« Comme vous dite c’est nous qui font les frais de la catastrophe, nous qui avons perdu nos enfants » écrit le 15 septembre 1970, Gilbert Dannenmuller, père endeuillé suite au drame du Roc-des-Fiz. Si la représentation de la catastrophe naturelle dans l’imaginaire mobilise au premier chef des images de renversement et de dévastation d’un paysage, que des enfants puissent en être victimes ajoute à la gravité de phénomènes géologiques de grande ampleur. L’expression empruntée par le témoin, « les frais », relève du langage symbolique de la contribution monnayée : elle dit assez l’impossibilité de dépasser la perte irrémédiable. C’est en termes de surcoût et de prix que l’individu exprime les conséquences d’un tel événement : les dégâts matériels sont relatifs au regard de la perte d’un fils ou d’une fille. S’ajoutent des dommages collatéraux sur le plan psychologique, autant de traumatismes pour ceux qui restent.
Survenu dans la nuit du 15 au 16 avril 1970, en Haute-Savoie, l’effondrement d’un pan rocheux du massif du Platé, d’un volume de 70 000 m3 dans le couloir des Échines, atteint le pavillon ouest du sanatorium d’enfants du Roc-des-Fiz, ainsi que le logement des infirmières et des puéricultrices. Il fut cantonné à la catégorie des « catastrophes naturelles ». Dans les mois qui suivirent l’éboulement qui avait sévi sur près de quatre cents mètres, le plateau d’Assy qui abritait cet établissement, propriété de la société philanthropique AVSHA1, fut livré aux pelleteuses. Le reste des bâtiments non sinistrés fut détruit. Dans le même temps, les sanas situés en contrebas notamment Fontenay et Praz-Coutant furent consolidés à l’aide des gravats qui s’étaient accumulés plus haut.
En somme, la « prise en charge » de la catastrophe fut telle que nulle trace n’en subsista sur les lieux, hormis une stèle privée édifiée à l’initiative d’un ancien cuisinier du sanatorium. « J’ai essayé de savoir où était le bâtiment, déplore George, mais y a plus que des herbes hautes2… » À cette restructuration de l’emplacement s’ajouta néanmoins une enquête ; il s’agissait en effet de déterminer les éventuelles responsabilités des autorités impliquées dans la gestion du centre de soins pour tuberculeux. Or, un non-lieu avait d’abord été prononcé, suivi de sa confirmation par la Cour d’appel de Chambéry en 1971, privant ainsi les familles de la possibilité de mettre en débat les décisions qui avaient été prises, et notamment de remettre en question l’édification d’un sanatorium à cet emplacement dans les années 1920, ainsi que la gestion des enfants au sein de l’établissement dans les semaines qui ont précédé l’événement3 ; l’absence de reconnaissance du préjudice moral avait été vécue comme une forme de déni officiel de dysfonctionnements administratifs notoires. La réouverture de la procédure à l’initiative d’un collectif fondé par François Nédelec, père de Pierre, l’un des cinquante-six enfants disparus, avait fini, au terme d’un combat usant de onze années4, par faire état de responsabilités5 le 24 novembre 19816.
Ce sont des paroles minimisées, résignées ou tues que le récit rédigé par Perrine Lamy-Quique, intitulé Dans leur nuit, paru en 2021, semble réhabiliter. Menant un travail d’une dizaine d’années, collectant des témoignages qui émanent des rares survivants de la catastrophe, ainsi que des descendants de parents de victimes, l’auteure consigne ces voix pour les rassembler en un même lieu, celui du texte. Le récit entreprend en effet de rassembler ce qui reste de la catastrophe, une masse de documents et de souvenirs personnels « gelés », faute d’auditeurs pour les entendre, faute de réception, pour remettre en circulation ces bribes, pour les abstraire de leur immobilité, et les réintégrer dans l’espace public.
Par-là, il interroge le rôle du texte littéraire de nature documentaire : en effet, Dans leur nuit établit la preuve que la retranscription des paroles écrites et orales jusque-là assignées à des espaces de communication circonscrits – mémoire familiale ou lieux institutionnels de dépôt de documents – participe de la restauration d’une féconde pluralité de lectures d’un même événement. Le récit rend possible une réinterprétation des faits, par recoupements et croisements. Il suggère des liens entre des éléments jusque-là cantonnés, autorise la possibilité d’explications de l’événement restées sourdes. Ainsi, les causes mêmes de l’événement, la fonte subite d’une masse importante d’eau dans la roche du massif du Platé, dictent la forme même d’un récit qui ose une écriture-débâcle. On pourrait en effet décrire l’expression stylistique choisie comme un amalgame de matières documentaires hétérogènes, qui fait valoir non pas une nouvelle doxa sur ce drame mais l’établissement d’une vérité par convergence de dits et d’écrits. Par-là, le texte participe de la libération d’une matière passive pour déboucher sur une démarche politique : la renaissance d’un collectif associatif ; ce dernier, composé des victimes collatérales de la catastrophe, voit le jour en 2017 : il finira par obtenir en 2019 l’élévation d’une stèle comportant tous les noms des victimes, terme du livre imprévu.
C’est dire si la singularité de cette démarche sur le plan littéraire retient l’attention, dans une période où la fiction s’émancipe des catégories génériques classiques. Voilà pourquoi il importe de montrer comment cette écriture polyphonique parvient à rendre une mobilité aux sédiments du passé et à tisser un nouveau réseau sémantique, remotivant par là même l’étymologie du texte-tissu, textus, enlacement, assemblage.
Comment y parvient-elle ? La forme choisie dans l’œuvre Dans leur nuit met d’abord en lumière la désarticulation des traces relatives au glissement de terrain. Son agencement permet par ailleurs le refus de toute scénarisation de la part des autorités, manière de « geler » l’élaboration d’un sens. Or, il s’avère que la mise en ordre des documents et témoignages, véritable « cryoclastie » verbale, aboutit à l’émergence d’un nouveau conglomérat de sens. Si bien que le récit est le moyen d’une renarrativisation de la catastrophe, qui donne la possibilité à un collectif associatif d’oser se ressaisir de son passé.
Du gel d’une matière passive
La démarche d’appréhension de la catastrophe qui frappa le sanatorium du Roc-des-Fiz dans le récit Dans leur nuit semble imprégnée du phénomène physique et géologique qu’elle expose : c’est par le moyen de la dislocation et de la défection des liens logiques que le récit relate les faits, de la même manière que l’éboulement désagrège la forme originelle de la masse rocheuse. En effet, la violence du glissement de terrain impressionne visuellement par l’ampleur des destructions auxquelles ce dernier donne lieu : une vaste partie d’un sanatorium entré en fonction en 1932, conçu de surcroît par les célèbres architectes Henry Jacques Le Même et Pol Abraham, est emportée. La masse de pierre qui s’abat sur le plateau est à ce point importante que le paysage s’en trouve profondément déstructuré, les tracés et constructions humaines ayant été disloqués. En somme, la fonctionnalité du lieu, que l’homme avait façonné de manière à pouvoir apporter une réponse collective à des besoins thérapeutiques, est réduite à néant. Par ailleurs, le fait que les parents n’aient pu voir l’intégrité des corps des enfants disparus a accru les traumatismes au sein des familles. Dans les dires de Georges, c’est la violence de cette réalité qui condamne sa mère à des pleurs quotidiens : « Elle a dit : si je vois pas le corps, je redescends plus !! Mais le corps, vu l’ampleur de l’éboulement, il restait pas grand-chose… Alors elle est rentrée dans une salle, ils lui ont montré la main, et elle est tombée dans les pommes. Elle savait pas… elle croyait que… » (p. 127). L’impossibilité matérielle de pouvoir donner aux familles une correspondance entre l’image de l’enfant vivant et celui de l’enfant mort condamne l’endeuillé au fantôme et ôte la possibilité de toute facilitation du deuil.
Dans une conférence qu’elle a accordée aux archives d’Annecy le 6 juin 2023, Perrine Lamy-Quique a exprimé son intérêt pour le phénomène de dissociation traumatique, élément d’analyse de psychopathologie qui a connu une certaine fortune dans la première moitié du xxe siècle et qui suscite de nouveau l’intérêt7. Ce dernier ajoute à la déstructuration matérielle et physique à laquelle la catastrophe a donné lieu. La consultation des archives relatives à cette nuit du 15 au 16 avril 1970, l’écoute des proches des survivants, sorte de fréquences sourdes de l’événement, l’a confortée dans la certitude que la catastrophe morcelle à la fois les lieux, les documents, mais aussi, à un autre niveau, la psychê des individus impliqués ; ces derniers, par un réflexe protecteur, isoleraient le fait douloureux de façon à pouvoir continuer tant bien que mal à accomplir les gestes quotidiens. Restait donc à trouver une forme stylistique adéquate pour rendre compte de ce phénomène clinique.
Dans leur nuit met en jeu des choix esthétiques qui traduisent ce processus de disjonction et de mise en quarantaine du fait traumatique. En optant pour la juxtaposition de voix, le texte met en évidence la déliaison entre les diverses traces de l’événement. Le phénomène de dissociation s’exprime à la fois dans la pratique de la coupe, du « cut », pour emprunter le vocabulaire du domaine cinématographique, mais aussi dans la syntaxe et dans la récurrence de la thématique du silence.
C’est en effet le caractère insulaire des dits ou écrits rassemblés qui frappe au premier abord. L’agencement concerté de matières disparates, consignées par l’auteure depuis 2014, participe d’un traitement démocratique de la trace. Des témoignages, soit autant de transcriptions d’entretiens réalisés par l’auteure, des paroles inscrites dans la contemporanéité, voisinent avec des documents retrouvés dans les fonds patrimoniaux institutionnels, des extraits issus d’archives privées ou publiques. Sont ainsi accolés des souvenirs des victimes collatérales de la catastrophe, parents, frères et sœurs ou descendants des précédents, des échanges épistolaires entre les familles mobilisées au moment de la tragédie, des communications entre les architectes lors de la construction, mais aussi des archives officielles, comme des comptes-rendus administratifs ou judiciaires. L’intégration de « blancs » entre chaque dit ou écrit rapporté, « équivalents typographiques du silence8 », dont l’ambiguïté fait le prix, illustre la forme même de la dislocation : ils se chargent en effet d’une « valeur négative », à la manière d’« un manque », d’« un vide », tout en se présentant comme une invite adressée au lecteur à retrouver « une valeur pleine et signifiante9 ». La superposition de trois strates temporelles complexifie le caractère disparate d’une composition narrative qui ne cessera de les entrelacer et de les mêler : la première correspond à la période de la construction du sanatorium et se situe dans les années 1920 à 1930 ; la seconde concerne le moment de la catastrophe et s’articule autour de cette année 1970 ; enfin, la troisième liasse de documents émane des années 2014 et suivantes. Pour mieux souligner le statut fragmentaire de ces éléments, les sources des paroles des témoins sont réduites à la concision d’un prénom, nulle indication temporelle, nulle contextualisation ne permettant de les situer de prime abord. Seules les différences de police peuvent fournir un repère pour les distinguer des autres documents. Elles se présentent comme des traces d’une mémoire disséminée émanant d’individus isolés, sorte de matière inerte troublante, qui nécessite de la part du lecteur un travail déductif de recomposition des faits. Quel lien affectif ou familial cette voix entretient-elle avec l’une des victimes ? Au sein de quelle génération prend-elle place ? L’absence de présentation préalable du prénom qui chapeaute chaque retranscription du témoignage oral participe à la fois de la volonté de privilégier le contenu même du dit, plutôt que son analyse, tout en engageant son public à effectuer un travail d’élucidation. Ainsi isolée, l’information brute est assignée à n’être qu’un potentiel de signification, une sorte de virtualité de sens qui demande à être actualisée par la lecture. En somme, cette hétérogénéité documentaire donne le sentiment d’une profusion, dont la prolixité est en soi-même une prise de position : comment se fait-il que nul ordonnancement n’ait été fait jusque-là ?
Sur le plan syntaxique cette fois, le phénomène de déliaison est perceptible dans la consignation de la parole même des individus impliqués dans la catastrophe. En effet, à leur propre échelle, chacun des témoignages reproduit la disjonction, souligne le manque de conjointure entre une idée et une autre. L’accumulation de points de suspension au sein du dit est une marque caractéristique de ce choix formel singulier, comme le révèle la première voix qui ouvre le récit, celle de « Daria » : « c’est difficile de revenir sur tout ça, vous savez, c’est tellement loin… et mes souvenirs ne sont pas toujours fiables. J’étais tellement petite… et complètement broyée… parce qu’on ne me donnait que des bribes d’informations, pour pas que je sois traumatisée… Mais il faudrait que je vous raconte tout depuis le début10 ? » L’usage du pronom « ça » révèle la difficulté à nommer la catastrophe. Les points de suspension donnent un équivalent visuel et rythmique dans la langue écrite de la tension qui traverse l’individu au moment où il prend la parole tout en signalant combien chacune des pensées est désolidarisée, les liens logiques d’une phrase à l’autre n’étant pas nécessairement exprimés. Le nombre important d’aposiopèses, récurrent dans l’ensemble des témoignages collectés, signifie par la même occasion la nécessité de tenir le propos en marge de la langue écrite. Dans la mesure où cette dernière reste l’attribut de la mémoire officielle, le texte s’abstiendra de tout reconditionnement esthétique des paroles glanées.
Sur le plan thématique, la juxtaposition des témoignages met en évidence des phénomènes convergents : dans la plupart des cas en effet, le traumatisme qui a affecté les personnes impliquées dans la catastrophe a été traité par le silence. Le tabou a en effet permis de surmonter comme on le pouvait un phénomène qui ne pouvait avoir de précédent pour les survivants. Dominique, rescapée de cette nuit dramatique, raconte comment sa prise en charge a été faite :
Et avec ma grande-tante, on n’en parlait pas. Avec mes parents non plus. Ma mère, elle a jamais su trop discuter… peut-être qu’ils voulaient pas que ça me revienne en tête… j’en sais rien. Mais il faut dire que pendant deux jours, mes parents n’avaient pas su si j’étais vivante ou morte… Quand ma mère m’a finalement retrouvée, on est allées à la chapelle ardente. J’ai souvenir d’avoir vu d’autres familles, et l’enfilade de cercueils, mais j’ai l’impression que j’avais pas envie de parler, ni de voir. Je voulais juste partir11…
Les négations, indices du refoulement, retiennent l’attention dans un témoignage qui tente d’expliquer que le silence procède à la fois d’un réflexe de protection de la part de l’enfant et des proches, mais aussi d’un phénomène d’incongruence cognitive : l’état d’hypnose dans lequel Dominique est plongée révèle la difficulté à incorporer la catastrophe, à la traiter. Qu’il s’agisse d’une question de génération ou d’une réaction individuelle, ce mutisme redoublait par ailleurs une peur existante, celle de la maladie infectieuse qui expliquait le séjour en sanatorium ; cette dernière alimentait plus ou moins consciemment dans les esprits le spectre de la contagion. « Il fallait surtout pas dire qu’on avait la tuberculose12 ! ». Dans ces conditions, que les souvenirs de Marie-Joëlle s’attardent sur un « gros trousseau de clefs pendu à une chaîne » d’une religieuse dévouée au soin des jeunes patients n’a donc rien d’étonnant. La résurgence du souvenir réfléchit plutôt, de manière symbolique, la forme empruntée par la mémoire traumatique. « Quand vous arrivez là-bas, de suite, on vous isole…13 », se souvient la témoin. Le principe médical de la « mise en quarantaine » s’applique donc au traitement du vécu douloureux.
Enfin, que l’horizon de réception de l’information se soit rétréci avec le temps a compté dans la détérioration progressive du tissu sémantique de la catastrophe. L’absence de promotion publique d’une quête de la vérité après les faits – les familles n’obtiendront pas de confrontation directe avec les responsables de l’établissement de la société AVSHA – a en quelque sorte « périmé » les documents privés que les familles avaient pris soin de conserver. « C’est dommage, déclare Josette, on avait tous les journaux, et la dernière fois qu’on a déménagé, on a dit : Qu’est-ce qu’on fait ? On les garde ? On les garde pas ? … et en fin de compte, ça n’intéressait personne alors on a tout jeté14 ». L’archive, sans lecteur, privée d’horizon de réception, se vide donc de toute valeur. La matière accumulée est condamnée à l’inertie.
Position des autorités : la négation de scénarii alternatifs
L’effondrement de la roche, qui entraîne un glissement de terrain, fut traité par les médias de l’époque comme l’accomplissement spectaculaire d’une fatalité imprévisible. Appel à l’humilité de l’action humaine, les éléments de langage convoqués dans le reportage diffusé le 16 avril 1970 à 20 heures le soir même témoignent à la fois de l’importance de rendre compte auprès du grand public d’un événement au caractère exceptionnel tout en le scellant dans le même temps, faisant du sanatorium du Roc-des-Fiz un sana-tombeau mémoriel. « Il n’y a pratiquement plus d’espoir », déclare Claude Manuel dans le journal télévisé, comme pour annoncer à la fois l’ampleur du désastre mais aussi le terme de la recherche des disparus.
Cette phrase que l’on ne voudrait jamais entendre, cette phrase que l’on n’ose jamais prononcer sur le lieu d’une catastrophe, aussi dramatique soit-elle, cette phrase, elle s’impose ici pratiquement dans cet enchevêtrement de béton, de pierre, de boue. Pensez qu’à l’instant, il y a au-dessous de nos pieds, par exemple, quinze, vingt voire peut-être même trente mètres de béton et de boue accumulés15.
La sollicitation lyrique du téléspectateur, qui emprunte la rhétorique télévisuelle ordinaire d’un langage « totalitaire et obligatoire16 », dicte l’empathie et l’effroi tragique qui conviennent ; mais par la même occasion, elle semble prononcer une sentence officielle et augurer de la lecture collective de la catastrophe, appelée à prévaloir : il s’agit d’un phénomène de fragmentation de la roche sous l’action du gel ; il ne pourra susciter nulle requête ultérieure significative, l’imprévisibilité de cet événement rare mais néanmoins singulier ne légitimant nulle autre interprétation autre que celle-là.
Ce sont ces mêmes éléments de langage que les propos du docteur Couve de Murville, médecin directeur du sanatorium d’enfants, livrent au grand public comme aux instances judiciaires dans les heures qui suivent la catastrophe. Dans sa déposition à la gendarmerie datée du 23 avril 1970, il déclare qu’il avait « été saisi par l’ampleur et la soudaineté de cette catastrophe, absolument imprévisible, et qu’[il] n’avai[t] imaginée étant donné que l’établissement fonctionnait depuis quarante ans sans incident de ce genre 17». L’absence de perception de signes précurseurs et l’argutie d’une viabilité du bâtiment, dont les usages semblaient avoir fait la preuve, condensent une rhétorique somme toute assez consensuelle. En somme, la sidération sert d’alibi : le sensationnel hypnotise et finit par occulter la recherche approfondie de liens de cause à effet, la brutalité et la violence suffisent : ce paysage devenu méconnaissable, emmenant avec lui son lot de soixante-et-onze personnes, dont cinquante-six enfants, réactualise dans le même temps les grands récits de l’accident funeste, il fait resurgir le fantôme d’un « tribut » livré par la communauté des vivants aux forces indicibles qui émanent des éléments.
Pourtant, un événement significatif, daté du 5 avril 1970, avait d’ores et déjà fait des dégâts. En effet, « il y avait eu une coulée de boue qui s’était arrêtée contre le mur du sana », relate Solange, informée de l’événement par sa jeune amie Marie-Danielle, présente sur les lieux. « ça avait lézardé un peu, ils avaient évacué tout le monde18 ». Et ce phénomène s’était accompagné d’une modification visible du paysage.
C’est le chauffeur de car, Martial Pissart, qui l’avait perçue et qui l’avait communiquée à Henri Renard, gestionnaire du Roc-des-Fiz : « Au début, cela s’est présenté sous forme d’une trace noire qui s’agrandissait de jour en jour, témoigne l’observateur qui empruntait la route de manière quotidienne. Quelque temps après l’apparition de la première trace, une seconde s’est formée parallèlement à la première. De loin on ne pouvait savoir si c’était simplement des cassures de la neige, ou si le terrain s’ouvrait également 19». Dans leur nuit rend compte du défaut de traitement de cette information, et donc du « gel » de cette matière. Le « montage » du texte, métaphore cinématographique que Perrine Lamy-Quique, imprégnée de sa formation en la matière, emploie volontiers pour décrire son travail, interroge le conditionnement de cette observation de première importance à l’aide de la parataxe, puisque le texte met en valeur l’absence de circulation de l’information. Cela suppose une sélection des matières en amont par une auteure dont la voix n’est pas audible, quand bien même l’ordonnancement des témoignages procède de sa main même. Ainsi, la juxtaposition des propos du chauffeur de car et de ceux du maire de Passy retient l’attention. C’est cette association qui permet de mettre en évidence les différences de perception entre les deux témoins : « J’avais demandé à M. Renard s’il était question d’évacuer les pavillons des garçons, il m’a répondu négativement. Pensant que cet incident était terminé, qu’aucun danger nouveau subsistait et comme il n’y avait pas de dégâts importants ni de blessés, il n’y avait aucune raison d’alerter les autorités que je supposais d’ailleurs prévenues par la direction du sanatorium et les fonctionnaires des Eaux et forêts venus sur place20 ». Les interlocuteurs sont différents, les conversations sont circonscrites. Bref, la combinaison des propos suggère qu’une alerte a été ignorée et que l’information essentielle n’a pas donné lieu à des suites décisives qui auraient pu augurer de dispositions de précaution salutaires pour les enfants et les personnels qui ont trouvé la mort. L’absence d’une étude approfondie des signes précurseurs de la catastrophe, décelables empiriquement, aura plutôt fait la preuve de l’assurance des hommes, de leur aveuglement et de leur orgueil ; ressurgit donc, en filigrane, dans le soubassement du texte, un topos de la fiction à consonance fantastique, celui de l’alerte. Que l’avertissement n’ait pas été entendu suggère l’idée d’une transgression. Coupable d’hybris, l’Homme aurait fait une erreur d’interprétation des signes. Entêté dans sa confiance en l’architecture qu’il a bâtie et en l’institution qui l’administre, il aurait été coupable de déni. Le soupçon porté contre un commerce quasi prométhéen affleure. C’est d’autant plus frappant que le récit distille une analogie : la vérité de la fiction ose faire concurrence au réel. De fait, la trame tragique qui allait se dessiner pouvait se deviner à l’aune de récits antérieurs tels que La Grande Peur dans la montagne21, de Charles-Ferdinand Ramuz, ou encore, et c’est si troublant que Dans leur nuit l’évoque plusieurs fois, dans Maigret chez le ministre, roman de Simenon publié en 1954. En effet, ce dernier mettait déjà en relief les dessous obscurs d’une enquête qui faisait suite à l’ensevelissement d’un sanatorium pour enfants… en Haute-Savoie22 ! Dans ces conditions, le récit suscite un véritable effroi rétrospectif : l’alerte concernant ce qui allait advenir avait été formulée explicitement par le chauffeur de car du sanatorium. Elle avait même été redoublée symboliquement par une œuvre d’imagination.
L’agencement concerté des documents comme l’allusion à Simenon produisent des effets de sens qui autorisent à envisager un autre récit de la genèse de la catastrophe que celui qui avait été figé à l’issue des deux premiers examens de l’affaire à la Cour de Chambéry. La sélection d’une scène significative accrédite le tout : il s’agit de la relation de la disparition d’une lettre d’une jeune fille, Marie-Joëlle. Cette dernière se rappelle en effet qu’elle avait pris la peine d’écrire « qu’un arbre avait carrément atterri sur [le Pavillon des Petits Garçons], avec de la terre » quelques jours plus tôt. La femme qu’elle est devenue y voit une « preuve écrite qu’il y avait bien des prémices ». Mais la confiscation du document recontextualise la manière dont l’événement a été pris en charge. « On m’a réclamé l’original de ma lettre pour le tribunal, on m’a dit : On la soumettra. Et je l’ai jamais revue23 ». Elle se souvient aussi du difficile interrogatoire à la gendarmerie, qui ne lui avait pas permis d’évoquer les signes précurseurs : les interrogations fusaient, les réponses semblaient « dirigées », au point que la culpabilité d’avoir réchappé de la catastrophe était plus grande encore.
Cette mise en valeur de la réduction d’une parole à l’inertie concerne aussi, dans le récit, les architectes Pol Abraham (1801-1966) et Henry Jacques Le Même (1897-1997). Si le premier est déjà décédé au moment de la catastrophe du Roc-des-Fiz, il n’en demeure pas moins que le second est alors en vie. L’écrit que lui adresse un certain Stéphane Claude le 23 avril 1970 est intéressant :
Mon cher Le Même,
J’ai eu l’occasion de voir il y a deux jours le Préfet Saunier, qui vient d’être chargé de l’enquête administrative de la catastrophe du Plateau d’Assy. […] Il est donc possible que le Préfet Saunier, au cours de son enquête, s’adresse à toi : je tenais donc à t’en prévenir. J’ai d’ailleurs précisé que, si tu étais bien l’auteur de la construction du sanatorium sinistré, avec notre regretté Abraham, mais que par contre, tu n’avais pas été consulté à la suite de l’alerte du début du mois et qu’il n’avait été fait appel à toi qu’après la catastrophe.
Amitiés24
La publication de cet échange épistolaire met à jour des égards qui permettent à l’architecte de prévenir d’éventuelles questions. L’absence d’avertissement de ce dernier au moment des signes avant-coureurs du drame vaut dédouanement de toute responsabilité. Pourtant, dans le même temps, la lettre mentionne qu’un précédent a bel et bien été observé : le mouvement de la montagne était visible. On constate donc un paradoxe : l’émetteur de la missive nie l’éventualité d’un rapport à un incident qui a précédé la catastrophe, mais dans le même temps, le fait paradoxalement exister. Ce passage, consigné dans la partie finale du récit, intitulée « La neige fond » a le mérite de mettre à jour combien les précautions oratoires des uns et des autres relatives à l’emplacement choisi pour construire le bâtiment participe de cette paralysie de traces mémorielles pourtant significatives.
Cela se vérifiera notamment dans le passage qui consigne un extrait des délibérations du Conseil municipal de Saint-Gervais-Les-Bains. Là encore, la malléabilité des sols en cet endroit était explicite :
Monsieur le Professeur Raoul Blanchard, de l’université de Grenoble […] a proclamé la nécessité d’écarter les 2 deux départements de la Savoie et de la Haute-Savoie, comme ayant un sol trop humide et un climat trop pluvieux, qu’il estime notamment à trois mètres la quantité de pluie tombant annuellement à Plaine-Joux et déclare pour cette raison « MONSTRUEUSE » l’idée de construire un sanatorium en semblable lieu25.
La mise à l’écart de cet écrit, qui existe pourtant, est une nouvelle expression de ce « gel » d’éléments essentiels, soit autant d’indices qui auraient dû conduire à une réouverture du dossier pour établir des responsabilités partagées dans la catastrophe. Autant de paroles, autant d’alertes reléguées à l’état d’archive, soit de significations potentielles, mais qui demeurent figées tant qu’elles ne sont pas exploitées. La voix de Daria, dont les interrogations ouvrent et ferment les paroles et écrits scellés dans l’ouvrage, portera l’idée que le sanatorium avait été « construit dans un couloir d’avalanche26… ». L’effet produit par une telle concaténation d’archives est celui d’un refus de la part des autorités publiques de l’époque d’inscrire les dommages subis dans une chaîne de cause à effet autre que géologique. En somme, la fatalité écrasante constituait l’alibi nécessaire pour se dispenser de sonder la genèse du scénario catastrophique.
Corollairement, le récit interroge aussi la posture des médias, ces derniers étant évidemment des canaux essentiels dans la transmission et dans l’adhésion du public à une scénarisation officielle. Le propos d’un journaliste interviewé, nommé « Michel », éclaire cet aspect : face à un événement dont la portée dépasse le sujet qui le perçoit, l’inhibition relève aussi d’un réflexe individuel de protection. À la manière de cette mécanique qui s’empare de l’opérateur, image empruntée par Günther Anders pour décrire l’aveuglement des nations face à la montée d’une catastrophe politique, l’individu impliqué met en avant des préoccupations pragmatiques. Le journaliste déclare pour sa part avoir été pris dans des considérations techniques qui lui ont ôté tout recul. Justifiant le défaut d’empathie qui avait été le sien au moment des faits, il s’exprime par généralités et rappelle qu’« on filme de loin. Et le réglage de l’appareil, tout ça, ça occupe l’esprit. Généralement, c’est au montage qu’on se rend compte de ce qu’on a filmé27 ».
On le voit, l’engrammage de certains faits plutôt que d’autres n’est pas qu’une affaire de rétention plus ou moins consciente du politique, elle affecte aussi des conduites individuelles. Or, la lecture de Dans leur nuit enseigne que la littérature est susceptible d’ouvrir la possibilité d’élaborer des scénarii alternatifs à la vérité officielle ; par là, elle enrichit la compréhension de la catastrophe en en proposant une lecture plurivoque.
Des qualités « cryoclastes » de l’écriture : Dans leur nuit ou la remise en circulation des traces dans l’espace public
« Dans les choses entremêlées comme ça, déclare un sauveteur nommé Maurice, dépêché sur les lieux, il faut dégager à la main, couper une ferraille, enlever un bloc de ciment, c’est tout entremêlé28 ». Derrière le témoignage d’un intéressé se donne à lire la description métaphorique de l’ensemble de Dans leur nuit, qui relève moins d’un récit que d’un dispositif textuel. À la langue de bois des autorités répondra donc une recherche active de sens par le tissage de relations. C’est en effet le travail d’ordonnancement qu’il importe de souligner au terme de cette étude. Car si le choix de la parataxe a été fait sur le plan formel, il n’en demeure pas moins qu’une véritable attention a été portée à la composition d’ensemble de l’ouvrage.
De fait, la catastrophe naturelle qui a donné lieu à l’ensevelissement du pavillon des petits garçons du sanatorium du Roc-des-Fiz est liée à un processus de « cryoclastie ». Ce phénomène hydraulique et géologique s’explique par un changement de volume de l’eau au contact du froid : la pression de la glace exercée sur la roche augmente avec les températures basses, ce qui entraîne la fracturation de la roche lorsque les températures remontent. Par conséquent, l’écriture adopte une forme qui correspond à ce qu’elle relate : elle « rebrasse » le sens inerte pour restaurer une circulation et devient par là même un lieu de resémantisation. Ce qui se donne pour « récit » s’attache à remettre en lien des éléments fragmentaires, récusant par là même les distinctions génériques académiques.
Le choix d’une composition particulière, qui rejoue une « débâcle », soit la rupture subite d’eau glacée, fait l’intérêt de ce texte. La fixation du drame du Roc dans la mémoire collective passe par une écriture qui retrouve l’intensité du flux initial de matières en jeu ; à la violence de la coulée de boue répond donc le mouvement d’une écriture-conjuration, qui s’empare de son sujet au point d’en épouser la dynamique, puisqu’elle effectue un parcours depuis les tractations qui ont précédé la construction du sanatorium dans les années 1920, rappelées à l’occasion de la publication des lettres émanant des concepteurs du lieu, dans la partie nommée « Les bois abattus », jusqu’au dégel d’une matière jusque-là vouée à la pétrification et à la glace, rassemblée dans un chapitre intitulé « La neige fond ».
Dans la première partie de l’ouvrage, le conditionnement des lieux est le sujet principal qui émerge d’une matière pourtant hétéroclite. En effet, dès ce seuil du récit, sont amalgamés à la correspondance des architectes des témoignages contemporains du lecteur des individus touchés par la catastrophe. Le choix de l’emplacement, les difficultés posées par le bâti et par son orientation sont évoqués, de manière à « remettre à plat » une matière jusque-là consignée. Suivent alors un ensemble de paroles et de documents recoupés sous le titre « Dans leur propre nuit », qui peut s’envisager comme un sondage des soutènements de la catastrophe. L’opacité de la mémoire, son caractère lacunaire et la conscience douloureuse de ses manquements redoublent une certaine opacité administrative quant aux circonstances qui ont amené à l’édification du bâtiment en cet endroit. L’unité textuelle qui suit, intitulée « La vérité », apparaît pour sa part comme centrale ; parce qu’elle est composée uniquement à partir des dépositions faites en gendarmerie en avril 1970 après la catastrophe, cette somme, plus brève que les autres, constitue le pivot paradoxal de Dans leur nuit. La réitération par chacun des vingt témoins auditionnés de la formule convenue en fin d’interrogatoire « Lecture faite par moi de la déclaration ci-dessus, j’y persiste et n’ai rien à y changer, à y ajouter ou à y retrancher29 » résonne comme une poétique de la matière brute, laissée sciemment en l’état, apte à entraîner ce qui va suivre, un mouvement textuel de grande ampleur. Certes, l’inégalité des partis en présence dans les premiers procès tentés dans les années 70 alimente un sentiment d’impuissance et de disproportion des forces dans la section suivante, intitulée « Nous sommes si loin les uns des autres ». « […] j’ai cherché à droite, à gauche, déclare Hubert… Mais il me manque des réponses, même quand je mets bout à bout mes recherches30… ». Pourtant, dans le même temps, les témoignages recueillis en cet endroit convergent davantage vers la question de la visibilité de la catastrophe, en se cristallisant notamment autour du thème de la stèle. En effet, seul un ouvrage de pierre, façonné à l’initiative d’un ancien employé du sanatorium, signalait la catastrophe sur les lieux jusqu’en 2021. En somme, cette partie, qui augure du dégel des matières inertes, met en exergue la légitimité d’une reconnaissance officielle du décès des enfants et des membres du personnel lors de la nuit du 15 au 16 avril 1970.
[…] oui parce que moi j’ai téléphoné à l’office du tourisme, je leur ai posé la question : Moi ce qui m’intéresse, c’est la stèle. Je voudrais savoir où elle est… Et elle m’a dit : Mais quelle stèle ? J’ai dit : Ben la stèle des enfants du Roc-des-Fiz ! Et là, elle a commencé à monter en grade au niveau de la voix, pas du tout aimable, elle m’a demandé si j’avais un rapport quelconque avec cette histoire. J’ai dit : Ben oui, j’ai perdu mon oncle…Et tout de suite, c’était : Ah non on sait pas. Faut chercher par vous-même. J’avais mis le haut-parleur donc mon mari a entendu, il m’a dit : Mais attends, c’est pas normal…tu demandes pas la lune ! C’est un peu logique qu’un jour ou l’autre cette histoire ressorte31…
Ainsi, « Nous sommes si loin les uns des autres » met en avant l’inefficacité de l’action individuelle en même temps que le ferment d’une revendication collective, qui prendra forme dans l’avant-dernière partie de l’ouvrage, nommée « La neige fond ». Il s’agit dès lors d’obtenir l’édification d’un mémorial financé en partie par la mairie de Passy, la fondation des villages de santé et d’hospitalisation d’altitude, ainsi que par des fonds privés. La collecte des témoignages par l’auteure a en effet restauré la volonté chez les descendants des victimes de se mettre en lien, de recréer un « groupe » de manière à recouvrer cette visibilité dont la catastrophe du Roc-des-Fiz a été privée. Cette partie, « La neige fond », s’ouvre significativement sur un geste de transmission : Madeleine, la compagne du défunt François Nédelec, ancien président de l’association des victimes qui avait mené un combat de onze années pour obtenir une reconnaissance du préjudice moral des familles, consent à confier l’ensemble des documents conservés par son mari à la narratrice, qui les remettra au président du nouveau collectif des descendants des victimes, Luc. « ça permettrait que l’histoire s’ouvre32… » « Toutes ces archives qu’elles m’offrent, c’est un peu comme un flambeau qu’on transmet », déclarera l’intéressé.
[…] la correspondance du papa de Pierre ! … En fait, dans ces lettres, je trouve toutes les réponses que je cherchais depuis tant d’années !... Et je pensais pas que ça allait être aussi… important. Parce qu’au fur et à mesure, j’ai pas encore tout lu mais je découvre déjà des choses que je n’imaginais pas, quoi… en termes de blocages, de volonté délibérée d’effacer la mémoire, au détriment des familles, des frères et sœurs, des neveux et nièces… de toute cette souffrance qui existe encore33…
La sortie de l’inertie suppose le recouvrement d’un mouvement, d’un dynamisme qui passe par le legs des traces à autrui. Cela implique aussi que les paroles vives des victimes collatérales infléchissent le cours de l’écriture sous les yeux mêmes du lecteur : l’écriture de la fin du récit est déterminée par l’action collective qui s’organise suite à la collecte des témoignages par Perrine Lamy-Quique.
En conséquence de quoi, la relecture de l’ouvrage s’impose, des éléments factuels tirés de détails racontés réfléchissent à leur tour incidemment ce qui a eu lieu et ce qui a lieu au moyen de cet ouvrage. En effet, le « biais » souligne combien le sujet traité n’a cessé de se révéler à lui-même et de lui-même. Ainsi, la préoccupation d’Henry Jacques Le Même sur la manière de pourvoir au « détachement d’un morceau de plafond de la salle de spectacle de Guébriant34 », formulée dans sa correspondance en 1970, s’analyse comme un transfert symbolique. L’architectonique pourtant bien rodée de la catastrophe cède, fissures et lézardes sont sensibles. Enfin « deux lits perpétuels » posera la question d’une littérature visionnaire, en mettant en évidence la similitude de la catastrophe avec les curieuses prémonitions de Simenon à la faveur d’une discussion entre la narratrice avec le journaliste auquel nous devons les principaux clichés de la catastrophe du Roc-des-Fiz.
On le voit, la mise en forme du livre s’accompagne d’une remise en contact des différents individus qui se sentent concernés par la catastrophe. Aussi la matière verbale, loin d’être assignée à la page, effectue-t-elle un geste de resocialisation des victimes éparses, là où le traitement de l’information initiale avait plutôt été le fait d’une désocialisation, une marginalisation des endeuillés. De l’image initiale du trousseau de clefs, le récit progresse vers la remise en cause de ce verrou : « […] on a tous un gros verrou, déclare Hubert. Et ce verrou, on sait pas pourquoi on l’a… Pourquoi y a cet interdit ? Pourquoi y a ces non-dits 35? » Le fait que des paroles puissent être recueillies a rendu possible la libération d’une énergie fédératrice. « Et là, tu vois, aujourd’hui, le fait d’en reparler avec toi, avec les autres… j’ai à nouveau plein de questions qui reviennent 36 ». Dès lors, le récit Dans leur nuit apporte sa contribution au corps social : il rescénarise la catastrophe, au moyen d’une polyphonie énonciative. Ce n’est tout de même pas le moindre des paradoxes qu’une catastrophe aboutisse à une recréation collective, à un récit participatif, où la parole de chacun collabore à l’édification d’un sens par convergence.
Dans leur nuit peut donc être lu comme une tentative de réponse à l’inertie d’une mémoire douloureuse. En explorant la forme et le thème de la dislocation, la composition du texte esquisse une possibilité de surmonter collectivement le phénomène individuel de dissociation traumatique. Respectant la pudeur due à l’histoire personnelle des témoins, l’ouvrage parvient à esquisser le dégel nécessaire, en donnant aux paroles disséminées un horizon de réception qui donne forme et sens à une catastrophe dont le scénario officiel avait été trop vite figé. C’est, en d’autres termes, réinventer esthétiquement la cohérence.
