En 1755, le jour de la Toussaint, un des plus forts tremblements de terre de l’histoire moderne frappe Lisbonne, tuant, avec le raz-de-marée et les incendies qui ont suivi, des milliers de personnes. Cette catastrophe naturelle, également ressentie ailleurs en Europe, devient une source d’inspiration philosophique et littéraire. Le xviiie siècle, également connu sous le nom de l’Âge des Lumières, se caractérise par une relation étroite avec la nature, notamment par la quête d’une compréhension approfondie de celle-ci. Néanmoins, il demeure également profondément marqué par le christianisme et l’Église catholique. C’est ce tremblement de terre de Lisbonne qui inspire à Voltaire son Poème sur le désastre de Lisbonne où il (re)pose la vieille question théologico-philosophique de la théodicée. De cette façon, Voltaire attaque les fondements mêmes de la croyance en Dieu. S’agissant de la théodicée, il serait inexact d’affirmer que la question des catastrophes naturelles constituait une problématique inédite dans les domaines de la philosophie et de la théologie à cette époque. Au contraire, cette question avait été traitée de manière approfondie par Gottfried Wilhelm Leibniz dans ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal auxquels Voltaire donne précisément la réplique. Voltaire suit et contrecarre Leibniz sur cette question. L’ouvrage de Leibniz peut donc être considéré comme une source formelle d’inspiration pour Voltaire, tandis que le tremblement de terre lui-même peut être perçu comme sa source matérielle. Ainsi, en réponse à Leibniz, l’expérience de cette tragédie conduit Voltaire à s’interroger sur une problématique corollaire : celle du meilleur des mondes possibles. Ensuite, le Poème sur le désastre de Lisbonne a exercé un impact notable sur un autre philosophe des Lumières – Jean-Jacques Rousseau. Grâce à la correspondance de ces philosophes, nous pouvons comparer leurs idées concernant cet aléa naturel et tirer les conséquences de cette correspondance. Mais pour bien comprendre les catastrophes naturelles au xviiie siècle, il faut d’abord comprendre la théorie de Leibniz qui est cruciale à cet égard tant pour Voltaire que pour Rousseau.
Comment percevoir les aléas naturels au xviiie siècle ?
Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, ainsi que d’autres catastrophes naturelles telles que les épidémies de peste, appartient à la catégorie des maux physiques du point de vue de la philosophie et de la théologie de l’époque. Cette distinction est discutée en profondeur par Leibniz, qui distingue trois types de mal : métaphysique (la simple imperfection), physique (la souffrance) et moral (le péché)1. L’existence du mal est la question centrale de toute sa théodicée : « Si Deus est, unde malum ? Si non est, unde bonum ?2 » (S’il existe un Dieu d’où vient le mal ? S’il n’existe pas, d’où vient le bien ?). Comme nous le voyons, l’existence du mal et sa source touchent, dès le départ, à l’existence de Dieu. La théodicée, étymologiquement, dérive des mots θεός (theós) – dieu – et δίκη (díkê) – justice, droit –, et signifie littéralement la justice de Dieu : une explication du paradoxe des deux questions théologiques susmentionnées. Comme solution à ce paradoxe, Leibniz propose sa fameuse théorie holistique du meilleur (optimum) des mondes possibles. Présentons au moins brièvement cette théorie dite optimiste.
Lorsque nous utilisons le terme holisme dans la théorie de Leibniz, nous entendons sa conviction que tout est interconnecté dans notre monde, en d’autres termes, que tout est lié à tout. Il s’agit, bien entendu, d’une conséquence de son christianisme pour lequel Dieu est le créateur de tous les mondes possibles.
[L]e monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances ; mais je nie qu’alors il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles : l’univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce, comme un Océan ; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance ; de sorte que Dieu y a tout régi par avance une fois pour toutes, ayant prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l’existence de toutes les choses3.
Selon Leibniz, l’existence du mal physique, tel que les conséquences du tremblement de terre de Lisbonne, est assumée par Dieu lui-même afin de réaliser le meilleur monde possible. Leibniz s’inspire de Platon en affirmant que le monde est l’union de deux principes – l’entendement et la nécessité. Selon Leibniz, l’entendement représente Dieu, tandis que la nécessité, en tant qu’objet de cet entendement, constitue la nature essentielle des choses et réside dans les vérités éternelles4. La réunion de ces deux principes constitue alors notre monde et soulève également la question de l’existence du mal : « Or quoique le mal physique et le mal moral ne soient point nécessaires, il suffit qu’en vertu des vérités éternelles ils soient possibles5 ». Ce qui est décisif pour Leibniz n’est donc pas une question de nécessité mais de possibilité. Quant à la possibilité du mal, il s’agit d’une question de permission de Dieu. Pourquoi Dieu, dans sa toute-puissance, permettrait-il le mal ? Cela nous ramène à la notion du meilleur monde possible puisque Dieu « veut l’indifférent et le mal physique quelquefois comme un moyen ; mais qu’il ne veut que permettre le mal moral à titre du sine qua non ou de nécessité hypothétique, qui le lie avec le meilleur6 ». En tant qu’humains, cette volonté permissive de Dieu, ainsi que son plan, nous est cachée. Par conséquent, si nous parlons de maux physiques tels que le tremblement de terre, il s’agit essentiellement d’une mauvaise interprétation par l’homme de la volonté de Dieu. Le mal ainsi conçu n’est donc que le résultat de la double limitation de l’homme, dans sa connaissance (« les imperfections et les défauts des opérations viennent de la limitation originale que la créature n’a pu manquer de recevoir avec le premier commencement de son être, par les raisons idéales qui la bornent7 ») et dans ses possibilités d’interprétation (« Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu’il y a dans son action8 »). Pour résumer le raisonnement de Leibniz, nous pouvons dire que la notion du mal résulte de notre mauvaise interprétation de la volonté de Dieu, qui est toujours orientée vers la meilleure version possible de notre monde. Après tout, c’est la raison pour laquelle l’attitude basée sur cette théorie s’appelle l’optimisme.
En outre, en ce qui concerne la relation entre le mal physique et le mal moral, il convient de mentionner une idée qui apparaîtra plus tard dans le débat entre Voltaire et Rousseau : « Il est encore bon de considérer que le mal moral n’est un si grand mal, que parce qu’il est une source de maux physiques. […] Un seul Caligula, un Néron, en ont fait plus qu’un tremblement de terre9 ». Nous voyons que, pour Leibniz, l’homme est déjà une source considérable de mal physique, plus que les catastrophes naturelles représentées dans cette étude par les tremblements de terre. À ce stade, il convient toutefois de mentionner que pendant la vie de Leibniz, il n’y a pas eu de tremblement de terre aussi important que celui de Lisbonne. En effet, ce tremblement de terre est encore aujourd’hui, avec la secousse principale estimée à une magnitude de 8,7 sur l’échelle de Richter10, l’un des plus puissants tremblements de terre de l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que tous les anciens partisans de la théodicée de Leibniz, y compris Voltaire, en aient été si frappés.
Voltaire – optimiste guéri ?
En effet, la relation de Voltaire avec la théorie de l’optimisme de Leibniz est ambiguë, parfois même contradictoire. Il semble toutefois que, entre autres, sous l’influence d’affaires personnelles, nous puissions déceler un changement de paradigme entre idéalisme et pragmatisme dans son attitude à l’égard de l’optimisme vers les années 1750. Avant cette date, nous avons coutume de dire que Voltaire tend à être plutôt idéaliste à l’égard de l’axiome optimiste tout est bien11. Ainsi, dans le poème Le Mondain de 1738, nous trouvons le passage suivant :
L’or de la terre et les trésors de l’onde,
Leurs habitants et les peuples de l’air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Ȏ le bon temps que ce siècle de fer12 !
Les années 1750 représentent une étape de crise dans la vie de Voltaire13, accompagnée d’un changement d’attitude à l’égard de l’optimisme. Avant d’en présenter les raisons, il convient toutefois de mentionner que Voltaire n’est pas le seul à avoir connu une période difficile à cette époque, au contraire. D’Alembert nous dit que « le milieu du siècle où nous vivons paraît destiné à faire époque, non seulement dans l’histoire de l’esprit humain, par la révolution qui semble se préparer dans nos idées14 » et Jules Michelet, esprit romantique, note les dix années entre 1744 et 1754 comme « la crise même du siècle15 ». Dans cette période sont publiés les magna opera des Lumières comme De l’esprit des lois de Montesquieu en 1748, les premiers volumes de l’Histoire naturelle de Buffon en 1749 et de l’Encyclopédie en 1751, le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau en 1751. En 1748, la paix d’Aix-la-Chapelle clôt la guerre de Succession d’Autriche qui, du point de vue français, ne peut certainement pas être considérée comme victorieuse. Même si le tremblement de terre de Lisbonne a lieu en 1755, il est la proverbiale « cerise sur le gâteau » de cette crise socioculturelle. À la même époque, en ce qui concerne la vie personnelle de Voltaire, Mme de Châtelet, qui avait été aux côtés du philosophe pendant les quinze années précédentes, meurt en 1749. Voltaire se rend à la cour du roi Frédéric II de Prusse avec lequel il se brouille néanmoins rapidement. En 1753, il quitte la cour de Prusse et découvre peu après qu’il est également interdit de séjour à Paris. Au moment du tremblement de terre de Lisbonne, Voltaire est déjà retiré dans la maison des Délices à Genève. Toutes ces raisons, tant sociales que personnelles, ont certainement pu façonner la perception du monde de Voltaire à l’époque – le tremblement de terre ne pouvait qu’être une preuve supplémentaire de l’existence du mal – et pourraient se refléter dans son Poème sur le désastre de Lisbonne.
Dans la Préface de ce poème, Voltaire, parlant de lui-même à la troisième personne, s’oppose immédiatement à l’optimisme et « il adapte cette triste et plus ancienne vérité, reconnue de tous les hommes, qu’il y a du mal sur la terre ; il avoue que le mot Tout est bien, pris dans un sens absolu et sans l’espérance d’un avenir, n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie16 ». En substance, il rouvre l’un des principaux problèmes de la théodicée, la question de l’origine du mal dans notre monde. Dans le poème lui-même, nous pouvons trouver trois points principaux de la polémique de Voltaire avec la théodicée de Leibniz. Tout d’abord, Voltaire s’oppose, avec une ironie qui lui est propre, à la notion de meilleur des mondes possibles : « Ce monde, ce théâtre et d’orgueil et d’erreur,/Est plein d’infortunés qui parlent de bonheur17 ». Voltaire ne parle plus de son temps comme du bon temps, mais comme du théâtre d’orgueil et d’erreur, en précisant clairement que la croyance qu’un tel monde devrait être le meilleur possible est naïve. Bien que Voltaire, déiste notoire, n’attaque pas directement l’existence même de Dieu, le second point de sa polémique se dirige précisément vers le paradoxe de l’existence du mal malgré Dieu :
De l’Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;
Il ne vient point d’autrui, puisque Dieu seul est maître
Il existe pourtant. Ô tristes vérités !
Ô mélange étonnant de contrariétés18 !
Il convient également de noter que, bien que Voltaire ait dû connaître l’explication de ce paradoxe par Leibniz, il ne la mentionne pas délibérément, ou plutôt, face au tremblement de terre de Lisbonne, il n’y accorde apparemment pas d’importance. Ce fait peut provenir, d’une part, de son déisme, puisque le Dieu horloger n’a fait que créer le monde comme une horloge qui fonctionne désormais sans son intervention, mais aussi de la perception scientifique du monde de l’époque qui commence à considérer les tremblements de terre (ainsi que d’autres maux physiques) davantage comme des événements naturels :
Quelque parti qu’on prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n’est rien qu’on connaisse, et rien qu’on ne redoute.
La nature est muette, on l’interroge en vain ;
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain19.
Voltaire évoque ici la fonction instrumentale de la divinité, par l’emploi de l’article indéfini élargi à la religion, qui a été inventée par les hommes comme un moyen pour expliquer des phénomènes naturels tels que les tremblements de terre. Mais sans explication de Dieu, c’est-à-dire de la religion, la nature reste taciturne. Le troisième point de la polémique de Voltaire est donc une sorte de dé-déification de la nature.
Les trois points essentiels de la polémique soulevée par Voltaire dans son poème engendrent ainsi trois réponses à la possibilité du mal. Premièrement, il est clair que Voltaire s’oppose à l’optimisme aveugle, et le tremblement de terre de Lisbonne lui sert de support argumentatif à cet égard, même s’il n’est pas la source même de cette position. Pour reprendre les termes d’Emmanuel Berl : « La catastrophe de Lisbonne ne détermine pas, bien sûr, un changement dans sa pensée, mais elle le confirme20 ». Deuxièmement, tout ce poème peut être considéré comme une sorte d’anti-théodicée – son but est exactement le contraire d’une défense de Dieu. Voltaire abandonne donc complètement la théodicée de Leibniz, comme l’affirme également Theodor Adorno : « Le tremblement de terre de Lisbonne suffit à guérir Voltaire de la théodicée de Leibniz21 ». Ce détachement de l’interprétation religieuse du monde conduit alors à une troisième issue qui est cependant déjà un trait disjonctif de l’ensemble des Lumières, à savoir le désenchantement du monde par notre entendement, tel qu’il a été caractérisé par Adorno et Max Horkheimer : « L’entendement qui triomphe de la superstition doit dominer la nature démystifiée22 ». Mais ces conclusions sont encore très radicales dans le contexte du xviiie siècle et c’est pourquoi le poème de Voltaire ne reste pas sans réponse. Celui qui le prend à partie n’est autre que Jean-Jacques Rousseau.
Séisme entre Voltaire et Rousseau
Nous pourrions nous demander qui, hormis Rousseau, aurait pu répondre à ce poème. Une certaine rancune entre Voltaire et Rousseau existait après la réponse peu flatteuse de Voltaire au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Comme dans cet ouvrage, Rousseau, dans une lettre adressée à Voltaire en réponse à son poème et rendue publique en 1759 sous le titre Lettre sur la Providence, attribue la faute à l’espèce humaine – cette fois en la rendant responsable des maux moraux et, pour une part, physiques. Rousseau qualifie lui-même ce principe de « cause du genre humain contre lui-même23 » et il l’illustre justement sur l’exemple du tremblement de terre de Lisbonne, dédouanant ainsi Dieu des reproches de Voltaire. Rousseau donne trois exemples pour montrer que ce n’est pas le tremblement de terre de Lisbonne qui a causé le mal physique, mais l’homme lui-même :
La plûpart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage [:] […] la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, […] si les habitans de cette grande ville eussent été dispersés plus également & plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre & peut-être nul, […] [c]ombien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent24 ?
Quoique Rousseau éreinte surtout la structure urbaine et la cupidité humaine, la cause du genre humain contre lui-même est un point de vue intéressant également dans une perspective actuelle où de nombreuses catastrophes naturelles, si ce n’est la plupart, sont un résultat de l’activité humaine. Pour Rousseau, cependant, il s’agit d’un tremplin vers une critique de la vision de Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne. Cette critique peut être divisée en trois points principaux : le reproche de la mondanité et de l’égoïsme de Voltaire, la question de la souffrance en tant que mal physique et l’existence de Dieu.
Le premier point sur lequel Rousseau se concentre est l’attachement excessif de Voltaire à la ville et à ses citoyens, utilisé comme argument contre la théodicée leibnizienne. En d’autres termes, Rousseau suggère ici que Voltaire ne se soucie des citoyens de Lisbonne que parce qu’ils sont des gens comme lui :
Vous auriez voulu que le tremblement se fût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts, mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne sont aucun mal aux Messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte25.
Selon Rousseau, Voltaire, la mondanité de Voltaire oublie non seulement les sauvages mais aussi les animaux. Pour Rousseau, célèbre critique de la civilisation, les sauvages et les animaux ne souffrent pas autant des effets des tremblements de terre que les habitants des sociétés civilisées : « Ils en sont peu même aux animaux & Sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, & qui ne craignent ni la chûte des toits, ni l’embrâsement des maisons26 ». Ainsi, d’une part, Rousseau critique Voltaire, et d’autre part, il critique l’homme civilisé en tant que tel, celui duquel naît le mal parce qu’il s’éloigne de Dieu. Ce point pourrait donc être formulé comme une cause du genre humain civilisé contre lui-même, correspondant en partie aux vues de Rousseau exprimées dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Le deuxième point sur lequel Rousseau est en désaccord avec Voltaire consiste dans la question de savoir si le tremblement de terre lisboète et ses conséquences correspondent effectivement à la notion de mal physique en tant que souffrance :
De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs sans doute, ont évité de plus grands malheurs, & malgré ce qu’une pareille description a de touchant & fournit à la poésie, il n’est pas sûr qu’un seul de ces infortunés ait plus souffert que si selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la ni qui l’est venu surprendre27.
Pour Rousseau, une mort rapide lors d’un tremblement de terre est une sorte de rédemption alors que c’est la souffrance qui est la mesure du mal physique. Mais si les gens n’ont pas souffert pendant leur mort ou s’ils avaient souffert beaucoup plus au cours de leurs vies, pouvons-nous vraiment parler du mal physique ? C’est cette question que pose Rousseau en remettant en cause la vision de Voltaire du tremblement de terre de Lisbonne comme un mal physique.
Le troisième point de la critique de Rousseau, et certainement le plus important, concerne les conséquences qui découlent des reproches de Voltaire à propos de l’existence du mal. En effet, selon Rousseau, qui fait suite à bien des égards à l’argument leibnizien, la croyance même en l’existence de Dieu engage à l’optimisme qui en découle :
Si je ramene ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu’elles se rapportent toutes à celle de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait il est sage, puissant & juste ; s’il est sage & puissant, tout est bien ; s’il est juste & puissant, mon ame est immortelle ; si mon ame est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi & sont peutêtre nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la premiere proposition, jamais on n’ébranlera les suivantes ; si on la nie, il ne faut point disputer sur ses conséquences28.
Comme nous le voyons dans la cascade argumentative de Rousseau, l’axiome tout est bien résulte de la perfection de Dieu qui à son tour résulte de l’existence de Dieu. Ce raisonnement aboutit à une sorte de théodicée rousseauiste qui consiste, comme chez Pascal, en un certain pari. Ce pari de Rousseau consiste alors en deux propositions qui s’excluent mutuellement : a) si Dieu existe, il n’y a pas de maux et tout est bien, b) si Dieu n’existe pas, il n’existe ni le mal ni le bien. Il s’agit donc essentiellement de réponses aux deux questions fondamentales de la théodicée déjà mentionnées par Leibniz. À la première question Si Deus est, unde malum ? Rousseau répond qu’il n’y a pas de mal, puisque Dieu est parfait et que ce qui nous apparaît comme un mal constitue en réalité un bien. La réponse à la deuxième question, Si non est, unde bonum ?, est, selon Rousseau, très simple : s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a ni mal ni bien et, par conséquent, il est tout à fait inutile de chercher l’un ou l’autre.
Voltaire répond à cette critique de Rousseau par une lettre relativement courte – cette brièveté s’explique par la maladie et les soins qu’il apporte à sa nièce malade. Paradoxalement, nous y lisons que Voltaire a tenu les idées de Rousseau en haute estime : « Comptez que de tous ceux qui vous ont lu personne ne vous estime plus que moi malgré mes mauvaises plaisanteries, & que de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement29 ». Plus qu’une simple formule de politesse, Voltaire reconnaît l’argumentation de Rousseau même s’il n’y répond pas en substance et promet une réponse rapide. Mais aucune autre lettre sur le sujet ne parvint à Rousseau – ce qui ne met pas pourtant fin à la discussion, comme le dit Rousseau lui-même : « Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avait promise, mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l’ai pas lu30 ». Toute la discussion entre Voltaire et Rousseau sur la théodicée, déclenchée par le tremblement de terre de Lisbonne, trouve ainsi son aboutissement dans Candide, l’une des œuvres les plus célèbres de tout le siècle des Lumières.
Il faut cultiver notre jardin
Le conte philosophique Candide, ou l’Optimisme reflète, dès son titre, les questions soulevées par Voltaire dans le Poème sur le désastre de Lisbonne et auxquelles Rousseau a répondu dans sa lettre. Candide, par son nom même, n’est pas un philosophe ou un scientifique, mais un homme ordinaire qui, grâce à son professeur Pangloss (une certaine personnification de Leibniz, mais aussi, ce qui doit être souligné, de Rousseau), est confronté à une vision optimiste et métaphysique du monde. Au cours de l’intrigue, cette vision est pratiquement constamment réfutée par une série d’événements. La représentation littéraire du tremblement de terre de Lisbonne est l’un de ces événements qui ébranlent la croyance de Candide en l’optimisme. Voltaire pose les problèmes déjà exprimés dans le Poème sur le désastre de Lisbonne, tels que le désenchantement du monde, et y ajoute une explication rationnelle : « Ce tremblement de terre n’est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss ; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l’année passée ; mêmes causes, mêmes effets ; il y a certainement une tramée de soufre sous terre depuis Lima jusqu’à Lisbonne31. » Cependant, un trait caractéristique de la vision voltairienne de la théodicée et du mal physique dans cette œuvre réside dans une certaine dialectique entre l’optimisme et l’anti-optimisme. Ainsi, d’une part, Pangloss (et donc Leibniz et Rousseau) est parodié pour sa vision naïvement optimiste du monde, mais d’autre part, Voltaire utilise les arguments de Leibniz et de Rousseau. Voltaire, en critiquant l’Inquisition, condamne le mal moral comme source du mal physique : « Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale, que de donner au peuple un bel Auto-da-fé32 » ou se réfère à l’interprétation du mal physique comme une limitation de l’homme dans sa connaissance : « Candide fut fessé en cadence pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable33 ».
Cette dialectique se retrouve également dans la narration – bien que chaque événement semble montrer à Candide que l’optimisme est insoutenable, au dénouement, tout se passe pratiquement pour le mieux. Pangloss survit, Candide trouve refuge auprès de sa bien‑aimée Cunégonde et toutes les souffrances antérieures semblent être le moyen de parvenir à cette fin heureuse et optimiste où tout est bien. Quelle est donc la conclusion de Voltaire en ce qui concerne le mal physique ?
La réponse se trouve dans cette courte et pourtant si célèbre phrase : il faut cultiver notre jardin. Candide l’utilise en réponse à l’argument de Pangloss en faveur de l’optimisme :
Si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château, à grands coups de pied dans le derrière, pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin34.
Il en ressort clairement que Candide, et donc Voltaire, n’exclut pas l’optimisme, mais ne le confirme pas complètement non plus. L’optimisme métaphysique leibnizien est ici remplacé par l’optimisme pragmatique. Voltaire est clairement conscient des conséquences du pari de Rousseau et évite délibérément d’y répondre, en adoptant une attitude pragmatique hic et nunc. Il faut cultiver notre jardin signifie donc, dans ce contexte, que puisque nous n’avons aucun moyen de confirmer l’existence ou la non-existence de Dieu, nous ne pouvons pas dire avec certitude laquelle des prémisses de Rousseau est le bon choix. Ainsi, cette manœuvre d’évitement dévalorise les questions métaphysiques et met l’accent sur la réalité physique, sur laquelle nous pouvons agir. Après tout, le terme notre jardin est mis par Candide en opposition au jardin d’Eden, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une opposition entre le monde physique et le monde métaphysique. Si nous appliquons cette position à la question de savoir si le tremblement de terre de Lisbonne peut être considéré comme un mal physique, Voltaire abandonne le radicalisme exprimé dans son Poème sur le désastre de Lisbonne et, peut‑être sous l’effet des idées de Rousseau, conclut qu’il est impossible de répondre à cette question. Une question à laquelle nous ne pouvons pas répondre est donc une question intrinsèquement inutile et nous devrions nous concentrer au contraire sur les questions auxquelles nous pouvons répondre. Il faut cultiver notre jardin signifie, par conséquent, qu’il faut cultiver notre entendement. À bien des égards, cette approche est encore valable de nos jours. Le tremblement de terre de Lisbonne a profondément marqué le jeune Emmanuel Kant, au point qu’il a entrepris d’étudier scientifiquement le phénomène des séismes, posant ainsi les fondations de la sismologie moderne. Voltaire et Rousseau ont tous deux contribué, à leur manière, à la perception moderne des catastrophes naturelles qui ne peuvent plus être considérées comme de simples maux physiques mais doivent être scientifiquement abordées.
Le tremblement de terre de Lisbonne, comme nous l’avons vu, a ébranlé la vision du xviiie siècle sur les catastrophes naturelles en tant que maux physiques. Bien que commencé sur le terrain de la théologie, le débat s’est progressivement déplacé de la philosophie vers le domaine scientifique, comme le reflète la conclusion de Candide. L’interprétation des séismes, de même que d’autres catastrophes naturelles, a ainsi été une fois pour toutes modifiée et de nombreuses réflexions sur ce sujet restent valides de nos jours. Comme dans le cas du séisme de Lisbonne, les causes des catastrophes naturelles au xxie siècle – qu’il s’agisse du cyclone Nargis ayant touché la Birmanie en 2008, du séisme de 2010 en Haïti, ou encore de la pandémie de Covid-19 –, ne devraient être étudiées qu’à travers la connaissance et la compréhension de la nature. Également, l’idée de Rousseau selon laquelle l’espèce humaine est à l’origine des catastrophes naturelles reste très actuelle – le réchauffement climatique, étant à l’origine de nombreux phénomènes naturels et largement causé par l’activité humaine, en est un exemple flagrant. Le tremblement de terre de Lisbonne, en tant que catalyseur de pensées, a ainsi constitué un événement naturel majeur, dont les répercussions dépassent le cadre du xviiie siècle. Le débat qu’il a suscité entre Voltaire et Rousseau conserve encore aujourd’hui une portée significative pour nos réflexions sur les catastrophes naturelles, leurs causes et leurs conséquences.
