La violence et le caractère polyvalent des catastrophes naturelles constituent une inspiration constante de la littérature apocalyptique depuis l’Antiquité et les premiers mythes jamais documentés (Ἔργα καὶ Ἡμέραι d’Hésiode, le mythe de Deucalion survivant au Déluge, la version indienne de Mahabharata et Puranas, le mythe scandinave de Ragnarök et celui, allemand, du Götterdämmerung). Le questionnement métaphysique associé aux origines mythologiques et religieuses du discours catastrophiste témoigne très tôt du support philosophique et cosmologique de ces premières tentatives de spéculation sur les phénomènes naturels. Cet article s’appuie sur l’hypothèse que l’étude de la perception des catastrophes naturelles à travers l’Histoire permet d’analyser et de mettre en exergue des idées et des croyances relatives à la place que l’être humain possède dans le cosmos. Afin de souligner les transmissions, les différences et même les similarités cosmologiques entre l’Antiquité et l’époque contemporaine, nous allons essayer de percer certaines notions clés d’une part de L’Odyssée d’Homère, œuvre majeure et représentative de la cosmologie du monde grec antique, et d’autre part des œuvres appartenant au genre de climate fiction, cli-fi, comme The Drought (1964) de J.G. Ballard, Les derniers hommes (2001) de Pierre Bordage et La Théorie Gaïa (2008) de Maxime Chattam, etc. Nous aspirons de cette manière à tirer quelques conclusions sur une certaine réflexion sociale qui se développe autour de la condition humaine et qui est à notre avis fort dynamique. Cette étude se concentre dans ce cadre sur la mise en évidence par les auteurs de la responsabilité humaine dans le façonnement dynamique et incessant du cosmos physique et ontologique. Car si les catastrophes naturelles évoquent une métamorphose constante de la nature (physis, φύσις en grec), elles laissent également transparaître un glissement ontologique de la place humaine dans le cosmos.
Les catastrophes naturelles dans L’Odyssée : une affaire des dieux
L’épopée d’Homère constitue un phare dans la littérature mondiale et représente notamment l’esprit d’une époque entière à la mesure qu’elle devient témoignage et matrice de cette ère mythique. Écrite vers la fin du viiie siècle av. J.-C., son support mythologique dépasse effectivement le temps historique et l’inscrit dans l’atemporalité d’une époque entière qui survit à travers ces caractéristiques devenues familières, voire archétypiques, pour le monde entier. Le personnage principal d’Ulysse constitue bien évidemment dans cette perspective un archétype de l’homme ingénieux, intelligent mais aussi tragique car sa ruse ne peut pas défier les limites de sa condition humaine imposées par la nature et les dieux ; limites qui ne sont guère frivoles ou vaines puisqu’elles assurent l’équilibre de la nature.
L’Odyssée conte l’histoire du héros Ulysse (Odysseus, Οδυσσεύς en grec, qui inspire le titre de l’œuvre), qui apparaît pour la première fois dans L’Iliade d’Homère, dont la trame se concentre sur la guerre des Grecs contre les Troyens qui a duré dix ans. Après la fin de la guerre, le roi Ulysse, qui se bat du côté des Grecs et qui joue un rôle pivot dans leur victoire grâce à sa fameuse ruse, commence son voyage du retour à son royaume, l’île d’Ithaque, où l’attendent sa femme Pénélope et son fils Télémaque. Ce voyage en bateau qui est censé durer dix jours se transforme en vrai calvaire pour le héros grec à cause d’une série d’obstacles et de difficultés imposées notamment par Poséidon, dieu de la mer, et par d’autres créatures mythiques. Les conditions et catastrophes naturelles provoquées par les dieux vont ainsi étendre la durée du voyage pour encore dix ans. L’histoire commence des années après la chute de Troie quand Pénélope et Télémaque attendent avec impatience et agonie le retour d’Ulysse alors que ce dernier est capturé par l’immortelle Calypso, une nymphe qui le désire et qui le retient sur son île malgré sa volonté. Après l’intervention des dieux, Calypso libère enfin le héros dont le radeau va atteindre ensuite l’île des Phéaciens. Là-bas, Ulysse va raconter ses aventures qui ont duré dix ans depuis la fin de la guerre. Son triste périple commença avec l’emprisonnement de ses compagnons de voyage et de lui-même par le cyclope Polyphème. Ulysse, qui réussit par la ruse à rendre ivre cet être géant, fils de Poséidon, le rend par la suite aveugle et fuit avec ces compagnons. Ainsi débutent les mésaventures du tragique héros puisque Polyphème demande à son père Poséidon de punir Ulysse. Poséidon se venge donc d’Ulysse en manifestant sur lui la puissance et la violence de la nature.
L’Odyssée d’Homère, comme c’est aussi le cas pour la Théogonie d’Hésiode, établit en effet un rapport fusionnel de la nature et des dieux. Or, si dans la Théogonie Hésiode livre de manière explicite toute la généalogie des dieux, leur naissance et leurs interrelations, dans L’Odyssée Homère présente leur place dans le monde et leur statu quo de manière implicite, comme si c’était quelque chose de déjà acquis et évident pour le public1. Les actions des dieux qui accompagnent la vie des héros mortels font donc partie de l’histoire racontée ; elles constituent des évènements réels qui déterminent la trame autant que les actes humains. À partir de ces évènements, nous nous informons sur la relation que les mortels entretiennent avec eux ainsi que sur la place que détiennent les êtres mortels et immortels dans le cosmos. En ce qui nous concerne, le lien direct entre les dieux et les phénomènes naturels est introduit par certaines phrases omniprésentes dans le texte qui accompagnent la référence aux dieux ; le nom de Zeus est par exemple souvent accompagné par la phrase « maître des nuages2 » ou « grand manieur de foudre3 », Poséidon est décrit comme « Ébranleur de la terre4 » ou « Ébranleur du sol5 » et Éole comme « le gardien des vents6 ». De même, Homère associe aux dieux certaines propriétés. Ce sont eux qui agissent sur les éléments naturels et les manipulent de manière favorable ou désavantageuse pour les mortels. Homère aborde d’ailleurs à plusieurs reprises la puissance qu’exercent les dieux sur les vies des mortels mais aussi les limites de leur agir. Par exemple, dans le chant III, Athéna explique que les dieux peuvent effectivement intervenir et même sauver un homme mais que la mort « nous guette tous, et les dieux mêmes sont impuissants de l’écarter de l’homme qu’ils chérissent, quand le trépas vient le coucher dans son dernier sommeil7 ». Un peu plus tard dans le récit, dans le chant IV, à travers les paroles d’Hélène, nous apprenons que « Zeus donne à chacun tour à tour le bonheur et les maux, par le fait qu’il est tout-puissant8 ».
De fait, les êtres humains paraissent chez Homère tragiques dans leur impuissance de contrôler entièrement leur destin mais pas privés de libre arbitre. Ulysse, qui par son ingéniosité confirme la présence de la liberté humaine dans les mythes, constitue en même temps un exemple archétypique qui établit une relation de cause à effet, omniprésente dans les mythes grecs. En d’autres mots, l’humanité est présentée comme dotée de qualités substantielles, décisives et même extraordinaires parfois, la rapprochant souvent de la divinité. Or ce fait n’empêche pas néanmoins la réalisation constante dans l’œuvre des limites de la condition humaine, réalisation qui est souvent revêtue d’une violence déterminante. Ulysse est en effet un personnage révélateur d’une part de la bienveillance de la nature, dans la mesure où son physique et intelligence sont décrits comme incomparables, et d’autre part des contraintes que cette dernière impose afin de recadrer l’orgueil humain. Dans le texte, Homère souligne à maintes reprises le caractère « divin9 », le côté « avisé10 », la sagesse et la beauté noble d’Ulysse devant laquelle même les dieux se trouvent désarmés. Et dans un sens, malgré lui, le héros grec doit payer les excès et les erreurs passionnelles de ses compagnons qui lors du voyage du retour transgressent à plusieurs reprises les canons des dieux : ils entrent dans la caverne du Cyclope Polyphème et volent ses fromages et ses gras moutons alors qu’Ulysse essaye de les en empêcher avant de succomber lui aussi à son appétit11 ; poussés par leur avidité ils ouvrent l’outre dans lequel Éole avait emprisonné « les vents hurleurs12 » car ils sont attirés par son fil argent et pensent qu’elle contient de l’or et de l’argent13 et dévorent le bétail interdit qui appartient « au Soleil, à celui qui voit tout et qui entend tout14 ». Dans les trois cas, Ulysse va être puni par les dieux qui réagissent à ses abus et à ceux de ses compagnons en envoyant une série de violents phénomènes naturels. Ainsi, Poséidon le fait souffrir, nous lisons « mille morts15 », faisant échouer son navire de nombreuses fois sur les rochers de quelque île et flotter ses compagnons et lui dans les eaux agitées par les vents hurlants. Ensuite, après avoir fait fuir l’ouragan une fois l’outre ouverte, Ulysse finit de nouveau sur l’île d’Éole où ce dernier va lui refuser cette fois l’aide. Enfin, Zeus envoie « un violent zéphyr soufflant en hurlantes rafales » qui ravage le navire d’Ulysse avant de le frapper par l’éclair pour avoir touché les belles bêtes du Soleil. À travers ces trois exemples, Homère communique en réalité deux aspects moraux au centre de la cosmologie grecque. D’une part, les dieux qui personnifient les éléments naturels ainsi que certaines propriétés ou concepts moraux ne sont guère parfaits ou dotés de miséricorde mais issus de caractéristiques et de jugements très humains. Dans ce cadre, leurs relations avec les êtres humains s’appuient sur des relations de cause à effet ainsi que sur des sympathies ou antipathies qui découlent de leurs personnalités et tempéraments. D’autre part, la nature personnifiée par les dieux fournit les biens et les vertus de l’humanité mais est capable aussi de la punir quand cette dernière transgresse ses limites ou fait preuve de démesure ou d’avidité envers les éléments naturels. Ce dernier message traduit bien évidemment une conception morale des mythes, conception que l’on trouve d’ailleurs très souvent également dans les œuvres de cli-fi.
L’objectivation de la nature dans l’ère moderne et la contestation du modèle naturaliste dans les œuvres de cli-fi
Si les vies humaines paraissent donc entièrement dépendantes des dieux et de la nature dans l’Antiquité grecque, le monde moderne présente un modèle ontologique qui rompt complètement avec cette logique. L’intervention humaine sur la nature qui atteint des sommets inédits pendant les temps modernes grâce aux nouvelles technologies et aux méthodes scientifiques disponibles – l’extraction des ressources naturelles, la manipulation des éléments, l’observation des tous les coins de la Terre et l’exploration de l’espace16 – s’appuie en réalité sur un désenchantement radical de la nature ainsi que sur son objectivation. En effet, nombreux sont les auteurs qui se concentrent sur le déséquilibre ontologique entre les humains et les non-humains et adoptent donc la théorie de certains chercheurs et anthropologues, selon laquelle la science moderne et le modèle du naturalisme17 ont largement contribué à l’entrée dans l’ère de l’anthropocène18. Alf Hornborg, lors de la conférence Os Mil Nomes de Gaia, do Antropoceno à Idade da Terra au Brésil (2015), examine le rôle de la science des Lumières dans l’abandon de l’animisme. Selon l’anthropologue suédois, le capitalisme, la modernité, la dissociation et la sécularisation sont associés à l’adoption de l’objectivisme et à l’abandon de pratiques prémodernes telles que l’animisme et le fétichisme :
The Enlightment had argued for an extension of objectivism to most living things […]. The world around us was from now on to be understood as a collection of inanimate objects to be investigated and manipulated without any regards to sentiments, morals or obligations. In this way objectivism represents an inversion of premodern animism and fetichism. While the latter may treat even non-living objects as subjects, the former treats even living subjects as objects19.
Dans certaines œuvres de cli-fi, nous constatons une volonté de contester cet objectivisme de la nature et des autres entités fondé sur la hiérarchie imposée par le schème naturaliste. Comme nous allons le constater par la suite, les auteurs recourent de nouveau à la personnification des éléments naturels qui rappelle les ontologies prémodernes ou non occidentales. L’effort déployé pour surmonter la séparation nature-culture, si bien ancrée dans nos conceptions occidentales, n’est pas toujours concluant, mais surtout, montrent les auteurs, lors des crises environnementales, c’est toujours la nature qui impose ses règles à l’humanité. Ainsi, les auteurs montrent le lien inextricable des deux concepts dont la séparation provoque inéluctablement un lourd coût pour l’humanité. La séparation radicale du monde naturel et du monde culturel20 devient effectivement un sujet récurrent chez nombre d’auteurs qui évoquent l’aliénation de l’homme moderne. Naturellement, aujourd’hui, avec la responsabilité attribuée à l’Occident moderne dans la crise écologique, ces questions revêtent un caractère urgent puisque le renversement de ce modèle pourrait éventuellement sauver l’avenir de l’humanité. Nous repérons ainsi l’omniprésence des questions suivantes qui disposent d’un rôle pivot dans les récits catastrophistes : l’être humain fait-il partie de la nature ou se voit-il en tant qu’observateur extérieur ? Est-ce que la liberté de l’homme humaniste lui accorderait son droit d’agir sur la nature ? Dans ce cadre, la nature constitue-t-elle un objet issu de manipulation ou un sujet capable de répondre aux multiples usurpations humaines ?
Les écofictions21 de James Graham Ballard offrent un aperçu d’un effondrement qui emporte le monde entier, humain et non humain. Chez l’auteur britannique, la distanciation physique et ontologique entre l’humain et son environnement naturel est souvent source de malheur et de déséquilibre pour ses personnages. Dans The Drought (1964) par exemple, tragédies naturelles et humaines s’associent de manière inextricable. Sur une terre aride, des conditions climatiques extrêmes liées à la pollution et à la radioactivité ont sur la flore et la faune des répercussions dévastatrices. Les sources d’eau indispensables à la survie se tarissent, et les instincts naturels ressurgissent, la violence dominant désormais toutes les relations sociales. Ballard souligne l’importance des paysages naturels pour le bien-être autant physique que psychologique des personnages. De fait, l’échec du mariage du Dr. Charles Ransom, le héros principal, est décrit plus comme « a failure of landscape » que comme un échec d’ordre personnel22. L’équilibre qui manquait à Ransom, à cause de son éloignement du monde naturel, n’est rétabli que lorsqu’il découvre le fleuve ; celui-ci lui donnant l’impression d’être enfin chez lui23. Le fleuve est décrit dans ce cadre comme un élément unifiant et reliant les différentes entités qu’il héberge, dont l’absence engendrerait la désintégration de ces relations. De même, la mort du fleuve suscite des enjeux gravissimes pour les individus qui risquent de perdre un véritable point de repère :
[…] Ransom was aware that the role of the river in time had changed. Once it had played the part of an immense fluid clock, the objects immersed in it taking their positions like the stations of the sun and the planets. The continued lateral movements of the river, its rise and fall and the varying pressures on the hull, were like the activity within a vast system of evolution, whose cumulative forward flow was as irrelevant and without meaning as the apparently linear motion of time itself. The real movements were those random and discontinuous relationships between the objects within it, those of himself and Mrs. Quilter, her son and the dead birds and fish.
With the death of the river, so would vanish any contact between those stranded on the drained floor. For the present the need to find some other measure of their relationships would be concealed by the problems of their own physical survival. None the less, Ransom was certain that the absence of this great moderator, which cast its bridges between all animate and inanimate objects alike, would prove of crucial importance. Each of them would soon literally be an island in an archipelago drained of time24.
Cet extrait traduit l’importance qu’accorde Ballard au monde naturel dont le rôle n’est aucunement réduit à celui d’un objet immuable. En revanche, la fluidité et l’évolution du fleuve sont soulignées, mettant ainsi l’accent sur le fait qu’étant animé, il accompagne les relations des autres entités. Dans l’univers de l’auteur britannique, la relation que l’être humain entretient avec le monde est aussi importante, voire plus importante, que les relations sociales. C’est d’ailleurs pour cela que l’auteur écrit explicitement que Ransom était incapable de profiter de son mariage tant qu’il était dissocié du monde physique. Dans l’extrait précédent, nous observons notamment la valeur intrinsèque des paysages naturels qui réussit même à éliminer le caractère urgent de la survie humaine. Nous avons effectivement l’impression que Ballard priorise de cette manière le sujet de l’appartenance véritable de l’être humain au monde ; ce qui laisse entendre que la réintégration humaine dans le monde naturel est plus importante pour l’individu que le simple fait d’exister. Cette représentation moniste du monde, où le lien entre les êtres humains et leur environnement apparaît comme une évidence, est intrinsèquement liée aux expériences que l’auteur britannique a vécues en Orient comme il le souligne lui-même dans une interview avec David Pringle et Jim Goddard (1975) : sa fiction est influencée par ses premières années chinoises passées à Shanghai de 1930 à 194625.
Lorsqu’il découvre les banals paysages urbains d’Angleterre26, le jeune Ballard constate un véritable fossé entre Orient et Occident, qu’il transcrit sans doute dans ses apocalypses et notamment dans le choix de situer l’action loin des centres urbains occidentaux. Dans The Drowned World (1962), les populations ont migré aux calottes polaires et dans The Crystal World (1966) la trame se déroule au Cameroun. Dans The Drought, le déplacement des masses en quête d’eau désigne également la désertion des villes. L’auteur montre de cette manière que lors d’un danger ou d’une catastrophe à grande échelle, survient une crise des valeurs occidentales. Dans ce cadre la superficialité des relations sociales et l’éphémère des biens matériels constituent deux critères soulignés par J. G. Ballard. De fait, la soudaineté de la catastrophe révèle aussi la rupture imposée dans le monde par le style de vie moderne. L’auteur insiste d’ailleurs sur le fait que les accomplissements de la civilisation moderne ne peuvent pas épargner l’humanité d’un destin commun avec les autres entités. Dans ce cadre, l’agir humain paraît sans doute limité et l’action du monde est mise en exergue. Comme le souligne Hervé Lagoguey dans l’ouvrage Écofictions & Cli-Fi. L’environnement dans les fictions de l’imaginaire, le motif récurrent des paysages réussit même à éclipser l’action humaine. Le chercheur ajoute que ces paysages « deviennent les véritables héros des romans27 ». Effectivement, dans ses quatre apocalypses (The Wind from Nowhere (1962), The Drowned World (1962), The Drought (1964) et The Crystal World (1966)), l’auteur britannique nous plonge dans un monde confronté à l’augmentation de la température et des eaux suite à la fonte des glaces polaires, à la généralisation d’un climat tropical, à la disparition des terres agricoles et à une constante migration des populations. Et malgré la myriade de problèmes liés à ces changements, l’humain que Lagoguey considère comme « responsable de ses propres maux » ne fait pas l’objet d’un jugement dans l’œuvre de Ballard, contrairement à ce que nous observons dans d’autres écofictions28. Dans cette absence de critique à l’égard des comportements humains, pourrions-nous voir une vision qui n’accorde pas à l’homme et à ses actes une position centrale dans le cosmos ? Est-ce que l’être humain aurait vraiment perdu chez Ballard son statut de sujet, faisant dorénavant véritablement partie des autres « objets » de ce monde ?
Réenchantement de la nature
L’inclusion d’entités non humaines et la forte interaction entre ces dernières et les êtres humains font allusion à des modèles ontologiques et cosmologiques qui se distinguent nettement de l’anthropocentrisme occidental. Dans ce cadre, nombreuses sont les œuvres qui mettent en scène une nature animée. Dans ces œuvres, dont l’objectif est la réintégration de l’être humain dans la nature, la frontière entre l’humanité d’une part et la nature d’autre part n’est pas forcément totalement gommée. Or le rôle du sujet et celui de l’objet sont inversés. L’humanité n’est aucunement la seule entité dotée de faculté d’esprit puisque l’agir des autres objets est également régi par des intentions. L’anthropomorphisme devient ainsi souvent un outil pour les auteurs qui essayent de réenchanter la nature, en lui prêtant même parfois des facultés clairement humaines. La nature est effectivement dotée dans plusieurs œuvres de facultés intellectuelles et morales. La Théorie Gaïa (2008), roman de Maxime Chattam, constitue un bon exemple de cette personnification tentée par les auteurs pour expliquer de manière simple les mécanismes de la nature. Dans ce récit, l’auteur français imagine une planète mourante des catastrophes naturelles qui se multiplient. Sur fond de conditions climatiques extrêmes, l’action est concentrée sur trois chercheurs sollicités en urgence par la Commission européenne. Une augmentation alarmante de la criminalité inquiète les scientifiques qui élaborent une théorie de l’évolution : la théorie Gaïa. Instigateur de cette théorie, le scientifique Grohm fait le lien entre l’instinct prédateur humain et une logique qui régirait l’action de la nature :
– (Non), j’affirme que derrière la magie de la nature se cache un tout petit peu plus que le grand coup de bol systématique dont les experts nous parlent pour justifier l’incroyable technologie qu’est la vie sur terre ! Je dis qu’il existe un dernier champ inexploré dans les mécanismes de la vie, qui est celui d’une intelligence de la molécule. C’est ça la Théorie Gaïa ! Une forme d’intelligence qui nous dépasse, si primaire et si globale en même temps, une intelligence orientée vers un seul et unique objectif : la vie, la survie de l’existence. Bien entendu, pas une intelligence avec un langage ou une pensée réflexive, plutôt une logique si vous préférez, une logique qui fait tourner le bouillon biologique. C’est elle qui est à la source de notre fameux « instinct de survie ». C’est elle qui imprime à chaque bactérie, chaque cellule un sens, vers le développement, vers la vie ! L’évolution n’est pas seulement la rencontre d’un cocktail chimique avec le hasard, il y a une énergie ! Gaïa29 !
La théorie, donc, que Grohm élabore met notamment en cause les théories anthropocentriques qui placent l’espèce humaine au centre de l’existence. L’extrait ci-dessus révèle effectivement une critique de la perception de l’espèce humaine située au plus haut niveau de l’échelle. Les intérêts humains cessent donc d’être ceux qui s’imposent par leur importance et l’objectif ultime de la planète Gaïa est de préserver la vie au niveau global. Dans ce cadre, l’idée d’« une forme d’intelligence qui nous dépasse », comme l’écrit Chattam dans l’extrait ci-dessus, contredit aussi l’idée que l’humain puisse saisir pleinement le monde et ses phénomènes. En revanche, dans l’univers imaginé par Chattam, l’humanité se retrouve châtiée à cause de l’illusion moderne de pouvoir dresser la nature puisque la conquête technoscientifique de la Terre s’inscrit, dans ce roman, dans un chemin évolutif irréversible. La nature, qui est décrite comme parfaite, ne laisse « jamais rien au hasard30 » et même si la terre paraît maintenant malade, elle est capable de se débarrasser de son « rhume » qui n’est autre que l’humanité31. Au long du roman, les métaphores accordant une intentionnalité aux phénomènes naturels sont nombreuses. Chattam écrit par exemple à l’égard de la force de la nature : « Les blizzards avaient pris possession de la région, (…) les habitants du pays avaient fini par capituler, effrayés par dame Nature (…) la Terre était en colère32 ». Et face à cette domination incontestable, nous lisons qu’« aujourd’hui, confronté au phénomène, l’Homme ne pouvait que hocher la tête avec mélancolie, impuissant à agir sur son monde33 ». Nous voyons bien comment les rapports de force sont inversés. Les lettres initiales des trois mots écrits dans le texte original en majuscule, « Nature » et « Terre » d’une part et « Homme » d’autre part, mettent l’accent sur le rapport de pouvoir entre les trois concepts ainsi que sur la réévaluation de ceux-ci. Une certaine ironie caractérise la domination présumée de l’homme, désormais incapable d’agir dans un monde qui était censé lui appartenir. Mais la question sous-jacente est de savoir si le monde n’a jamais vraiment été le sien.
La dénonciation de l’anthropocentrisme moderne est effectivement au cœur de nombreux récits de cli-fi. Les auteurs mettent l’accent d’une part sur la force de la nature et d’autre part sur l’impuissance humaine lors des catastrophes naturelles. Dans le roman Les derniers hommes (2001), Pierre Bordage offre plusieurs exemples d’épisodes de violence naturelle qui contribuent à la prise de conscience humaine. Sur fond d’une Europe ravagée par la Troisième Guerre mondiale34, l’auteur français dépeint un paysage meurtri par les pollutions chimiques et nucléaires. Les animaux et les peuples nomades subissent des modifications génétiques et se battent pour survivre dans un monde aride, frappé par des phénomènes climatiques extrêmes. Les phénomènes naturels ont valeur d’acteur et la nature se présente encore une fois comme une entité pourvue de conscience et d’intentionnalité. Bordage écrit par exemple que « la nature… elle… n’oublie jamais un méfait…35 ». Les éléments maternels de la terre sont évoqués par l’auteur français qui souligne autant son rôle de nourricière que celui d’autorité :
Le volcan tirait des salves répétées de lave qui s’élevaient au milieu de la fumée comme les pétales d’une formidable corolle incandescente, s’affaissaient en filaments rougeoyants sur la neige et s’écoulaient en torrents dorés sur les versants. La première réaction de Solman fut d’admirer ce spectacle, le plus grandiose auquel il lui eût été donné d’assister depuis sa naissance. La terre, cette terre que les hommes avaient piétinée, éventrée, saccagée comme des enfants irrespectueux, jouait de temps à autre avec le feu, l’air et l’eau pour montrer qu’elle vivait, qu’elle, la nourricière généreuse, était capable de colères renversantes, de fureurs somptueuses36.
Solman le boiteux est un jeune charismatique doté du don de clairvoyance, appartenant au peuple des Aquariotes qui recherche et contrôle les sources aquatiques. Dans ce monde féroce où les institutions et les nations sont remplacées par des tribus nomades, l’être humain est jugé pour les erreurs commises par les civilisations d’antan. Face à la force de la nature, il s’avère maintenant petit : « On peut lutter contre des hommes, pas contre la nature37 », admet par exemple le personnage de Chak. Et plus tard Irwan, faisant partie du conseil des pères et des mères du peuple des Aquariotes s’exclame : « Notre mère Nature donne et reprend. Mais elle nous a offert, à nous ses enfants, le présent de la compassion, le pouvoir de donner ce qu’elle a repris, de reconstruire ce qu’elle a détruit38 ». Donc, ici aussi la Terre se montre animée et capable de se protéger et d’éliminer les dangers et les accidents – en l’occurrence l’être humain – par le biais des phénomènes et des éléments naturels. Bien évidemment, les deux romans cités auparavant, de Bordage et de Chattam, évoquent inévitablement l’ouvrage emblématique du chimiste James Lovelock, Gaia, a New Look at Life on Earth (1979), qui présente la terre, Gaia, comme un ensemble d’entités animées et inanimées qui forment ce système complexe doté de capacités autorégulatrices39. Notons aussi l’influence indéniable des mythologies prémodernes, notamment de la mythologie grecque à laquelle Lovelock emprunte le terme Gaia40, au sein de laquelle la personnification des forces naturelles est, comme nous l’avons déjà constaté, omniprésente41.
L’héritage des mythes : Entre vérité et poésie
Lors de la lecture des mythes archaïques, la question suivante s’impose : comment le lecteur doit-il percevoir le contenu mythique ? Car, bien évidemment, il y a deux interprétations contingentes : d’une part une réception littérale de certaines vérités autour des croyances archaïques et d’autre part une lecture allégorique des évènements racontés. Comme le rappelle Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, les deux cas peuvent sûrement coexister. D’une part, la transmission de vérités contingentes est une caractéristique de la mythologie même si elle ne fait pas partie des objectifs directs visés par les auteurs42. D’autre part, la mention des dieux et des autres créatures mythiques ne s’inscrirait pas uniquement dans une simple pulsion poétique mais également dans une volonté de créer une certaine allégorie entre les évènements racontés et ceux qui dominent les vies humaines43. Tandis que le premier cas présuppose la croyance en l’existence des vrais dieux qui contrôlent les conditions météorologiques et géologiques, le deuxième implique la simple personnification des éléments, des phénomènes naturels et des concepts moraux. Dans cette dernière perspective, il faut pourtant présupposer quelques limites qui sont aussi en lien avec l’infinité d’interprétations possibles relatives aux conditions spatiotemporelles de chaque époque. Dans ce cadre, même s’il est tout à fait possible de tenter une interprétation moderne du mythe d’Ulysse et des peines qu’il subit à cause de son hybris, il ne faut pas non plus succomber à la recherche de messages écologiques cachés derrière la fureur de la nature dépeinte par Homère. La notion des limites transgressées que ce dernier voulait sans doute aborder concerne plus à notre avis l’envergure de l’agir humain – le sens de la mesure étant aussi important pour la culture grecque antique – et moins un objet précis d’usurpation. Le respect de la nature s’impose alors comme un sens qui n’est pas implicitement introduit mais qui peut surgir de manière aléatoire à travers le contenu du mythe. En d’autres mots, afin de tenter une interprétation physique de certains évènements racontés, mieux vaut ne pas méconnaître le support poétique de la mythologie au risque d’ôter le support métaphysique des mythes.
Dans les fictions contemporaines que nous traitons ici, il est intéressant de constater une logique similaire qui régit le support allégorique ainsi que la méthode de la personnification de la nature malgré leur appartenance à la culture occidentale. Dans le contexte de la crise écologique actuelle, qui provoque des émotions de peur et d’angoisse généralisées par rapport à un futur apocalyptique de la planète, nombreux sont les auteurs et théoriciens qui fustigent l’ontologie et la science modernes, comme porteuses d’une idéologie anthropocentrique ayant largement contribué à un avenir qui s’annonce sombre pour l’humanité et pour le monde entier. Dans ce cadre, les œuvres de cli-fi laissent nettement transparaître une critique de certains principes modernes, telles que la supériorité ontologique humaine et l’autonomie de l’être humain vis-à-vis de la nature. Comme c’est le cas chez Homère, les œuvres examinées dans cet article démontrent donc également l’interdépendance de tous les éléments naturels et contestent ainsi le désenchantement du monde moderne. Or cet effort ne découle pas forcément d’une croyance d’ordre religieux, comme dans le cas des mythes archaïques, mais s’inscrit en revanche dans une rhétorique qui a comme objectif d’appeler le lecteur à une prise de conscience et à une réflexion sociale sur les pratiques et mentalités de l’homme moderne.
