« Le monde est prêt à entendre1 », crie l’Antigone de Frédérique Zahnd face à la situation actuelle. Cette déclaration semble résonner avec les préoccupations de nombreux chercheurs, qui anticipent, pour l’avenir proche, les conséquences dramatiques des actions humaines entreprises au cours des siècles passés. Les effets de ces choix, souvent ignorés ou minimisés, sont aujourd’hui prêts à se manifester pleinement, obligeant l’humanité à prendre conscience de l’urgence climatique et de ses répercussions irréversibles. « Siamo le prime generazioni a vivere nella prospettiva di una possibile estinzione della specie2 » : fidèles aux paroles de Carla Benedetti, nous sommes aujourd’hui confrontés à une catastrophe. Cependant, il ne s’agit pas d’une catastrophe déjà survenue, mais bien d’une catastrophe annoncée, qui se réalise progressivement de manière de plus en plus évidente. Au-delà de la tragédie écologique, la véritable catastrophe réside dans notre incapacité à en parler de manière adéquate, mais aussi à envisager des solutions et à élaborer des réponses efficaces face à un tel scénario. En effet, comme le souligne Carla Benedetti, nous sommes les premières générations à être confrontées à un problème d’une telle ampleur, à la fois inédit et complexe. Cette situation exige non seulement une réflexion scientifique, mais également une mobilisation de la part de la littérature, de la culture et des autres formes d’expression humaine, pour conceptualiser, comprendre et agir face à cette crise.
Il est essentiel de préciser que cette catastrophe, qui semble à première vue exclusivement environnementale, est en réalité profondément liée à l’organisation sociale et culturelle dans laquelle nous vivons, comme le souligne la chercheuse Serenella Iovino en évoquant le réchauffement climatique ou les problèmes liés aux déchets :
Se esploriamo le radici del fenomeno, vediamo chiaramente quanto esso sia legato ai nostri modelli culturali, agli stili di vita, ai modi in cui percepiamo il nostro essere nel mondo. […] si vede qui come la società, l’etica, i discorsi culturali vadano di pari passo con l’ecologia3.
Cette catastrophe naturelle peut être stoppée ou, du moins, atténuée par une force émanant de la société elle-même, précisément parce qu’elle trouve ses causes dans le social. Tel est le paradoxe d’une situation qui nécessiterait toutefois un changement radical dans l’appareil culturel et les systèmes de valeurs qui sous-tendent nos comportements collectifs et individuels. Dès lors, c’est au sein même de la société que des solutions peuvent émerger, en repensant les structures culturelles et les pratiques sociales. Il reste à examiner les modalités par lesquelles un tel changement peut s’opérer ; la littérature, l’art et les disciplines humanistes y jouent un rôle central en proposant des cadres pour interpréter la complexité du monde, envisager de nouvelles formes de relation entre l’homme et son environnement, et nourrir une éthique de responsabilité.
À partir de l’idée de Niccolò Scaffai, selon laquelle au fil des siècles, les relations entre l’humain et la nature se sont également formées à travers la littérature4, il devient possible de concevoir la production littéraire comme un outil d’analyse et de compréhension des relations actuelles entre l’homme, la société et l’environnement. Par son pouvoir de représentation, la littérature offre une clé pour explorer ces interactions, souvent problématiques, et surtout pour imaginer des moyens de les transformer, favorisant une société fondée sur le respect et la responsabilité envers l’environnement. Il en résulte l’émergence de nouveaux genres littéraires, parmi lesquels les réécritures de tragédies grecques adaptées à la condition contemporaine de l’Anthropocène, que l’on peut appeler éco-tragédies, qui abordent les problématiques liées au changement climatique d’origine anthropique, en s’inspirant de la culture classique5.
On peut observer l’existence de deux types d’intentions dans l’éco-littérature : une intention épistémologique, qui vise à réfléchir sur les complexités du rapport entre l’homme et la nature ; cette approche propose un retour aux conceptions classiques du monde, en abandonnant une vision dualiste pour adopter une perspective plus inclusive, où l’homme et la nature sont envisagés comme interdépendants. D’autre part, on repère une intention politique, qui utilise la littérature comme un levier pour encourager l’émergence de nouvelles attitudes face à la catastrophe environnementale ; cette seconde intention s’incarne particulièrement dans les œuvres spécifiques qui seront analysées dans ce contexte.
La littérature face au changement climatique
Alain Montandon définit la littérature comme un « discours social6 » intrinsèquement connecté à la société, dont elle émane et qu’elle place au cœur de son propos. Partant de cette réflexion, il apparaît clairement qu’on ne doit pas voir la littérature comme un simple espace abstrait d’échange d’idées, mais comme un miroir ancré dans la réalité et la société, capable d’exprimer les tensions et dynamiques qui les traversent, tout en proposant des perspectives pour les transformer. De fait, la littérature ne se limite pas à refléter les événements sociaux, alors qu’elle peut devenir un outil pour affronter des problématiques contemporaines, comme la crise climatique. Pour cette raison, dans l’urgence actuelle, il apparaît nécessaire qu’elle s’engage à produire des récits ayant un réel impact sur la société.
La littérature joue un rôle fondamental dans le discours écologique pour deux raisons principales. D’une part, elle cherche à reconstruire la société en réinterrogeant les relations entre l’homme et la nature. Comme l’affirment Gianfranco Pellegrino et Marcello Di Paola dans leur ouvrage Nell’Antropocene. Etica e politica alla fine del mondo, il est crucial de considérer simultanément les dimensions sociales et naturelles, car elles sont indissociables dans le contexte contemporain :
Nell’antropocene [...] le scienze e le disicipline umanistiche debbono ritornare sulla Terra. […] ora la vita sociale, culturale e politica si intrecciano con l’esistenza naturale della materia e dell’energia sulla Terra. E allo stesso tempo le scienze naturali non si possono più considerare come sfere distaccate e neutrali rispetto alla società7.
Deuxièmement, en raison de l’intérêt pédagogique que la littérature peut également revêtir. Dans ce cadre, la littérature devient un instrument clé pour façonner une nouvelle conscience sociale ; toutefois, pour remplir cette fonction didactique, elle doit se détacher des canons dominants de la modernité et s’adapter à un nouveau modèle répondant aux défis contemporains. Cette recherche, pour être véritablement efficace, doit se tourner vers le passé, en retrouvant la vision de la nature des anciens, qui envisageaient la nature d’abord comme un être vivant et non comme un simple équilibre chimique inerte, comme le rappelle Carla Benedetti :
Eppure anche le grandi opere del passato possono aprirci nuovi orizzonti, con le loro visioni dell’uomo cosi diverse da quelle che si sono attestate nella modernità, e con il loro modo – quasi inconcepibile – di vedere la Terra, e persino i mari di fiumi, come delle forze agenti con cui l’uomo interagisce e deve negoziare8.
Selon cette approche, les textes classiques sont définis comme un réservoir, un « cantiere umanistico dell’Antropocene9 », à partir duquel il est possible de puiser pour aborder ces nouvelles thématiques écologiques. Il semble à ce propos pertinent d’évoquer la théorie de James Lovelock, également connue sous le nom d’hypothèse Gaïa, formulée dans son ouvrage Gaia: A New Look at Life on Earth. Selon cette théorie, tous les micro-organismes présents sur la planète sont étroitement liés et intégrés entre eux. Ce lien permet la formation d’un système complexe autorégulé, qui génère et soutient l’évolution. Même Zahnd, à travers son œuvre, qu’on analysera plus en détail par la suite, semble vouloir confirmer cette idée en faisant dire à Antigone qu’« en étendant les droits humains au reste de la Création, en considérant les autres vivants, les autres espèces, les rivières, les forêts, comme des personnes, qu’on sortira de l’horizon de mort où nous sommes10. »
La question sous-jacente pourrait se formuler ainsi : comment la littérature peut-elle avoir un impact social tout en demeurant une question esthétique ? Son rôle historique dans le développement de l’empathie pourrait fournir un premier élément de réponse. La littérature pourrait ainsi créer un sentiment empathique dans la société : « […] Cosa infatti può maggiormente educare e sviluppare l’empatia se non la letteratura, la filosofia, la storia11 ? » À la différence des articles scientifiques et des essais spécialisés, la littérature peut produire une réponse émotionnelle chez le lecteur, susceptible de susciter une réaction morale face aux risques auxquels nous sommes confrontés. La science et l’art sont souvent perçus dans la société comme des domaines distincts et séparés, c’est bien là que réside le problème. Les sujets abordés par la science restent ainsi confinés à la science. En effet, bien que la communauté scientifique continue d’alerter sur l’aggravation des catastrophes naturelles telles que l’élévation du niveau des mers, l’acidification des océans, la perte de biodiversité, les incendies et les inondations, la société ne prend pourtant pas de mesures concrètes pour améliorer la situation. Selon Carla Benedetti, cela s’expliquerait par le fait que, pour influencer de manière effective la pensée collective, il est indispensable de mobiliser l’empathie et les émotions. Le défi de la nouvelle littérature est donc de trouver un équilibre entre la science et l’émotion, en rendant la communication plus vivante et plus engageante.
Le discours de Carla Benedetti examine également ce que la littérature a produit face à la question écologique, recourant souvent aux dystopies pour décrire la fin du monde. Ainsi, la catastrophe environnementale est fréquemment racontée à travers un futur dystopique qui succède à l’événement apocalyptique. Ces récits, selon Carla Benedetti, suscitent « un solo sentimento, lo spavento per la catastrofe che ci aspetta che di per sé può portare all’azione, ma anche alla paralisi12 ». Elle soutient qu’il ne suffit pas de montrer le danger imminent, mais qu’il convient aussi de proposer des solutions à travers des récits positifs, capables d’imaginer un avenir régénéré13. Á ce propos, Carla Benedetti distingue deux types de paroles prophétiques pouvant préannoncer la catastrophe : d’abord, une parole assertive qui « annuncia la catastrofe futura14 », cette catastrophe est souvent perçue et décrite comme inéluctable, impossible à éviter ; ensuite, est évoquée une parole suscitatrice qui « ne impersona performativamente il dolore per suscitare le forza sopite che aiuteranno a evitarla […] scatena un sommovimento e un ri-orientamento nelle strutture di pensiero di chi scolta ed è in grado di suscitare il senso di un’emergenza15 ». Cette parole adresse un message : « si può cambiare il corso delle cose16 » que l’on retrouve dans La Nouvelle Antigone de Zahnd. L’auteure ne dépeint pas un futur dystopique, mais fait naître de l’empathie pour encourager des actions à mener dès aujourd’hui. Cette réécriture constitue un exemple significatif de la manière dont la culture classique peut être mise à profit pour réfléchir aux problématiques contemporaines liées à l’activisme climatique et environnemental. L’auteure crée en effet un parallèle entre la désobéissance de la fille d’Œdipe et la nécessité d’actions radicales pour faire face à la crise écologique. Cette Antigone moderne, une militante climatique protestant depuis la tour Eiffel, devient un symbole de la lutte contre l’inertie institutionnelle face à l’effondrement environnemental.
Les éco-tragédies : Antigone à l’ère de l’Anthropocène
Il est intéressant de noter que Zahnd réécrit précisément une tragédie. En effet, en période de crise, on observe souvent un retour à la littérature ancienne, qui, comme nous l’avons vu plus haut, évoque une époque où la nature était en harmonie avec l’homme. Ce retour est particulièrement pertinent à la suite du passage de l’Holocène à l’Anthropocène, où l’homme domine et déséquilibre l’environnement. Cette relation entre l’homme et la nature, très présente dans la culture grecque en général, est encore plus centrale dans les tragédies grecques, notamment dans les œuvres de Sophocle, qui montrent comment les événements naturels reflétaient les fautes humaines et sociales, révélant ainsi l’interdépendance entre l’humanité et l’environnement. Plus précisément, la tragédie grecque, dans le contexte de l’Anthropocène, illustre la rupture de cet équilibre et ses conséquences catastrophiques.
Les éco-tragédies trouvent leur origine dans certains éléments présents dans la culture classique et réemployés dans le théâtre contemporain. Tout d’abord, puisque le théâtre de l’Anthropocène repose sur l’idée que les spectateurs ne doivent pas rester passifs face à ce qui se déroule devant eux, le premier élément repris est la cátharsis. Selon Aristote, la tragédie provoque des émotions, comme la peur et la pitié, purifiées par l’expérience esthétique, offrant ainsi un soulagement intérieur. Dans ces œuvres, ce processus de libération ne se limite plus au seul apaisement émotionnel. Il s’élargit en provoquant un éveil intellectuel et moral, incitant le spectateur à prendre conscience de ses responsabilités envers l’environnement. La catharsis est alors transformée en un outil de prise de conscience critique et active relatif à l’impact humain sur la nature. Ces œuvres sont donc porteuses de « paroles suscitatrices » (« parola suscitatrice »), selon les termes de Carla Benedetti.
En second lieu, les concepts d’hybris et d’hamartía jouent un rôle fondamental. Le premier désigne l’excès d’orgueil ou la démesure qui pousse les personnages à se croire supérieurs aux dieux et aux lois naturelles, entraînant inévitablement leur chute. Des figures comme Œdipe ou Créon incarnent l’hybris : en transgressant des limites fondamentales, ils défient les prophéties ou imposent leur autorité au détriment de l’ordre naturel. Aujourd’hui, cette attitude se reflète dans celle de l’homme moderne qui, croyant maîtriser la terre, impose sa volonté sur les ressources et les écosystèmes. Le concept d’hamartía désigne quant à lui, l’erreur fatale qui entraîne la perte du protagoniste. Cette notion implique une introspection : le héros doit reconnaître ses fautes, grâce au moment d’anagnórisis, et en affronter les conséquences, souvent après un douloureux examen de conscience. Ainsi, dans La Nouvelle Antigone, Créon, après la mort de son fils, est forcé de confronter les résultats de son obstination et de ses choix :
CRÉON.–Ai-je vraiment tué mon fils ? Tu n’es plus là. Hémon, tu n’es plus là. […] Est-ce à moi de leur rendre les honneurs funèbres ? L’assassin ne peut pas enterrer ses victimes… La prospérité que j’avais préparée pour les miens, où est-elle ? Et maintenant, à quoi bon régner sur un désert ? Si Eurydice est partie, tous ils déserteront17…
De manière parallèle, l’hamartía de l’humanité moderne réside dans ses comportements destructeurs : surconsommation, exploitation effrénée des ressources naturelles, et négligence des avertissements scientifiques, comme l’affirme Créon dans le même monologue :
CRÉON. – […] Comment ai-je pu ne rien voir venir ? […] Non, en fait les gens savaient… ils savaient. Com- ment ai-je pu être aussi aveugle ? Le « don » de l’indifférence ! […] Hémon, mon tout petit, que l’aveuglement de ton père serve de leçon aux puissants. […] Je n’ai rien fait ! Je n’ai ouvert aucun stalag ! Tout était légal ! Savoir, est-ce un crime ? […] Ah, même si j’échappe à la vindicte aujourd’hui, quelle image l’histoire gardera-t-elle de moi ! Le Président infanticide… Les mains vraiment sales… Le Président qui savait tout… Comment expliquer cette aveugle lucidité18 ?
Hybris et hamartia sont en effet deux principes présents au sein du personnage d’Œdipe. Comme le soutient Frank M. Raddatz, la tragédie Œdipe roi de Sophocle semble être la matrice théâtrale de l’Anthropocène19. Œdipe est en effet parfois vu par la critique, non comme une victime de la fatalité, mais comme l’architecte de son propre destin. De ce fait, il devient une métaphore de l’homme moderne, exploitant la planète jusqu’à l’extrême, ignorant les signes de dégradation de la nature et provoquant une catastrophe mondiale. Gianfranco Pellegrino et Marcello Di Paola semblent confirmer cette théorie lorsque dans leur essai, ils déclarent en parlant de l’Anthropocène : « Dopo anni di minacce nemiche, potremmo essere di fronte a una minaccia senza nemici – oppure, potremmo ccorgerci che, per stanare il nemico, basta guardarsi allo specchio20 ».
À ce stade, il convient de clarifier brièvement ce que l’on entend par Anthropocène. Ce terme, popularisé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen21, désigne l’influence croissante et sans précédent de l’humanité sur la biosphère et les systèmes terrestres. Bien que les chercheurs ne s’accordent pas sur le début exact de l’Anthropocène22, tous s’accordent à dire qu’il désigne avant tout l’époque historique actuelle ; peu importe son point de départ, l’essentiel réside dans la direction qu’il nous fait emprunter, à savoir la situation catastrophique d’aujourd’hui.
Selon Carla Benedetti, deux interprétations majeures émergent quant à la présence du terme anthropos dans la désignation de cette ère géologique : la première met en avant la culpabilité de l’homme, accusé d’avoir détruit l’environnement ; la deuxième insiste sur la puissance de l’humanité, qui domine injustement la nature. Dès lors, il apparaît évidemment inapproprié d’interpréter l’Anthropocène comme le triomphe de l’espèce humaine sur la planète. Bien au contraire, cette époque confirme la vulnérabilité de l’humanité elle-même, désormais confrontée à un risque réel d’extinction, perspective clairement soulignée par Pellegrino et Di Paola :
Gli ultimi giorni dell’umanità potrebbero esser quelli di massima potenza degli esseri umani, quando si sarà compiuto il progetto umano di dominio sulla natura, o meglio quando il dominio avrà portato alla distruzione del dominato23.
Le nœud du problème réside dans le fait que l’environnement et le climat changent désormais non pas naturellement, mais sous l’effet des actions humaines. Ce constat se retrouve dans le discours de Créon dans La Nouvelle Antigone, lorsque, en parlant de la société actuelle, il déclare :
CRÉON.–Tu veux qu’on respecte la nature, c’est ça ? Ça n’a aucun sens. Il n’y a plus de frontière entre l’homme et la nature. La nature est humanisée, partout, et nous sommes greffés, prolongés, augmentés. Toi-même tu te sers d’appendices techniques, les médias, les réseaux sociaux. La Terre est humanisée partout, et nous les humains nous adjoignons des terres rares jusque dans nos implants neuronaux. C’est une victoire de l’esprit, ça s’appelle l’Anthropocène, c’est très désirable24.
En d’autres termes, la société et la culture se sont intégrées aux processus géologiques et biologiques. Serenella Iovino analyse les caractéristiques de l’Anthropocène : « una sola specie vivente – la nostra, in greco ánthropos – è diventata una forza geologica. ». Pour la première fois, les pratiques sociales s’inscrivent donc dans la stratigraphie, influençant l’équilibre de la Terre et laissant même des marques visibles : « per la prima volta la ‘cultura’ è leggibile nei campioni di rocce e nelle carote di ghiaccio dell’Artico25 ». L’Anthropocène marque ainsi un tournant, où les actions humaines, autrefois confinées à la sphère sociale et culturelle, modifient désormais profondément les dynamiques géologiques et écologiques, faisant de l’homme la principale force de transformation de l’écosystème planétaire.
En définitive, le terme Anthropocène semble revêtir deux significations simultanément : d’une part, il fait référence à un problème de nature environnementale, mais d’autre part, il éclaire également le type de société dans laquelle nous vivons aujourd’hui : « L’Antropocene, […] è allo stesso tempo un paesaggio e un discorso, una composizione dinamica di elementi materiali e di narrative socio-politiche26 ». Ce mot n’est donc pas seulement la définition d’une ère géologique, mais il identifie également une époque sociale, dans la mesure où « gli strati dell’Antropocene, infatti, sono anche strati sociali27 ».
Pour faire face à la catastrophe environnementale, l’Antigone créée par Zahnd propose ainsi cinq semaines de rééducation afin de sensibiliser la société à ces enjeux :
ANTIGONE. – Tu vas organiser une formation de cinq semaines pour tous les Français. Paris et province. La caste et les autres. Les riches et les pauvres. Tous les Français. […] Une école véritable, exactement. Le stage durera cinq semaines. Une semaine sur le réchauffement. Une semaine sur la biodiversité. Une semaine sur les transports. Une semaine sur l’économie de surveillance, tu sais, la surveillance numérique comme nouvelle source de profit. Et une semaine sur les diverses solutions politiques. Ce sera un programme national, obligatoire, de cours en présentiel et de visios. Pour chaque semaine, quatre jours de stage, un jour de débat, accompagné par des experts. À la fin de ce débat, on votera, dans toute la France, sur les orientations à prendre pour l’avenir28.
Cette formation intensive trouve sa pleine signification à la fin de la pièce, lorsqu’Ismène se convertit et soutient Antigone, provoquant ainsi un bouleversement de l’intrigue par rapport à la tragédie sophocléenne : là où, dans la version ancienne, Ismène survit, dans l’œuvre de Zahnd elle choisit de mourir afin de suivre sa sœur. Cette chute traduit probablement l’idée que la société, lorsqu’elle est correctement instruite, finit par soutenir la lutte contre le changement climatique, au-delà de la peur.
La représentation de la société dans La Nouvelle Antigone
La tragédie d’Antigone revêt une signification profonde lorsqu’on l’examine à travers le prisme du conflit entre nature et culture, un thème déjà au cœur de la trame sophocléenne. Ce conflit s’incarne dans l’opposition entre les lois naturelles, qui imposent le devoir sacré de sépulture, et les lois humaines représentées par Créon, défenseur de l’ordre civique. Ce schéma tragique trouve un écho dans le contexte contemporain du changement climatique : en premier lieu, le conflit actuel entre les lois humaines – incarnées par une humanité qui se pose en maître absolu de la Terre – et les lois naturelles, qui régissent les équilibres environnementaux, reflète cette opposition fondamentale ; en second lieu, la violation des lois naturelles conduit, comme dans la tragédie, à une catastrophe inéluctable, dans ce cas à l’effondrement des écosystèmes, le réchauffement climatique, et leurs conséquences dévastatrices.
En plus de sa portée didactique à l’égard de la société, La Nouvelle Antigone revêt également une signification représentative. Dans son œuvre, Frédérique Zahnd met en scène les réactions sociales face à la catastrophe du changement climatique, en s’appuyant sur certains personnages clés du texte classique. Elle reprend les traits principaux de ces personnages et adapte plusieurs mythèmes de la trame sophocléenne à la contemporanéité, grâce à un travail transdiégétique, à la fois à travers des transformations homodiégétiques et hétérodiégétiques29.
D’abord, un élément particulièrement intéressant est l’absence de la figure de Polynice. Ce personnage disparaît dans cette réécriture, probablement parce qu’il est universalisé et devient un symbole englobant de la société entière. Dans cette perspective, le combat d’Antigone dépasse largement la quête personnelle, Zahnd transforme Antigone en une figure de la conscience écologique contemporaine, combattant non pas pour un frère, mais pour la survie du monde. Cette volonté se manifeste dans une autre modification d’un mythème clé : contrairement à son aïeule qui, selon Jacques Lacan, était animée par une pulsion de mort30, la nouvelle Antigone veut sauver le monde parce qu’elle désire vivre : « Moi non plus, je ne veux pas mourir ! Je ne me suicide pas ! Ma vie est entre tes mains. Je veux vivre. Je ne choisis que la vie31 ».
D’ailleurs, cette adaptation permet de faire des personnages les symboles des trois grandes factions présentes dans nos sociétés actuelles. Premièrement, Antigone incarne ceux qui luttent pour sensibiliser le monde au changement climatique et à la catastrophe annoncée. Ensuite, Créon (le nom complet « Emmanuel Créon » n’est révélé qu’à la fin, renforçant la symbolique du personnage) incarne le pouvoir et les élites politiques qui cachent la vérité pour protéger leurs intérêts économiques. Enfin, le reste de la société qui, par crainte des conséquences ou par confort, préfère détourner le regard, est symbolisé, au début du texte par Ismène, puis par les intermèdes choraux et également par Créon. En effet, dans un premier temps, bien qu’Ismène soit consciente des enjeux écologiques, elle choisit de fermer les yeux sur la dégradation du monde et de ne pas aider Antigone : « […] Je me réveille le matin avec les chiffres, les dates, la température qui monte, et puis j’ouvre mon téléphone. Je commande des trucs […] Comment les gens entendraient-ils ? Ils sont comme moi. Désaffectés32. »
Cette œuvre fait en outre exister une figure particulièrement intéressante, le pape François, qui est le résultat d’une transformation hétérodiégétique du personnage de Tirésias. Comme le devin dans la tragédie grecque, il annonce à Créon l’imminence de la catastrophe, ici symbolisée par l’inévitable désastre de l’extinction de masse, tout en préservant sa dimension prophétique, notamment lorsqu’il déclare qu’Antigone a été envoyée par la Providence : « Vous allez obéir à votre nièce, Créon. C’est la Providence qui l’envoie33 ». Toutefois, il pourrait également être interprété comme une personnification du débat autour de la culpabilité (ou non) de l’Église dans l’appropriation de la Terre par l’homme, sur lequel nous ne nous attarderons pas pour le moment, mais qu’il serait intéressant d’examiner dans un autre contexte34.
En revenant à la représentation sociale à travers les personnages, il est important de souligner comment ceux-ci sont construits en fonction du noyau social auquel ils appartiennent. Antigone, en particulier, est dépeinte comme un personnage qui intègre pleinement les caractéristiques topiques de la figure mythique35 de laquelle elle prend naissance, notamment sa rébellion et sa piété, deux traits qui se manifestent clairement dans ses mots : « Tu vas voir, on va se réveiller. On rendra visibles tous les invisibles. On va parler pour eux36 ». Cette rébellion prend une forme concrète dans sa volonté de créer un groupe d’activisme ; en d’autres mots, elle incarne ce que Carla Benedetti désigne par « gli acrobati del tempo », en se basant sur la définition du philosophe Günther Anders. Ces acrobates sont ceux qui parviennent à se projeter dans la peau des générations futures, en anticipant les conséquences de nos actions actuelles et en cherchant à prévenir la catastrophe37. Antigone représente l’esprit de rébellion et l’espoir d’un changement des nouvelles générations, en opposition à des figures comme Œdipe et Créon, qui symbolisent soit la cause des malheurs, soit l’aveuglement volontaire face à leur gravité. Carla Benedetti note que, dans le contexte actuel, ce sont souvent les jeunes qui manifestent, bien qu’ils fassent partie de la même culture et histoire que les générations plus âgées : « […] i ragazzi che manifestano in ogni parte del mondo non sono forse espressione della stessa cultura di cui fanno parte anche gli adulti e i politici38 ? ». Elle affirme qu’ils représentent la partie « voyante » de la société, en opposition à la part « aveuglée » qui préfère ignorer l’urgence. Les adolescents, étant « uomini e donne ancora “in formazione”39 », disposent d’une perspective qui n’est pas encore standardisée par les normes sociales et les structures établies, ce qui les rend plus enclins à réagir. En outre, le lien entre jeunesse et nature est également un topos littéraire. Carla Benedetti, par exemple, fait référence à Giacomo Leopardi, qui associe l’enfant à l’homme primitif, en mettant en lumière sa relation privilégiée avec l’imagination et son intimité avec la nature. Cette connexion explique leur rébellion, étant plus sensibles à la nature et plus bouleversés par l’indifférence des pouvoirs : « L’indifferenza dei politici all’emergenza ambientale genera infatti in loro un’indignazione che si mescola allo stupore40 ». Les mots d’Antigone attestent de cette attitude rebelle, notamment lorsqu’elle dit à Créon : « Tu n’as vraiment rien compris… Votre génération m’écœure, sur le plan sexuel mais aussi sur le plan moral. Narcissisme, indifférence, brutalité… Je ne veux vous imiter en rien41 ».
D’une façon générale, le thème de la « petite Antigone » est présent dans la tradition, où elle apparaît comme une adolescente rebelle, à l’image de celle de Jean Anouilh. Elle refuse les compromis de la vie, aspire à la pureté de l’enfance et rejette le monde des adultes, qualifiant la vision de Créon de « dégoûtante » et s’opposant au bonheur obtenu par compromis : « ANTIGONE : vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait de chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant42. »
De la même manière, dans l’ouvrage La Nouvelle Antigone, on retrouve ce conflit intergénérationnel, opposant d’un côté les jeunes, tournés vers le changement, et de l’autre, les adultes, enfermés dans leur routine quotidienne, incapables de percevoir que leurs habitudes contribuent à la destruction de la planète : « ANTIGONE. – Tu ne vois pas que ce qui nous nourrit vraiment, toi et moi, tu es en train de le tuer. Pas seulement la vie de l’esprit. Les forêts, les lacs, et les sols de France se meurent. Tu crois avoir tout fait pour nous, et tu nous tues43. »
Cette caractéristique apparaît aussi dans le roman graphique Antigone de Jop (2018), attaché également à la lutte contre la catastrophe environnementale. Dans la postface, l’auteur se demande quel est l’esprit de contestation aujourd’hui : « Si la résistance pendant l’Occupation apparaît de nos jours comme une évidence, qu’en est-il aujourd’hui de l’esprit de contestation44 ?» L’auteur répond à cette question en choisissant de faire d’Antigone une défenseuse d’une ZAD (zone à défendre), un type de résistance qui conduit fréquemment à des affrontements avec les forces de l’ordre. À ce propos, l’Antigone créée par Jop évoque le cas de Rémi Fraisse, un jeune militant tué par une grenade offensive lors des manifestations contre le barrage de Sivens, comme l’affirme l’auteur qui s’interroge sur la relation entre la société et le pouvoir, en mettant en lumière la tragédie des nombreux jeunes morts en raison de leur opposition aux autorités dominantes. De manière similaire, la jeune Antigone de Zahnd est une adolescente rebelle morte pour ses idéaux face à un pouvoir autoritaire cherchant à réprimer sa révolte, tout en cachant les véritables causes de sa mort. Créon dissimule en effet la mort d’Antigone, mais aussi celles d’Hémon et d’Ismène, en les qualifiant de terroristes, une manipulation visant à instiller la peur dans la société et à marginaliser leurs luttes : « Il ne s’est pas tué. Le suicide est la version officielle. Alexandre, assurez-vous que la version des médias soit bien celle-ci : “Le suicide, une nouvelle forme de terrorisme. Des kamikazes endoctrinés”45. » À cet égard, il convient de mettre en évidence l’affirmation de Stefano Righetti, selon laquelle la politique réduit souvent la question écologique à un bruit de fond, ridiculise les positions écologistes et réprime la protestation46. Cela est illustré dans le premier intermède choral de La Nouvelle Antigone, où les idées des militants, loin d’être prises au sérieux, sont ridiculisées ou perçues comme une menace :
Les Parisiennes
H.–Ces écolos qui bloquent les routes ! Par terre comme des pouilleux !
I. – Des parasites, jamais travaillé !
J.–À peindre le diable sur la muraille !
H. – Il y en a toujours eu des variations de climat ! Toujours !
[…]
Les spirituels
P.–Tous ces bouffeurs de quinoa, veulent revenir à l’âge de pierre ? C’est bon.
Q. – » La bougie ou la mort », non, c’est bon.
R.–Riz complet, bol en bois, c’est bon.
P. – Ils commencent à nous faire chier, avec leur réchauffement climatique !
D’une manière générale, Créon incarne ce que l’on désigne comme agnotologie. Certains chercheurs ont même créé le terme Agnotocène pour décrire notre époque, en se basant sur le fait qu’il existe des personnes qui, loin d’ignorer la situation, choisissent délibérément de la sous-estimer. Dans le texte de Zahnd, Créon reconnaît les catastrophes environnementales auxquelles la planète est confrontée, mais il admet son impossibilité d’agir en raison des contraintes liées à sa position politique :
CRÉON. – Je n’ai rien à t’apprendre. Sans transpiration, on ne régule pas la chaleur du corps. Tu meurs cuit dans ton jus. Tous les pays peuplés, chauds et humides connaîtront le même scénario. Tout le sud de la Chine. La péninsule du Laos, le sud de l’Inde, la corne de l’Afrique.
HÉMON. – Tu sais tout ça, et tu ne bouges pas ?
CRÉON. – [..] Qu’est-ce que tu voudrais ? Que je m’agite dans les médias ? Que je claque la porte comme ce grand nigaud de Nicolas Hulot ? Quelle efficacité ! En voilà un qui a fait avancer la cause ! Moi, le destin m’a mis à cette place et je l’assume. Le pouvoir c’est ça. Débrancher ses émotions et agir froidement pour sauver les meubles. Nos meubles, Hémon47.
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz ont soutenu que l’histoire de l’Anthropocène ne doit pas seulement être reliée à ceux qui transforment l’environnement en ignorant les dommages qu’ils causent, mais qu’elle est également le fruit d’une véritable inconscience modernisatrice. Ils évoquent en particulier deux dispositifs culturels producteurs d’ignorance : l’économicisation du monde et la croyance selon laquelle la terre est une réserve illimitée d’énergie et de ressources naturelles48. Ces deux éléments sont au cœur du discours de Créon :
CRÉON. – […] Si je sauve tes koalas aujourd’hui, si j’interdis les pesticides et les poids lourds, c’est l’effondrement de la bourse… des banques… Des milliers de chômeurs… Rupture des chaînes alimentaires… Pense aux émeutes… Aux hôpitaux… « Une politique ne doit pas être jugée à l’aune de ses victimes, mais à l’aune des maux qu’elle épargne49 ».
Ce discours devient encore plus explicite lorsque Créon affirme que, même s’il approuvait le combat d’Antigone, il ne pourrait pas le soutenir, car il doit se conformer aux critères de la politique, qui « se fonde sur le vraisemblable » :
CRÉON. – […] La politique, comme le théâtre, se fonde sur le vraisemblable. Était-il vraisemblable que l’homme pût réchauffer l’atmosphère ? Personne n’y croyait, il y a dix ans. Qu’on pût faire monter le niveau de la mer ? Fondre les glaciers ? Ceux qui soutenaient cette thèse passaient pour des furieux. Il y a une inertie des cadres de pensée. En soutenant une idée vraie qui n’est pas encore vraisemblable, on se ferme toutes les portes. Admettons que j’aie su. La seule manière de rester crédible, c’était de taire la vérité. Une idée vraie qui n’est pas mûre est un suicide social50.
Dans cette réplique de Créon, l’idée de vraisemblable semble renvoyer à une logique interne propre au rapport entre la sphère politique et les perceptions sociales : il ne s’agit pas de vérité scientifique ou morale, mais de ce qui est jugé plausible, crédible et acceptable par le public, la société et les institutions. Créon affirme que la politique ne peut agir en faveur de certaines idées, même objectivement vraies comme l’augmentation du niveau de la mer ou la fonte des glaciers, que lorsqu’elles deviennent vraisemblables aux yeux de l’ensemble de la société. Il convient toutefois de noter que ce consensus est souvent manipulé : sans relais économique ou politique, certaines causes restent invisibles ou négligées. La contrainte de Créon n’est donc pas l’ignorance, mais une impossibilité stratégique : agir sur une vérité non encore reconnue comme plausible serait perçu comme radical ou irrationnel, entraînant la perte de crédibilité et l’isolement politique. Ce passage met ainsi en lumière un mécanisme clé du retard face à la crise climatique : une menace scientifiquement établie ne devient mobilisable une fois qu’elle obtient le consensus de la société et devient, médiatiquement, vraisemblable.
En conclusion, l’éco-littérature, notamment à travers les éco-tragédies et le théâtre de l’Anthropocène, révèle son aptitude à provoquer un changement social et politique. Les œuvres étudiées, en recourant à la parole imaginative et emphatique, ne se contentent pas seulement d’illustrer la crise climatique, elles incitent à une transformation radicale. Cette théorie, qui voit la littérature comme un moyen de catalyser un changement social et politique, se manifeste de manière évidente dans l’adaptation d’Antigone de Zahnd. Bien que, dans cette œuvre, Créon refuse de répondre à la demande d’Antigone de sensibiliser la société à la crise écologique, la révolte d’Antigone prend une dimension didactique et sociale qui va bien au-delà des simples pages du livre. Son action dans la pièce suscite un acte concret de réflexion chez le lecteur, où la fiction l’incite à s’interroger sur les problématiques réelles abordées, à la manière d’un théâtre didactique. À travers une sorte de cátharsis, l’œuvre de Zahnd nous confronte à l’urgence de la situation écologique, nous pousse à comprendre, à travers l’anagnórisis, notre hamartía et notre hybris, et nous incite à une transformation des consciences et des pratiques face à l’effondrement environnemental imminent. En ce sens, La Nouvelle Antigone dépasse le cadre de la simple narration pour devenir un puissant outil de résistance et de mobilisation. Par la force expressive de son texte, Zahnd cherche à éveiller les consciences des lecteurs et spectateurs, les incitant à repenser leur mode de vie et leurs comportements sociaux, en écho à la méthode décrite par Benedetti.
