La triple catastrophe de Fukushima – séisme, raz-de-marée, accident nucléaire – constitue un événement japonais et mondial. Si ce dernier concerne avant tout les Japonais et Japonaises, qui en constituent les premières victimes, il n’en demeure pas moins relié à des peurs, des représentations et des enjeux qui nous concernent tous et justifient, comme l’explique Bruno Meyssat, que chacun puisse en parler à partir de l’imaginaire qui lui est propre :
Nos contenus subconscients à chacun par rapport à cet événement-là de la catastrophe de Fukushima sont très différents. Pour beaucoup, cette chose n’a été ni vue, ni entendue, ni sentie, mais vous avez tous été nourris par cet événement, et il vit à sa manière dans votre subconscient à chacun. Même si tu n’étais pas sur les lieux, même si tu n’es pas de Fukushima, même si tu n’es pas japonais, il peut te remonter une image très forte, qui sera ton image, et celle de personne d’autre1 […].
Plusieurs pièces « post-Fukushima » ont ainsi vu le jour en Occident dans les années qui ont suivi la catastrophe. Dans le seul théâtre français, on pourrait par exemple évoquer Kassandra Fukushima (Kraemer, 2012), Médée-Fukushima (Moreau, 2012-2013), Fukushima, Terre des cerisiers (Mounier, 2014), Fukushima. Work in progress (Vernon, 2015), 20 mSv (Meyssat, 2018), Après la neige (Namur, 2018), et sans doute bien d’autres encore. Néanmoins, bien que ces différents projets, par ailleurs très différents entre eux, puissent apparaître légitimes, nous voudrions interroger ici la spécificité du regard japonais sur Fukushima, et observer les formes prises par la catastrophe dans le théâtre nippon. Il va de soi en effet que la position de victime des événements, les configurations sociales ou politiques et l’existence d’un précédent dans le domaine militaire (Hiroshima), contribuent à façonner une autre vision de ce drame que celle que nous en possédons, dans un occident davantage marqué par la catastrophe de Tchernobyl, notamment, ou bien encore par un univers païen (Cassandre, Médée) et chrétien (l’Apocalypse, le Déluge). Par conséquent, quelles représentations le théâtre japonais donne-t-il de Fukushima ? Et comment ces représentations informent-elles une écriture ?
Dans cet article, nous tenterons de répondre à ces questions en nous appuyant principalement sur deux pièces du corpus japonais traduites en français par Corinne Atlan : Bleu comme le ciel, de Norimizu Ameya et Yama-yama, de Shintarô Matsubara. L’analyse de ces deux pièces sera également complétée par l’évocation de spectacles dont le texte n’est pas (encore) édité, mais dont des représentations ont été données en France ou au Japon. Nous remarquerons ainsi que les représentations de Fukushima sont d’abord marquées par le sceau d’une certaine irreprésentabilité synonyme de retenue ou d’autocensure. Puis, qu’elles thématisent plus fortement qu’ailleurs la question de la mort et du deuil, ce qui permet de les envisager comme des moyens de catharsis et de commémoration. Enfin, nous verrons que Fukushima donne lieu à un théâtre très politique, dont la portée ne peut être comprise qu’au regard du contexte social et politique précis de ces événements.
De la censure à l’autocensure : dire ou suggérer Fukushima
Première spécificité : les événements de Fukushima sont souvent moins montrés ou représentés comme tels, dans le théâtre japonais, qu’ils ne sont suggérés. L’ellipse, l’allusion, la métaphore ou la périphrase dominent en effet dans ces pièces où les morts, les décombres et même les lieux (Tepco, la zone d’exclusion…) font rarement partie du décor.
Cette caractéristique est d’abord liée à la spécificité de la catastrophe de Fukushima qui, comme l’explique Michaël Ferrier, « pose de manière cruciale le problème de sa visibilité » (Ferrier 2021). Les radiations nucléaires, en effet, sont par nature invisibles, de sorte qu’il soit tout autant possible de ne pas y croire, de les nier, ou bien de sombrer, au contraire, dans la paranoïa et la psychose. En outre, les effets des radiations doivent être saisis sur le temps long et leur géographie est difficile à cerner, ce qui ne manque pas de posséder des implications sur les pratiques artistiques dans le domaine des arts visuels, où cet objet semble entrer en conflit avec l’immédiateté du regard et de ses spatialités. Dans son essai sur le Paradigme Fukushima au cinéma (2022), Élise Domenach suggère ainsi que cette catastrophe suppose de « nouvelles capacités d’attention et de présence au monde » auxquelles nous éduquent, par exemple, les films de Matsubayashi, Hamaguchi ou Fujiwara, davantage attentifs aux traces laissées par les événements dans le quotidien qu’à leurs aspects spectaculaires. C’est le cas également d’une pièce comme Current Location (2012), de Toshiki Okada2. Dans cette dernière en effet, Okada ne montre pas le déferlement d’une vague ou le cri de victimes ensevelies sous des maisons en ruines, mais imagine un univers de science-fiction dans lequel sept femmes vivent dans un village dit « damné ». Face aux rumeurs, chacune se pose la question de l’attitude à adopter face à la menace. Faut-il partir ou rester ? Le danger est-il réel ou fantasmé ? Que ferions-nous à leur place ? L’espace dans lequel nous vivons n’est-il pas lui-même dangereux ou contaminé ?
L’usage de l’ellipse ou de la métaphore est donc l’écho, dans l’écriture, de l’invisibilité du nucléaire, et de la façon dont il inscrit l’incertitude au sein de l’ordinaire. Cependant, cette façon de suggérer plutôt que de montrer est aussi liée à une forme d’invisibilité produite volontairement. D’une part, en effet, la catastrophe de Fukushima est à l’origine d’un traumatisme qui engage des sentiments de douleur, de compassion ou de honte, et par conséquent une attitude de déni ou de retenue ; et, d’autre part, elle fait l’objet, de la part des autorités, d’une certaine opacité dans le traitement des informations, afin de préserver l’image et les intérêts du Japon. Dans une interview donnée à la revue Thaêtre (2019), l’ancienne directrice de programmation du festival de Tokyo, Chiaki Soma, explique ainsi le « devoir de réserve » auquel elle a été confrontée lors des éditions consacrées à « l’après-Fukushima » :
La ville de Tokyo, qui finance toujours actuellement le festival, est le premier actionnaire de TEPCO (Tokyo Electric Company), une entreprise aujourd’hui semi-privatisée, mais qui était à l’origine publique. Elle ne voulait donc pas que l’on parle de Fukushima de façon politique et encore moins critique à l’égard de l’entreprise. Et puis, au contraire de la France où les artistes ont en quelque sorte le devoir de porter une parole critique, ici c’est un tabou, ce qui est à mon avis le signe que nous ne sommes pas dans une démocratie mature3.
Il est donc difficile de parler directement de Fukushima sans essuyer des critiques. Il en résulte une paradoxale présence des événements de Fukushima dans le théâtre japonais, dont l’ombre irradie un grand nombre de pièces… sans pourtant donner lieu, le plus souvent, à une représentation explicite. Ce « tabou » collectif est notamment au cœur de la pièce Yama-yama (2018), dans laquelle Shintarô Matsubara fait le choix d’un traitement purement métaphorique de la catastrophe. Le cadre de Yama-yama est en effet constitué par deux montagnes dont l’une, la Montagne Un, est naturelle, tandis que l’autre, la Montagne Deux, résulte des déchets produits par le pays :
L’ÉPOUSE – […] Il y avait maintenant deux montagnes : tout autour de notre maison s’élevait une autre montagne, la Montagne Deux, qui n’existait pas auparavant. Cette vue m’a coupé les jambes […]. Les déchets non recyclables que ce pays a générés lui-même et les énormes tas d’ordures imposées de l’extérieur, ont été rassemblés ici, à Yama-yama et on s’en est débarrassé en nous les imposant de force. Et nous ne pouvons nous en débarrasser auprès de personne4.
Peu de temps suffit aux lecteurs et lectrices pour décrypter, derrière la métaphore, la réalité du nucléaire et de ces « déchets non recyclables », et ceci d’autant plus que cette Montagne Deux est apparue subitement, après un événement catastrophique dont les personnages ne parlent, encore une fois, que par périphrases :
L’ÉPOUSE – Un jour, en un instant, la mort a emporté mes amis. Ils riaient en disant : « mais non, ce n’est pas la mort, c’est bien trop tôt pour mourir ». Sans que nous ne voyions rien, sans que nous entendions rien, sans que nous ne fassions rien, la souffrance est venue, elle n’a pas emporté notre sentiment de vide, mais nous a pris ce que nous avions de plus précieux, mettant un terme à la joyeuse répétition qu’était notre vie. Ce Jour-là a tout balayé, il ne reste pas le moindre fragment sur lequel bâtir la nostalgie. Oui, je sais déjà, je sais très bien ce qu’est la mort. Et puis, un autre jour encore, l’État nous a dit : personne ne peut plus vivre à cet endroit, allez ouste. Et nos familles déchirées, dispersées, en proie au mal du pays, se sont mises à errer à travers les villes et les provinces du Japon5.
La métaphore des deux montages ne cache donc rien. Elle n’a rien d’un « détour » et ne peut être considérée comme une manière de parler de façon pudique des événements. Il s’agit plutôt d’une façon de pointer l’incapacité des Japonais et Japonaises à parler directement de la catastrophe, à ne l’évoquer que par circonlocutions, bridés qu’ils sont par une culture de la soumission à l’autorité. Comme le note en effet la traductrice, Corinne Atlan, « la censure est désormais puissante au point d’être intégrée à la conscience même des Japonais, d’où le vague sentiment d’inquiétude qui imprègne l’ensemble de cette pièce […] ». Un des enjeux du travail de Shintarô Matsubara est ainsi, au contraire, de parvenir à parler de Fukushima au-delà de la métaphore, d’en livrer une expression littérale qui parle de la catastrophe pour ce qu’elle est (un paysage, des pensées, des sentiments) et rien d’autre, loin des représentations lointaines et fantasmées qu’il critique par ailleurs avec la plus grande véhémence, dans la bouche d’un de ces personnages :
L’OUVRIER – […] regardez Yama-yama les yeux dans les yeux, comme un couple dans un lit, comme ça vous vous sauverez et vous sauverez aussi Yama-yama. Les citadins qui vivent loin de tout ça sont trop débordés pour regarder Yama-yama tel qu’il existe dans la réalité, ils font confiance à ce que leur disent les informations à la télé, les discours mystiques et les rumeurs, ils transmettent métaphoriquement leur propre danger, en parlant de terre dévastée, de Montagne des dieux ou de Montagne des morts, et vident Yama-yama de sa substance. Mais, Yama-yama que vous regardez de vos yeux, c’est exactement le contenu et la forme qui nous entoure6.
L’enjeu de cette littéralité, on le comprend, est aussi celle d’une certaine justesse éthique à l’égard de celles et ceux qui, comme cet ouvrier – ou comme le personnage de l’épouse, précédemment – ont fait le choix de revenir sur les lieux pour vivre et travailler. Il ne s’agit en effet ni de minorer (en cachant) ni d’exagérer la réalité de la zone d’exclusion (par des fantasmes négatifs projetés sur la zone et ceux qui l’habitent).
Néanmoins, la métaphore et la périphrase n’en restent pas moins également des moyens de dire la catastrophe tout en se protégeant de la douleur qu’elle produit, notamment dans des pièces qui, à la date de cet article, se situent encore à une très grande proximité temporelle des événements. Or, dans cette stratégie de contournement, le théâtre – genre du « jeu » et du « faire comme » – est peut-être un moyen privilégier de catharsis (c’est-à-dire de recherche de compréhension, plutôt que de simple purgation des émotions négatives). Cette dimension est notamment sensible dans des pièces comme Nature morte (Miri Yu, 2015) ou Bleu comme le ciel (Norimizu Ameya, 2014), écrites à partir de témoignages et jouées avec les auteurs de ces derniers, à savoir des lycéens et des lycéennes de la préfecture de Fukushima. Dans Bleu comme le ciel, par exemple, Ameya met en scène l’atelier théâtre qu’il a conduit avec les élèves du lycée d’Iwaki. Si le « grand tremblement de terre » (nom que l’on donne aux événements de Fukushima au Japon) et ses vestiges sont directement évoqués, la pièce met d’abord en scène des élèves en train de reproduire les jeux théâtraux réalisés lors de temps d’ateliers (pantomimes, chaises musicales, danses). Or, ces derniers sont une autre manière d’exprimer, par le corps plutôt que par les mots, la souffrance éprouvée :
FUMIYA. – Là, torsion du corps vers la droite… Ensuite, rotation des épaules. À partir de là, et un, tu frappes le sol, et deux, tu lances le pied. Et un, et deux… Là, tu te penches…
Ces mots décrivent une chorégraphie de son invention qui, progressivement, se transforme en une description du moment où sa maison s’est écroulée sous ses yeux. Il s’efforce de représenter ce moment par sa danse, en se remémorant, le plus fidèlement possible, ce qui s’est passé7.
La danse, autrement dit, est à la fois un moyen pour reconstruire le souvenir de l’événement, et une façon de parvenir à l’exprimer. Elle participe ainsi à ce mouvement de « périphrase » par lequel il est peu à peu possible d’objectiver individuellement et collectivement la catastrophe vécue… avant, peut-être, une forme d’expression plus directe. Le personnage de « Momo » nous en donne un autre exemple. Au début de la « Scène 2 », en effet, nous surprenons d’abord cette jeune femme en train de somnoler sur sa chaise :
Natsuki. – Dis, Momo…
Momo. – Hn ?
Natsuki. – Pourquoi tu dors tout le temps ?
Momo. – Hein ? Parce que j’ai sommeil8.
Puis, lors de la « scène 8 », les raisons profondes qui justifient ce besoin de sommeil éclatent au grand jour :
Momo. – Ton père à toi, qu’est-ce qu’il fait déjà ?
Natsuki. – Bah, des mesures.
Momo. – ?
Natsuki. – Tu sais, ils ont installé un poste de contrôle à côté de l’école ?
Momo. – Hm.
Natsuki. – Un truc pour mesurer, tu sais ?
Hm, son boulot, c’est les mesures. C’est de la sous-traitance.
Ouais, pour la boîte où travaille ton père à toi, ouais, ouais.
Momo. – Moi, j’sais pas, mais en fait, depuis le séisme, j’ai tout le temps envie de dormir.
Natsuki. – Ah bon ?
Momo. – Hn. J’sais pas, mais, hn, d’un coup je me mets à avoir super sommeil. Je me demande pourquoi ? Normalement, quand la terre tremble, on devrait plutôt se réveiller, mais moi, c’est bizarre, chaque fois que ça tremble, ça me donne envie de dormir.
Natsuki. – …
Momo. – Chaque fois que je pense au séisme, ou au travail de mon père, enfin, j’essaie de réfléchir à un tas de choses, mais, l’entreprise dont on parle tout le temps à la télé,
et celle où mon père part travailler tous les matins,
j’arrive pas à penser que c’est la même. Tout ce que je sais, c’est qu’il va travailler dans un endroit dangereux.
Mais j’entends tellement de commentaires différents, alors j’sais pas,
ma tête devient lourde d’un coup, j’arrive plus à réfléchir
et là, je me rends compte que je m’endors.
C’est agréable de rêver mais quand même9.
Tout le début de ce dialogue, on le constate, est marqué par la périphrase. On ne comprend pas tout de suite la nature du travail des pères de Momo et Natsuki, par exemple, et le mot de « Tepco » n’est jamais prononcé. C’est seulement le contexte, connu de tous, puis la mention du séisme, qui permettent d’élucider la situation, et de comprendre par conséquent les raisons du sommeil de Momo, qui préfère dormir plutôt que d’être confrontée à la brutalité de la situation. Norimizu Ameya met donc simultanément en scène un refoulement et sa levée. Il montre comment la catastrophe donne lieu à des stratégies de contournement (dans le discours et les corps), mais aussi comment le temps, la parole, la danse ou le théâtre permettent peu à peu de s’y confronter. Là où la proximité du drame rend complexes des expressions directes, il s’agit de quêter ces tours et ces détours inscrits dans le quotidien pour rendre compte de la réalité des événements.
Faire le deuil et aller (difficilement) de l’avant
Ces dramaturgies mettent ainsi en avant une fonction clé du théâtre post-Fukushima : permettre le deuil des événements et préparer « l’après ». Cette fonction est d’autant plus importante que, contrairement à Hiroshima, les événements de Fukushima n’ont pas donné lieu à un travail de mémoire de grande ampleur au Japon. Quelques commémorations ont été organisées, un centre d’archive a été ouvert (le Decommissioning Archive Center), mais les actions mises en œuvre pour permettre l’épanchement des émotions sont restées bien plus limitées que dans le cas des deux bombes atomiques. Dans cette mesure, le théâtre de Fukushima possède pour partie un rôle rituel : il est une façon d’assurer une mémoire collective et de permettre une commémoration nécessaire pour aller de l’avant.
La part des pièces mettant en œuvre des amateurs et des amatrices, comme Nature morte (2014) ou Bleu comme le ciel (2018), en est une des manifestations. Dans ces pièces, en effet, l’acte de jouer ne relève pas seulement du témoignage, ou même d’une volonté de s’exprimer, mais constitue également une thérapie ainsi qu’une herméneutique. Autrement dit, il est une manière de se souvenir et de penser les événements en même temps qu’il permet de travailler sur le traumatisme vécu. Aymi Ota, comédienne amatrice de seize ans, témoigne ainsi de son expérience de jeu pour Nature morte : « Quand je joue, je me souviens de ce que nous avons tous vécu. » Or, cette reviviscence, qui touche également le public, permet d’éprouver une seconde fois les sentiments vécus afin de les surmonter :
La pièce, explique Miri Yu, est une nature morte qui capte la tristesse des enfants victimes de la catastrophe. Si une personne porte en elle la peine et la douleur, petit à petit, comme de l’eau qui s’accumule, cela finit par déborder. Ou alors le chagrin fait céder le barrage et t’emporte avec lui. Pour éviter cela, j’ai voulu construire un canal dans lequel déverser cette tristesse. La pièce en est le réceptacle. La tristesse n’est-elle pas ce que nous avons en commun, les humains ? Nous vivons tous avec des peines. Tout le monde, à Tokyo comme ailleurs. Cette pièce de théâtre agit comme un rayon de lumière, une consolation pour les jeunes10.
En outre, l’efficacité de ce type d’entreprise semble d’autant plus efficace qu’il s’inscrit dans les lieux mêmes de la catastrophe, érigés ainsi en mémoriaux éphémères. Nature morte, par exemple, a d’abord été joué au sein du lycée Futaba Futur de Fukushima, tandis que Bleu comme le ciel a été imaginé puis représenté au lycée d’Iwaki. Cette dernière pièce, d’ailleurs, conserve la marque de ces lieux, les exhibe, les souligne, et en fait par conséquent un des éléments structurants du dispositif théâtral :
Fumiya. – Dans le bâtiment que vous voyez là-bas [je souligne], il n’y a pas de salles de classe.
Les élèves de la Seconde à la Terminale sont regroupés dans ce bâtiment à l’arrière [je souligne], qu’on appelle le bâtiment nord.
Nous, on est allés une seule fois dans le bâtiment nord,
pour passer l’examen d’entrée au lycée, c’est la seule fois qu’on y est allés. C’était en mars, il y a deux ans, le huit et le neuf.
Deux jours après l’examen d’entrée, il y a eu le séisme. L’annonce des résultats, qui était prévue le quatorze, a été reportée à fin mars.
Le onze avril, pile un mois après le tremblement de terre,
il y a eu une série d’énormes répliques.
Ça a causé plein de fissures, les piliers du bâtiment nord se sont tordus
et sur le côté de la cour de l’école, une énorme tranchée est apparue.
[…]
Vers le deuxième trimestre de notre année de seconde, le bâtiment à un étage en préfabriqué que vous voyez là-bas [je souligne] a été construit,
et depuis c’est là qu’on a cours.
Ici [je souligne] au départ, il y avait un marais, il y a eu un phénomène de… liquéfaction ?
Il paraît que la liquéfaction, c’est quand la terre devient toute ramollo.
En tout cas, le bâtiment nord, celui dans lequel on ne peut plus entrer,
il va être démoli cette année, c’est déjà décidé11.
Le choix de la représentation in situ, en effet, est indispensable au rituel, puisque le lieu concret constitue à la fois un espace d’objectivation des événements, où l’on ne peut qu’admettre la réalité de la catastrophe, et un espace de recueillement où le travail de mémoire et de deuil peut commencer à s’accomplir.
La présence d’un imaginaire de la mort est ainsi très marquée dans ces textes. Cet imaginaire est également présent – bien entendu – dans le théâtre occidental, qui met lui aussi en avant le danger de la vie sous les radiations, ou bien encore le péril du séisme et du tsunami, mais il prend souvent ici la forme spécifique de rites funéraires davantage absents, à ma connaissance, du théâtre francophone et européen. La « scène 4 » de Bleu comme le ciel, par exemple, culmine dans un passage où le corps d’une comédienne est recouvert d’une bâche bleue – objet bien connu de Fukushima, puisqu’il fut employé tout à la fois pour recouvrir le toit des maisons endommagées, héberger des sans-abris ou couvrir des cadavres, comme ici :
Pendant que Fumiya adresse ces explications aux spectateurs, Reina s’approche de la bâche sur laquelle est assise Yûka, qui continue à jouer de la guitare.
Reina roule les quatre coins de la bâche et commence à en envelopper Yûka, qui continue à jouer.
Nous, maintenant, on est en Première.
On est entrés au lycée l’année du tremblement de terre. Moi je suis de 95.
Le grand tremblement de terre de Kobe,
c’est l’époque où ma mère était enceinte de moi,
c’est comme ça que j’en ai entendu parler.
J’ai entendu dire qu’il y avait eu plein de morts pendant ce séisme-là.
Et celui de notre région aussi a causé beaucoup de morts.
Beaucoup de gens sont morts.
Beaucoup de maisons ont disparu.
Mais tout ce que je peux dire,
c’est que moi, en tout cas, je ne suis pas mort.
Exposé aux yeux de tous, il y a maintenant ce corps enveloppé d’une bâche.
Nous, on est pas morts12.
L’existence de Fumiya, comme celle des autres jeunes de sa génération, est vécue comme tendue, à chacune de ses deux extrémités, par le fil d’une catastrophe majeure : le tremblement de terre de Kobe (1995), puis le tremblement de terre de Fukushima et ses suites (2011). Cette consécution tragique place donc ces existences sous le signe de la mort, présente au sein de leur univers sous la forme d’une permanence angoissante.
Mais ces rites passent aussi par la mise en place de dialogue (fictifs) ou de soliloques avec les morts. Dans Yama-yama, Matsubara organise ainsi une sorte de memento mori sous la forme d’une partie de pêche pour le moins étonnante, puisqu’un des personnages (l’épouse) fait émerger un squelette avec lequel elle entre bientôt en communication :
Ça y est, j’ai une prise ! Ah, encore des os. Un coccyx, on dirait. J’ai bien envie de le remettre à l’eau, mais je fais ça, il va s’accrocher de nouveau à mon hameçon. À qui appartient ce squelette, d’où venait cette personne ? […] Je sens que j’ai un lien avec vous, alors racontez-moi votre histoire, s’il vous plaît. Enfin, si ça vous dit… Je ne sais pas ce que vous pensez maintenant, mais je vais vous poser sur mon bureau, si vous ne voulez pas, vous n’avez qu’à rouler à terre, je comprendrai…13
Puis ce personnage dérive vers la pensée de son fils, parti depuis longtemps, et dont elle ne sait s’il est mort ou vivant. Le dialogue sans réponse face au squelette se transforme alors en une adresse au fils absent : « […] pourquoi tu nous as abandonnés, pourquoi tu nous as laissés tous seuls, pourquoi tu ne donnes pas de nouvelles, on ne sait même pas si tu es mort ou vivant, si tu es vivant, où coules-tu des jours tranquilles, sans aucun lien avec nous ? »
Dans Ground and Floor (2013), Toshiki Okada imagine une fiction du même ordre, liée cette fois-ci à un personnage de fantôme : une femme morte qui a eu deux fils, et qui revient dans l’espoir qu’ils s’occupent d’elle. Tandis que le premier s’acquitte de cette tâche – qui implique de rester sur les lieux de la catastrophe –, l’autre, ainsi que son épouse, désirent partir, et se trouvent tiraillés, d’une part, entre la nouvelle vie qui les attend et, d’autre part, le poids qui les retient au pays. Dans une pièce comme dans l’autre, ainsi, les auteurs interrogent la question de l’évacuation et du retour, qui traversa la société japonaise au moment de la crise de Fukushima. Faut-il rester (s’exposer aux radiations, mourir) ou partir (vivre, tourner le dos) ? Est-il nécessaire de rompre purement et simplement avec l’événement (spatialement, temporellement, socialement) pour construire sa vie, ou bien s’agit-il plutôt de composer avec le souvenir de la catastrophe pour imaginer le présent ?
L’appel de « l’après », de la « reconstruction », du « pas en avant », est en effet le versant positif de cette pratique théâtrale, qui, tout en cherchant à commémorer la catastrophe, se constitue cependant comme un appel à la vivance et à l’espoir.
Dans Yama-yama, Shintarô Matsubara conclut ainsi sa pièce par un pique-nique joyeux sur les décombres de la Montagne Deux : « apportons à Yama-yama des choses que nous aimons, et mangeons, buvons, dansons, buvons, amusons-nous autant que nous pourrons ». Chacun des personnages échafaude alors de nouveaux plans, de sorte que la pièce s’achève sous la forme d’un grand élan de vie : l’ouvrier (enterré, et dont seule la tête dépassait du sol, demande à être déterré), la fille part en Amérique, Le fils prodigue décide de rester et d’assumer ses responsabilités, la mère dessine les plans d’une nouvelle maison, pendant que le père se charge de la construire… Les deux dernières répliques, où le pique-nique semble compromis par l’arrivée de la pluie, témoignent encore de ce volontarisme :
L’OUVRIER – S’il se met à faire sombre, c’est la fin de notre pique-nique !
LE MARI – On ne laissera pas finir, continuons, même à un rythme ralenti, aucune heure n’est pareille à une autre, et tant que notre pique-nique continuera, des choses inhabituelles viendront s’y mêler, alors découvrons-les et allons de l’avant14.
Dans une ultime métaphore, Matsubara met ainsi en avant l’état d’esprit qui doit présider au retour de la vie dans la zone d’exclusion : celui d’une énergie positive qui ne doit pas se laisser abattre par les difficultés.
Comme souvent, y compris dans le cas de pièces portant sur d’autres catastrophes que celle de Fukushima, la catastrophe organise un jeu temporel entre le souvenir de la vie d’avant, celui de l’événement catastrophique et une réflexion sur le présent ou le futur. Que faire désormais ? Comment envisager la suite ? Ces jeux chronologiques et psychologiques sont notamment au cœur d’un texte comme Bleu comme le ciel, dont le principe de construction a en partie au moins reposé sur l’exploitation du mécanisme de « dépersonnalisation », qu’Ameya emploie pour désigner des « moments où une personne est coupée d’elle-même », et que la psychanalyse définit comme un état de perte de repères à propos de soi (Didier Lauru, 2004) : « Il s’agit d’un état où le sujet se dit modifié de telle façon que sa propre personne comme le monde extérieur ne lui paraissent plus familiers. Il ressent un sentiment d’étrangeté, d’irréalité. Il se sent devenir observateur de sa propre personne comme si toute coïncidence avec lui-même devenait problématique15. » Ce phénomène, souvent lié à une névrose, est cependant synonyme d’« espoir » aux yeux d’Ameya, dans la mesure où ce léger décollement de soi comme du présent est aussi, pour ceux qui l’expérimentent, une manière de construire un autre monde possible, plus heureux et plus soutenable :
En compagnie de ces dix lycéens
J’ai tenté de faire des allers et retours
entre ici et un ailleurs un peu éloigné.
Entre ce temps et
un temps différent,
entre ce lieu et
un lieu différent,
entre ces pensées
et des pensées différentes.
Tant que nous ne cesserons pas
D’être humains,
ces allers et retours
resteront la seule chose en notre pouvoir16.
La pièce, en effet, conserve dans sa forme quelque chose de ces jeux d’allers et de retours, qui se jouent à la fois entre des lieux, des temporalités et des pensées différentes. Le personnage de Reina, que nous avons déjà entre-aperçu, nous en donne un exemple.
Au début du spectacle (Scène 2 : « Antérieur à ça »), cette jeune fille donne lieu à une scène étrange et inquiétante. Allongée dans « un terrain vague », elle prend place dans un espace dont l’atmosphère est chargée de connotations funèbres : un oiseau de proie tourne dans le ciel bleu qui se trouve au-dessus d’elle, un cerf-volant est accroché dans les lignes électriques, et un jeune homme (Hitchî), qui s’approche d’elle, se demande d’abord s’il s’agit d’un animal, d’une créature vivante ou d’une personne humaine. Le lieu et la situation, bien entendu, rappellent ainsi l’espace dévasté de Fukushima, et posent la question du statut des victimes, ainsi que du regard, mêlé de craintes, de stigmates et de fantasmes négatifs, que les autres portent sur elles. Puis, dans la scène suivante (Scène 3, « La corniche »), Reina prend la parole et décrit à son tour la situation :
Reina. – Le vent… est froid… aujourd’hui.
Elle s’allonge de nouveau sur le sol.
Je ne sais plus quand ça a commencé.
C’était devenu une habitude de m’allonger dans ce terrain vague.
Une fois allongée, les hautes gerbes d’or dissimulaient mon corps,
ça me donnait l’impression d’avoir complètement disparu de ce monde17.
Comme on le découvre, ce terrain vague constitue en réalité pour Reina une forme d’abri et de refuge, puisque les « hautes gerbes d’or » lui permettent de se retirer à l’écart des autres. Puis, un jeu spatial et temporel se met en place, qui rattache d’abord Reina au souvenir de la catastrophe et à ses conséquences :
Depuis le terrain vague, on voyait bien la corniche derrière le lycée,
avec de petites maisons dessus.
Cette corniche s’est écroulée pendant le tremblement de terre,
et elle a été couverte de bâches bleues jusqu’à l’été.
Mais vers la fin des vacances d’été, tout avait été recouvert de béton,
et les bâches bleues avaient disparu.
Après le grand tremblement de terre,
on a vu apparaître des bâches bleues partout dans cette ville.
Quant à savoir pourquoi elles étaient de cette couleur,
il paraît que c’est parce que la mer et le ciel sont bleus aussi,
en tout cas c’est la seule raison qu’on m’a donnée.
J’ai regardé le ciel entre les herbes.
J’ai pensé à la mer18.
Ces deux dernières phrases, bien mises en évidence par un blanc typographique, possèdent une importance particulière pour la compréhension de l’ensemble de cette scène, et constituent le creuset de nombreuses connotations disséminées dans tout le passage. Elles permettent en effet d’installer une correspondance entre la « mer » (qui borde la corniche, écroulée par le tremblement de terre), le « ciel » (où rôde l’oiseau de proie qui menace Reina) et les bâches bleues (synonymes de précarité, de mort, et de reconstruction). Reina, dans ce moment de tranquillité apparente au milieu du terrain vague, est ainsi prise entre plusieurs pensées et plusieurs émotions : le souvenir des destructions et des disparus, la mort qui rôde, et l’absurdité de la couleur de ces bâches, qui semblent avoir été choisies pour être assorties aux couleurs du paysage. Reina vit ici un des moments de « dépersonnalisation » dont parle Ameya dans son « Avertissement au lecteur ». En même temps qu’elle est allongée dans ce terrain de vague, son esprit est ailleurs et coupé d’elle-même : il vole au-dessus de la corniche, comme ce cerf-volant pris dans les lignes électriques.
À la toute fin de la pièce, on retrouve d’ailleurs ce personnage dans un état semblable, même si les signes de la mort et le sentiment d’étrangeté au monde se doublent cette fois-ci d’un appel à la vie :
Reina. – Moi, bien sûr, je ne suis pas morte, à ce moment-là.
Et je n’avais aucune envie de mourir non plus.
Simplement, comme tout le monde de temps en temps,
je réfléchissais à ce que serait un monde sans moi.
Je ne réfléchissais pas à la raison pour laquelle je n’aurais plus été là.
Est-ce qu’il faut vraiment une raison pour disparaître ?
Non, je me disais juste : si j’avais disparu de cette ville, si on avait tous disparu de cette ville,
est-ce que les bâtiments du lycée se dresseraient toujours à cet endroit ?
Est-ce que cet oiseau de proie, là-haut, serait encore en train de voler ?
Voilà, je me posais ce genre de questions, c’est tout19.
Le souvenir de la catastrophe engage ainsi une forme de réflexion existentielle, où se perd l’identité de celui ou celle qui parle, mais où s’exprime aussi le désir de vivre malgré tout – mais en conscience de cause.
Révoltes familiales, révoltes sociales
Comme les anthropologues et sociologues l’ont bien mis en avant depuis le milieu des années 1970 environ (C. Meillassoux et J. Copans, 1974 ; J. Copans, 1975), les catastrophes dites naturelles n’ont rien de naturel, mais procèdent plutôt d’une rencontre entre un aléa climatique et des conditions sociales, politiques, économiques, en un temps donné et un espace donné. Elles correspondent ainsi également à des bouleversements ainsi qu’à un état de crise au cours duquel ces conditions sont remises en cause, et où s’expriment des réflexions et débats collectifs propres aux sociétés qu’elles frappent.
Fukushima ne fait pas exception à cette règle générale, de sorte que l’analyse – même rapide – d’un théâtre de « l’après » catastrophe ne puisse faire l’économie du contexte socio-spatial, historique et politique précis de ces événements, ainsi que des discours et réflexions qu’ils font naître. En l’occurrence, deux éléments au moins méritent d’être mis en avant dans le cadre du « grand tremblement de terre » et de ses conséquences, tant ils structurent l’imaginaire japonais de la catastrophe et la forme des pièces qui en émanent :
- On pense, tout d’abord, à l’événement lointain, mais toujours vivace, des explosions nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki. La mémoire d’Hiroshima est en effet celle d’un premier grand traumatisme national lié au nucléaire, mais aussi celle d’une certaine dépendance à l’étranger, puisque ce sont les crédits américains qui permirent, au lendemain de la capitulation, l’émergence d’une économie moderne et industrielle dont procède, notamment, le nucléaire civil. Pour une part, au moins, les événements de Fukushima ravivent ainsi un rejet de l’Amérique ainsi que de son legs culturel, industriel et économique.
- Mais on doit également ajouter que la question nucléaire se heurte aussi à la culture nationaliste et autoritaire qui perdure encore aujourd’hui au Japon, au sein d’un pays dont le système démocratique et l’importance accordée au collectif laisse une plus faible place à l’expression des idées personnelles que cela ne peut le cas dans la plupart, au moins, des pays occidentaux.
D’une manière ou d’une autre, les événements de Fukushima avivent donc un désir de libération, d’expression et de participation démocratique peu compréhensibles sans ces quelques rappels.
Le théâtre documentaire d’un artiste comme Akira Takayama en offre un premier aperçu. Dans The Referendum Project (2011), par exemple, ce dernier installa un camion dans lequel les spectateurs pouvaient visionner des interviews de collégiens de Fukushima et Tokyo (puis, également, d’Hiroshima et Nagasaki), interrogés sur leur vie quotidienne, avant d’être invités à remplir eux-mêmes un formulaire posant les mêmes questions, dont certaines étaient volontairement politiques (« Penses-tu qu’il y aura une guerre dans le futur ? », « Que voudrais-tu dire au gouvernement ? »). L’enjeu, comme on le comprend, était de sortir les spectateurs de leurs retranchements, et de les conduire à une forme de participation aux débats contemporains, dans un contexte « post-Fukushima » où la réserve était au moins aussi importante que le besoin d’expression20.
Mais cet élan de participation et de contestation est également très présent au cœur de Yama-yama, dont le scénario est construit sous la forme d’une libération progressive des personnages, prisonniers chacun à leur façon des sphères familiale et professionnelle dans lesquelles ils évoluent. La fille de la famille, désireuse de plier bagage et de partir vivre aux États-Unis, en est un premier exemple, puisqu’elle explique que cette fuite est le seul moyen de rompre avec la soumission sociale à laquelle restent attachés les jeunes de sa génération :
L’école où je vais, ma chambre, la maison de mes amis, mon cadre de vie, tout est banal, alors je vais mener une vie banale aussi, c’est sûr. C’est vrai quoi, on est à l’ère Heisei, ça veut dire « ère de Paix et de Sérénité » au lycée le professeur Jean debout sur son estrade n’arrête pas de nous le rabâcher en serrant sur son cœur l’Apocalypse selon Saint-Jean : le monde est régi par les deux principes inchangés du monde guerrier du Japon féodal : « respect envers les hommes, mépris envers les femmes » les femmes doivent se marier et mettre des enfants au monde les hommes travailler de longues heures pour subvenir aux besoins du foyer les enfants écouter sans rien dire les avis des vieillards si une femme ne dit rien c’est qu’elle est d’accord si elle résiste il faut l’obliger à céder21 […].
Et plus loin, dans la même tirade, encore :
[…] quand j’ai compris que tous se taisaient seulement pour trouver une caution solidaire de leur avenir ça m’a donné la chair de poule (un temps) pas de révolte, pas non plus de conciliation, juste tout laisser passer sans rien dire, c’est sans doute une stratégie intelligente mais on a beau prétendre les ignorer, à force de les avoir chaque jour en face de nous, les visages des profs et des parents, on finit par subir leur influence, alors qu’on a à peine vécu dix ans et quelques ils ont déjà donné une forme précise de notre futur avec une avalanche d’informations déprimantes22 […].
La soumission des femmes au cadre domestique et celle des Japonais au cadre de vie qu’on leur impose, autrement dit, sont placées sur le même plan. La contrainte subie au moment de la catastrophe – être déplacé, ne rien dire, perdre ses aides en cas de retour sur les lieux, etc. – provoque donc une révolte contre l’autorité dans son ensemble. Elle réveille le sentiment d’être placé sous le joug d’une culture qui prive les individus de tout épanouissement individuel.
Même son de cloche, du côté de la vie professionnelle, où la soumission des enfants aux parents, ou bien encore des femmes à leur mari trouve un écho dans celle des travailleurs à l’égard de leurs supérieurs hiérarchiques. Mais cette fois-ci, le propos est placé dans la bouche d’un ouvrier : « Il n’existe nulle part ici des conditions de travail humaines. Merci de nous traiter en permanence comme des chiens. Votre tête quand vous traitez un homme comme un chien, vos gestes quand vous le flattez comme un animal familier, je commençais à en avoir assez, de l’un comme de l’autre. Un chien ne peut pas travailler de si longues heures. Un chien il faut le promener23. »
Contre une idée reçue, le théâtre « post-Fukushima » ne donne donc pas nécessairement lieu à une critique directe des autorités japonaises dans la gestion de l’événement – même si cela peut également être le cas, par ailleurs, et même sous la forme d’un entrelacs finement ficelé par S. Matsubara – mais plus généralement à une critique d’une forme d’aliénation japonaise, dont les événements de Fukushima constituent un symbole, et dont il s’agirait enfin de s’affranchir pour construire une société plus juste. La catastrophe, autrement dit, fonctionne comme un espace de révélation des traumatismes profonds et des revendications lointaines. Elle offre une tribune ainsi qu’un lieu d’expression à une forme de contestation politique et sociale qui ne la regarde pas nécessairement, mais qu’elle cristallise pour ainsi dire au-delà d’elle-même.
Les représentations des événements de Fukushima dans le théâtre japonais sont donc indissociables de pratiques politiques et sociales : tenter de mettre des mots et des images sur l’événement, faire le deuil, poser les premiers jalons d’un futur possible, ou contester les discours et les ordres imposés par les autorités. Certes, les pièces évoquées témoignent aussi d’un imaginaire préexistant de la catastrophe, sous-tendu tout à la fois par Hiroshima et la capitulation que par l’existence de grands séismes passés, comme le séisme de Kobe en 1995. Mais ce substrat imaginaire se mêle, dans ces textes imaginés immédiatement « après », à des besoins fonctionnels précis qui rappellent les fonctions cathartiques et politiques du théâtre.
Bien entendu, ces fonctions et représentations de la catastrophe contribuent également à alimenter l’écriture des pièces, conçues comme des espaces d’épanchement des émotions, de tribune politique et d’agora démocratique, là où le fonctionnement politique et la pression sociale de la société japonaise ne semblent pas complètement le permettre. La proportion d’œuvres jouées in situ ainsi qu’avec des victimes de l’événement, en l’occurrence, accroît encore cette dimension, puisque ces dernières jouent un rôle commémoratif et mémoriel. Elles permettent en effet le rassemblement d’un collectif autour de l’espace du drame, et assurent de la sorte son objectivation contre toute censure, ainsi qu’un début de cautérisation.
