« Camus avait donné, avant de partir, ses réponses à notre présent. C’en est au point que l’Histoire, parfois, semble obéir à sa vision ».
Morvan Lebesque, Albert Camus par lui-même1
Dans Les Misérables, Hugo se pose une des incontournables questions qui se sont imposées aux grands romanciers du xixe siècle (tous subjugués par l’épopée napoléonienne) : comment peindre une bataille2 ? Au siècle des guerres mondiales, les grandes crises humaines et leur dramatisation constituent une autre problématique esthétique majeure pour les auteurs de l’époque. Pour sa part, tour à tour, Camus propose un modèle d’auscultation de l’humain devant la crise, à l’échelle individuelle dans L’Étranger, et, sur un plan collectif, à travers La Peste.
Camus n’est pas le premier auteur à s’intéresser à la thématique de la peste. Dans la Bible, le premier livre de Samuel en parle. Nous connaissons par ailleurs le récit de la peste de Londres par Daniel Defoe, quatre siècles après celui de Boccace qui popularise le sujet dans son Décaméron. Les Essais de Montaigne comportent aussi une réflexion autour de la question3. Tout le monde, du reste, peut déclamer les vers de la fameuse fable de La Fontaine « Les animaux malades de la peste ». Mais, à la grande différence des chroniques d’un Defoe ou d’un Boccace, La Peste néglige la dimension événementielle pour reporter l’attention sur le potentiel connotatif qui apprête l’interprétation du récit à la fois à une lecture métaphorique de la Seconde Guerre mondiale et à celles de toutes les autres catastrophes humaines antérieures ou postérieures. Pour Yves Citton, à la différence de l’accommodation dénotative, le registre connotatif se particularise par sa polychromie :
On pourrait […] distinguer, au sein même de l’approche qui accommode sur les propriétés connotatives des signes employés, deux types différents d’accommodation connotative : un mode historique, qui solliciterait uniquement les connotations disponibles dans ce qu’on peut connaître de l’état de langue propre à l’époque de l’auteur, et un mode anachronique, qui s’ouvrirait à toutes les résonnances et à tous les doubles sens que peut percevoir le lecteur ultérieur dans les mots du texte. La pertinence du mode d’accommodation littéraire – distinct de celui de l’historien – étant à situer dans les liens qu’il invite le lecteur à tisser entre divers domaines de ses perceptions4.
En outre, c’est par la mise en liaison de la réalité épidémique que La Peste innove en subvertissant le code classique de la dramaturgie dans la mise en abyme des catastrophes qui ne méritent ce nom que parce qu’elles renvoient étymologiquement aux bouleversements. C’est par une fine lecture de l’éternel humain que Camus propose sa dramaturgie des pestes avec pour toile de fond une subtile exploitation des archétypes du chaos.
L’étude des mythes liés à la destruction montre le rapport constant des hommes aux grandes crises : hier comme aujourd’hui, l’impréparation devant le fait et l’oubli aussitôt après la tempête sont la systole et la diastole qui rythment les allers et retours de Sisyphe.
La présente réflexion s’appuiera sur une démarche relevant à fois de la poétique de la tragédie et de la mythocritique, pour essayer de montrer par quel contour le narrateur de La Peste découvre que l’homme est ce poisson rouge constamment surpris, et constamment blasé par les mêmes images qu’il aperçoit à chaque tour de bocal. La lecture actualisante d’Yves Citton nous permettra de voir comment nos affects présents et nos propres drames réinvestissent le récit de Camus dont ils informent en profondeur les significations et connotations potentielles.
D’abord l’horreur en arrière-plan
La Peste exploite les ressources du fonds imaginaire collectif quand celui-ci s’investit à concocter une tragédie. La toile de fond en est obscure, dominée par les forces chtoniennes. Le soudain et violent surgissement de milliers de rats dans une cité banale et tranquille est sans doute l’une des images les plus saisissantes de la littérature moderne, où se lit la résurgence encore tout active des mythes. C’est le cas de la montagne d’innombrables rongeurs roulant comme une déferlante à travers les différents embranchements de la ville, figurant ainsi la marée de grenouilles de l’Exode – « On en ramassa des tas et des tas et le pays devint puant » – (Exode, 8:10) ou les tentacules ophidiens de la Méduse (Zola avait déjà exploité la même image dans la description des ouvriers révoltés de Germinal) :
Dans les jours qui suivirent, la situation s’aggrava. Le nombre des rongeurs ramassés allait croissant et la récolte était tous les matins plus abondante. Dès le quatrième jour, les rats commencèrent à sortir pour mourir en groupes. Des réduits, des sous-sols, des caves, des égouts, ils montaient en longues files titubantes pour venir vaciller à la lumière, tourner sur eux-mêmes et mourir près des humains5.
Il faut citer Gilbert Durand dans son étude des symboles thériomorphes, qui associe le fourmillement de la vermine à toutes les figurations de l’enfer, en peinture comme en littérature : « C’est ce mouvement anarchique qui, d’emblée, révèle l’animalité à l’imagination et cerne d’une aura péjorative la multiplicité qui s’agite. […] L’enfer est toujours imaginé par l’iconographie comme un lieu chaotique et agité6 ».
On peut, dans le même élan, focaliser l’attention sur les périphrases comme « l’ange de l’abîme » dont se sert Durand pour parler du mal et de l’enfer. Le démon est l’Innommable que le langage prudent appelle le Malin. Conjurer le sort c’est recourir aux circonlocutions pour surseoir à l’apostrophe, et donc à une potentielle invitation. Au Sénégal, un Wolof préférera au mot « jaan » (serpent) le groupe verbal « tu du ma la » (« je ne t’ai pas nommé »). Hollywood n’est pas en reste dans cette dynamique : dans la saga Harry Potter, Voldemort est « Le Seigneur des Ténèbres », « celui que vous savez » ou « celui qu’il ne faut pas nommer7 ».
S’agissant de la peste, La Fontaine se veut explicite dans son appréhension quand il s’agit de prononcer le redoutable mot : « Un mal qui répand la terreur,/ Mal que le ciel en sa fureur/ Inventa pour punir les crimes de la terre,/ La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom8) ». Ainsi, lorsque les deux médecins Castel et Rieux se consultent après la découverte des rats morts corrélée aux premiers cas de victimes humaines, ils s’entretiennent sur la nature d’une maladie qu’ils connaissent très bien de par leur expérience scientifique, mais qu’ils se gardent bien de nommer autrement que par cataphores :
– Naturellement, lui dit-il, vous savez ce que c’est, Rieux ?
– J’attends le résultat des analyses.
– Moi, je le sais. Et je n’ai pas besoin d’analyses. J’ai fait une partie de ma carrière en Chine, et j’ai vu quelques cas à Paris, il y a une vingtaine d’années. Seulement on n’a pas osé leur donner un nom9, sur le moment. L’opinion publique, c’est sacré : pas d’affolement, surtout pas d’affolement. Et puis comme disait un confrère : « C’est impossible, tout le monde sait qu’elle a disparu de l’Occident. » Oui, tout le monde le savait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c’est (LP, 31).
C’est ici que se confirme une remarque d’un spécialiste des symboles : « Un homme uniquement rationnel est une abstraction ; il ne se rencontre jamais dans la réalité. Tout être humain est constitué à la fois par son activité consciente et par ses expériences irrationnelles10 ». Car la peste n’est pas ce que cataloguent des constantes de laboratoires : elle est surtout et essentiellement « une longue suite d’images extraordinaires » (LP, 35).
Dans cette dramaturgie de l’épidémie, le décor est aussi mis à contribution. Camus sait que la « peste » est un terme dont les projections imaginatives dépassent largement le cadre étriqué, dans les limites duquel le confinent son étiologie et son traitement. Le crescendo de l’épidémie se perçoit d’abord dans les nuances d’une nature aux torpeurs baudelairiennes :
Le temps se gâtait. Au lendemain de la mort du concierge, de grandes brumes couvrirent le ciel. Des pluies diluviennes et brèves s’abattirent sur la ville ; une chaleur orageuse suivait ces brusques ondées. La mer elle-même avait perdu son bleu profond et, sous le ciel brumeux, elle prenait des éclats d’argent ou de fer, douloureux pour la vue. La chaleur humide de ce printemps faisait souhaiter les ardeurs de l’été. Dans la ville, bâtie en escargot sur son plateau, à peine ouverte vers la mer, une torpeur morne régnait (LP, 27).
D’épiques coups de théâtre ensuite
Toute grande épidémie se rationalise par un récit épique dans l’allure qu’elle prend sur fond d’ironie. C’est constamment l’archétype du plus petit venant au bout du plus grand, le nain terrassant le géant avec tout ce qu’un pareil schéma réserve de surprenant.
De belles pages de la littérature épique recourent à ce schème du plus faible renversant le mastodonte. Qu’il s’agisse de David frappant Goliath, de Soundjata Keïta qui, tout juste sorti de son handicap, affronte le monstrueux Soumaoro Kanté11, de Léonidas et ses trois cents Spartiates coinçant les deux millions de soldats de Xerxès aux Thermopyles.
Dans La Peste on peut remarquer la constance de cet archétype en s’intéressant au statut particulier des agents nuisibles. Le rat est la vermine par excellence à cause de son habitat sous-terrien et de son activité proprement nocturne. Proche du cafard auquel il dispute l’égout, le rat est ce qui dégouline dans l’obscurité. L’expression « gueux comme un rat » est courante. En outre, c’est un des mammifères dont la prolificité bat tous les records ; d’où le terme « grouillement » qui décrit son activité. La saisissante inondation de ces rongeurs peut se lire comme un renversement de la pyramide ‒ notre « nouvel ordre mondial » ? ‒, l’univers chtonien à l’assaut du monde éclairé. On peut en effet remarquer que les rats semblent avoir une préférence marquée pour les lieux ensoleillés, souvent surélevés (comme des piédestaux ou des autels) qu’énumère le narrateur : « Dans la ville même, on les rencontrait par petits tas, sur les paliers ou dans les cours. Ils venaient aussi mourir isolément dans les halls administratifs, dans les préaux d’école, à la terrasse des cafés, quelquefois » (LP, 15). C’est pourquoi dès que les décès d’êtres humains ont pu être mis en relation avec l’invasion de la vermine, la surprise fut totale. Voir des larves de l’ombre tuer des géants sous le soleil est une dissonance cognitive qui ne pouvait pas échapper au regard perspicace de Rieux :
La mort du concierge, il est possible de le dire, marqua la fin de cette période remplie de signes déconcertants et le début d’une autre, relativement plus difficile, où la surprise des premiers temps se transforma peu à peu en panique. Nos concitoyens, ils s’en rendaient compte désormais, n’avaient jamais pensé que notre petite ville pût être un lieu particulièrement désigné pour que les rats y meurent au soleil et que les concierges y périssent de maladies bizarres (LP, 21).
La surprise est un des phénomènes qui apparentent le plus clairement le récit de La Peste à l’univers du Covid-19. Elle est ce qui met un terme brutal à des habitudes installées en introduisant une logique illogique dans le cercle de ceux qui s’y confrontent, constituant ainsi un insoutenable coup de théâtre. Elle s’amalgame aux grandes pandémies dans l’histoire des hommes tout comme dans la trame des fictions qui s’en inspirent. Elle se fait explicite dans un aveu de Franck Thilliez à propos de sa « prophétie » du Covid-19 dans son Pandemia. Dans ce roman de science-fiction (écrit en 2015), cet auteur imagine l’histoire d’un virus de grippe parti de Paris – après la découverte de cygnes morts – pour plonger le monde dans un confinement général. Dans une récente interview, l’auteur a reconnu sa grande surprise de voir, lui aussi, un virus, complètement négligé au début de son apparition, progresser exponentiellement pour culbuter un monde qu’on croyait insubmersible : « J’ai été surpris comme tout le monde, a-t-il avoué. Même les scientifiques ont été visiblement surpris par ce virus qui est complètement sournois parce qu’au départ on pense qu’il n’est pas dangereux12 ».
La surprise est en effet d’autant plus grande que les pandémies sont de nos jours choses inconcevables dans un Occident où elles détonnent de par leur archaïsme. Il est mis au crédit de la révolution de la médecine expérimentale du xixe siècle le grand bond en avant enregistré en Occident dans la lutte contre les maladies qui avaient jusque-là constitué les plus grandes causes de mortalité humaine. Il est, de ce point de vue, possible d’écrire une géographie des maladies. Si jusqu’au xixe siècle la tuberculose est, pour isoler un exemple, une des maladies les plus redoutées du vieux continent, elle est de nos jours une des caractéristiques de l’univers médical du tiers-monde. C’est ce parcours des épidémies dont F. Vagneron rappelle ici le poids connotatif : « Elles sont devenues des événements intolérables dans les sociétés les plus avancées, associées au passé ou aux pays les moins développés13 ».
Nous sommes certes ce que nous mangeons mais aussi ce qui nous tue. Il est donc compréhensible qu’une société du tram et de l’avion soit déconcertée, dans sa conquête des derniers retranchements de la modernité, quand elle est rattrapée par ses vieux démons.
La première partie de La Peste se termine avec la dépêche qui tombe sur la ville comme le couperet d’une guillotine : « Déclarez l’état de peste. Fermez la ville » (LP, 56). À partir de ce moment, une cascade de rebondissements succède au calme plat (période durant laquelle le journal de Tarrou n’enregistre que la banalité du quotidien comme la médiocrité de la vie d’un Grand, les manies du vieil ami des chats, le défilé quotidien de la famille du juge Othon dans ses réflexes de ménagerie). Toute la structure des parties II, III et IV est, quant à elle, un enchaînement ininterrompu de renversements de situation.
C’est d’abord la fin de certaines certitudes qui semblaient pour la quasi-totalité des gens des vérités immuables.
On peut constater cette réalité dans le délitement des vieilles structures sociales, celles-là mêmes connues pour la force des liens noués par le sacerdoce et l’esprit de corps. Il en est ainsi des congrégations religieuses dont la désagrégation fait tirer cette conclusion au narrateur : « La maladie qui, apparemment, avait forcé les habitants à une solidarité d’assiégés, brisait en même temps les associations traditionnelles et renvoyait les individus à leur solitude. Cela faisait du désarroi » (LP, 142).
C’est aussi la hiérarchisation sociale qui est remise en cause, pour une fois. La maladie crée une curieuse égalité des conditions. Les grandes épidémies se caractérisent, dans cette logique du chaos, par une ironie du sort dont l’engramme expliquerait peut-être leur large perception en tant que sanction divine. Au cœur de leur tempête, la reconfiguration sociale qu’elles orchestrent donnerait sans doute une idée moins imprécise du curieux verset : « Les premiers seront les derniers » (Mathieu 20 :16). Elles faussent la règle sociale dans leur méconnaissance des protocoles. Camus enregistre les différents degrés où se cristallise l’anarchie de la peste. C’est d’abord à l’échelle de la ville où, après avoir donné l’impression de respecter les formes, elle distribue soudain une nouvelle donne :
Jusqu’ici la peste avait fait beaucoup plus de victimes dans les quartiers extérieurs, plus peuplés et moins confortables, que dans le centre de la ville. Mais elle sembla tout d’un coup se rapprocher et s’installer aussi dans les quartiers d’affaires. Les habitants accusaient le vent de transporter les germes d’infection. « Il brouille les cartes14 », disait le directeur de l’hôtel (LP, 140).
Mais pour donner une meilleure perception de ce maelstrom qu’elle entraîne, Camus pouvait-il mieux observer la logique de la peste qu’au cœur du foyer où s’impriment le plus nettement les empreintes de l’ordre social, c’est-à-dire la prison ? C’est dans les geôles américaines du xixe siècle que Tocqueville a étudié les traits saillants de la macrostructure sociale des États-Unis dans son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835). C’est dans le pénitencier d’Oran que le lecteur suit avec l’index du fabuliste décrivant les frappes indifférenciées du fléau de la peste : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés15 » : « Dans notre prison municipale les gardiens, autant que les prisonniers, payaient leur tribut à la maladie. Du point de vue supérieur de la peste, tout le monde, depuis le directeur jusqu’au dernier détenu, était condamné et, pour la première fois peut-être, il régnait dans la prison une justice absolue » (LP, 141). La même ironie de situation apparente l’univers du roman au monde du Covid-19 dont les taux records de contamination ont parfois été observés non pas dans les pays du Sud mais au cœur même du monde occidental.
Ce renversement de la perspective est aussi clairement apparent quand on s’intéresse aux rapports des personnages. Deux d’entre eux sont taillés pour le roman traditionnel dans la lignée d’un Balzac ‒ Rieux et Tarrou ‒, deux figures nettement découpées, dont le charisme finit par les amalgamer comme les deux faces d’une même médaille. C’est paradoxalement Rieux qui désavouera cette posture du héros attendu, mettant en relief Grand jusque-là ridicule et invisible. Grand est ce personnage fantomatique à tout point de vue ‒ si ce n’est dans la sympathie inaltérable ‒ caractérisé par ses seules vraies incertitudes et sa grande faiblesse, en un mot par l’humanité la plus affirmée :
S’il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu’ils appellent héros, et s’il faut absolument qu’il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule (LP, 54).
Les coups de théâtre sont une ressource pédagogique pour secouer les consciences engluées dans les habitudes installées et les certitudes acquises. Ils sont pour cette raison suffisante la principale recette de la comédie classique. Sous la plume de Camus, ils deviennent tout juste des butoirs pour les rescapés des tragédies, réemployés comme starting-block pour refaire la même boucle dans les méandres de laquelle semblent se jouer et rejouer, éternellement, les mêmes drames de la condition humaine.
Aucune catharsis à la fin
« En effet, nous avons auparavant fait une recommandation à Adam ; mais il oublia ».
Coran, s. 20, v. 115.
De la tragédie classique La Peste adopte la division en cinq actes et l’évolution de l’action. À cette différence fondamentale que le roman désarticule la chute de l’intrigue dramatique, laissant affleurer au dernier tournant l’esquisse d’une nouvelle boucle. Parlant de l’intrigue de la tragédie, Aristote rappelle que c’est « un tout, c’est-à-dire ce qui a un début, un milieu et une fin16 », la fin correspondant à ce que le théoricien appelle « un dénouement », c’est-à-dire « ce qui va du début [du] changement de fortune jusqu’à la fin17 ». L’action cathartique coïncide avec cette fin où l’accomplissement des malheurs du héros suscite terreur ou pitié chez le spectateur par la projection imaginative due aux ressorts de l’identification. Dans La Peste, c’est la porosité de cette dernière frontière qui constitue le handicap par excellence de l’homme : la mémoire défaillante, qui ne retient jamais des événements les enseignements qu’ils dictent, à haute voix, dans la fièvre et la douleur. Éternel optimisme ou naïveté entretenue, ces leçons non sues peuvent se relever à chaque niveau du récit.
Aux premières bourrasques de l’épidémie succèdent des jours d’accalmie confortant une analyse du préfet : « Quelques cas ne font pas une épidémie et il suffit de prendre des précautions » (LP, p. 34). Pareille lecture a précédé chacune des grandes catastrophes de l’histoire quand elles se sont profilées. C’est l’exemple des deux guerres mondiales d’abord pressenties comme feu de paille. Devant la tumeur nazie se métastasant alors partout sur le continent européen, les dirigeants politiques des grandes nations ont préféré croire aux promesses de paix réitérées par Hitler après de multiples forfaits dont le réarmement de la Rhénanie et l’annexion de grands territoires en Tchécoslovaquie18. Les débuts de la peste sont curieusement similaires à cette atmosphère d’avant hécatombe :
Le lendemain, 30 avril, une brise déjà tiède soufflait dans un ciel bleu et humide. Elle apportait une odeur de fleurs qui venait des banlieues les plus lointaines. Les bruits du matin dans les rues semblaient plus vifs, plus joyeux qu’à l’ordinaire. Dans toute notre petite ville, débarrassée de la sourde appréhension où elle avait vécu pendant la semaine, ce jour-là était celui du renouveau. Rieux lui-même, rassuré par une lettre de sa femme, descendit chez le concierge avec légèreté. Et en effet, au matin, la fièvre était tombée à trente-huit degrés. Affaibli, le malade souriait dans son lit (LP, 20).
Il est curieux de constater combien la mémoire collective est friable quand il s’agit de se rappeler contre quel écueil d’autres humains avaient déjà buté. C’est partout l’impréparation devant l’événement, le déni dans le réflexe de scotomiser ce dont une cause similaire a produit comme effet. L’attitude des autorités politiques et sanitaires d’Oran devant les premiers cas d’une peste qu’elles savent installée s’explique plus par le déni du traumatisme en perspective que par des considérations éthico-politiques. Arnold Netter en donne l’illustration en revisitant les archives de l’épidémie de grippe espagnole de 1918 : « La maladie actuelle, au moment de son apparition, ne révélait pas un caractère de gravité réelle […]. Cet espoir a malheureusement été déçu19 ».
C’est ce fol espoir des générations sur leur invulnérabilité ‒ tour à tour contestée par la suite des événements ‒ que décrie Valéry, mettant l’accent sur la mortalité de nos civilisations ponctuellement rappelée par l’histoire. C’est aussi de cet espoir que la vision schopenhauerienne de Cioran fait la prison de l’homme, poisson rouge tournoyant éternellement dans son bocal de malheurs qu’allégorise Le Mythe de Sisyphe : « On tourne, on recommence la même scène nombre de fois. […] Cependant, par une obnubilation qui tient du prodige, des gynécologues s’entichent de leurs clientes, des fossoyeurs font des enfants, des incurables abondent en projets, des sceptiques écrivent 20».
L’humanité est, de ce point de vue, un éternel et incorrigible mauvais élève aux yeux duquel aucun exemple n’est assez pédagogique pour graver sa trace. L’histoire répète son scénario dramatique habituel avec d’insignifiantes variantes sans jamais qu’on en tire les leçons qui s’imposent. Les consciences les plus exercées ne sont pas plus à l’abri quand il s’agit de porter un regard lucide sur les signes précurseurs de la tempête, confirmant ainsi la sentence : « Nous sommes tous nés en Arcadie21 ». Chez Camus, c’est le docteur Rieux ‒ si justement habitué au spectacle des douleurs humaines ‒ qui allégorise ce paradoxe humain. Dans sa dernière conversation avec sa femme est répété le verbe « recommencer » au futur simple de l’indicatif, mais sans le complément d’objet :
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rats ?
– Je ne sais pas. C’est bizarre, mais cela passera. Puis il lui dit très vite qu’il lui demandait pardon, il aurait dû veiller sur elle et il l’avait beaucoup négligée. Elle secouait la tête, comme pour lui signifier de se taire. Mais il ajouta :
– Tout ira mieux quand tu reviendras. Nous recommencerons.
– Oui, dit-elle, les yeux brillants, nous recommencerons (LP, 11).
On peut se méprendre sur la nature de ce recommencement que se promettent les deux conjoints. En effet, si l’on se place sous l’angle du « mieux » entrevu, ce nouveau départ est de bon augure. Seulement, quelques pages plus loin, un commentaire du narrateur ne laisse plus aucun doute sur le propos. C’est dans l’œil du cyclone que Rieux réalise ce qu’en vérité lui et toute l’humanité recommencent : l’éternelle boucle de Sisyphe. Dès qu’il pense à son désarmement devant le fléau et les souffrances humaines, des expressions à valeur itérative saturent sa réflexion :
Tous les soirs des mères hurlaient […], avec un air abstrait, devant des ventres offerts avec tous leurs signes mortels, tous les soirs des bras s’agrippaient à ceux de Rieux, des paroles inutiles, des promesses et des pleurs se précipitaient, tous les soirs des timbres d’ambulance déclenchaient des crises aussi vaines que toute douleur. Et au bout de cette longue suite de soirs toujours semblables, Rieux ne pouvait espérer rien d’autre qu’une longue suite de scènes pareilles, indéfiniment renouvelées (LP, 77).
C’est là une de ces analyses qui font de La Peste le chef-d’œuvre par excellence de la crise humaine. Cette thèse se vérifie dès que l’on compare la résonance du récit à celle du Pandemia de Franck Thilliez pourtant beaucoup plus récent (publié en 2015), et dont l’intrigue est quasiment, nous l’avons vu, une prophétie du monde frappé par le coronavirus. Mais même dans ce cas précis de figure, La Peste nous interpelle avec beaucoup plus de force à travers son enseignement éminemment humain et, pour cette raison suffisante, intemporel en tant que ce qui s’évertue à « projeter en arrière-fond une certaine modélisation de la nature humaine, dans sa diversité de fait comme dans son unité postulée22 ».
L’analyse de Camus sur notre éternelle inaptitude à apprendre de l’histoire recoupe parfaitement la conclusion de Javier Cercas à propos du coronavirus :
Cette situation n’est pas inédite. Il y a eu des épidémies comme celle-ci. Beaucoup plus dures que celle-ci. […] Je ne pense pas qu’on sera plus solidaires après cette pandémie. Je ne crois pas que notre monde changera parce que les hommes ont souffert de ces épidémies et n’ont pas changé. […] Je ne suis pas optimiste23.
Camus écrivait à la fin de la guerre, désavouant l’optimisme qui montrait l’arc-en-ciel : « Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens » (LP, 34).
En somme, on n’apprend jamais rien des erreurs passées car l’homme est à refaire chaque jour. C’est là un fait qu’on peut constater dans la lecture manichéiste qu’une certaine partie de la population fait de l’étiologie de la peste, dans l’aveugle confiance qu’une autre manifeste à l’endroit de la science pour se sauver du mal, dans la réaction de repli sur soi de tous dès que la peur a le dessus sur la raison et, enfin, à travers la trajectoire cyclique de l’histoire des événements humains que le récit investit par une mise en abyme.
Dans le premier cas, nous avons la figure du père Paneloux et de ses ouailles qui n’ont rien retenu des crimes de l’Inquisition dans sa fièvre à situer la cause du mal qu’absolument rien dans l’ordre de l’humain n’explique. C’est en réaction contre l’anthropomorphisation de Dieu ‒ qui a souvent abouti aux plus dangereuses tentatives d’explication des fléaux saisis à échelle d’hommes ‒ que Voltaire a écrit sa profession de foi du théiste dans le Dictionnaire philosophique, martelant d’entrée de jeu : « Le théiste ne sait pas comment Dieu punit, comment il favorise, comment il pardonne24 ». Le prêtre, lui, est dans le secret des dieux et l’assertorique quand il tient sur la maladie sa première homélie sur fond de manichéisme :
Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité […] Si, aujourd’hui, la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler. Dans l’immense grange de l’univers, le fléau implacable battra le blé humain jusqu’à ce que la paille soit séparée du grain (LP, 80).
Cette posture du religieux est sans doute la plus régulièrement constante dans le rapport des sociétés aux épidémies. La Bible est de ces sources qui nous ont habitués à cette lecture des fléaux perçus avant tout comme malédictions divines. Les Plaies d’Égypte s’abattent sur la cité pharaonique pour châtier l’impudence de ses dirigeants devant les israélites. Les grandes pestes du Moyen Âge comptent pour beaucoup dans l’établissement des tribunaux de l’Inquisition mobilisés par le désir de l’Église de purifier le corps social en le débarrassant de ses « pêcheurs » vus en cela comme des aimants de la colère de Dieu. La fable « Les animaux malades de la peste » porte la profonde trace de ces croyances, voyant dans cette maladie « un mal qui répand la terreur,/Mal que le ciel en sa fureur/Inventa pour punir les crimes de la terre25 ». Cette croyance particulière est encore très répandue. En 2009, Michela Marzano a réinterrogé le contexte social de certaines grandes épidémies du passé pour en arriver à conclure que le recul ne nous a rien appris puisque, finalement, nous avons majoritairement perdu de vue que les maladies ne sont pas du ressort de la métaphysique. C’est, du moins, une lecture qu’on peut s’autoriser en relisant son décryptage de la situation psychosociale des hommes contemporains des pestes du Moyen Âge :
L’ignorance et les superstitions nourrissaient la panique collective. Et cette dernière alimentait la suspicion et la haine. D’où la recherche désespérée de boucs émissaires afin de mettre fin aux dangers et éloigner la colère divine. […] Pour contrer les fléaux, les hommes ne doivent jamais oublier que le mal est une chose qu’on ne peut ni comprendre, ni expliquer26.
La pandémie de Covid-19 est une occasion de vérifier cette thèse. Les chiffres de contamination de l’Iran ont explosé au lendemain de la grande prière collective organisée pour apaiser la colère de Dieu qui, selon les avis de beaucoup d’internautes, s’abattait sur la terre « pécheresse ». Pour la ministre zimbabwéenne Oppah Muchinguri, « le coronavirus est l’œuvre de Dieu qui punit les pays qui ont imposé des sanctions (…) Ils sont enfermés chez eux et leur économie souffre comme ils ont fait souffrir la nôtre27 ».
Notre absolue confiance à l’endroit de la médecine interroge sur notre faculté à discerner les justes limites de toute science. Nous avons, par exemple, oublié les indéfectibles liens entre la science médicale et le charlatanisme. La figure du médecin surpuissant – qui caresse le rêve de Frankenstein – père de l’homme 2.0, est un des catalyseurs dans la création des robots mais aussi une donnée essentielle de certaines idéologies de notre ère : derrière le blond soldat aryen qui ignore la fatigue et la peur, il y a la pervitine des hommes en blouse blanche28. Rieux découvre cependant combien sont relatifs les pouvoirs de la médecine devant l’indicible douleur des pères ‒ « sauvez mon enfant », conjure le juge Othon ‒ et des mères (Mme Loret) hébétées de souffrance qui le supplient de reproduire le miracle de la résurrection.
Les lacunes de la médecine pèsent lourd dans le collapsus social causé par le Covid-19. On pouvait s’attendre, légitimement, à ce qu’un virus de grippe soit bien médiocre devant l’actualité des recherches de pointe dominée par le traitement contre le cancer, le sida et les maladies auto-immunes. Le médecin Christian Lehmann se veut formel sur la question, en rapport avec le Covid : « Nous assistons à une faillite scientifique, éthique et déontologique d’une partie de la médecine29 ». En l’espace de quelques mois de cohabitation avec le nouveau virus de grippe, on s’est mis à parler au passé dès qu’il a été question de l’omnipotence de la médecine. J. Cercas exprime la déconvenue : « On croyait avec un optimisme téméraire que nous étions protégés par la science, la technologie et par le progrès30 ». En vérité, la médecine avance à tâtons, aujourd’hui encore, sur des voies parsemées d’incertitudes. Christian Lehmann en fait l’aveu, à propos du Covid-19, dans une déclaration qui jette une lumière plus actuelle sur la lassitude de Rieux :
Combien de maladies dont on ne comprend pas la physiopathologie ? […] L’incertitude et la frustration d’être impuissant face à la maladie sont le lot de tous les médecins. Guérir parfois, soigner souvent, accompagner toujours. Tel est notre métier. Cette réalité, la population la découvre de manière abrupte aujourd’hui31.
La faillite de la médecine moderne n’est pourtant pas une situation nouvelle pour l’humanité. Durant les toutes dernières années du xixe siècle, la grippe russe de 1889 jetait un lourd discrédit sur la médecine qu’on croyait révolutionnée par les extraordinaires progrès enregistrés alors. Les mêmes contradictions qui divisent la sphère médicale autour du coronavirus ont déjà occupé l’actualité médicale de l’époque qu’interroge Frédéric Vagneron dont les conclusions (exposées en 2017, deux années donc avant le monde du Covid) semblent directement tirées du contexte de pandémie de Covid. Ce sont des débats que les décideurs publics et la presse sont appelés à trancher ‒ ce qui interroge sur le statut du champ médical en tant que « science », si l’on fait confiance à la grille de Bourdieu32. Ce sont ses contradictions sans issue qui laissent encore entrevoir dans les coulisses de la médecine les hardes du charlatanisme :
Une controverse scientifique se déploie sur la nature, la propagation et l’évolution de l’épidémie. Elle confronte les médecins à la difficulté de poser un diagnostic à partir de ses caractéristiques. […] Face à des observations éparses et discordantes, les médecins sont divisés quant à l’opportunité d’alerter le public, comme le montre la succession des débats médicaux de la fin novembre à la fin décembre33.
Les grandes crises humaines sont, d’autre part, l’occasion de constater que le progrès humain n’est pas le trait continu, la translation qu’on y verrait. Le parcours des peuples est elliptique, et l’homme revient aux vieilles pratiques. Les israélites retournant à l’adoration du Veau d’or constituent une métaphore de ces rechutes. G. Durand ‒ qui s’est beaucoup penché sur le rapport des peuples à la figure du cercle ‒ en voit l’exemple idéaltypique dans la cité romaine et Athènes retombant dans la barbarie et l’anarchie après des siècles de civilisation et d’avancée démocratique34. C’est aussi toute l’analyse d’un Kenneth Burke dans sa vision dialectique de l’ascension/chute qui scande l’itinéraire des sociétés : « Le propre de la téléologie, qu’elle soit d’inspiration chrétienne ou marxiste, c’est de montrer un monde cheminant sur la voie du progrès. Il faut reconnaître cependant que la réalité des faits ne confirme pas toujours une vision optimiste de l’histoire de l’humanité35 ».
Pour Schopenhauer, la circularité est par essence le langage que parle le cosmos à travers toutes ses composantes, principalement quand on s’intéresse aux catégories fondamentales que sont l’espace et le temps comme scène de l’intemporel drame humain :
Partout et toujours le vrai symbole de la nature est le cercle, parce qu’il est le schème du retour […]. Les peuples mêmes demeurent, comme des individus immortels, tout en changeant parfois de nom. Bien plus, leur conduite, leurs actions, leurs souffrances sont les mêmes en tout temps ; l’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope36.
De ce point de vue, un des phénomènes qui apparentent le plus notre modernité au passé est la renaissance des barrières et des frontières, surexcitée par la peur de l’étranger. Quand notre imaginaire se représente le Moyen Âge, par exemple, il ne peut ôter du décor les fortifications et donjons. Ces derniers resurgissent de nos jours avec des sophistications qui frisent l’art. Les États-Unis consacrent une large portion de leur budget à l’érection de murs barbelés. Le Brexit voté par le Royaume-Uni est pour l’essentiel un réflexe de repli. Il est en effet possible de surprendre les mêmes conduites médiévales dans les déclarations de beaucoup de gouvernements à propos du Covid-19, qu’il s’agisse d’accuser la Chine ou de mettre déraisonnablement en quarantaine des étrangers. Dans une de ses allocutions à l’Assemblée générale des Nations unies, le président américain Donald Trump, parlant de la nouvelle pandémie de coronavirus, déclare de vive voix ce qu’il répétait déjà à quelques journalistes : « Les Nations unies doivent tenir la Chine pour responsable de ses actes ».
En 2007, Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant lançaient l’alerte dans un article intitulé « Murs », écrivant : « Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences37 ». La géopolitique du Covid-19 a mis en évidence la justesse de cette vue.
En effet, lorsque l’OMS a réfléchi autour du concept du One Health, c’est après avoir pris conscience du fait que le tissu sanitaire mondial est un tout indissociable qui inclut bien plus que l’homme, prenant en compte tout son environnement. Des maladies comme la rage, la peste ou la Covid-19 sont des preuves suffisantes de la nécessité de s’occuper de la santé de tous et de tout (animaux et plantes compris) pour la préservation de l’homme. Ainsi, le 2 septembre 2020, le Secrétaire général des Nations unies António Guterres insistait une nouvelle fois sur la nécessité dans laquelle se trouvent contraintes les grandes puissances du G-20 de manifester leur solidarité dans la lutte contre la Covid-19, soulignant que le réflexe de repli (observé dans la course à l’accaparement d’un vaccin) est la meilleure façon de libérer la voie à d’autres virus plus dangereux pour tout le monde : le terrorisme, l’autoritarisme et la guerre notamment. Dans le récit de Camus, les hommes qui en ont les moyens sauvent leur vie même s’il faut pour cela enrichir de dangereux passeurs et des trafiquants. On peut ainsi noter que si l’actuelle crise mondiale a fait miroiter, à un moment donné, l’espoir d’une prise de conscience sur l’indivisibilité de la biosphère et, conséquemment, sur la nécessité de réfléchir en termes de problématiques communes, le repli identitaire a très vite refait surface, confirmant la crainte de Camus sur le fatal oubli de certains Oranais ayant été temporairement épargnés par le virus : « Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux » (LP, 34). Au moment où Camus écrivait ces lignes, Martin Niemöller concluait un prêche : « Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester ».
En somme, aucun exemple dans les tragédies de l’histoire n’a enseigné à l’homme la vérité du mal, que la solidarité est la seule posture qui sied devant l’absurde. Aussi dans La Peste, la fin du fléau ne coïncide-t-elle pas avec les ressources d’une catharsis. Elle est tout au plus un intermède. Les derniers soubresauts de l’épidémie de peste dessinent en creux une fin de cycle, un tour bouclé, et le début d’un nouveau cycle, donc d’un recommencement. Les allures orgiaques des célébrations pour la réouverture de la ville participent du réflexe d’un éternel retour :
De grandes réjouissances étaient organisées pour la journée et pour la nuit […]. Les lieux de réjouissance étaient pleins à craquer et les cafés, sans se soucier de l’avenir, distribuaient leurs derniers alcools. […] Le lendemain, commencerait la vie elle-même, avec ses précautions (LP, 242-244).
Cette description est à lire à la loupe des travaux de Mircea Eliade dont une étude a montré comment l’orgie et le carnaval sont le point de jonction par excellence entre l’année finissante et la nouvelle année qui doit répéter le cycle du temps. Un nouveau cycle ne peut débuter sans la répétition du chaos originel duquel naissent la lumière et l’ordre qui seront, à leur tour, perturbés par le chaos. Le cycle du temps est ainsi l’éternelle succession de ces données antithétiques dont Wagner se plaît à imiter le pouls à travers ses alternances d’ombre et de lumière. Pour l’historien des religions,
toute nouvelle année est une reprise du temps à son commencement, c’est-à-dire une répétition de la cosmogonie. Les combats rituels entre deux groupes de figurants, la présence des morts, les saturnales et les orgies sont autant d’éléments qui dénotent qu’à la fin de l’année et dans l’attente du Nouvel An se répètent les moments mythiques du passage du Chaos à la Cosmogonie38.
La fin du récit de La Peste coïncide cependant avec un parachèvement, celui du parcours qualifiant de Rieux. Aux dernières pages, il n’est plus l’homme optimiste qui croit à l’impossibilité des catastrophes, aussi absurdes semblent-elles. Mais c’est là un cas bien isolé. Quand depuis la terrasse du vieil asthmatique, Rieux voit la foule festoyer si gaiement, convaincu du retour définitif de la joie, le docteur découvre la vérité d’un monde qui oublie l’existence des nuits dès que se lève un nouveau soleil : « Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. […] Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais » (LP, 254-255).
Dans La Peste, Camus s’inscrit dans la longue lignée des auteurs de la littérature épidémique. Certains desdits auteurs ont quasiment fait acte d’archivistes. Il est clair que l’historien qui enquête sur la peste de Londres n’a pas intérêt à négliger le roman de Defoe qui s’en inspire.
Mais Camus s’éjecte de la démarche historique pour s’inscrire dans une posture littéraire – celle de l’indéfiniment humain – que le récit enfile par accommodations connotatives : l’épidémie de peste de sa fiction ne s’embranche à aucune réalité définie dans l’histoire. En effet, aucune donnée historique ne peut confirmer la réalité d’une épidémie de peste oranaise dans les années « 194. ». Le roman n’est donc pas la chronique d’une peste définie. À la différence de Defoe et de Boccace, Camus ne s’inspire pas d’une phase donnée de l’histoire. Cette indéfinition du programme se lit d’entrée de jeu par l’indétermination d’un titre lapidaire, sans complément du nom : La Peste de Londres de Defoe s’inspire d’un fait historique de ladite ville. L’indétermination du titre de Camus se surdétermine dès les premiers mots du récit par la banalisation d’un décor rendu commun, des éléments d’énonciation indéfinis (comme le brouillage des dates) et le sujet indéfini du narrateur dont on ne cesse de s’interroger sur l’identité. Mais c’est en même temps cette indétermination qui est génératrice de toute la polychromie du récit et de toutes les virtualités connotatives auxquelles il s’ouvre et dont l’épigraphe annonce le programme : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas » (LP, p. 7). Raymond Ruyer définissait par des procédés analogues le mode de l’utopie en tant que ce qui amène le consommateur de fiction « à imaginer d’autres institutions politiques ou sociales que celles dont j’ai l’habitude dans mon pays, à imaginer d’autres institutions que je n’ai vues “nulle part39” ». D’où l’exceptionnelle polyphonie du récit d’abord lu comme une métaphore de la Seconde Guerre mondiale et, postérieurement, comme une lecture anticipée de diverses crises postérieures, principalement celle de la pandémie de Covid-19.
Camus s’inscrit dans une autre tradition, celle de la dramatisation propre à la tragédie classique dont il subvertit pourtant le code en faussant la logique conclusive du dernier acte. La catharsis habituelle qui se déduit de la misère humaine fait place au pessimisme de Rieux, la seule conscience qui ait réellement compris que les cataclysmes sont régulièrement inscrits dans le programme humain. Aux pestes et guerres mondiales ont succédé, de nos jours, des crises d’ordre écologique dont l’ampleur et les conséquences font souvent repenser à la finesse de Camus. C’est que tout grand texte se particularise par une certaine dimension projective dans son rapport à l’homme. Yves Citton le met en relief, qui écrit : « Les fictions sont à concevoir comme des laboratoires de construction de mondes à venir, et comme des moyens performatifs […] de tracer progressivement des chemins dirigeant le monde actuel vers certains de ses devenirs possibles40 ».
