Représentations sociales de la catastrophe naturelle dans Verso la foce (1989) de Gianni Celati. L’inondation dans la plaine padane à l’aube de l’époque postindustrielle

Social Representations of Natural Disaster in Verso la foce (1989) by Gianni Celati : Flooding in the Po Valley at the Dawn of the Postindustrial Era

DOI : 10.52497/sociopoetiques.2384

Résumés

Verso la foce est une œuvre littéraire qui se présente comme un lieu de mémoire des désastres écologiques ayant frappé la plaine du Pô. Elle explore la manière dont la littérature s’approprie les représentations sociales liées aux inondations du fleuve, et examine comment Gianni Celati réinterprète l’image mythique de la catastrophe naturelle en l’inscrivant dans un cadre postindustriel.

Verso la foce is a literary narrative configured as a space of memory of the environmental disasters that have overwhelmed the Padana plain. The aim is to see how the literary work reappropriates social representations relating to the flooding of the Po, and to analyse how the author, Gianni Celati, transforms the mythical image of the natural disaster by placing it within a post-industrial context.

Index

Mots-clés

représentations sociales, catastrophes naturelles, littérature, plaine padane, fleuve Pô, récit mythique, civilisation prémoderne

Keywords

social representations, natural disasters, literature, Padana plain, River Po, mythical narrative, premodern civilisation

Texte

Verso la foce est une œuvre littéraire écrite par Gianni Celati au cours des années 1980 et publiée en 1989. Il s’agit d’un journal de voyage, formé par la juxtaposition de quatre carnets, où l’auteur rend compte de l’état du paysage italien après la fin du boom économique et industriel. Il y raconte en particulier ses pérégrinations dans la plaine du Pô, un lieu devenu à l’époque, commercialement parlant, le plus riche d’Italie. Accompagné par un groupe de photographes, Celati observe le paysage qui l’entoure et prend des notes pour raconter les changements qui ont affecté la plaine, qui fut naguerre rurale, à la fin de l’expansion industrielle. Comme il l’explique dans la préface du livre, ce qui surprend, dans l’exploration de ces lieux, est surtout la sensation d’y respirer une solitude urbaine, due à la destruction du paysage campagnard et de ses formes de vies : les catastrophes naturelles qui caractérisent le lieu, telles que les inondations fréquentes du fleuve Pô, ont été exacerbées par l’action de l’homme, qui a contribué à altérer les équilibres de l’écosystème de la plaine, en polluant les eaux et la terre avec les rejets industriels, ce qui a mis en danger la vie de ses habitants, humains et non humains. Verso la foce se présente comme un récit littéraire qui constitue un espace de mémoire des catastrophes environnementales ayant frappé la plaine du Pô, dont l’auteur a observé et décrit les conséquences tout au long de son voyage. Cet article se propose d’expliquer comment l’œuvre littéraire se réapproprie des représentations sociales relatives à l’inondation du Pô. En d’autres termes, il s’agira de voir comment cette œuvre réinterprète l’image mythique de la catastrophe naturelle en l’inscrivant dans un cadre postindustriel.

Au cours du xxe siècle, la littérature italienne a souvent représenté le fleuve Pô selon des motifs récurrents : Dans la tradition littéraire padane, allant de Riccardo Bacchelli (1891-1985) à Alberto Arbasino (1930-2020) en passant par Giovannino Guareschi (1908-1968), le fleuve Pô est souvent doté de traits quasi humains, voire mythologiques1. Dans cette tradition, le Pô est dépeint comme une force naturelle ancestrale, dont les mouvements invisibles et les crues soudaines viennent perturber l’équilibre fragile de la plaine. L’imprévisibilité des mouvements du fleuve évoque également la vision romantique de la nature, perçue comme une force sublime et redoutable, dont la puissance matérielle surpassait celle de l’homme, suscitant chez lui à la fois admiration, crainte et respect.

Toutefois, la représentation du fleuve donnée dans Verso la foce est différente. En raison de la transition d’une société rurale vers une société industrielle, provoquée par l’essor économique du second après-guerre, l’auteur observe un déplacement des attributs mythiques associés au Pô vers les constructions industrielles qui jalonnent désormais la plaine padane. Lors de sa marche à travers les campagnes de la plaine, il croise fréquemment des constructions en ruine. La description d’une ancienne sucrerie aperçue aux abords de Codigoro revêt une portée particulièrement significative : les fenêtres aux vitres brisées, les murs souillés par des traces de moisissure, ainsi que la végétation sauvage envahissant la vaste cour entre les vestiges du pavage, constituent autant de signes manifestes de l’abandon du site. Toutefois, une inscription sur la grille demeure : « “ERIDANIA”, ZUCCHERIFICI NAZIONALI2. » Comme le souligne l’auteur, le nom placé entre guillemets renvoie à Éridan, appellation grecque du fleuve Pô, elle-même associée au mythe de Phaéton. Selon cette légende, Phaéton, désireux de prouver sa filiation divine, obtient la permission de conduire le char solaire d’Apollon durant une journée. Toutefois, son inexpérience le conduit à perdre le contrôle de l’attelage, provoquant une trop grande proximité avec la Terre et entraînant ainsi l’assèchement des sols, des cours d’eau et des forêts. Frappé par l’ampleur de la destruction, Zeus précipite Phaéton dans les eaux du fleuve Éridan, où celui-ci trouve la mort par noyade. Accablées par le chagrin, ses sœurs, les Héliades, se métamorphosent en peupliers sur les rives du fleuve, conférant ainsi à ses abords une dimension végétale qui marquera durablement son imaginaire. C’est donc à travers la tradition mythologique grecque et romaine que le Pô conserve son caractère légendaire. Toutefois, au milieu du xxe siècle, cette représentation mythique du fleuve cède progressivement la place à une vision plus industrielle : comme en témoigne l’inscription « ERIDANIA » apposée sur la grille de l’ancienne sucrerie, le caractère légendaire du Pô se voit désormais transposé dans l’architecture de béton des usines qui jalonnent la plaine. L’auteur explique ce choix culturel et social en soulignant qu’à l’époque de l’expansion industrielle, il était courant d’attribuer des noms mythologiques aux entreprises, celles-ci étant perçues comme des entités puissantes, comparables à des géants issus de la mythologie. À travers les réflexions de Celati, le lecteur prend conscience que la transformation économique survenue au cours du siècle dernier dans la plaine du Pô a engendré une rupture profonde entre la société traditionnelle et celle en devenir, marquant le passage des savoirs ruraux et prémodernes à une culture fondée sur les logiques de production industrielle. Le glissement de l’attribution mythique à l’élément naturel vers une symbolique fondée sur l’artifice industriel traduit une nette dissociation entre « culture » et « nature ». Ce changement marque un éloignement progressif de l’être humain de son environnement originel, ainsi que la rupture d’un lien ancien, certes rude mais harmonieux, avec les composantes minérales, végétales et animales de la plaine. Ce n’est plus la terre qui mérite vénération et respect, dans la mesure où la subsistance n’est plus au cœur des préoccupations humaines ; la nouvelle époque valorise désormais le profit industriel et la croissance économique comme principes directeurs. Mais une fois l’expansion des entreprises achevée, que reste-t-il des bâtiments mythiques ? Seul un amas de ruines et de déchets, constate l’auteur. Ainsi, dans le contexte postindustriel, le pouvoir d’achat, autrefois omniprésent, se manifeste désormais à travers une nouvelle signalétique — « LOTTIZZAZIONE INDUSTRIALE ERIDANIA3 » — apposée sur la même grille que celle de l’ancienne sucrerie. Ce panneau propose la vente par lots du terrain vague, dont l’état de négligence laisse présager une longue période d’abandon, marquant la disparition définitive de son aura légendaire. Si l’ère des géants mythologiques appartient désormais au passé, une question demeure : le fleuve Pô a-t-il retrouvé, en retour, son caractère fabuleux et mythique ? Pour y répondre, nous développerons notre réflexion de manière progressive, en nous appuyant sur les descriptions des crues du fleuve présentées dans Verso la foce.

À première vue, le fleuve Pô ne semble pas retrouver son caractère mythique ; il apparaît même l’avoir irrémédiablement perdu. Bien que l’âge d’or de l’expansion industrielle soit révolu, le fleuve continue d’être perçu comme un élément passif et utilitaire, réduit à une source de matière première pour la pêche et simultanément relégué au rôle de dépotoir. À plusieurs reprises, l’auteur attire l’attention sur l’état préoccupant du fleuve, soulignant la pollution qui le touche ainsi que les formes d’exploitation dont il est l’objet de la part des activités humaines. Un épisode est notamment relaté au cours d’un trajet pédestre effectué par l’auteur sur le chemin du retour vers Plaisance, longeant la berge du Pô. Dans ce contexte, Celati assiste à une séance de pêche en après-midi, caractérisée par l’abondance remarquable de carpes capturées par chacun des pêcheurs. Toutefois, cette abondance de poissons se mue en rejet : après avoir capturé un grand nombre de carpes, les pêcheurs rejettent dans le fleuve celles qu’ils jugent trop petites pour être conservées. Ce processus conduit à une véritable hécatombe piscicole : les poissons, laissés inutilement à l’agonie sur l’herbe après avoir été jugés indésirables, sont finalement rejetés dans le fleuve. Les poissons morts deviennent ainsi de véritables déchets, à l’instar des canettes de Fanta et de Coca-Cola4 que Celati aperçoit un peu plus loin sur les rives du fleuve, aux côtés de fragments de tuiles, de cintres brisés, de sacs de ciment éventrés et de bidons contenant des fluides hautement synthétiques. La rapidité avec laquelle les poissons sont capturés puis rejetés illustre jusqu’à quel point la logique du profit économique et de la consommation a profondément redéfini la manière d’habiter la plaine du Pô. Cette logique est également incarnée par la figure d’un pêcheur en particulier qui, après avoir conservé seulement deux carpes sur une quinzaine capturées, abandonne sa tenue de pêche pour revêtir ses habits ordinaires. La chemise, la cravate et la veste, associées au départ du pêcheur à bord d’une voiture de grosse cylindrée, témoignent de sa condition économique privilégiée. Celle-ci l’amène à considérer le fleuve Pô non plus comme une source vitale de subsistance, digne d’admiration et de respect, mais comme un espace relégué au rang de décharge. Le fleuve se trouve désormais privé de l’importance et de la considération que les hommes lui accordaient autrefois. La domination exercée par l’espèce humaine sur le fleuve Pô apparaît manifeste ; sa soumission aux activités humaines se révèle notamment dans la noirceur de ses eaux, marquées par des taches huileuses et des bulles spongieuses, signes visibles d’une contamination par les herbicides et les rejets chimiques issus des effluents industriels. La négligence dans l’entretien du Pô semble aller de pair avec l’état d’abandon des vieilles fabriques, jadis considérées « divinità del luogo5 ». Ainsi, tout comme les bâtiments industriels, le fleuve semble avoir complètement perdu son essence mythologique. Mais les apparences sont trompeuses.

Bien que déraciné de son contexte, puisque traité comme un objet inactif, le fleuve conserve encore des traits épiques, contrairement aux industries désormais vides et inertes. La force cachée se révèle dans toute sa puissance à travers les crues, capables de toujours surprendre, de manière inattendue, les habitants de la plaine. Son incontrôlabilité et son imprévisibilité rappellent ainsi à l’espèce humaine que ses eaux ne peuvent pas être dominées, puisque les origines de la rivière plongent dans l’ancestrale force de la nature, élément constitutif de la Terre bien avant l’arrivée de l’homme. Dans le deuxième récit de Verso la foce, un épisode relate la rencontre avec un homme qui, s’approchant de Luciano – l’ami photographe de Celati – lui parle de l’inondation ayant touché les environs de Borgoforte. Depuis ce petit village, les trois compagnons observent les eaux du fleuve qui ont largement débordé, recouvrant la rue entière et rendant toute circulation impossible. Le vieil homme évoque les dangers que représente la crue pour les habitants : en un instant, la force de l’eau peut emporter les maisons situées près de la rivière. Il explique alors que la seule manière de tenter de préserver les habitations est d’accepter la puissance du fleuve, en laissant volontairement l’eau s’introduire dans les maisons : « Quanto ti arriva addosso c’è interesse ad aprire i serramenti della casa, in modo che l’acqua non abbia a forzare la potenza dei muri, sennò spacca tutto6. » La raison de ce choix réside dans le fait que le fleuve « è una brutta bestia che non perdona, una forza che non s’immagina chi non sa7 ». Ainsi, la catastrophe naturelle est présentée dans toute sa dimension terrifiante, à travers l’image d’une force presque surnaturelle, supérieure à l’homme, qui semble punir les actes de l’humanité en s’acharnant sur ses constructions artificielles. Pour le vieil homme, l’être humain doit reconnaître son infériorité face aux crues du Pô, dont la puissance destructrice évoque les temps anciens – de l’Antiquité à l’époque romantique – où les phénomènes naturels étaient perçus comme des manifestations divines.

Pourtant, dans l’ère postindustrielle, les premiers signes du changement climatique et l’intervention intensive de l’homme sur le territoire peuvent parfois entrer en conflit avec la force ancestrale du fleuve. En effet, l’inondation décrite par l’habitant résulte également de six mois de sécheresse, suivis d’une pluie soudaine et abondante sur la plaine, provoquant une montée brutale du fleuve de trois mètres. La transformation du phénomène naturel sous l’effet de l’activité humaine devient encore plus manifeste lorsqu’on considère un autre témoignage, cette fois rapporté par une connaissance de Celati. Il s’agit de Ruggeri, un ancien officier des eaux, dont l’auteur rapporte les réflexions. Ce dernier, qui s’apparente à un spécialiste de la potamologie, explique à ses interlocuteurs que le cours du Pô est en perpétuelle transformation, à l’image de tout corps physique, y compris le corps humain. Dans son discours, Ruggeri apporte une précision scientifique : il attribue l’évolution des méandres du Pô à la force centrifuge de l’eau, qui érode les rives concaves, tandis que les matériaux alluvionnaires se déposent sur les rives convexes. Ce processus entraîne l’érosion du côté intérieur des courbes du fleuve, tandis que le côté extérieur se comble progressivement, formant une terrasse fluviale. Ainsi, les méandres se redressent peu à peu, avant de se reformer plus en aval. Tout cela donne vie à un mouvement continu qui rappelle celui d’un serpent qui avance, provoquant ainsi le remodelage persistant du parcours des eaux. Poursuivant son explication, Ruggeri met en garde contre la menace qui pèse sur ce cycle ancien – actif depuis l’ère quaternaire – désormais fragilisé par l’activité humaine : les nombreux bateaux autorisés à naviguer sur le fleuve creusent son lit pour en extraire le gravier, perturbant ainsi son équilibre naturel. En raison de la fréquence intensive de cette pratique, la structure du lit du fleuve se trouve profondément altérée : une fois son équilibre rompu, le Pô devient progressivement incontrôlable, et ses mouvements deviennent alors incompréhensibles et imprévisibles. Ce qui frappe le plus Ruggeri, c’est l’indifférence des hommes, qui traitent le Pô comme un simple objet inerte, oubliant qu’il s’agit d’un élément naturel doté d’une dynamique propre et d’une forme de vitalité. L’ancien officier des eaux déplore la perte de la sagesse d’autrefois, celle d’une communauté rurale prémoderne qui entretenait avec le fleuve une relation bien différente, fondée sur une conscience profonde de sa nature et de ses rythmes8.

Heureusement, la civilisation d’autrefois n’a pas totalement disparu dans la plaine du Pô. En arpentant les berges du fleuve, Celati a l’occasion de découvrir les lieux et de rencontrer de vieux habitants qui ont conservé intact le bon sens hérité du passé. Ces habitants partagent avec l’auteur les secrets d’une relation harmonieuse avec le fleuve et ses crues : le respect et la capacité d’adaptation apparaissent comme les clés essentielles pour renouer le lien avec ce fleuve malmené. La rencontre avec le vieil homme, déjà évoquée, éclaire ce point : selon lui, il ne faut pas chercher à trop apprivoiser le Pô. Il faut apprendre à le craindre pour mieux le respecter, comme s’il s’agissait d’une force divine capable de se retourner contre l’insouciance humaine. En dialoguant avec l’auteur, le vieil homme met en lumière une autre qualité essentielle : la capacité à s’adapter au lieu où l’on vit. Autrement dit, il faut savoir se contenter pour pouvoir vivre, car on peut s’adapter à n’importe quel lieu, à condition d’accepter les difficultés qu’il impose – comme les inondations dans la plaine du Pô. Dans cette perspective, l’auditeur peut saisir le sens profond de la leçon transmise : il s’agit d’apprendre à cohabiter avec le fleuve – et, plus largement, avec tout ce qui compose la Terre – en acceptant de vivre dans le partage des lieux avec les autres espèces vivantes et les éléments naturels, sans chercher à dominer l’ensemble de l’écosystème. Ce n’est qu’en étant capable d’écouter l’esprit des lieux que l’on peut affronter sereinement les catastrophes naturelles qu’ils peuvent engendrer. En effet, tout lieu est en perpétuelle transformation, qu’on le veuille ou non, car il est soumis aux lois physiques qui régissent le monde naturel. En ce sens, la plaine du Pô est emblématique : façonnée par la sédimentation des courants fluviaux, elle demeure soumise à leur mouvement perpétuel. Les terrains ainsi formés deviennent des espaces incertains ; pour reprendre les mots de Celati : « quanto si vede oggi l’anno prossimo sarà diverso, per alluvioni o mareggiate o bradisismi ; quanto si vede oggi è un’apparizione di grazia, in mezzo a centomila sprofondamenti9. »

C’est ainsi que Celati cherche à faire émerger l’aspect mythique de ces lieux, qu’il attribue d’abord au fleuve, puis étend à l’ensemble de la plaine du Pô : grâce à l’écoulement incessant de ses eaux, le fleuve transforme continuellement le paysage, et c’est dans cette vitalité mouvante que l’auteur parvient à saisir et à apprécier la dimension fabuleuse des lieux (la déjà citée « apparizione di grazia »). Cet esprit, encore vivace malgré la fin de l’expansion industrielle, se manifeste aussi à travers les inondations, exprimant la force ancestrale du fleuve ; acceptée et accueillie, la catastrophe naturelle apparaît alors aux yeux des habitants âgés comme l’une de nombreuses manifestations de l’essence du lieu même. Bien que le phénomène naturel soit altéré par la pollution et l’exploitation du fleuve par l’homme, l’auteur de Verso la foce parvient néanmoins à proposer une nouvelle manière de penser le Pô, inspirée du savoir ancien propre aux civilisations prémodernes. C’est au prisme de l’animisme10 survivant dans la plaine padane ‒ dont l’inondation est une manifestation ‒ que Celati voit « la festa dell’apparire nelle cose11 » et « il miraggio d’una presenza commovente12 », jusqu’à l’affirmation finale : « le ere mitiche sono là, nel paesaggio, nelle strade e canali che attraversano i territori, e in tutto questo uso del mondo che si fa dovunque13. » S’il parvient à ressentir les échos des ères mythiques encore vivants dans la plaine – où l’extraordinaire se mêle au quotidien – c’est parce qu’il se laisse porter par l’imaginaire et les récits des personnes croisées en chemin, délaissant le langage rationnel pour écouter les voix d’autrui. C’est dans le débordement du fleuve que l’auteur perçoit une force évocatrice : le mouvement de ses eaux devient une métaphore du récit. Le Pô fait surgir des histoires de métiers anciens, presque disparus – bateliers, scieurs, bûcherons, hommes de rivière – dont la dimension légendaire entre en résonance avec celle du héros de la pénitence, un homme édenté rencontré au fil du voyage sur les berges. Celati lui attribue ce nom après avoir découvert qu’il nettoie spontanément d’anciennes maisons abandonnées sur les rives du Pô, sans qu’on le lui demande. Tel un héros mythologique, il accomplit cette tâche ardue avec un profond respect pour les lieux14.

Porté par l’imagination dans son observation de la plaine padane, l’auteur prend peu à peu conscience de la portée de son regard : il en vient à associer la plaine à une déesse invincible, affirmant qu’elle fait corps avec le paysage. Elle guide l’œil et place l’observateur dans un état d’amour envers le monde qui l’entoure15. Les mots ne servent plus à décrire objectivement l’environnement, mais agissent comme des appels à l’imaginaire :

Anche le parole sono richiami, non definiscono niente, chiamano qualcosa perché resti con noi. E quello che possiamo fare è chiamare le cose, invocarle perché vengano a noi con i loro racconti: chiamarle perché non diventino tanto estranee da partire ognuna per conto suo in una diversa direzione del cosmo, lasciandoci qui incapaci di riconoscere una traccia per orientarci16.

Utiliser les mots pour en faire des récits permet de tracer des repères dans le monde extérieur, afin que les individus ne s’y sentent pas désorientés et puissent tisser des liens affectifs avec leur environnement. Celati reconfigure ainsi la fonction initiale du mythe : comme « les grands récits premiers ne sont pas des fictions » mais « des façons d’être au monde » il s’agit « d’intégrer la singularité humaine dans l’ordre général des choses17 ». Dans Verso la foce, l’auteur réinscrit le fleuve dans une dimension mythique en s’appuyant sur les récits transmis par la communauté padane. Le caractère légendaire du Pô émerge à travers la représentation de son phénomène le plus ancestral – l’inondation – qui, bien qu’amplifiée par les effets destructeurs de l’industrialisation, demeure une source essentielle d’imaginaire. Elle puise dans la sagesse populaire, révélant un lien profond entre les habitants et leur territoire, y compris avec les catastrophes naturelles inhérentes à sa géologie.

En conclusion, si dans Verso la foce la dimension mythique s’étend progressivement du fleuve à la plaine, puis à l’acte même de narrer, c’est grâce au savoir transmis par la civilisation prémoderne. Celle-ci valorise l’imagination et les récits oraux, proposant une autre manière d’habiter un lieu – une appartenance organique, comparable à celle des arbres ou des animaux – fondée sur le respect du Pô, élément naturel qui, depuis l’ère quaternaire, continue de façonner la plaine padane.

1 Voir Beatrice Manetti, « Narrare (è) un lungo fiume tranquillo : Gianni Celati lungo il Po », Status Quaestionis, vol. 1, no 14, 2018, p. 165-183 [

2 Gianni Celati, Verso la foce [1989], Milan, Feltrinelli, 2023, p. 99.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 20.

5 « Divinités du lieu » (ibid., p. 80 ; les traductions de l’italien sont d’Hélène Vial).

6 « Quand quelque chose te tombe dessus, il vaut mieux ouvrir les fenêtres et les portes de la maison, pour que l’eau n’ait pas à exercer toute sa

7 « Est une sale bête qui ne pardonne pas, une force que seul celui ou celle qui ne la connaît pas ne peut imaginer » (Ibid).

8 Ibid, p. 73.

9 « Ce qu’on voit aujourd’hui sera différent l’an prochain, à cause des inondations, des tempêtes ou des affaissements de terrain ; ce qu’on voit

10 Au sens du mot « âme », principe vital qui lie tous les êtres vivants ; voir Gianni Celati, « Celati, corriera azzurra fra le voci del Po »

11 « La fête de l’apparition des choses » (Gianni Celati, Verso la foce, op. cit., p. 95).

12 « Le mirage d’une présence bouleversante » (ibid., p. 92).

13 « Les ères mythiques sont là, dans le paysage, dans les routes et les canaux qui traversent les territoires, et dans tout cet usage du monde qui

14 Ibid., p. 72.

15 Voir ibid., p. 103 : « Anche l’immaginazione fa parte del paesaggio: lei ci mette in stato d’amore per qualcosa là fuori, ma più spesso è lei che

16 « Les mots aussi sont des appels : ils ne définissent rien, ils appellent quelque chose pour qu’elle reste avec nous. Et ce que nous pouvons faire

17 Anne Simon, « Jean-Christophe Cavallin. Entretien autour de Valet noir. Avec Christine Marcandier. Diacritik », Animots, 3 mai 2021 [En ligne] DOI 

Notes

1 Voir Beatrice Manetti, « Narrare (è) un lungo fiume tranquillo : Gianni Celati lungo il Po », Status Quaestionis, vol. 1, no 14, 2018, p. 165-183 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.13133/2239-1983/14522 et Alberto Bertoni, « Fiume », in Luoghi della letteratura italiana, Gian Mario Anselmi et Gino Ruozzi (dir.), Milan, Mondadori, 2003, p. 191-200.

2 Gianni Celati, Verso la foce [1989], Milan, Feltrinelli, 2023, p. 99.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 20.

5 « Divinités du lieu » (ibid., p. 80 ; les traductions de l’italien sont d’Hélène Vial).

6 « Quand quelque chose te tombe dessus, il vaut mieux ouvrir les fenêtres et les portes de la maison, pour que l’eau n’ait pas à exercer toute sa force contre les murs, sinon elle fait tout éclater. » (Ibid., p. 58).

7 « Est une sale bête qui ne pardonne pas, une force que seul celui ou celle qui ne la connaît pas ne peut imaginer » (Ibid).

8 Ibid, p. 73.

9 « Ce qu’on voit aujourd’hui sera différent l’an prochain, à cause des inondations, des tempêtes ou des affaissements de terrain ; ce qu’on voit aujourd’hui est une apparition de grâce, au milieu de cent mille effondrements » (ibid., p. 122).

10 Au sens du mot « âme », principe vital qui lie tous les êtres vivants ; voir Gianni Celati, « Celati, corriera azzurra fra le voci del Po », interviewé par Claudio Altarocca, La Stampa, 13-08-1993 : « Io dico: tutto è anima, anima mundi. Anima è ciò che mi collega ai miei simili, alle piante, agli animali. »

11 « La fête de l’apparition des choses » (Gianni Celati, Verso la foce, op. cit., p. 95).

12 « Le mirage d’une présence bouleversante » (ibid., p. 92).

13 « Les ères mythiques sont là, dans le paysage, dans les routes et les canaux qui traversent les territoires, et dans tout cet usage du monde qui advient partout. » (Ibid., p. 100).

14 Ibid., p. 72.

15 Voir ibid., p. 103 : « Anche l’immaginazione fa parte del paesaggio: lei ci mette in stato d’amore per qualcosa là fuori, ma più spesso è lei che ci mette in difesa con troppe paure ; senza di lei non potremmo fare un solo passo, ma lei poi porta sempre non si sa dove. Ineliminabile dea che guida ogni sguardo, figura d’orizzonte, così sia » (« L’imagination aussi fait partie du paysage : elle nous met en état d’amour pour quelque chose là dehors, mais le plus souvent, c’est elle qui nous met sur la défensive avec trop de peurs ; sans elle, nous ne pourrions pas faire un seul pas, mais elle nous mène toujours on ne sait où. Déesse incontournable qui guide chaque regard, figure de l’horizon, ainsi soit-il »).

16 « Les mots aussi sont des appels : ils ne définissent rien, ils appellent quelque chose pour qu’elle reste avec nous. Et ce que nous pouvons faire, c’est appeler les choses, les invoquer pour qu’elles viennent à nous avec leurs récits ; les appeler pour qu’elles ne deviennent pas si étrangères qu’elles s’en aillent chacune dans une direction différente du cosmos, nous laissant ici incapables de reconnaître une trace pour nous orienter. » (Ibid., p. 134).

17 Anne Simon, « Jean-Christophe Cavallin. Entretien autour de Valet noir. Avec Christine Marcandier. Diacritik », Animots, 3 mai 2021 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.58079/b6vz [consulté le 11 août 2025].

Citer cet article

Référence électronique

Sonia ROCCHI, « Représentations sociales de la catastrophe naturelle dans Verso la foce (1989) de Gianni Celati. L’inondation dans la plaine padane à l’aube de l’époque postindustrielle », Sociopoétiques [En ligne], HS 1 | 2025, mis en ligne le 29 septembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2384

Auteur

Sonia ROCCHI

CELIS, Université Clermont Auvergne
Université de Bologne

Droits d'auteur

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