n’est à sauver (v. 78-80).
Caeli non enarrant gloriam dei (vers 81 à 125)
L’argument pascalien du caeli enarrant gloriam dei consiste à souligner la présence suprême par la sublime splendeur d’un royaume que seule aurait pu façonner l’intelligence d’une instance supérieure : Voltaire s’attache à renverser les choses en faisant de la cruauté l’indice que Dieu n’a en aucune façon l’apanage de la bonté. La « main divine » (v. 81), à cet égard, est responsable du fait que « les rochers [tombent] sous les efforts des vents » (v. 84) et que « les chênes touffus par la foudre s’embrasent » (v. 85). Ici, le poète manie l’allitération et hyperbolise son discours pour mettre en valeur la vulnérabilité d’une nature qui, si elle ne nous épargne guère, n’est de surcroît qu’un prélude à la mort. Conjointement, cette réflexion déplie le paradigme désignationnel d’une instance qui change de visage, tantôt « Dieu » (v. 88), « Tout-Puissant » (89) et « père » (v. 90), omniprésence qui n’en dispense pas moins toute créature de quitter le monde en étant « mangé[e] [par] des vers » qui, en dépit des consolantes paroles des hommes les plus sereins, n’ont rien de salvateur (v. 100).
Bien au contraire, l’Architecte inflige aux individus l’expérience de la cruauté, et le monde tel qu’il est contemplé arbore les stigmates d’un calvaire quotidien. Réduit à la fonction de comparant (v. 108), le « moi » du sujet lyrique est semblable aux « animaux condamnés à la vie » (v. 106) qui « [v]ivent dans la douleur » (v. 108). Par transfert, l’ironie voltairienne subvertit l’expression être condamné à mort pour faire de l’existence la plus haute peine qu’il est possible d’endurer :
Le vautour acharné sur sa timide proie
De ses membres sanglants se repaît avec joie ;
Tout semble bien pour lui : mais bientôt à son tour
Une aigle au bec tranchant dévore le vautour :
L’homme d’un plomb mortel atteint cette aigle altière.
Et l’homme aux champs de Mars couché sur la poussière,
Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants,
Sert d’aliment affreux aux oiseaux dévorants. (v. 109-116)
Nous avons affaire à un morceau de bravoure. Sur un plan stylistique, la répétition de l’adjectif « sanglant » assure l’écoulement des plaies béantes tandis qu’un polyptote permet à la mort d’envahir le passage. Plus largement, le champ lexical de la douleur prend ses quartiers, relayé par la référence au mythe de Prométhée dont le foie, rappelons-le, était chaque jour offert à un oiseau de proie. Pour formuler les choses autrement, Voltaire reconstitue l’amère chaîne alimentaire dans laquelle tout prédateur en acte est une victime en puissance : le mal engendre le mal, voire l’abomination, et l’éternel retour du même suffit à révoquer ce Dieu qui ne met jamais terme au supplice d’un Sisyphe destiné à rebâtir un monument qui ne verra jamais le jour. De cette parabole, en outre, surgit un enseignement donné au présent de vérité générale : « du monde entier tous les membres gémissent ; /Nés tous pour les tourments, l’un par l’autre ils périssent » (v. 117-118). Mais les optimistes rétorquent et soutiennent le « bonheur » (v. 120 et 121) opposé par antithèse aux « malheurs » qui devraient retenir notre attention (v. 120). « Éléments, animaux, humains, tout est en guerre », conclura Voltaire afin d’avoir le dernier mot, préférant le réalisme au naïf espoir qui ferait de notre civilisation le fruit d’un Dieu dont tout trahit la pourriture (v. 125).
L’origine du mal (vers 126 à 196)
L’auteur du Dictionnaire philosophique, après avoir littéralement excavé ce que l’univers fait subir aux hommes, sonde la source des maux qui nous assaillent en revenant aux causes premières d’une nouvelle apocalypse. Ce dessein est assumé dès le début du quatrième mouvement constatant sans détour que « le mal est sur la terre » (v. 126) avant que le raisonnement du poète ne porte sur le « principe » d’une notion qu’il interroge scrupuleusement (v. 127) : le recours aux noms propres Typhon et Arimane (v. 129) esquive la superstition de laquelle se détourne l’« esprit » du penseur (v. 131). Froidement, Voltaire « con[çoit] un Dieu » (v. 133) qui tantôt fait le bien (v. 134), tantôt fait le mal (v. 135), et dont la double inconstance confirme au moins ses rigueurs, au pire son absence :
De l’Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;
Il ne vient point d’autrui, puisque Dieu seul est maître :
Il existe pourtant. Ô tristes vérités ! (v. 137-139)
Restaurons le syllogisme :
- Il est admis que le chaos ne peut naître de Dieu.
- Mais, Dieu est tout, donc tout naît de lui.
- Alors, si le chaos existe, c’est que Dieu en est la source.
Toutefois, la fermeté du raisonnement de Voltaire est battue en brèche, de plus belle, par ses contempteurs. Celui-ci, d’abord, revient aux « foudres souterrains », aux « débris » et aux « bords sanglants » d’un paysage où tout dépérit (v. 145-147). Si chacun pourrait s’en tenir ici, le recours à la polysyndète multiplie les alternatives faisant de Dieu, pour les sophistes, un être cruel parce qu’Il prononce son implacable jugement (v. 149), parce qu’Il laisse libre cours à la force des choses (v. 150-151), parce qu’Il ne peut agir sur l’essence des éléments (v. 153-154), parce qu’Il doit nous préparer à mourir7 (v. 155-156) : tous les arguments sont bons pour contourner l’évidence de l’imperfection céleste.
Sourd aux palinodies de penseurs qui n’en ont que la prétention, Voltaire préfère s’en remettre au Seigneur lui-même, mais
[l]a nature est muette, on l’interroge en vain ;
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain.
Il n’appartient qu’à lui d’expliquer son ouvrage,
De consoler le faible, et d’éclairer le sage (v. 163-166).
Pauvres sont alors les interprètes, Leibniz en première ligne, qui ne peuvent justifier la coexistence des « vains plaisirs » et des « réelles douleurs » (v. 172). Le brûlot contre les faux savants se fait satire ad hominem, révèle ensuite le nom de Platon qui se retrouve pris dans les filets de l’allégation. Après l’antithèse, c’est plus largement l’écriture spéculaire qui permet à Voltaire d’opposer deux états dont l’incompatibilité possède une valeur tant rhétorique que persuasive. En effet, si l’auteur de La République soutenait que « [l]a douleur [et] le trépas […] n’approchaient point de [l’homme] » (v. 179), force est de constater que ce dernier « rampe, […] souffre, […] meurt » (v. 180) : l’empirisme donne le coup de grâce à l’optimisme, et Voltaire entend enfin « la voix de la nature » qu’il fait parler, car seul le monde sensible mérite qu’on lui tende l’oreille (v. 189).
En somme, la stratégie voltairienne est de puiser dans la philosophie optimiste pour en extraire plusieurs poupées gigognes – Leibniz, Platon, Épicure –, avant de tirer à balles réelles sur ces mêmes poupées. Seul Pierre Bayle, « le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit8 », mérite de rester debout : sa « balance » est le symbole d’une conscience qui accepte de douter face aux illusoires menaces des jugements trop arrêtés (v. 192). « [S]age », « grand », Bayle est digne des plus élogieuses épithètes au point de devenir ce guide qu’il nous faut suivre dans l’épais labyrinthe de l’obscurantisme (v. 193).
Le pari voltairien (vers 197 à 234)
Là où l’auteur des Pensées nous exhortait à prendre le parti de la croyance, même dans l’incrédulité, Voltaire nous enjoint à emprunter les voies d’un doute qui mérite paradoxalement toutes nos certitudes. Si « le livre du sort se ferme à notre vue », nous ne sommes pas en mesure de l’ouvrir en forçant ses coutures, et tout lecteur n’a d’autre choix que d’accepter son existence transitoire (v. 198). Comme chez Pascal, deux infinis se font face : celui des « [a]tomes » (v. 201) et celui des « cieux » (v. 204) vers lesquels il serait trop audacieux de vouloir nous diriger. Mieux vaut donc « nous connaître », dans une perspective cartésienne, avant de tenter aveuglément l’au-delà, et mieux vaut accepter l’humble réalité d’une existence soumise au poids de l’affliction (v. 206) :
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ;
Mais le plaisir s’envole, et passe comme une ombre ;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre (v. 211-214).
Comme à son habitude, le poète exploite les potentialités d’un même terme, les larmes, diffusées par une énumération qui se superpose à la tessiture des tourments humains. Une telle amplitude, en outre, est prolongée par la saisie chronologique d’un « passé » (v. 215) augurant ce « présent » sans « avenir » que nous sommes destinés à supporter à l’instant où nous renonçons, à juste titre, à la candeur de l’optimisme (v. 216).
Néanmoins, l’œuvre de Voltaire n’est pas tant un adieu au Père qu’un geste de défi lancé aux « sages » qui nous trompent (v. 220). Dieu mérite d’être prié, mais restauré, plongé dans les auréoles du déisme et de la tolérance. Pour ce faire, il n’est plus temps de « soupir[er] » (v. 221), de « murmurer », mais bien de hausser le ton (v. 228). La formule « tout est bien », comme le rappelle le philosophe dans la préface de son poème, est « une insulte aux douleurs de notre vie »9, et à l’insulte répond la virulence d’un penseur éclairé faisant des lumières une manière d’être au monde comme en littérature. Ainsi, il faut adorer le Seigneur non dans l’illusoire nimbe de sa perfection, mais bien pour l’ensemble de son être qui, s’il est immense, est nécessairement lacunaire. C’est pourquoi le déiste, à la fin de son texte, rouvre la boîte de Pandore en exhumant « l’espérance » parmi les ruines de la ville (v. 234), dernier vestige rejoignant « [l]es défauts, les regrets, les maux, et l’ignorance » parmi les atours dont Dieu aurait tort de se croire pourvu (v. 233). Parier, pour Voltaire, c’est alors parier pour la nébulosité d’un sentiment religieux qui, loin de se matérialiser dans l’évidence, s’éprouve dans l’inaltérable pureté du soupçon.
Pour conclure, le propos de Voltaire est à double fond. Son Poème sur le désastre de Lisbonne aboutit à une violente satire prononcée à l’encontre de ceux qui, devant l’effondrement de la nature, trouvent encore en eux, on ne sait trop comment, la force de croire. Cependant, il ne faut pas négliger la manière dont le philosophe des Lumières inscrit la catastrophe naturelle dans une poétique de la destruction dont la violence est un gage d’efficacité. En d’autres termes, les vers à l’étude allient le ravage de la capitale à l’édification de celles et ceux qui parviendraient à voir derrière les décombres : le tableau de la ruine annonce les plaintes d’un prêcheur sans cesse contredit par de vulgaires optimistes, puis la révélation de ce Dieu impitoyable dont la Création n’a rien d’enthousiasmant. Au contraire, le mal est partout dans l’univers et nous invite à parier pour le doute, pour la prudence, afin d’avancer tant bien que mal au cœur d’un monde qui n’est jamais loin de faire trembler les piliers de la terre.
