Cet article explore comment, à travers quatre courtes pièces, l’autrice Ina Césaire s’inspire de l’éruption de la montagne Pelée pour interroger les dynamiques politiques, raciales, genrées, et sociales des Antilles du début du xxe siècle et leur impact sur la société et la culture contemporaines. Sont analysées quatre pièces inédites d’Ina Césaire, publiées dans le recueil de pièces Rosanie Soleil et autres textes dramatiques édité par Christiane Makward : La Diablesse du Morne Rouge (2005), Les Bourgeois de couleur (2011), Les Fuyardes (2011), Des jours ordinaires (2011)1. Ces quatre œuvres forment un cycle intitulé « Échos du volcan » et s’inspirent de l’éruption de la montagne Pelée en 1902 qui rasa la ville de Saint-Pierre en Martinique. Cet évènement perturbateur et traumatique occupe une place centrale dans l’imaginaire socioculturel antillais de même que l’image du volcan et son potentiel transformateur qui figurent dans de nombreux textes d’auteurs martiniquais et caribéens, y compris les figures phares de la pensée et de la littérature postcoloniales tels Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau et l’éco-critique caribéen Daniel Maximin.
La Caraïbe est une des régions du monde les plus gravement touchées par le changement climatique, les catastrophes naturelles et les défis environnementaux. La conception et l’expansion du champ de l’écocritique caribéenne au cours des dernières années démontrent l’intérêt grandissant pour une étude des thématiques environnementales en milieu caribéen2. La Caraïbe est aussi une région au rayonnement culturel et politique considérable, avec son lourd passé d’assujettissement à la colonisation européenne, à la traite transatlantique des esclaves et à l’économie de plantation menant à la transformation et à la disruption de l’environnement, ainsi qu’au mouvement et au mélange forcés de peuples originaires du monde entier. La pensée caribéenne, inspiratrice de théories et de littératures postcoloniales et anticoloniales des xxe et xxie siècles, nourrie de cette expérience plurielle de colonisation, d’esclavage et de migration, illustre à la fois l’expérience singulière de la Caraïbe d’une part et la portée globale que cette expérience peut apporter à une réflexion transculturelle et transnationale sur l’histoire et la culture.
Née en 1942 et décédée en 2025, Ina Césaire, fille du couple intellectuel et militant constitué par Aimé Césaire et Suzanne Roussi-Cézaire, était écrivaine et ethnographe. Ses vingt-deux pièces de théâtre abordent l’histoire martiniquaise, la question des femmes, le conte, la politique et les inégalités sociales. Ses œuvres ont été mises en scène aux Antilles, en France hexagonale et aux États-Unis. Les quatre pièces étudiées dans cet article, fruits d’une collaboration avec l’autrice, documentariste et metteuse en scène martiniquaise Nady Nelzy, présentent une panoplie d’expériences diverses de l’éruption du volcan de la montagne Pelée au nord de la Martinique. L’éruption, qui eut lieu le 8 mai 1902, fut l’une des plus dévastatrices jamais enregistrées au xxe siècle, au point que la vulcanologie en tira l’adjectif « péléen » pour décrire une catégorie d’éruption volcanique très violente. Les signes avant-coureurs de l’éruption s’étaient manifestés pendant des jours sinon des mois (vapeurs, fumée, glissements de terrain, secousses et pluies de cendres). Néanmoins les autorités n’y virent aucun signe de danger imminent pour la ville de Saint-Pierre située au pied du volcan, de tels phénomènes s’étant déjà produits par le passé. La tenue du second tour des élections législatives prévu pour le 11 mai constituait une autre raison de retarder l’évacuation. Le matin du 8 mai, le bouchon au sommet du volcan éclata et une nuée ardente de cendres et de matière volcanique dévala les pentes du volcan, détruisant la ville, le port et les environs de Saint-Pierre en moins de deux minutes et tuant environ 30 000 personnes.
Les pièces d’Ina Césaire se déroulent la veille ou les jours précédant l’éruption. La première pièce, La Diablesse du Morne Rouge (2005), évoque la mythologie et l’imaginaire martiniquais à travers l’association du volcan au mythe de la « diablesse ». Le soir de ses noces, un jeune homme est séduit et enlevé par une diablesse qui le mène à une mort certaine sur les pentes du volcan. Les Bourgeois de couleur (2011) relate la fuite d’un couple de bourgeois mulâtres, Flora et Camille Morinière, la veille de l’éruption. Les Fuyardes (2011) suit le trajet d’un groupe de femmes de différentes souches de la société lors de leur fuite de Saint-Pierre. Des jours ordinaires (2011) met en scène la vie d’un ensemble de personnages habitant Saint-Pierre la veille des élections législatives et de l’éruption. L’article se penche d’abord sur l’articulation dramatique des dynamiques politiques, religieuses et raciales du début du xxe siècle en Martinique dans les pièces du corpus. Ensuite, est analysé le traitement des préjudices et des imaginaires contemporains de race, de classe et de genre dans ces pièces, prenant pour point focal le traitement des personnages féminins et les stéréotypes de genre.
Politique, religion et race dans Les Bourgeois de couleur, Les Fuyardes, et Des jours ordinaires
Selon Jacques Corzani, les conséquences dévastatrices de la mauvaise gestion de l’éruption de la montagne Pelée de 1902 par les autorités de Saint-Pierre peuvent être lues comme une punition infligée par la nature à la « bêtise humaine3 ». L’évacuation de la ville fut repoussée en raison de l’approche de deux évènements majeurs du calendrier politique et religieux pierrotin : les élections législatives et les fêtes de l’Ascension. Malgré les preuves physiques du réveil de la montagne Pelée, politiciens et chefs religieux s’opposèrent à l’évacuation de la ville et 30 000 personnes périrent dans l’éruption qui suivit. Les pièces d’Ina Césaire Les Bourgeois de couleur et Des jours ordinaires reproduisent les tensions entre l’inquiétude populaire et l’insistance des autorités à faire comme si de rien n’était, permettant aussi à l’autrice de dénoncer les tensions d’ordre sociopolitique et religieux au sein de la société pierrotine à la veille de l’éruption.
Dans Les Bourgeois de couleur, Camille et Flora Morinière, un couple bourgeois aisé hésite à quitter la ville et à rejoindre la tante de Camille à Fonds-Saint-Denis aux environs de Saint-Pierre pour des raisons politiques et religieuses. Dans la première scène, Camille se moque des inquiétudes de la population locale et des classes inférieures au sujet de l’éveil de la Pelée, et déclare : « les autorités, qu’elles soient politiques ou religieuses, se montrent fort rassurantes […] Ce n’est pas la première fois que ce vieux volcan tente de se faire remarquer4 ». Camille critique sa femme qui se laisse troubler par « les craintes stupides du petit peuple » et insiste que s’il leur arrivait de partir, ce ne serait qu’« après la messe et après l’élection5 ». Césaire élabore le traitement de ces thématiques politiques et religieuses avec plus de profondeur dans Des jours ordinaires, qui suit le quotidien de personnages d’origines diverses à Saint-Pierre. Les dialogues laissent transparaître des luttes de race et de classe entre personnages d’origine et de classes différentes. La scène d’exposition donne le ton avec l’introduction du personnage de Symphor, ancien docker et socialiste militant. Symphor s’oppose au système colonial représenté par Blanchard, géreur de plantation blanc qui maltraite ses employés. Dans la scène suivante, Symphor et ses amis dockers et ouvriers discutent de l’élection à venir. Symphor chante les louanges du socialisme et de la démocratie et pour illustrer son propos tire les parallèles entre l’émancipation de l’esclavage et celle de l’exploitation de classe. Ses compagnons réagissent favorablement aux discours de Symphor, alors que de l’autre côté du port retentit l’hymne « Papa Lagro » dédié au candidat socialiste ayant réellement existé Joseph Lagrosilière, fondateur du mouvement socialiste martiniquais. L’élection est d’ailleurs évoquée tout au long de la pièce, par les travailleurs noirs, la bourgeoisie de couleur et le clergé blanc. Dans le deuxième acte de Des jours ordinaires, dans une scène qui rappelle celle entre Camille et Flora dans Les Bourgeois de couleur, les mulâtres bourgeois Gaëtan et Virginie Laferrière parlent des élections avec l’abbé Prévost. Gaëtan s’inquiète de l’agitation populaire engendrée par les élections : « La ville regorge de fauteurs de trouble et d’agitateurs publics qui montent la tête des ouvriers agricoles et des dockers6 ! » Lui et sa sœur critiquent aussi Lagrosilière, « porte-parole de la plus sordide des populaces », et le qualifient de transfuge de classe7. Gaëtan fait aussi référence à l’hymne « Papa Lagro » chanté dans les scènes précédentes8. Tandis que les Laferrière expriment leur dédain des classes ouvrières et des transfuges de classe, l’abbé blanc va plus loin dans la critique des réformateurs et des politiciens socialistes. Il accuse les membres de « caste supérieure » d’être « tentés par l’utopie des inquiétantes idées libérales », et condamne l’ingratitude de cette caste « qui ne doit pourtant son bien-être et sa tranquillité actuelle qu’au soutien indéfectible de l’Église9 ». L’abbé accuse ensuite les politiciens de la catégorie des bourgeois de couleur d’abandonner l’enseignement du séminaire en faveur du lycée laïc de Saint-Pierre, avec des conséquences graves pour l’Église qui y perdrait et ses financements et son influence. Dans cette scène, Ina Césaire souligne l’enchevêtrement de la vie politique et religieuse de Saint-Pierre, comme dans Les Bourgeois de couleur où la fuite de la ville, et donc la sécurité et le bien-être des habitants, n’est concevable qu’après « la messe et après l’élection10 ».
Comme le démontrent la scène de la visite de l’abbé chez les Laferrière dans Des jours ordinaires et la déclaration de Camille Morinière de sa foi inébranlable dans les autorités politiques et religieuses dans Les Bourgeois de couleur, les pièces d’Ina Césaire mettent en exergue l’influence des autorités religieuses sur la population locale et l’importance de la religion et de la superstition en général au sein de la société pierrotine. Dans Les Bourgeois de couleur, bien que Flora tente tout le long de la pièce de se démarquer des classes inférieures, elle partage pourtant leurs inquiétudes d’ordre religieux : « Je suis chrétienne, monsieur, et je crains la malédiction divine11 ! » Cette idée de « malédiction » fait écho à l’imaginaire qui se construisit autour de la ville de Saint-Pierre dans les années qui suivirent la catastrophe. En effet, après l’éruption, la ville de Saint-Pierre fut érigée dans l’imaginaire socioculturel en martyre punie pour les débauches des classes populaires, les masses superstitieuses et les mécréants. Cet imaginaire, selon Jacques Corzani, « confère à la cité sa dimension mythique, qu’il s’agisse d’exalter la joie de vivre, la gaieté païenne d’une ville de plaisir ou plus curieusement de louer ses vertus, pour ne pas dire sa vertu, sa sainteté, implicitement cautionnée par l’idée, non de catastrophe naturelle mais de “martyre12” ».
La double identité de Saint-Pierre comme « ville du plaisir » et martyre est illustrée chez Césaire par les conflits entre les « gardiens de la foi » et les « païens », et ce par le biais de la lutte des classes. Dans Des jours ordinaires et Les Fuyardes, les assurances des autorités religieuses sont défendues par les classes supérieures et critiquées par les membres des classes populaires. Dans Des jours ordinaires, dans sa conversation avec les Laferrière, l’abbé s’irrite des inquiétudes autour du volcan : « Mon cher Gaëtan, il faut se garder de prêter l’oreille aux billevesées versées par les esprits faibles, soumis aux inepties des quimboiseurs, jeteurs de sorts et autres “gadé d’zafé”, comme disent les nègres13 ». L’abbé décrit l’activité volcanique comme « rien d’autre que des petits messages du Seigneur qui se rappelle à notre bon souvenir14 ! » D’autres évènements cités dans la pièce, telle la découverte de boue dans le bénitier de la chapelle, ne convainquent nullement l’abbé de l’imminence de l’éruption : « le Bon Dieu ne pouvait pas permettre une catastrophe en cette période de communion solennelle15 ». Dans Les Fuyardes, les personnages religieux font confiance aux assurances des autorités religieuses du caractère inoffensif de l’activité volcanique alors que les personnages mécréants s’en défient. Au début de la pièce, Hermine et Claire, deux sœurs appartenant à la bourgeoisie de couleur, veulent à tout prix participer aux répétitions du « concert de la Vierge » malgré l’activité volcanique : « Monseigneur a été formel : notre volcan est coutumier de ces petits accès de colère, mais il ne présente aucun danger16 ». Au cours de la pièce toutefois, divers personnages tels la lavandière Mayotte ou la supérieure du couvent des Ursulines mère Angélique parviennent à les convaincre que les autorités religieuses se trompent. Mère Angélique, tout en étant issue de la classe supérieure blanche, exprime son dédain de l’autorité de l’évêque : « il est évident qu’il s’agit d’un saint homme, mais il ne s’est jamais flatté de s’y connaître dans le domaine des éruptions volcaniques17 ». Ainsi les personnages de la pièce finissent par rejeter les assurances erronées des chefs politiques et religieux et fuient la ville avant l’éruption ; Mayotte les menant même dans une sorte de défilé religieux alternatif :
Nous ne sommes pas toutes ici, autant que nous sommes, assidues à l’église du dimanche, mais nous n’oublions pas que nos deux demoiselles devaient chanter, demain, après la procession de la Vierge. Nous savons toutes aussi qu’il n’y aura pas d’autre procession que la nôtre, alors, nous autres, nous allons rassembler nos souvenirs pour le chœur… Allons-y, mes commères, entonnons le Magnificat18 !
Dans les pièces d’Ina Césaire sur l’éruption de la montagne Pelée, la religion est représentée comme un des fondements de la vie pierrotine. Dans Les Bourgeois de couleur, Des jours ordinaires et Les Fuyardes les autorités religieuses et les classes supérieures et moyennes s’opposent en bons gardiens de la foi et raisonneurs face à la superstition et au paganisme des classes inférieures et ouvrières noires. Dans Les Fuyardes, cependant, l’influence de l’Église se voit nuancée par des personnages qui malgré leur foi n’hésitent pas à privilégier leur propre sécurité et celle de leurs compagnes.
Un troisième élément qui s’ajoute aux réflexions sur le politique et le religieux est constitué par les préjugés et les hiérarchies de couleur. Dans Les Bourgeois de couleur et Des jours ordinaires, les rapports et les conflits sociaux sont souvent liés aux préjugés de race, ce qui souligne le fait que « Saint-Pierre, on le sait (les témoignages historiques ne font pas défaut) était une ville déchirée par le racisme19 ». Dans Des jours ordinaires, lors de sa critique des bouleversements politiques en ville, l’abbé Prévost maintient explicitement que la bourgeoisie mulâtre est responsable de l’échec des classes supérieures à montrer l’exemple aux classes inférieures et ouvrières noires20, et non les békés. Ceci rejoint l’argument de Corzani selon lequel Saint-Pierre était perçu comme le dernier « bastion » du pouvoir des békés qui « tentaient d’y perpétuer un monde dont 1848 [date de la deuxième et définitive abolition de l’esclavage] avait signé l’inéluctable disparition21 », et selon Annette K. Joseph-Gabriel, « un espace de blancheur insulaire » commémoré avec nostalgie par les écrivains blancs martiniquais après l’éruption22.
La plupart des personnages des pièces du cycle « Échos du volcan » sont des personnes de couleur de classes sociales différentes qui doivent négocier avec les hiérarchies de couleur et de pouvoir de la société pierrotine de 1902. Des jours ordinaires illustre la superposition des inégalités raciales et de classes dans des interactions entre des personnages de couleurs et des békés. On peut citer la scène décrite précédemment de la conversation entre les bourgeois mulâtres Laferrière et l’abbé blanc ou bien la confrontation entre Symphor et le géreur blanc Blanchard. Une réplique de Symphor en réponse à l’ordre de Blanchard de quitter les lieux souligne l’héritage esclavagiste des relations tendues entre travailleurs noirs et békés : « Depuis l’abolition de l’esclavage, ce port, m’a-t-on dit, appartient à tout le monde23 ». Cet antagonisme se traduit par l’obsession des personnages pour les élections, car « sous des conflits apparemment contemporains et purement politiques (républicains/antirépublicains) se perpétuait le vieil antagonisme, le “péché” en quelque sorte de la société créole : le racisme, le refus obstiné des Blancs créoles de reconnaître aux gens de couleur leur plénitude humaine et les droits qu’ils avaient pourtant acquis en 184824. » Des jours ordinaires montre comment les conflits sociopolitiques se reflètent dans les préjugés de couleur de la société martiniquaise à la veille de l’éruption qui, selon Annette Joseph-Gabriel, précipita « la disparition d’un avenir où se poursuivrait la domination béké au sein de la hiérarchie raciale, sociale et économique en Martinique25 ».
Dans Les Fuyardes, comme dans Des jours ordinaires, les hiérarchies de couleur influent sur les interactions entre les personnages de la pièce. Les sœurs Claire et Hermine Misaine appartiennent à la bourgeoisie mulâtre et sont pieuses et éduquées, et de ce fait attirent le respect des autres personnages d’origine plus modeste. La supérieure du couvent des Ursulines Angélique de la Morandière est la cadette d’un des plus grands propriétaires de la région, et Mayotte fait remarquer aux autres femmes du groupe « la plupart de vos parents ont travaillé dans les champs de cannes de feu monsieur son père26 ! » À quoi Angélique réplique qu’en tant que membre de l’Église elle ne peut se vanter de son lignage. Cette réplique est néanmoins accompagnée d’un « léger sourire condescendant » et la supérieure n’hésite pas à imposer son autorité que lui confère son statut social et racial élevé27. Les autres personnages dans la pièce appartiennent aux classes populaires, elles sont marchandes, lavandières ou prostituées. Cependant c’est Mayotte la lavandière qui malgré sa déférence envers les sœurs Misaine et la supérieure mère Angélique devient la meneuse du groupe hétéroclite de femmes fuyant Saint-Pierre, prenant les devants au sens propre et figuré afin de mener ses compagnes en sécurité. Le même besoin de fuir Saint-Pierre unit ces femmes qui à la fin de la pièce finissent par œuvrer ensemble pour leur fuite en passant outre leurs différences de classe et de couleur. En fuyant l’éruption, le groupe de fuyardes évite « [u]ne tragédie certes mais qui, semblable à bien des égards à ce que fut la Révolution de 1789 pour la société française, allait permettre à d’autres acteurs de prendre le relais des disparus, et à la Martinique d’entrer dans la modernité d’une société désormais moins “castée”28 ». La pièce d’Ina Césaire semble conjurer cette modernité idéale « moins castée » à travers ce groupe éclectique de fuyardes. Car même si l’éruption mit fin à la dominance béké, « le racisme, inhérent à la société de Saint-Pierre, survit après la catastrophe […] l’éruption destructrice n’a pas réussi à briser le préjugé de couleur29 ». La fiction permet à Césaire de réimaginer les relations sociales tout en les dénonçant. Dans ces deux pièces, Césaire met en scène des personnages de couleur des classes populaires s’insurgeant contre une société inégale perpétuant les dynamiques de pouvoir et de race de l’époque esclavagiste. L’autrice souligne les parallèles entre politique, race, et classe dans Des jours ordinaires et remet en question les hiérarchies de couleur dans Les Fuyardes par la constitution d’une communauté diverse, menée par une lavandière noire de classe populaire.
Selon Alessia Vignoli, « la catastrophe peut être exploitée par l’écrivain.e pour dénoncer des inégalités sociales30 ». Césaire exploite ainsi la catastrophe de 1902. Dans Les Bourgeois de couleur et Les Fuyardes, les personnages en situation de précarité et des basses classes prennent l’initiative de quitter la ville. La fin de Des jours ordinaires est plus sombre, aucun des personnages ne décidant de fuir Saint-Pierre, tant ils sont distraits par d’autres problèmes personnels, sociaux et politiques. Dans Les Bourgeois de couleur, et surtout dans Les Fuyardes, Ina Césaire dépeint des personnages qui prennent leur destin en main, s’émancipent des hiérarchies de pouvoir qui les auraient menés à leur perte s’ils leur avaient obéi et étaient demeurés à Saint-Pierre. Mais Césaire est aussi réaliste dans son traitement des personnages poursuivant leur vie quotidienne malgré l’imminence de la catastrophe. Dans les deux cas, les pièces démontrent que les désastres ne sont jamais seulement des désastres, pour reprendre l’expression de Valérie Loichot (« un cyclone n’est jamais seulement qu’un cyclone »), car ils ont un impact social, culturel et environnemental durable31.
Une perspective genrée du récit de catastrophe et des stéréotypes de genre dans La Diablesse du Morne Rouge, Les Fuyardes et Des jours ordinaires
La Pelée occupe une place de premier plan dans ce cycle de pièces « Échos du volcan » d’Ina Césaire. Personnage à part entière, elle incarne à la fois une menace et une créature malicieuse et séduisante pour Saint-Pierre et ses habitants. Ina Césaire souligne la dimension mythique de la Pelée en l’associant à d’autres entités de la mythologie martiniquaise. Dans son introduction à La Diablesse du Morne Rouge, l’écrivaine nous présente deux entités qui « hant[ent] l’imaginaire collectif antillais32 ». La première est la montagne Pelée, qui après l’éruption de 1902 « a laissé […] des traces indélébiles au sein du fécond imaginaire antillais, comme en attestent de multiples légendes orales33 ». La seconde est « la diablesse », la manifestation de la part « diabolique » de la femme et qui « représente toutes les angoisses et tous les poncifs liés à la féminité et traduit la séculaire angoisse masculine confrontée à la soi-disant maléfique puissance de la femme34 ». Dans La Diablesse du Morne rouge, Des jours ordinaires et Les Fuyardes, Césaire se sert de cet imaginaire autour de la Pelée pour réfléchir aux stéréotypes genrés et ré-inventer l’image de la femme antillaise.
La Pelée est perçue comme séductrice maléfique dans La Diablesse du Morne Rouge et Des jours ordinaires. Dans La Diablesse du Morne Rouge, la diabolisation de la Pelée et des femmes se fait par le biais de la mythologie et du conte martiniquais. Man Yaya, une vieille vendeuse de paniers dans le Saint-Pierre actuel, raconte l’histoire de la séduction de Damien Sauveur, fils d’un riche commerçant noir, par une femme ravissante lors du baptême de son fils. Le récit est porté sur scène dans les deuxième et troisième tableaux : de l’ambiance festive des célébrations de baptême, à l’apparition de la mystérieuse et séduisante Judith suite à une coupure d’électricité, à la séduction de Damien par Judith qui finit par le mener à sa mort dans les hauteurs de la Pelée. Le récit de Man Yaya se déroule en 1901, un présage possible de l’éruption de 1902. Césaire emploie des ressorts du conte martiniquais telles l’interaction avec le public et les formules d’ouverture, mais aussi ceux du chant et de la danse pour illustrer les diverses manifestations des entités mythologiques de la diablesse et de la montagne Pelée dans l’imaginaire martiniquais.
L’association de la femme et du volcan comme entités maléfiques de l’imaginaire martiniquais est plus marquée lorsque le volcan fait l’objet d’une personnification genrée dans La Diablesse du Morne Rouge et Des jours ordinaires. Dans La Diablesse du Morne Rouge, Man Yaya interpelle la montagne Pelée depuis le devant de sa boutique à Saint-Pierre. Elle s’adresse à elle comme à une femme de mauvaise vie, la qualifiant de « gourgandine », la décrivant comme « aussi nue que le jour de sa naissance35 ». Man Yaya fait référence à l’éruption de 1902 dans sa tirade contre la montagne « tu crois que tu m’abuses encore avec ton air innocent ? Tu crois que j’ai oublié mes ancêtres brûlés vifs36 ? » Dans Des jours ordinaires, la marraine de Symphor, Man Alicia qui habite au pied de la Pelée accuse cette dernière de la disparition de son mari, et s’adresse à elle comme à une rivale et à une séductrice comme dans La Diablesse du Morne Rouge. Elle l’appelle « garce », emploie la métaphore de la séductrice pour décrire ses manières aguichantes : « elle sait s’y prendre pour attirer les hommes ! […] N’a-t-elle pas mauvais genre lorsque le soir tombe et qu’elle exhibe ses rondeurs agressives, sa vêture débraillée, son écharpe effrangée37 ? » Elle la traite même de diablesse, et l’obsession de son mari avec la montagne, « un cadeau de Satan38 ». Man Alicia conclut sa tirade en apostrophant le volcan directement comme le fait Man Yaya dans La Diablesse du Morne Rouge : « Quant à toi, la Pelée, je te connais, effrontée que tu es ! Je sais de quoi tu es capable ! […] Elle prépare un meurtre, je te dis39 ». Ces deux tirades de La Diablesse du Morne Rouge et Des jours ordinaires confondent la séductrice diabolique et le volcan. De ce fait, Césaire n’expose pas seulement les stéréotypes sexistes à propos des femmes, mais démontre aussi la manière dont les imaginaires se forment et perdurent à travers cette association avec la figure mythique de la diablesse.
En évoquant ces imaginaires, Césaire aborde des stéréotypes concernant les Martiniquaises et plus généralement les femmes noires qui ont eu un impact durable sur la société et la culture caribéennes40. L’image de la séductrice remonte aux périodes coloniale et esclavagiste et selon Jacqueline Couti « la tendance de la tradition occidentale à considérer les femmes noires comme des prostituées ou de vils objets de désir41 ». Dans la période suivant l’abolition de l’esclavage, cet imaginaire s’ajoute à la peur d’une émasculation née du traumatisme de l’oppression de l’homme noir colonisé par l’homme blanc colonisateur, les deux se disputant la femme colonisée qui elle-même est souvent représentée comme trahissant le colonisé au profit du colonisateur. Ceci explique en partie la genèse du stéréotype de la femme séductrice et traître, un « vil objet de désir » pour le colonisateur blanc et une traîtresse envoûtante pour le colonisé noir. Ces stéréotypes ont des répercussions sur les normes sociales et genrées au sein de la société martiniquaise. D’après Stéphanie Mulot,
la société esclavagiste et coloniale s’est construite sur une entreprise de déshumanisation et de bestialisation des esclaves, articulant l’efféminisation et la dévirilisation des hommes esclaves et la virilisation des femmes esclaves. Celles-ci étaient perçues à travers une supposée lubricité, un tempérament sexuel agressif et masculin, qui justifiaient les abus sexuels dont elles étaient l’objet. En face d’elles, les hommes esclaves incapables de les satisfaire sexuellement ni de les protéger de leurs agresseurs étaient réduits à leur impuissance42.
La « castration » historique des hommes esclaves aurait donc mené, selon Mulot, à la « revirilisation » de la masculinité antillaise et à une réappropriation des marqueurs de la virilité dans la société martiniquaise post-esclavagiste et contemporaine comme les prouesses physiques et sexuelles, la réputation, la fierté ou la transgression des règles : « La reconquête des marqueurs de la virilité serait alors une reconquête du pouvoir politique, une lutte d’émancipation prise au piège des catégories de la domination de genre, de race et de classe43 ». Inversement, les Martiniquaises ont de leur côté tenté de rejeter l’image de la femme séductrice et adultère à travers le concept de « respectabilité ». Ceci « a joué un rôle fondamental dans la vie des femmes antillaises au cours du siècle dernier ; dans une certaine mesure, les mêmes règles dictent encore la façon dont la plupart des filles sont éduquées44 ». Le discours anti-séductrice employé par les personnages de femmes âgées chez Césaire indiquerait que cet amalgame du mal et de la sensualité féminine continue de définir les stéréotypes de genre dans la société martiniquaise.
Dans les pièces d’Ina Césaire figurent néanmoins des personnages féminins qui remettent en question ces stéréotypes. Césaire place les femmes au centre de l’intrigue, en tant que protagonistes et narratrices. Dans La Diablesse du Morne Rouge et Des jours ordinaires, les personnages de femmes âgées incarnent une féminité alternative. Elles sont aussi les dépositaires des mémoires de la Pelée. Man Yaya est une narratrice omnisciente, porteuse de la mémoire du volcan et de l’histoire de Damien et de la diablesse. Les autres pièces Les Bourgeois de couleur et Des jours ordinaires comprennent aussi des personnages de femmes âgées, chacune avec ses propres souvenirs du volcan et ses doléances contre lui. Elles représentent ce que Césaire décrit comme « la mémoire vivante de ces îles » en référence aux personnes âgées rencontrées lors de son travail d’ethnologue45. La mémoire de l’éruption de la montagne Pelée est conservée et transmise par ses personnages âgés dont Césaire privilégie la parole de manière significative dans ses pièces. Dans Les Fuyardes, les personnages féminins d’origines diverses et de milieux différents fuient ensemble, mettant de côté leurs divergences non seulement pour leur survie mais aussi afin de préserver la mémoire de la ville. Mayotte, à la tête du groupe, s’exclame : « tout comme moi, ces femmes simples sont la véritable mémoire de cette ville46 ! » Ces personnages plus réalistes créés par Césaire s’opposent à la figure mythique et intangible de la diablesse. Avec ces pièces, l’autrice démontre que ce sont de telles femmes, et non l’imaginaire de la séductrice maléfique qui devraient dominer les souvenirs de l’éruption de 1902. Ces personnages féminins rejettent une certaine image de la féminité caribéenne et s’opposent au stéréotype de la diablesse avec une représentation alternative et plus réaliste. En fuyant Saint-Pierre les femmes dans Les Fuyardes s’élèvent contre les vœux du patriarcat religieux et les catégories misogynes dans lesquelles les femmes noires comme elles sont confinées. Ainsi, Césaire fait valoir une histoire de la montagne Pelée commémorée dans toute sa complexité, et plus spécifiquement par le biais de récits (possibles) de vie de femmes qui ont vécu, survécu ou péri dans l’éruption de 1902.
L’analyse des pièces du cycle « Échos du volcan » d’Ina Césaire permet de jauger l’importance de l’éruption de la montagne Pelée au sein de l’imaginaire culturel, politique et social martiniquais. Les pièces d’Ina Césaire proposent une manière de narrer un passé traumatique à travers l’exploration des échos de l’éruption sur la culture et la société martiniquaises. Ses pièces traitent du climat politique, social et religieux de l’époque à travers des récits de personnages ordinaires menant leur vie quotidienne à l’aube de la catastrophe. Les œuvres de Césaire remettent en question les hiérarchies de race, les dynamiques de pouvoir et les stéréotypes genrés de la Martinique du début du xxe siècle et leur perpétuation dans la société martiniquaise actuelle. Le trope de la catastrophe naturelle est ainsi employé pour questionner des thématiques historiques et contemporaines.
D’autres éruptions de la Pelée sont possibles, de fait d’autres éruptions ont eu lieu depuis 1902, et les œuvres telles celles de Césaire se penchent sur les conséquences et l’impact de tels évènements sur les générations futures. La fréquence et la récurrence des catastrophes naturelles peuvent mener à une réévaluation du passé, mais aussi à une reconstruction collective des sociétés et de leurs imaginaires. Les pièces d’Ina Césaire cherchent à commémorer, à expliquer la formation et la perpétuation des imaginaires et à les réinventer pour une célébration plus inclusive et respectueuse des histoires diverses des Martiniquais de toute origine, de tout sexe et de toute croyance.
