Le titre de cette étude reprend une citation issue de la série d’histoires courtes réunies dans l’œuvre Majo (éditée en deux tomes entre 2003 et 20051) ; elle s’énonce à la fois comme constat météorologique et comme formule magique dans la voix d’Hinata, protagoniste de « La voleuse de chant ». Celle-ci déclenche un typhon qui la poursuit après avoir trahi la promesse de ne rien emporter avec elle suite à son départ d’une île mystérieuse. Sa déclaration engage l’action finale comme conséquence de son méfait, mais incarne symboliquement une action humaine sur la nature qui l’entoure. Son voyage initiatique, engagé afin de « renaître » en entrant en harmonie avec « le chant du monde » oscille entre la forme du conte et celle de la nouvelle fantastique. Pourtant, le mangaka Igarashi Daisuke2 illustre et questionne notre réalité contemporaine, dans la mise en scène de grands bouleversements à l’échelle nationale ou mondiale comme à travers l’humilité d’un quotidien individuel.
S’il invoque des motifs issus d’une nature qui ne serait pas toujours stable et parfaitement explicable, mais changeante, imprévisible dans ses fondements, c’est pour mieux souligner un manquement fondamental des sociétés, des cultures et des mémoires humaines à maintenir un dialogue serein avec son environnement et l’histoire de celui-ci. L’auteur croise légendes, croyances et savoirs dans un syncrétisme original. Ce syncrétisme suppose que chacun en devienne l’écho et le relais, afin de préserver un ordre fragile où l’humain doit comprendre et conserver sa place. Cet énoncé est sensible dans l’ensemble de son travail littéraire ; il s’affirme déjà au sein du court récit « Le printemps » qui introduit sa première œuvre Patati patata, éditée en deux tomes entre 1994 et 1996 au Japon3. La question qui guide cette étude est la suivante : comment l’œuvre d’Igarashi Daisuke met-elle en scène le dialogue fragile entre la nature et l’homme, à travers ses images et ses motifs sonores, et quelle place propose-t-elle au lecteur dans cet équilibre ?
Né en 1969 à Saitama, dans la banlieue de Tokyo, Igarashi Daisuke s’intéresse dès ses jeunes années à la tranquillité de la nature qui lui est accessible. Il rappelle dans plusieurs interviews son habitude de fuir le bruit de la ville pour un temple voisin bordé d’arbres centenaires qu’il tâche de croquer à la moindre occasion, suivant les changements de la lumière au fil des saisons4. Le souvenir de cet environnement sert d’ailleurs de décor pour le premier chapitre de l’œuvre Patati patata intitulé « Le premier jour du festival de musique5 ». Diplômé des Beaux-arts avec une spécialisation dans la peinture à l’huile, il se tourne rapidement vers le dessin à l’encre puis vers le manga. L’image picturale seule (la peinture) ne lui permettant plus d’exprimer le message qu’il souhaitait offrir, le manga lui permit alors de mieux transmettre cette sensibilité et cette émotion liées à la nature. Le manga, bien qu’image fixe, offre en effet par le découpage et le rythme des cases une puissance d’évocation du mouvement et du changement du paysage que ne permet pas la peinture. Ses premières ébauches de planches s’inspirent de mangas muets et présentent une certaine résonance avec des œuvres de Oshii Mamoru6. Son travail fait déjà appel à un imaginaire sonore et à une transposition graphique du son et de la parole. Cette recherche se manifeste dans la confrontation entre une sensibilité et une compréhension humaines, qui doivent généralement conscientiser et exprimer les phénomènes pour leur donner un sens, et les expressions de la nature s’inscrivant dans un cadre de manifestation qui n’a pas besoin de s’annoncer ou de s’énoncer pour être. C’est ce rapport particulier qui maintient une tension entre l’action humaine et la marche continuelle de la nature, tout en affirmant également la nécessité d’un dialogue constant entre ces deux instances pour pouvoir véritablement coexister.
Cette démarche d’illustration et d’écriture décrit une parole humaine – parfois dotée d’une valeur d’action – qui n’a plus aucune issue apotropaïque dans le monde contemporain, au profit d’un ébranlement ou un déclin qui sembleraient inévitables face à une nature irréductible. Ainsi, à travers une forme plus proche du nature writing que de la climate fiction, l’auteur interroge l’intégration et l’implication de chacun dans son environnement direct et indirect. Il invite à embrasser les aléas naturels afin d’en comprendre les réelles dimensions, celles d’une catastrophe qui n’est pas sous le prisme de la crise, mais du paradigme, en cours et avec de nombreuses répliques plus ou moins importantes, mais parfois nécessaires. Le seul « échappatoire » serait donc une nouvelle forme de sociabilité avec la nature, à laquelle le travail de l’auteur et l’implication des lecteurs participent. Pour expliciter cela, nous tâcherons d’interroger dans quelles mesures la tension entre la voix (et plus largement le son) et le silence forme une trame aussi éloquente que l’image, afin d’enrichir un index de motifs et d’interprétations des menaces naturelles, ainsi que leurs conséquences autant sociales qu’intimes.
Nous interrogerons en premier lieu les techniques mises en œuvre par l’auteur afin d’illustrer le paysage, mais plus encore le changement et le mouvement qui l’animent, notamment lorsqu’il est sujet d’un emportement qui peut représenter une menace pour le regard qui le confronte. Nous pourrons ensuite dresser un inventaire de motifs visuels, narratifs et symboliques qui encadrent et nourrissent une écriture personnelle de l’aléa naturel et de la possibilité de s’y mesurer. Ces deux analyses permettront enfin d’affirmer à quel message de la nature sa pratique souhaite faire écho, et quelle posture le lecteur peut prendre afin d’en devenir lui-même un relais. Cette étude ne pourra considérer l’entièreté de l’œuvre d’Igarashi Daisuke éditée à ce jour, celle-ci n’étant pas entièrement traduite et disponible en dehors du Japon ; et elle prendra en compte autant les recueils d’histoires courtes que les séries publiées en plusieurs tomes. Notre corpus préfèrera se concentrer sur les œuvres distribuées dans les régions francophones, ainsi la citation et l’analyse de dialogues porteront sur les versions non originales. Nous nous attacherons plus explicitement aux œuvres Patati patata (1994-1996), Petite forêt (2002-2005), Sorcières (2003-2004), Le Petit Monde de Kabocha (2003-2007), Les Enfants de la mer (2006-2011), Saru (2010) et Designs (2015-20197).
Entre cadre et hors-champ : une mise en scène visuelle et sonore
Notre analyse examinera en premier lieu les techniques graphiques d’Igarashi Daisuke, afin de figurer toute une cosmogonie personnelle, à l’échelle d’une page, d’une case mais également à travers son trait. La première impression à l’approche de son dessin est celle d’un trait extrêmement fouillé et libre, l’utilisation d’une règle étant strictement limitée à la formation des cases sur les pages. Dans une démarche qui rappelle par touches l’impressionnisme, ses décors se fondent sur une succession de couches de lignes posées sur le papier, sans avoir forcément une image précise à l’esprit ou un modèle d’inspiration, que ce soit à l’étape de l’ébauche au crayon ou par la suite au moment de l’encrage. Ainsi l’image complète se construit peu à peu par cette succession de lignes et de couches de lignes.
Le noir et blanc, qui définit historiquement la production des mangas depuis ses origines8, n’a jamais été perçu comme une limite technique à la possibilité de nuance, de profondeur et à une certaine diversité dans la palette des artistes. Au contraire, comme le souligne Chrysoline Caniet-Fovez « […] le manga a su faire de son traitement monochrome une force, notamment avec l’utilisation de toutes les nuances de gris possibles, mais surtout grâce à l’emploi de trames, les screentones9. » Igarashi Daisuke use lui aussi de cette technique à travers des feuilles transparentes présentant différentes tonalités de gris, afin de marquer ou d’accentuer des effets de contraste ainsi que de profondeur. Elles sont notamment utiles pour l’agencement de grandes scènes sur une page entière ou des doubles pages, et très éloquentes pour illustrer des compositions atmosphériques que l’on retrouve dans la majorité de ces titres : du récit « Le combat entre les nuages et la grenouille » dans le second tome de Patati patata10, jusqu’à ses œuvres plus récentes comme Designs11. Cette technique permet de rendre sensible tout un éventail d’effets climatiques, mais plus largement une animation très précise de décors et d’environnements plus larges, qui se plaisent à mêler des éléments naturels, comme les nuages, le vent, la mer ou la végétation, avec des figures animalières. Ces dernières rassemblent une véritable faune présente dans ces scènes mais aussi une intégration presque fantastique de leur forme dans un paysage afin d’exprimer un rythme et de nourrir une dynamique plus expressive encore de l’image.
Toute la pratique de l’auteur s’est construite ainsi, afin de rendre sensible son intérêt premier pour les textures qu’il souhaite rendre au mieux perceptibles, dans l’héritage direct de ses premiers dessins de jeunesse. Son dessein demeure de partager l’expérience émotionnelle et sensible qu’il a avec la nature sous toutes ses formes, même à travers des scènes simples de tous les jours12. Cela se ressent de prime abord à la lecture puisque l’ensemble de ses coups de crayons et de plume sont uniformes et sur un même plan, qu’ils dépeignent des figures humaines ou ce qui l’entoure, comme d’autres êtres vivants ou des éléments de décors construits ou naturels. Notons par ailleurs qu’il ne travaille pas avec des assistants qui assureraient certaines étapes du dessin ou des composants précis de certaines scènes, mais exécute tout de lui-même. Cette singularité assoit, d’un point de vue technique et symbolique, cette volonté de présenter tous ces éléments dans un même mouvement de représentation et de préserver une unité d’appréciation des scènes et de l’action qui en découle.
L’auteur l’énonce très directement, ce qui lui importe est moins un tracé exact et précis des choses, qu’un rendu d’un état d’esprit et d’un environnement. Sa ligne directrice demeure d’offrir au lecteur quelque chose de diffus et d’atmosphérique au profit d’une appréciation sensorielle et en continuel mouvement13. Cela se ressent dans la composition et le rythme de ces plans, notamment lorsqu’ils s’expriment sur une double page, mais tout autant au sein de scènes où l’action est calme et ne nécessite pas de représenter une grande agitation des éléments du décor ou des personnages14. Les lecteurs ne sont pas dans une confrontation franche avec une image fixe, au profit d’une forme d’errance du regard de case en case, mais aussi au sein des larges paysages exécutés. Ce mouvement du regard enrichit la lecture par une invitation à imaginer des couleurs et des sons, et ainsi de permettre une véritable projection des lecteurs dans le mouvement de la scène. Cela est notamment sensible par exemple au sein du récit « Kuarupu » lorsque des soldats perdus dans une jungle tropicale se retrouvent pris d’hallucinations mêlant animaux sauvages, esprits et créatures proches de démons : une composition très dense mêle dans ses traits des symboles, des figures et des éléments végétaux qui s’amoncèlent en une fresque tonitruante et semblent agir de concert afin de repousser la menace humaine. L’œil se perd en tâchant de trouver un véritable sens de lecture, permettant aux lecteurs de ressentir la perte de repères de la troupe armée15. Cet effet se retrouve également au sein de l’œuvre Les Enfants de la mer, lorsque Ruka, la protagoniste, à l’écoute du chant de plusieurs cétacés plonge dans la mer pour suivre leur course : le mouvement des cases qui occupent ces trois doubles pages redouble le sens de lecture à la fois à travers la position des figures illustrées, l’inscription en onomatopées du son des mammifères marins, et enfin ce jeu de lignes ondulées et droites qui parviennent à mêler le mouvement du son, de l’eau, de la lumière et des pensées du personnage16.
Il s’agit pour Igarashi Daisuke de mettre en dessin un mouvement continuel des éléments de la nature, qui ne peuvent fondamentalement jamais se présenter deux fois de la même façon aux sens humains, et sont capables de changement brusque d’un instant à l’autre. Comme il le souligne lui-même en postface du deuxième tome de Patati patata : « Le “paysage” est fait de vent. Il bouge sans cesse, ne connaît pas le repos. Appréciant une lumière, un lieu, un temps… Je cherche à les savourer de nouveau, mais je ne trouve jamais deux fois le même paysage. À sa place, une autre rencontre inattendue me surprend17 ». Le caractère du mot « vent » en japonais (« kaze ») se retrouve dans le mot « paysage » (« fūkei »). Si le vent bouge sans jamais s’arrêter, le paysage également, il ne peut être observé et contemplé deux fois de la même façon. Au même endroit, la rencontre sera forcément avec quelque chose d’autre, même si cela semble imperceptible au départ. Il invite dès lors ses lecteurs à être attentifs et réceptifs à un sentiment d’émerveillement car selon lui, il se produira toujours quelque chose à nos sens, mais différent à chaque instant. Son travail renvoie alors à l’esprit du mono no aware (qu’il est possible de traduire par le « sentiment des choses ») qui souligne toute l’impermanence de ce qui nous entoure. Le travail de l’artiste propose un saisissement du réel, celui « de l’instant, éphémère ou tragique que l’on peut rapprocher du kairos grec18 », comme le décrit Frédéric Lebas, le kairos étant ce moment propice où se révèlent l’impermanence des choses et leur valeur. Première étape d’un dialogue avec les éléments naturels, cette nécessité de confrontation sage et attentive, qui est inscrite dans l’image par une technique personnelle, est renchérie par un ensemble de motifs narratifs et symboliques. Leur intégration dans le récit se manifeste comme une rumeur constante, celui d’un danger latent qui guette celui qui n’est pas attentif.
Des motifs narratifs, visuels et symboliques en résonance
Cette proposition plastique de porosité et d’entremêlement entre plusieurs éléments à travers son dessin, est aussi sensible à travers l’utilisation de motifs sonores issus d’objets inanimés ou d’êtres vivants. Ces figures ponctuent les étapes du récit, comme déclencheurs d’une action ou conséquences d’une autre. Mais elles s’affirment également comme des marqueurs visuels et symboliques de cette expérience de l’aléa naturel que traversent les personnages et par extension les lecteurs. Il peut s’agir d’une alerte, d’un avertissement, d’une rencontre, parfois d’une punition de cette nature qui entre en collision avec l’action humaine et sa capacité de compréhension et d’acceptation des phénomènes qui l’entourent.
La grande majorité de ces motifs renferment une idée de sonorité, de rythme, par leur nature propre d’objets sonores, ou par la destination narrative et symbolique que l’auteur leur octroie. Ces motifs posent à la fois une dynamique de perméabilité et à la fois une dynamique d’opposition entre un monde social et un monde sauvage, ou dit autrement, un monde humain et un monde naturel, comme nous allons l’illustrer à travers deux exemples. Dans le récit « Avec le frigo » (Patati patata tome 1), deux espaces géographiques, temporels et donc auditifs s’opposent : la ville fermée, la nuit, dont le silence n’est couvert que par le bruit des claquettes en bois de la protagoniste sur le bitume19, et l’immense décharge sauvage au bord de l’océan à la fin de l’histoire qui est saturée par le bourdonnement d’essaims de mouches. Si ce contraste entre les deux espaces et deux temps de la narration est sensible graphiquement, c’est l’impossibilité pour la protagoniste d’entendre le son de ses chaussures – qui fait partie d’elle et de son quotidien – qui la décide à vouloir retrouver l’environnement qu’elle connaît. En parallèle, la jeune fille qui ne pouvait s’exprimer qu’à travers le son « bzz », mimant un insecte, semble enfin capable d’être comprise par la protagoniste au milieu de la décharge, alors qu’elle exprime son souhait d’y rester pour être parmi les siens20. Cette polarité entre les deux atmosphères permet de mettre en image une incompatibilité entre deux univers qui seraient distincts dans leurs fondements et que les dispositions de chacun amèneraient à devoir choisir l’un ou l’autre de ces espaces. En outre, il est déjà sensible à travers ce récit qu’il existe un danger permanent à laisser l’un de ces deux espaces prendre l’ascendant sur l’autre (dans le cas présent, il s’agit plutôt de la pollution humaine irréfléchie qui altère les environnements naturels).
Cette opposition première peut parfois trouver des moments ou des terrains de rencontre, afin de signaler une symbiose à travers un personnage, mais toujours dans un équilibre fragile. C’est ce que nous évoquions en introduction avec le récit « La voleuse de chant » (Sorcières, tomes 2) : Hinata garde un coquillage récupéré sur l’île qu’elle a visitée afin de préserver une trace de l’expérience qu’elle y a vécue. Elle souhaite conserver le chant du monde entendu là-bas pour éviter d’être à nouveau polluée par la vie en société à son retour après son expérience de renaissance en communion avec la nature étrange de l’île. Le déroulé de cet évènement est à la fois exprimé pour les lecteurs par ses mots lorsqu’elle indique que « toute limite a disparu » et que « […] le monde se met à couler en moi21 », faisant suite à une pluie torrentielle qui semble la diluer et l’absorber au sein de la page et du paysage qui l’entoure. Mais il est plus sensible encore par les choix graphiques suivants, qui superposent dans un même mouvement des motifs végétaux, des éléments naturels et des figures animalières faisant convergence en elle. Cette résonance est d’autant plus manifeste à l’issue de cette tempête sensorielle lorsqu’elle est représentée, faisant face au lecteur, entourée de croquis de bustes d’animaux brièvement exécutés lâchant leurs cris à ses oreilles, saturant l’espace de la case au point de la déborder22. Le point de rencontre entre deux pans de la réalité, deux espaces distincts à nouveau, semble difficile à maintenir, l’un étant intrinsèquement hostile à l’autre (l’utilisation du terme « pollution » est à ce titre assez évocatrice). Mais Hinata provoque sa perte au lieu de prolonger ce qui lui apparaît comme un salut. En cherchant à conserver ce chant à travers un coquillage, une harmonie originelle est rompue et les forces de l’île vont donc se retourner vers les espaces habités des hommes à travers un typhon. C’est une forme d’orgueil et d’égoïsme que les forces de l’île punissent, puisque leurs promesses de concorde ont été finalement bafouées23.
Ce second exemple permet d’aborder la tendance d’Igarashi Daisuke à une saturation du signe dans l’image, qui permet d’imprimer dans l’œil des lecteurs de nombreuses sensations liées à la vue, certes, mais également au toucher et à nouveau à l’audition. Il exprime cela parfois directement par l’inscription graphique du son au sein de l’image, qui peut se suffire pour guider la narration case après case, comme au sein du récit « La voix qui tisse des arcs-en-ciel24 ». Mais la manière de l’auteur se distingue par la récurrence d’une autre technique : la multiplication d’éléments de faune et de flore qui se superposent, au point de l’envahir, au corps humain afin d’évoquer une interpénétration des différentes formes de vie. Cela peut évoquer l’effort quotidien nécessaire afin de maintenir une ascendance humaine sur le cours de la nature, comme l’énonce Ichiko avec l’entretien des champs et des chemins dans Petite forêt25. Mais plus généralement, ce choix de superposition de motifs permet de raconter de manière très expressive une action vive, et l’importante dynamique d’une scène en peu de pages ou de cases. Ce qui rassemble ces compositions dans l’ensemble des récits est certes un argument esthétique, mais elles prennent toujours une dimension narrative et symbolique dans l’univers sonore qu’elles invoquent. Il s’agit toujours d’évoquer un appel, un écho, un avertissement, ou un chant à travers les sens des personnages et donc des lecteurs, qu’il est fondamental d’accepter et d’en comprendre le sens.
Il ne suffit jamais de tendre l’oreille pour saisir la chute de la pluie ou reconnaître le cri d’un animal. Il est toujours question d’un orchestre complexe, difficile à identifier ou à analyser. Igarashi Daisuke se plaît aussi à invoquer des sons qui paraissent imperceptibles à l’oreille humaine ou des éléments de la nature qui se définissent peu par le son qu’ils pourraient produire à leur rencontre : par exemple à travers les feuilles ou les ailes d’un papillon, généralement envisagées pour leurs formes ou leurs couleurs et non pour le son qu’elles pourraient produire au contact du vent ou d’un autre objet, comme nous le voyons lors d’une apparition fantastique dans le récit « Envoûté par la princesse Tatsuta26 ». C’est ce qui forme d’ailleurs le cœur de l’intrigue du récit « Le bruit de la pluie » qui se concentre autour d’un instrument antique dont les lecteurs ne connaîtront jamais le nom et l’origine, au profit de l’ensemble des sons qu’il renferme et déclenche à son utilisation, ainsi que ses nombreuses répercussions sur la faune et la flore alentour27.
Il est toujours question de sens mis en éveil afin d’entrer en écho puis en dialogue avec les éléments et les aléas naturels. Le son est évocateur de quelque chose pour celui ou celle qui tâche d’en être digne en étant véritablement réceptif à celui-ci. C’est cet aspect sonore qui permet dans de nombreux cas un déclenchement de l’action ou son redoublement, notamment lorsque de nombreuses structures narratives développées par l’auteur prennent la forme du parcours initiatique. Comme l’énonce Frédéric Vincent, « [d]ans l’imaginaire initiatique, il est fréquent de rappeler à l’individu les angoisses primitives – qui sont irréparablement là toujours enfouies – afin de produire un sursaut existentiel qui sera le point de départ du voyage initiatique28. » Qu’il s’agisse de déclencher une intrigue, ou de marquer une étape fondamentale au cours d’un cheminement personnel du protagoniste, ou commun lorsque l’épreuve concerne une société dans son ensemble, l’auteur choisit généralement d’attacher graphiquement et symboliquement ces paliers littéraires à des marqueurs sonores, afin de caractériser doublement une révélation au personnage concerné, celles de ces peurs originelles ou d’un ensemble de menaces et d’épreuves sur son chemin.
Accorder son écoute s’avère donc nécessaire, plus largement une disposition sensorielle totale envers ces signes de la nature autour de soi afin de pouvoir ré-équilibrer certaines forces et y trouver sa place en tant qu’individu. La mise en action de ces éléments naturels met toujours la parole humaine en tension : soit par sa transformation, soit par son altération, soit par sa disparition. Il est toujours question de résonner avec la voix de la nature, de la sublimer ou d’essayer d’entrer en adéquation avec elle. Cet aspect, qui tient du merveilleux au sens européen du terme, permet de poser les bases d’une réflexion plus profonde sur la nécessité de mieux concentrer ses sens humains au-delà ou à côté de la raison pour comprendre et appréhender au mieux ces mêmes éléments naturels. Ce postulat est directement énoncé dans le récit « Petra genitalix29 », par le personnage de la sorcière Mira face à une assemblée d’hommes d’Église. Ces derniers font appel à ses services afin de contrer le pouvoir d’une pierre entrée en contact avec un astronaute lors d’un voyage spatial et ramenée sur Terre afin de pouvoir l’extraire de son corps. Une fois prélevée, la pierre putréfie tout ce qui l’entoure et menace peu à peu de détruire des territoires et des populations de plus en plus importants à mesure que le temps passe. La seule solution se révèle son renvoi dans l’espace, mais puisque rien ne peut l’approcher, seule une figure dépositaire d’un pouvoir qui dépasse l’entendement humain serait en mesure d’y parvenir, malgré le scepticisme et le mépris des hommes de foi et de science. Elle se défend par ces mots :
De votre point de vue… Je suis celle qui relie les deux mondes. Le monde des mots et le monde muet. Votre monde est « limité ». Le nôtre, lui, est « illimité ». Votre langage… N’est qu’un couteau qui découpe la moindre chose selon ses caractéristiques… Un outil qui vous sert à analyser le monde selon votre convenance. Nous, nous voyons le monde tel qu’il est réellement. Nous pouvons nous passer de la langue tout en la maîtrisant30.
Sa démarche n’est pas l’explication du phénomène à proprement parler, mais d’affronter la pierre et son pouvoir directement pour savoir comment contrecarrer sa puissance. C’est finalement le sacrifice de la jeune femme qui permettra d’interrompre l’action de la pierre et son renvoi dans l’espace. La catastrophe est évitée parce qu’elle est affrontée directement, tout discours pour tâcher de la comprendre s’avérant vain et lui laissant finalement libre cours pour faire plus de victimes. Igarashi Daisuke ne prône pas une forme d’indifférence ou de défiance sur certains discours qui tâcheraient d’expliciter des phénomènes, mais au contraire de tous les envisager dans leur diversité et leur richesse. Cela, afin de mieux appréhender les aléas naturels et possiblement leurs conséquences sur les sociétés humaines, d’un point de vue intime et collectif.
La représentation de l’aléa naturel entre intimité sensible et appel d’un grand schème
C’est dans ce cadre que l’auteur présente généralement des protagonistes avec une caractérisation peu prononcée ou fouillée, qui peuvent parfois manquer d’origines claires, d’attaches émotionnelles et familiales fortes, et d’assurance dans leur capacité d’échange et de sociabilité avec leur entourage. Ce choix permet une introduction dans la diégèse aisée pour un lectorat diversifié, mais surtout une réception des évènements fantastiques, ou pour le moins spectaculaires, qui soit plus frappante pour les protagonistes et sans doute plus efficace pour les lecteurs. Il faut néanmoins noter que ce sont des personnages assez jeunes, toujours amenés à se joindre à des personnes plus âgées : une forme de naïveté du monde les distingue, qui ne serait pas encore pervertie par une lutte brutale que mène l’homme adulte pour s’élever au-dessus de sa condition naturelle, détruisant une fonction première de cohésion dans un ordre qui ne peut que le dépasser. Les personnages plus âgés, lorsqu’ils ne sont pas des figures d’opposition mais des figures alliées, sont les premiers échos lointains et les potentiels derniers représentants de connaissances ancestrales, considérées comme magiques ou fantastiques dans le monde moderne, mais qui demeurent des savoirs ou des croyances qu’il s’avère nécessaire de se remémorer et de partager. C’est à travers ce vecteur de médiation que les systèmes des personnages se bâtissent et se développent au cours de la narration. Les protagonistes et les lecteurs à travers eux sont donc les nouveaux dépositaires de l’ensemble de ce corpus mémoriel dont l’objet du livre, sa lecture et possiblement son partage deviennent de nouveaux moyens de transmission. La démarche de lecture est ainsi une pratique personnelle, une innutrition intime, mais destinée fondamentalement à entrer dans un dialogue plus large, qui dépasse le cadre de l’ouvrage, avec la nature qui nous entoure mais aussi nos semblables qui l’habitent.
Les différents motifs graphiques, narratifs et symboliques abordés précédemment, que l’auteur invoque depuis ses premiers travaux, dessinent une ligne qui dirige l’ensemble de son travail, que nous pouvons résumer en plusieurs points. Avant tout, une ligne sensible délimitant un espace naturel et un espace humain, une frontière qui est à la fois sévère et très fine. Cette ligne de distinction présente des points de rencontre, insistant sur une perméabilité compliquée entre ces deux territoires, toute cohabitation demeurant complexe et parfois dangereuse. Dans un état d’esprit proche de figures telles que Miyazaki Hayao, l’œuvre d’Igarashi Daisuke témoigne que l’action humaine oublie certaines de ses racines et donc certaines de ses connaissances pour les remplacer par une forme de progrès et d’évolution qui la place en opposition avec un terrain originel, naturel, jusqu’à l’altération de celui-ci. Il est donc nécessaire en tant qu’individu de garder ses sens ouverts aux messages et aux enseignements de la nature, afin de ne pas oublier des leçons fondamentales du vivant. Mal écouter, mal entendre ou mal comprendre ces messages est toujours condamnable et source de malheur à venir pour les sociétés humaines. Cette démarche est une étape nécessaire à l’accomplissement de chacun, car l’auteur défend l’image d’une l’énergie globale du monde formant un grand Tout, au sein duquel chacun a sa place et entre en écho avec ce qui l’entoure, permettant la construction et l’ordre continuel des choses.
Cette ligne narrative est plus manifeste dans les œuvres plus longues de l’auteur, éditées en plusieurs tomes. Nous pouvons prendre l’exemple de Saru, qui part d’un récit d’enquête, dans lequel mystères anciens, magie noire et connaissances occultes issus de différentes régions du globe vont se croiser et se répondre ; avant un arc final qui bascule complètement dans le genre de la fiction catastrophiste, à travers des scènes mettant en opposition le démon millénaire éponyme face à différentes forces armées gouvernementales31. La force brute et la technologie militaire sont complètement surpassées par cette menace extraordinaire qui prend la forme de phénomènes naturels normalement connus, explicables et prévisibles. La particularité de Saru est son caractère cyclique dans l’histoire de l’humanité et sa capacité à accumuler sa puissance à partir de l’écosystème de la planète lui-même, source d’énergie ainsi décrite comme presque inépuisable. Mais pour la première fois parmi ses nombreuses incarnations, il exprime sa fureur en de nombreux cyclones successifs capables de détruire des régions entières32. Dès lors, le salut de l’humanité dépend finalement tout autant d’un ancien chant tzigane33 que d’une forme d’abnégation et de sacrifice des héros. L’œuvre devient avertissement de la disparition des traditions ancestrales et des histoires transmises oralement qui parsèment le monde. Leur diversité constitue une richesse et une force dont la perte est une indéniable régression d’une sagesse commune, nécessaire à la cohésion face à des menaces collectives. Cet aspect de communion avec ces savoirs anciens, puis les voix qui les renferment et les partagent sont fondamentales dans la constitution de ce récit. Mais cette invitation concerne l’ensemble de la construction narrative d’Igarashi Daisuke, dans sa dimension mémorielle, autant personnelle que collective.
L’auteur énonce souvent sa volonté de transmettre un message par sa technique et son écriture, son intention réside dans le désir de « retranscrire les changements, puisque lorsque l’on utilise ses sens, ce sont les changements auxquels on s’attache34. » Nous voyons donc que son travail souhaite garder une trace de ce qui risque de disparaître et d’être oublié par l’homme, cela afin d’enrichir à son tour une mémoire sensorielle nécessaire au mieux-être personnel et social. Ce qui tend à disparaître, c’est ce que l’action humaine tend à faire taire ou à effacer par ses actes sur son environnement ou par la dominance d’un seul discours sur celui-ci. C’est ce qu’évoque à nouveau un chant cité dans Les Enfants de la mer : le personnage de Kanako reconnaît l’air d’une comptine dans la voix du jeune Umi, qui imite alors le chant des baleines qu’il entend. Sora, second enfant mystérieusement lié au monde marin, lui rappelle que ce sont les baleines qui accordent une forme au chant des profondeurs de l’océan, et que cet air, retranscrit par le passé dans le langage humain, ne possède malheureusement plus aucun pouvoir35. Ainsi, ce désir de retranscrire de manière plus intelligible, et ainsi de faire sien, cette expression de la nature a fait perdre une capacité à comprendre ses tenants originels et son usage premier. Cette perte de connaissance et de sensibilité nourrit une certaine ignorance du monde, impose un regard uniforme sur ses phénomènes, et ne permet pas d’affronter ses grands bouleversements avec la sagesse et l’humilité attendues pour ce faire.
Le processus littéraire d’Igarashi Daisuke est une mise en récit du changement de la nature qui l’entoure mais aussi de leurs multiples façons de les percevoir et de les commenter. Il nous invite à considérer au mieux une nature en mouvement entre destruction et renouveau, ainsi que l’ensemble des manières de la décrire et de la louer, qu’elle soit ancienne, loin de nos propres croyances ou façons de percevoir le monde. En parallèle, il nous amène à porter un regard différent, pluriel sur ce qui apparaît en premier lieu comme des menaces naturelles. Le typhon qui frappe la ville de Ruka, l’héroïne de la série Les Enfants de la mer, la contraint de se mettre à l’abri alors qu’elle est à la recherche de son ami Sora alors porté disparu. Avec effronterie, elle déclare que les typhons ne devraient pas exister, ne soulignant que les sinistres et les contraintes qu’ils causent aux sociétés humaines, et en premier lieu ses propres plans à cet instant précis. On lui explique alors que s’ils causent de nombreux dégâts, ils sont nécessaires au bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques. En effet, en apportant de fortes pluies, ils nettoient les pierres au fond des rivières, qui peuvent dès lors accueillir la ponte de certains poissons, les fleuves peuvent alors charrier un nouveau sable pour reformer les plages, les profondeurs de la mer sont réoxygénées, et la baisse de la température de l’eau protège les coraux36. Le danger violent pour les sociétés humaines est aussi une étape nécessaire dans l’ordre de la nature. Par son témoignage littéraire, l’auteur replace l’humain non pas comme maître des éléments à l’autorité fragile, ou simple victime de leurs inconstances, mais comme un chainon qui doit prendre conscience de cette fragilité dans un grand schème et ne pas percevoir celui-ci qu’à travers son prisme. Il s’agit de considérer ou de reconsidérer une approche culturelle et sociale de la nature qui tend à être oubliée au profit d’un langage technocrate ou scientifique froid ou intéressé, mais surtout en décalage pour décrire et comprendre ce qui compose fondamentalement ces phénomènes. Cette posture artistique met « l’accent […] non sur la compréhension de l’aléa naturel, mais sur la vulnérabilité de la société que celui-ci touche. », illustrant l’idée que « [c]’est la rencontre du phénomène naturel et de ces conditions de vulnérabilité qui produit la catastrophe37. » Mais dans ces schémas narratifs, cette vulnérabilité concerne moins le dommage direct que l’aléa engendre, comme nous serions tentés de le concevoir de prime abord, que la perte ou l’effacement d’une sensibilité du monde qui corrigerait un regard uniquement ethnocentré.
L’univers narratif et graphique d’Igarashi Daisuke ne peut s’extraire de son contexte historique national, qui est donc après le séisme de Kobe de 1995, la catastrophe de Fukushima en 2011, ou encore les inondations en 2018 dans l’ouest du pays jusqu’au séisme dans la péninsule de Noto le 1er janvier 2024. Son travail s’insère donc dans un contexte politique, culturel et social très particulier vis-à-vis des aléas naturels, du risque en lui-même jusqu’à ses conséquences directes sur les communautés. Son intérêt réside malgré tout moins dans un travail de représentation directe d’aléas naturels dans de grandes épopées climatiques par exemple, que dans un regard très précis sur les conséquences au quotidien de ce risque constant, de ses prémices et de ses répliques sur les trajectoires de chacun.
L’auteur offre une démarche littéraire qui est à l’opposé du dieu omnipotent de Voltaire ou de la théodicée de Leibniz, au profit d’une poétique de l’Autre au sens presque lévinassien du terme. Une poétique qui part des liens sociaux entre humains dans le respect et la curiosité de ses connaissances et de ses capacités communicationnelles afin de composer au mieux, ensemble, un rapport à l’environnement dans lequel chacun se déploie malgré les aléas et les malheurs qui peuvent en découler. Il n’y a pas de bon rapport à la nature selon lui sans un bon rapport à l’humain et au vivant, un Autre pluriel, multiple et surtout changeant. Régler un rapport sensoriel et communicationnel entre êtres humains permet au mieux en parallèle d’entrer en résonance avec l’espace au sein duquel nous interagissons. Et ce, malgré des différences langagières, culturelles, cultuelles ou politiques. Dans une société où les individus peinent parfois à communiquer, Igarashi souligne que les liens sociaux et les capacités communicationnelles sont indissociables. Cette réflexion prend une dimension critique dans des sociétés contemporaines où la méconnaissance de ce qui est étranger renforce la xénophobie, parfois même institutionnelle. Igarashi défend un éthos d’enchantement afin de rendre possible un équilibre par l’aplanissement des différences entre les sociétés humaines et une harmonie avec les éléments naturels qui nous entourent.
Déjà, ses nombreux croquis des paysages qu’il visita suite à l’obtention de son diplôme étaient exécutés comme une salutation respectueuse pour les endroits où il se rendait et qui l’avaient accueilli38. Dès lors, son travail littéraire s’intègre dans la continuité de ce postulat, que les lecteurs doivent à leur tour s’approprier pour effectuer une innutrition à la fois personnelle et collective. Seul ce cheminement engendre dans un second temps ce dialogue multiple avec ce qui forme notre environnement, pour forger un nouveau rapport au monde. Son œuvre répond pleinement à la définition mouvante de ce qui fait l’aléa naturel et la catastrophe, qui « relève d’abord des représentations plus que de la réalité [et qui] est le produit d’un discours, d’une construction39 » Nul phénomène naturel ne peut véritablement être considéré comme aléa ou comme catastrophe sans un processus conscient de mise en récit quelque soit sa forme, qui demeure le fondement premier à son existence. Ainsi, répondant à la leçon de Paul Klee selon laquelle « [l]’art ne reproduit pas le visible, [mais] il rend visible40 », Igarashi Daisuke montre que l’aléa et la catastrophe ne sont pas des évènements en soi brutaux qu’il faudrait endurer, mais une étape à inclure dans une conception du monde et un moyen de façonner la pensée de celui-ci. Le phénomène naturel se révèle véritablement dans l’évènement social qu’il amène à écrire et à travers la mobilisation d’éléments culturels pour parvenir à affronter et surmonter sa violence.
