La pratique du métier d’écrivain a quelque chose de complexe. Autant qu’ils sont, chacun dispose d’une éthique de travail, d’une esthétique de la représentation et souvent même d’une politique particulière de publication. Il semble évident d’intégrer Nina Bouraoui parmi ceux qui se sont distingués en faisant de l’écriture romanesque un axe heuristique par le style et l’idéologie. Pour me familiariser avec l’écrivaine, j’ai privilégié la lecture et l’écoute de ses interviews. Lors de ses interventions, elle ne manque pas de confier une part de son intimité à son interlocuteur, à ses lecteurs et à ses auditeurs lorsqu’elle se prête au jeu de l’interaction journalistique. L’écouter à la radio, la lire dans la presse ou la voir sur un écran sont des atouts à ne point négliger dans la connaissance de l’artiste. Elle produit des œuvres dans lesquelles les « métaphores obsédantes » sont des signes de réactualisation d’un passé constamment présent à l’esprit de celle qui « écrit pour bâtir1 ».
Avec la découverte de l’écriture comme exutoire, elle fait du roman l’espace littéraire pour évoquer son enfance troublée par des événements marquants tels que le tremblement de terre survenu le 10 octobre 1980 à El Asnam en Algérie où elle passa ses quatorze premières années de vie. Son roman intitulé Le Jour du séisme (1999) est quelque peu programmatique pour narrer avec une « restitution poétique2 » une catastrophe tout aussi naturelle qu’humaine. Elle, si attachée à la terre natale, découvre l’horreur des vibrations sismiques dans son enfance, précisément à l’âge de 13 ans. Le roman est la traduction de cette tragédie sociale. Avec une allure de poésie surréaliste, Le Jour du séisme est le corpus qui me permet de faire l’analyse sociopoétique du séisme chez Nina Bouraoui. L’écrivaine possède une identité nationale hybride parfois polémique3. Franco-algérienne, elle développe une écriture fondée sur l’intimité personnelle et sur le récit de filiation. Karima Yahia Ouahmed ira jusqu’à penser que « la tendance autobiographique de l’écriture de Nina Bouraoui, requiert une dimension existentielle4 ».
Les recherches avancées sur l’esthétique de Nina Bouraoui confirment l’hypothèse de la présence manifeste de l’autofiction. Ainsi, les œuvres de l’auteure prennent appui sur la vie de l’écrivaine sans pour autant se limiter à une rigidité référentielle. Au contraire, la lecture fait découvrir la part belle développée par l’imagination débordante de celle qui trouve dans le roman le moyen d’évacuer des frustrations identitaires conçues par les restrictions culturelles, les tâtonnements politiques et le désastre environnemental qu’est le séisme. Le Jour du séisme a été étudié par Alexandra Gueydan-Turek. Elle découvre que l’œuvre est dans une posture scripturale qui valorise l’hétérogène, voire le renversement carnavalesque des normes narratives et grammaticales. La critique du Swarthmore College nomme le procédé d’écriture par la « sismopoétique » qui, pour elle, révèle les vibrations perceptibles dans le texte de l’écrivaine. Celle-ci est arrivée à faire ressentir à son lecteur et à sa lectrice les secousses sismiques par des secousses lexicales. À la lecture, ils découvrent l’horreur du « désastre écologique » et « l’émergence du sujet » déstabilisé, qui trouvent dans l’investigation mémorielle la voie de la libération intérieure de l’écrivaine5. Samira Hamouda dit, justement, qu’« avec Le Jour du séisme, l’auteure relie les traumas du tremblement de terre à ceux des violences supportées par l’enfant narratrice pour mettre à nu l’incapacité de l’être à juguler les conséquences d’événements dramatiques. Le roman imite la sismicité de l’acte et nous offre un texte tiraillé par les failles et les fragments6. »
Nina Bouraoui fait voir et fait lire la sismicité provoquant une instabilité du texte. La trame de l’œuvre évoque la secousse de la terre de ses ancêtres ; une terre où les interdictions par la religion et la réclusion par l’éducation ont forgé l’identité labile de l’écrivaine. Elle passe par la prose poétique pour pratiquer une « auto-perception7 » afin de briser les barrières de l’oubli. Nina Bouraoui propose une réflexion sociale pour estimer l’impact du séisme sur son environnement, sa famille et sa vie. Même si, selon Alexandra Gueydan-Turek, « Bouraoui n’entreprend pas à proprement parler un questionnement environnemental ou sociétal sur le “coût” du désastre8 », il est possible de découvrir chez l’écrivaine que le séisme est l’objet d’un argumentaire dysphorique en raison de la destruction des paysages de son enfance. C’est pourquoi il est intéressant d’analyser Le Jour du séisme au prisme de la sociopoétique9.
Mon propos est fondé sur l’idée qu’il n’y a pas d’arbitraire entre le titre-signe et l’œuvre-signifiant. Autrement dit, la représentation du séisme informe le texte dans son écriture. Dans Le Jour du séisme, les jeux typographiques, les failles grammaticales, la désorientation sensorielle génèrent une esthétique de la déconstruction romanesque. L’étude de cette œuvre répond à la question suivante : quelles sont les dimensions sociopoétiques du séisme chez Nina Bouraoui ? Du point de vue de mon analyse, trois niveaux se constituent en pivots herméneutiques. Il s’agit du témoignage, de l’imagination et de la réflexion sur le séisme que l’auteure entreprend dans sa poésie romanesque. En laissant de côté la critique biographique, l’étude envisage une analyse de l’œuvre en partant d’une approche théorique pour révéler au mieux les aspects sociopoétiques en immixtion dans le texte.
Sociopoétique et écriture du séisme
La sociopoétique est dans un tiraillement pluridisciplinaire. Elle n’est plus seulement dans le parcours initiatique entamé par Alain Montandon. Elle trouve des idées nobles chez d’autres critiques et théoriciens. Les exemples d’Alain Viala et de Marie-Odile André sont retentissants. Ainsi, la sociopoétique trouve un sens pluriel. Dans le cadre de cette recherche, la dimension de la production privilégiée par Alain Montandon est celle qui prime sur les autres, à savoir le domaine de la réception de Viala et l’échelle du biographique du côté d’André. À partir de la création poétique de Nina Bouraoui, il est plus fructueux d’étudier les aspects de la transgression qui se matérialisent dans son style et son esthétique. Comme Molinié et Viala le recommandent, « le travail conceptuel est nécessaire et se doit d’être systématisé10 ». Il est assez utile alors d’entamer la présente recherche par la caractérisation de son objet théorique afin d’obtenir les jalons qui soutiendront les avancées pragmatiques. Avant d’évoquer la sociopoétique qui m’intéresse, je fais un tour d’horizon pour renforcer mes propositions à venir.
Au plus simple de l’expression, la sociopoétique est une démarche qui vise à analyser les représentations sociales devenues indexations textuelles et créations poétiques. Le concept d’indexation est visible chez Georges Molinié et Alain Viala. Dans le parcours théorique du livre Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, les auteurs font savoir que « l’indexation équivaut à la réalisation du discours comme acte de désignation de l’idée de l’œuvre verbale11 ». Pour comprendre autrement, l’indexation est le caractère indirect de la représentation sociale, laquelle apparait en filigrane des signes et des indices d’une œuvre littéraire. Par le procédé de la réception, voire de l’interprétation, des possibilités herméneutiques se font jour chez le lecteur attentif au texte, à l’inscription du destinataire, au genre, aux titres, au point de vue, aux images de l’écrivain, à l’histoire, à l’écrivain et ses lecteurs en général.
Ces éléments, dans un texte romanesque, captent l’attention du lecteur et orientent sa lecture. Il s’élance dans une investigation méthodique pour dégager au-delà des mots et des expressions, les images littéraires d’un texte qui inspire en lui un sentiment d’enquête et de découverte. Dans le sens qui précède, la socialité (S°) et la littérarité (L°) caractérisent la sociopoétique (Sp°). Ainsi, S° + L° = Sp°. La réception esthétique du texte est la condition primaire de lecture à partir du procédé de la « qualification12 ». L’approche secondaire, ici, est celle qui porte sur la création. De ce côté, l’énonciation et la réécriture sont les principes heuristiques de la représentativité du texte. À ce niveau, Alain Montandon est le champion. Pour lui, « la sociopoétique est nourrie d’une culture des représentations sociales permettant de saisir combien celles-ci participent de la création littéraire et d’une poétique13 ».
Par le procédé de « l’objectivation14 », un écrivain s’approprie des phénomènes sociaux qu’il intègre dans son œuvre d’une manière créative. En le faisant, il représente sous une face nouvelle les objets mémoriels ; il réactualise les cultures, il fait revivre les histoires sociopolitiques ou les mythes populaires. La démarche sociopoétique d’Alain Montandon appréhende les phénomènes psychiques et sociaux lorsqu’ils sont peints à travers des mots et des formes provenant d’un locuteur écrivain. L’approche sociopoétique du texte s’effectue par une communication entre les lecteurs (le critique et l’amateur) et les locuteurs (l’auteur et le narrateur). Cela se réalise par le « processus d’ancrage15 » poussant les uns et les autres à donner une signification à l’œuvre. Certains procèdent par la conceptualisation, d’autres par la familiarisation avec le quotidien de vie. Dans leurs parcours de compréhension d’une œuvre, les représentations sociales investies en signes et indices textuels dans la création sont des points d’accord ou de désaccord avec la réalité qui peut être référentielle ou préférentielle.
Quand le lecteur amateur apprécie la trame (l’histoire), le lecteur sociopoéticien remarque ce qui l’intéresse (les représentations sociales) et s’intéresse à ce qu’il remarque (la poétique de la narration). C’est pourquoi la sociopoétique (Sp°) est l’association des méthodologies de la sociologie (Sg°) et de la poétique (Pq°). Ainsi, Sp° = Sg° + Pq°. On aura compris que l’analyse sociopoétique peut être enrichie par des outils quantitatifs ou qualitatifs de recherche utilisés dans une perspective littéraire16. À défaut de procéder à l’interview de Nina Bouraoui, j’ai privilégié l’écoute et la lecture de celles qu’elle a pu accorder à des journalistes et à des médias. Cela a permis de répondre à des interrogations portant sur ses origines mixtes, son identité hybride et son écriture sismique.
Mémoire et témoignage sur le séisme
Les travaux portant sur Le Jour du séisme de Nina Bouraoui font de l’incipit une preuve de la motivation de l’écrivaine à évacuer un stress post-sismique à travers l’écriture. Les mots de son texte sont tout aussi captivants que ceux de Proust. Elle dit à l’entame de sa prose :
Ma terre tremble le 10 octobre 1980. Sa démission est de soixante secondes. Son onde longe en cercles croissants et détruit cent kilomètres de rayon, une distance de feu et de tranchées. L’épicentre des ruptures loge sous ma ville, Alger. Sa force annule le silence et les lois de gravité. Ma terre se transforme. Elle est en éclats. Elle s’ouvre et se referme sur les corps. Elle prend, l’équilibre. Elle trahit. Sa violence achève les beaux jours. C’est un drame national17.
La représentation narrative du séisme commence par l’appropriation de l’espace chaotique pour cause de tremblement de terre. La détermination possessive « Ma terre… », « ma ville » est le signe d’une caractérisation des substantifs. Il ne s’agit pas seulement d’Alger en tant que ville ébranlée par un séisme, mais toute une histoire personnelle de la narratrice se brise avec les dommages collatéraux du tremblement de terre : la mort, la destruction, le voyage, le trauma. Le séisme vécu par Nina Bouraoui à l’âge de 13 ans s’est ancré dans sa mémoire. Elle n’a plus observé son enfance de la même manière pour celle qui, en toute candeur, a vu l’horreur sans pouvoir comprendre ce qui se déroulait à cette période de vie où le développement cognitif est en construction. Avec la maturité de l’esprit, c’est-à-dire à 32 ans, elle fait éditer Le Jour du séisme (1999). À la lecture, l’incipit confère au texte une dimension testimoniale pour évoquer un drame national dans lequel s’inscrit le drame personnel activateur d’une narration mémorielle.
L’écrivaine utilise un processus mnémonique pour éveiller un souvenir auquel elle veut donner un contour de littérarité à partir de la mémoire. En effet, « cette fonction témoigne du pouvoir de la vie d’établir une continuité entre le passé et le présent, sa dynamique ouvrant sur l’avenir18 ». Nina Bouraoui a les pleins pouvoirs d’évoquer le passé, le présent et l’avenir. Elle approuve l’idée d’une narration mémorielle :
Ma mémoire est tout. Elle transmet. Elle raconte. Elle perpétue. Elle rapporte les rouleaux blancs de la plage des Dunes, les pistes du Tassili, la Citadelle, cachée. Elle dit encore. Elle prolonge. J’entends nos rires. Je vois nos yeux. Je sais nos mots. Ma mémoire est un lieu permanent, une réalité sans vestiges. Ici rien ne tombe. Ici la vie est heureuse. Ce lieu, unique, porte ma terre sans séisme19.
L’écrivaine ne s’efface pas, elle est la narratrice de son œuvre. De cette posture intime, les représentations psychiques du séisme se transforment en représentations lexicales et scéniques. Elle se laisse guider par sa mémoire pour vivre la nostalgie des beautés défaites du paysage, les rires des amis perdus de vue en raison de la séparation. L’Algérie est devenue l’ailleurs où les mythes de l’enfance se renforcent par la puissance de l’esprit déraciné. Elle rend constamment « hommage à sa terre natale20 » qu’elle se prive de revoir de peur de déconstruire son paradis de l’enfance. Née pourtant en France (à Rennes), c’est en Algérie21 qu’elle reçoit les bases de son éducation et vit les premiers liens de filiation à la famille et à l’espace. Ainsi, pour elle :
Quitter l’Algérie est un acte violent. C’est un arrachement qui implique la mémoire, son noyau, son intégrité. C’est se détourner de soi. C’est se rendre à l’errance. Quitter c’est rechercher, à jamais. L’enfance devient historique. Le temps est précieux. Le regret est permanent22.
L’arrachement à la terre natale de Nina s’est fait sans son consentement. Dans son imaginaire, l’Algérie est donc un eldorado. Cependant, l’atmosphère sociopolitique délétère du pays a poussé les parents à retourner en France en 1981, c’est-à-dire un an après le séisme.
Durant l’enfance, cette expérience de la séparation est troublante, voire traumatique. Elle pousse la petite Nina à vivre avec l’absence des amis (Arslan et Maliha), des paysages (les montagnes de l’Assekrem, Biskra, Toghourt, Le Rocher plat sous la route de Cherchell, les montagnes noires de Chréa, Alger…), des habitudes (aller à la plage, jouer avec ses amis…). Elle comble le vide existentiel qui lui impose de manifester au plus tôt sa capacité d’adaptation. Dans son for intérieur, elle ancre des images à conserver, des scènes à mémoriser, des personnes à ne pas oublier. À l’âge adulte, elle envisage l’investigation de sa mémoire par la narration en proposant à la communauté littéraire non un roman autobiographique, mais plutôt ce que Alain Lieury appelle la « mémoire autobiographique23 ». Elle raconte ses souvenirs personnels en prenant appui sur un événement national avéré pour lequel il n’y a pas de doute possible. Les mots employés tels que la phrase infinitive « Quitter l’Algérie est un acte violent » sont des « instruments sémiotiques24 » que la narratrice utilise pour se plonger dans un passé qui pourrait s’oublier avec la force du temps. Elle refuse de perdre une part si importante de sa vie, et souhaite par ricochet activer ses souvenirs autobiographiques25 ; lesquels dépendent d’une enquête sociale a posteriori et d’une symbolisation euphorique. De la sorte, l’imagination informe l’écriture mémorielle.
Imagination et représentation du séisme
La sociopoétique d’Alain Montandon étudie la manière dont l’imaginaire social est intégré au texte romanesque26. Cela revient à dire que l’écrivaine, Nina Bouraoui, insère dans son langage des représentations qui proviennent du groupe national auquel elle appartient. Elle intériorise les mythes sur le paradis algérien où l’enfance est un rêve où la violence est un leurre où le paysage est enchanteur. L’écrivaine est dans une fabulation qui approuve l’imagination comme mode de réalisation de l’œuvre testimoniale. Sachant que « l’imagination est la faculté de fixer, conserver, évoquer et combiner les images des choses sensibles27 », le roman de Nina Bouraoui démontre le pouvoir d’imager son enfance déstabilisée par le séisme. Pour ce faire, son texte est le résultat d’une pensée créative destinée à faire revivre des images du passé enfouies dans les tiroirs de la mémoire par mesure de stockage ou de protection lorsque le traumatisme vécu impose l’oubli réparateur :
Je deviens invalide. Seule ma mémoire reste. Elle induit l’image, les voix et les lumières. Elle donne le silence. Elle redresse le réel. Elle élabore par visions. Elle instruit et restitue les premiers signes de la terre, des avertissements. Elle valide les rêves, les traces et l’origine. Elle vient du seul pays. Elle est natale et algérienne28.
Chez Bouraoui, le texte évocateur de l’imagination est caractérisé par la spontanéité du langage. L’auteure s’exprime de manière brève en donnant une place d’honneur au système figuré, à la caractérisation lexicale, voire à l’écriture automatique. En effet, le rythme accéléré de l’expression verbale montre qu’elle passe de la mémoire à l’imagination sans aucune forme de transition à partir du phénomène de dédoublement perceptible dans Le Jour du séisme. La narratrice est dans la posture de doublage de Nina Bouraoui pour la raison suivante : quand l’auteure utilise sa mémoire pour obtenir des images de son enfance et des dégâts du séisme, elle laisse place à la narratrice pour traduire les états émotionnels de peur, de douleur, de finitude. Elle écrit avec poéticité et imagination débordante : « La mort est une idée qui vient avec le feu. Je ferme les yeux. Je sais la douleur, une voix. J’étouffe. L’air devient blanc et solide. La route est un piège infini. Elle serpente et surprend. J’entends, derrière les falaises, la course des hommes. Ils frottent le soufre. Ils dispersent l’essence29 ».
L’imagination prend le relais de la mémoire. L’indice précité le démontre. À partir d’une image fixe, s’organise un discours sensible, lequel fait prédominer le redoublement du poste sujet avec la répétition du « je » énonciateur et ses assimilés. Aussi faut-il ajouter l’observation des désinences verbales liées à la présentification continuelle d’un phénomène dépassé dans le temps, mais encore présent émotionnellement. Par le processus d’une mémoire volontaire, les souvenirs s’activent et se symbolisent par un traitement fictionnel. La démolition du sol et la dispersion des hommes sont renforcées par deux effets distincts, à savoir la construction intellectuelle et l’expression imaginaire. Autrement dit, avec Jean H. Roy, « la mémoire intellectuelle se distingue donc de l’imagination parce qu’elle ne vise pas comme cette dernière un objet particulier mais des idées générales. La pensée imaginative est donc caractérisée en définitive par l’imago d’une chose corporelle absente30 ». Dans ce dédale comparatif, il est à retenir que le séisme est un objet absent au moment de la rédaction du roman.
La représentation de ce phénomène naturel se fait a posteriori. Ce n’est donc pas au moment où les briques tombent que Nina Bouraoui utilise l’encre pour représenter l’immédiat de ses sentiments et de ses observations : elle était une enfant et la priorité était de fuir le danger des secousses sismiques. Elle n’a pas écrit pendant le séisme, mais des années après. Il y a dès lors de l’imagination en jeu pour traiter un phénomène absent au moment de son écriture. De cette réalité nait l’hypothèse que l’imagination et la mémoire intellectuelle cohabitent dans la narration de Nina Bouraoui. L’écrivaine imagine les êtres et les scènes et donne ses opinions personnelles sur l’objet de son imagination. Cet exemple en est une preuve :
La terre s’en va. Je suis seule. Je reste sur des ruines. Je perds mes définitions, des lignes tracées. Je perds ma biographie. Ma vie tient par la mer, les montagnes et le désert. Je suis façonnée. J’appartiens à la nature. Je suis d’Ici, attachée. Je n’irai plus. Je ne descendrai plus. Je ne nagerai plus. Je perds l’avenir. Le séisme impose le temps fixe des peurs, une mauvaise éternité31.
J’ai pris le soin de mettre en italique l’expression phrastique caractérisant les données textuelles de l’affirmation intellectuelle dans un ensemble imaginaire de propos symboliques. L’imagination est une « matière première32 » du domaine littéraire. Nina Bouraoui donne une charge stylistique à son œuvre. Elle opte pour une sismopoétique33. À cela j’ajoute que les unités textuelles sont teintées de fragmentation, de personnification et de répétition. L’auteure communique de cette manière ses tensions affectives suscitées par le séisme en pensée et mises en discours. À la différence de ce qu’affirme Alexandra Gueydan-Turek34, tout ne se limite pas à la fragmentation dans l’énoncé de Bouraoui, il y a, également, de la conceptualisation, mieux de l’abstraction sur le phénomène du séisme. Certaines constructions syntagmatiques sont le stratum d’une pensée extralinguistique en termes de nouvelles croyances objectives ou subjectives sur le séisme et ses dommages collatéraux.
Réflexion et analyse sismologique
Selon Rémy Boss et ses collaborateurs, « un séisme, ou tremblement de terre, est le résultat du glissement brutal de deux masses rocheuses l’une par rapport à l’autre le long d’une faille35 ». Lorsqu’il survient avec les vibrations du sol, il dégage une énergie meurtrière réduisant à néant plusieurs vies et constructions en cas de forte magnitude et de forte intensité. En 1980, l’Algérie a été victime du séisme reconnu comme « l’événement sismique le plus important qu’a connu la région ouest-méditerranéenne36 » avec un bilan catastrophique de 4000 morts, de plusieurs milliers de blessés et de 400 000 personnes sans abri. À cela s’ajoutent la destruction des bâtiments à hauteur de 80 % et la destruction de la plupart des ponts de la ville37. C’est dire le choc que les secousses ont pu créer chez les habitants d’El Asnam, d’Alger et de tous les endroits où les ondes sismiques ont été ressenties.
La Narratrice dans Le Jour du séisme évoque un témoignage à la hauteur des dégâts émotionnels engendrés par l’événement sismique. En effet, « la sensation d’un tremblement de terre – même pour un séisme de rien du tout, faisant tout juste tinter les verres et balancer les lampes – est une expérience déroutante, presque métaphysique : quelle force mystérieuse est à l’œuvre dans ce phénomène extraordinaire38 ? ». La question telle qu’elle est posée est un pan de la problématique à laquelle Nina Bouraoui tente de répondre à travers une démarche quelque peu empirique en raison de son expérience personnelle avec l’événement et ses enquêtes post-sismiques utiles à la création romanesque fondée sur l’acte mémoriel.
Il ressort de ce qui précède que l’écrivaine conduit une réflexion sur le tremblement de terre, car pour elle : « Le séisme est éternel. Son temps est démembré. Il éclate sur une minute, infinie. Sa réalité est une fondation39 ». Sans théorisation métaphysique, elle conçoit le fait que le séisme reste en mémoire de ceux qui l’ont vécu directement en se projetant comme un mythe qui se transmet de génération à génération. Autrement dit, le séisme favorise la constitution des récits de famille axés sur l’origine, les raisons d’une mobilité, les difficultés d’installation, les actes héroïques et surtout les « lieux de mémoire40 » de l’histoire nationale ou familiale. À ce propos, écrit-elle : « le séisme prend les lieux de mon enfance. Il transforme. Il n’atteint pas. Il recouvre, sous une autre terre, étrangère et ajoutée. Il reste, impuissant41. »
Nina Bouraoui réalise que le paysage se déconstruit en cas de séisme. Il provoque ainsi la perte de repère de l’enfant ayant grandi dans un environnement dépossédé de ses beautés après les vibrations du sol et les effondrements des merveilles architecturales devenant, par la force des secousses, les signes de l’horreur et de l’ensevelissement des corps. Le fait d’avoir survécu à un séisme n’empêche pas le traumatisme post-sismique. En effet, l’enfant déboussolé par les événements et déraciné par mesure d’anticipation peut devenir l’adulte traversé par des névroses, des complexes, des spasmes dépressifs, des masques identitaires. Nina Bouraoui reconnait l’impact du séisme sur la personnalité de l’adulte qu’elle est : « le séisme se resserre sur moi. Il monte et prend. Il noie ma mémoire. Il creuse mes failles. Il organise mes ruptures. Il décèle le feu. Il amplifie42 ». La réitération du pronom « il » envoie un message au lecteur, celui de la fixation sur un événement traumatique amplement présent dans l’esprit. La narratrice ne se donne pas le temps de construire son argumentation. Elle s’exprime en toute franchise avec des phrases en forme de jet sans circonlocutions rationnelles et rhétoriques. Au-delà du discours fragmentaire, c’est l’inconscient de l’écrivaine qui se matérialise en texte.
La forme locutoire de la sincérité et de l’oralité est la marque de légitimité de Nina Bouraoui à se prononcer sur le séisme non pas comme une spécialiste, mais à l’image d’une victime utilisant l’écriture en acte auto-thérapeutique. Elle n’écrit pas simplement, elle se libère d’une charge émotionnelle en latence dans sa mémoire : « le séisme devient un acte. Il m’oblige au passé. Il me condamne à l’enfance43 ». Les images du séisme reviennent de manière circulaire dans la mémoire de la narratrice. Elle ressent toujours le poids de l’enfance même si le fait d’être adulte est le moment favorable pour donner un sens et une forme aux différents flash-back mémoriels qui troublent l’état présent dans lequel elle se trouve pour écrire une part de son histoire et retrouver, par le souvenir, les repères culturels à l’origine de son être. Le circuit narratif permet à la narratrice de donner les contours personnels à la représentation qu’elle se fait d’un phénomène sismique ancré dans l’imaginaire collectif algérien.
L’analyse sociopoétique a été la démarche qui a permis d’étudier un phénomène social représenté dans la matière textuelle de Nina Bouraoui. Le séisme a eu, chez la romancière, une axiologie dysphorique en raison des dégâts émotionnels générés par le tremblement de terre survenu le 10 octobre 1980 à El Asnam en Algérie. Son enfance a été bouleversée par la destruction des biens et des personnes. En 1999, Nina Bouraoui fait publier une œuvre dont la tonalité effleure la prose poétique pour évoquer ses souvenirs. Le Jour du séisme, comme l’intitulé l’indique, envisage la codification d’une catastrophe naturelle à la source d’un imaginaire collectif et personnel. Le séisme dont « parle » Bouraoui a été de magnitude de 7,3 sur l’échelle de Richter prouvant son fort impact en matière de démolition et de secousse. Le texte de l’écrivaine représente à travers un jeu de style les vibrations sismiques et les états affectifs de celle qui a été à son jeune âge (13 ans) témoin oculaire de ce qui sonne comme une tragédie sociale. Par ce trait caractéristique, l’œuvre est apte à véhiculer des champs sociopoétiques. Ainsi, à l’analyse, les pôles de réflexion ont porté sur le témoignage, l’imagination et la représentation idéologique. Ces trois aspects de l’étude démontrent que Nina Bouraoui systématise le séisme pour en faire un objet poétique dans sa création littéraire.
