À partir des années 1930, la ruralité prend un autre visage dans l’univers littéraire, principalement du fait de la mise à l’honneur par certains romanciers de leurs régions et de ceux qui la peuplent. Avec Colline (1929) et As I Lay Dying (1930), Jean Giono et William Faulkner font entrer le paysan en littérature sous un jour nouveau1. Ces romanciers rapprochent la narration de la voix des personnages ruraux dans un souci d’authenticité2, qui rompt avec l’idéalisation pastorale et la condescendance sociale dont faisait l’objet cette classe rurale dans la littérature. Ils sont suivis par Miguel Ángel Asturias et son roman Hombres de maíz (1949), et exerceront une influence marquante sur Pedro Páramo de Juan Rulfo (1955) et La Lézarde d’Édouard Glissant (1957).
En cela, leurs romans épousent l’événement le plus important du siècle dernier selon Michel Serres : « la disparition de l’agriculture comme activité pilote de la vie humaine en général et des cultures singulières3. » Tout au long du xxe siècle se répète un drame sous différentes latitudes : dans un contexte de fortes transformations sociales, de mutations économiques et de crises politiques, où la population rurale est en passe de devenir minoritaire, une catastrophe dite « naturelle » vient accélérer la désagrégation d’une communauté paysanne dans un contexte local et régional.
Cette étude veut mettre à l’honneur une tradition alternative à la modernité littéraire urbaine du xxe siècle : celle des romans de la catastrophe paysanne. Par un comparatisme littéraire écologique, il s’agira de mettre au jour une trame commune aux romans qui ont réagi aux catastrophes de leur région, en donnant la première place aux paysans, au vivant et à la terre. Ce moment de bifurcation, tendu entre la symbiose et la mort, se joue en termes de simplification ou de complexification de la narration, de morcellement ou de réunion de la focalisation, et, en général, d’expérimentations stylistiques à même de rendre compte de ce moment-limite que représente une catastrophe. Tisser des liens entre des œuvres jusqu’ici non confrontées permettra d’interroger le rapport contemporain à la terre et au vivant. On se demandera, par-là, comment les défis littéraires relevés par ces romanciers constituent des tentatives déterminantes pour renouveler la référentialité, la poéticité et la valeur du roman, en lui donnant une portée écologique. En d’autres termes, l’émergence de ce nouveau genre romanesque fait du monde rural le centre de gravité des catastrophes et de leurs enjeux écologiques.
Les romans de Giono et Faulkner, comme ceux de leurs contemporains et successeurs – Asturias, Glissant et Rulfo –, prennent l’expérience littéraire pour une expérience de pensée politique et sociale, qui donne voix au prolétariat rural – qu’il s’agisse des paysans isolés de Provence chez Giono (Colline), des petits fermiers du Mississippi fictionnel de Faulkner (Tandis que j’agonise), des sociétés indigènes du Guatemala qui vénèrent le maïs chez Asturias (Hommes de maïs), des descendants d’esclaves de la Martinique de Glissant qui aspirent à leur indépendance (La Lézarde), ou encore des voix spectrales qui hantent les villages ruinés par la révolution, la guerre et la famine dans l’État mexicain de Jalisco, cher à Rulfo (Pedro Páramo). L’attachement des romanciers à leur région natale les rend sensibles aux catastrophes de leur temps, selon le principe formulé par Glissant : « La défense du paysage est le premier acte du poète. […] La solidarité avec le paysage est d’office militante4. »
Ces romans – parmi de nombreux autres – égrainent les catastrophes alors que les paysans y tiennent le premier rôle, c’est-à-dire celui des sinistrés. Ainsi, ce souci d’authenticité se saisit de ces romanciers à l’amorce d’un contexte délétère pour les sociétés rurales, celui de la « fin des paysans5 » (H. Mendras, 1967) – soit du délitement des anciennes structures de sociétés majoritairement paysannes, du fait principalement de l’exode rural6. Ces contextes catastrophiques posent chacun la question de la dégradation du tissu social communautaire fondé sur les modes de production traditionnels et la culture des champs, aux deux sens du mot culture. C’est le cas dans la Provence de Giono, marquée par des épidémies de choléra7, des séismes récurrents comme celui de 19138 et qui tremble encore du choc de la Première Guerre mondiale. Quant au Mississippi de Faulkner, cette région fantomatique qui vit dans le passé depuis la défaite de la Guerre de Sécession est frappée par la grande inondation du Mississippi (Great Mississippi Flood) de 19279 et dans la foulée par le krach boursier de 1929 et l’entame de la Grande Dépression10. Dans le Guatemala d’Asturias, alors que les dictatures ont creusé de fortes inégalités, le séisme de 1917 rase la capitale et ouvre la voie à l’impérialisme états-unien, qui profite plus tard de la révolution de 1944 en faisant chuter le gouvernement d’Arbenz pour préserver la mainmise de la United Fruit Company11. Marqué par une forte pauvreté et des pénuries, dans un contexte de crise des récoltes et de la production du bétail, l’État mexicain du Jalisco fut un épicentre des guérillas révolutionnaires prolongées par la guerre civile des Cristeros jusqu’en 1926, au cours de laquelle Rulfo perd ses deux parents12. La Martinique de Glissant est quant à elle marquée par un fort historique sismique et volcanique. Alors que les industries du sucre et de la banane sont en perte de vitesse, après la période très difficile de la Seconde Guerre mondiale (connue sous le nom d’« An tan Robé », renvoyant à l’occupation vichyste de l’île par l’Amiral Robert), malgré la départementalisation de 1946 les inégalités coloniales demeurent13.
Au-delà de ces rapides tours d’horizon qui ne peuvent prétendre à l’exhaustivité, la véritable catastrophe en jeu ici est celle du « déracinement », dans les mots de Simone Weil14, dont chacun des écrivains fait justement l’épreuve d’un point de vue biographique et littéraire.
Situation de l’écrivain en catastrophe rurale
En ce qu’ils viennent de régions périphériques, rurales, ils puisent une certaine inspiration, sans s’y reconnaître véritablement, dans les mouvements d’avant-garde modernistes urbains. Ils leur préfèrent des traditions plus anciennes, ou mineures, ou qui se trouvent au-dehors du domaine littéraire contemporain. Ces jeunes romanciers émergent à partir d’une situation précaire entre la pression de la rentabilité pour leur survie et une ambition d’originalité littéraire au moment d’écrire les romans du corpus. Dans ce contexte, cette autre « Grande Génération » (Henri Godard15) a en commun le désir de trouver une nouvelle forme d’écriture. C’est ce que décrit Pierre Bergounioux dans Agir, écrire. L’enjeu est de rompre avec « l’appareil décontextualisé, détemporalisé de la narration » hérité d’Homère16, et plus directement avec le « regard vieillot que les romanciers mineurs, passéistes portent sur les travaux des champs, [qui] confère à ces derniers un charme qu’ils n’eurent jamais17 ». L’écrivain se détache de la littérature de la ville, et du même coup de la culture de la catastrophe qu’elle construit :
La situation de l’écrivain, qui était depuis l’origine délocalisée, donc distante, déformante, se confond avec celle qu’il s’apprête à décrire. Sa perception des faits coïncide avec « les choses mêmes », sa conscience avec « le monde effectivement éprouvé » […]. Le dénivelé que la division du travail avait créé entre l’action et l’expression, la distorsion inaperçue entre ce qui se passe et ce qu’on en pense, sont réduits par les conditions nouvelles, proprement exceptionnelles, où des hommes reprennent l’histoire au commencement, mais avec les moyens qu’on n’obtient qu’à la fin. De même que le travail paysan est accompli dans l’esprit du capitalisme, la tâche de l’écrivain, c’est-à-dire le récit de la vie, est lavée de l’ignorance corrélative de sa naissance. Pour la première fois, la littérature va être écrite du point de vue non pas de l’auteur mais des acteurs parce que les milieux séparés où ils évoluent, celui de l’action et celui de la réflexion, sont homogènes, la réfraction, entre les deux, annulée.
La représentation du « sous-prolétariat rural18 » ne proposerait rien de moins que de recommencer la littérature. L’écriture des romans de la catastrophe paysanne leur permet de dépasser le pastoralisme conventionnel et, en général, les allégeances aux traditions littéraires précédentes. Tout le défi écologique de la littérature états-unienne repose, selon Lawrence Buell, dans l’adaptation de cet imaginaire pastoral19 – qui embrasse l’ensemble des modes de mythification de la nature – à une logique de protection de la terre et du vivant, soit de passer de l’anthropocentrique à l’écocentrique, par le paysan.
On peut poser l’hypothèse d’une généralisation de ces contextes : à partir du constat historique d’une pluralité de catastrophes paysannes pourrait s’étudier l’émergence du genre ou de la tradition20 romanesque de la catastrophe paysanne. Avec Peter Utz, on peut analyser comment la confrontation de l’« Avant » et de l’« Après » de la catastrophe transforme l’événement destructeur en œuvre esthétique dans la trame narrative. Le récit de la catastrophe, en tissant l’« Avant » au « Pendant », puis le « Pendant » à l’« Après », et ainsi l’« Avant » à l’« Après », rend intelligible la rupture catastrophique en la dépassant, et comble ainsi littérairement le vide qu’elle a laissé21.
Dans cet article, on proposera un exemple d’application de cette méthode en comparant différents « Pendant », soit différentes catastrophes à partir de leur surgissement dans ces romans. Réunir ces récits dans le cadre d’une comparaison autour de l’événement catastrophique revient à faire de cet événement un véritable tournant au sein de l’économie narrative. D’autant que ce tournant catastrophique peut prendre une variété de formes, du déluge poétique, identifiable chez Glissant ou Asturias, à la sécheresse descriptive gionienne, sans négliger la possibilité d’une ellipse abyssale dans Pedro Páramo de Juan Rulfo.
Le tournant catastrophique : déluge poétique, sécheresse descriptive ou ellipse abyssale
Ces textes privilégient la narration au fil de l’eau, tendant vers le présent et l’actualisation, et posent l’oralité comme marqueur d’authenticité. Le travail stylistique y est déterminant pour donner une impression de simplicité et de naturel ou au contraire privilégier la surenchère et la confusion. Ils proposent une description vivante et non paysagère, faisant des catastrophes des moments nodaux de culmination narrative et textuelle, mais aussi d’exploration psychologique et sociale des intériorités des paysans sinistrés.
L’assèchement de la source et de l’appareil romanesque dans Colline
La Colline se soulève contre le village des Bastides Blanches : la source s’arrête de couler puis un feu de forêt estival manque de dévorer le village. Les paysans s’en sortent par de nouveaux liens de solidarité et par la défense de leur colline, et de ses champs, arbres et oiseaux. Ils parviennent ainsi à renouveler leur autarcie dans une nouvelle alliance avec la colline. C’est donc à l’épreuve de la sécheresse que les paysans se trouvent confrontés. Elle vient toucher à l’âme véritable de leur village, la source, et la frappe de silence :
C’est le silence qui les réveille. Un silence étrange. Plus profond que d’habitude ; plus silencieux que les silences auxquels ils sont habitués. Quelque chose s’en est allé ; il y a une place vide dans l’air. – Eh, fait Gondran inquiet. Aussitôt ils sont debout. Il manque quelque chose à la façon de bruire des Bastides. Quoi ? C’est venu sur eux tout d’un coup, comme ça. Ils regardent autour d’eux en tournant le cou par petites saccades ; ils examinent longuement les objets familiers : le rouleau, la herse, la charrue, le tarare ; puis ils reviennent : la charrue, la herse, le rouleau… Rien ; c’est comme d’habitude. Pourtant il manque quelque chose. D’un bloc ils se tournent vers la fontaine. Elle ne coule plus22.
À la scansion rassurante et inquiétante des outils du travail de la terre, vient faire défaut la musique de l’eau. En se retirant, elle regagne son indépendance vis-à-vis du village auquel elle donne vie. Comme la colline, la source acquiert un statut de personnage, d’actant dans le récit, par son « coefficient d’adversité23 ». Il faut que la source meure, que la colline devienne hostile, pour que ceux qui leur doivent la vie le reconnaissent.
La disparition de l’élément aquatique se propage comme une sécheresse virale dans son écriture, et imprègne tous les autres éléments, dont le vent. C’est ce qu’une comparaison entre les versions préliminaires et le texte définitif met en évidence : préférence du présent simple à l’imparfait, allégement lexical, simplification des constructions en retirant un certain nombre de propositions relatives ou de compléments du nom24. Il s’agit, pour revendiquer la fidélité du roman à sa terre aride, de tailler, de polir, de « lisser » le texte. Giono considère qu’il a pu passer de Naissance de l’Odyssée à Colline – moment où s’opère la transition déterminante du pastoral au paysan dans l’écriture romanesque – par la recherche d’« un peu plus de sécheresse25 ».
La catastrophe succincte du tarissement de la source dans un récit sec s’oppose au désastre diffus de l’inondation dans Tandis que j’agonise et au flot débordant, humide, du Mississippi, ou de sa transition romanesque dans le comté fictionnel de Faulkner, la rivière Yoknapatawpha, qui traverse la contrée éponyme d’est en ouest, et qui en fournit la frontière sud.
La traversée du fleuve dans Tandis que j’agonise ou le foisonnement des courants contraires
Addie, la mère de la famille Bundren, agonise. Elle expire alors qu’un orage éclate et fait déborder le fleuve. Suivant ses dernières volontés, son mari et ses cinq enfants entreprennent un voyage de plusieurs jours jusqu’à Jefferson, le chef-lieu du comté de Yoknapatawpha pour l’y enterrer. Sur le chemin ils doivent traverser le fleuve en cru, endurer des humiliations et des blessures, et sauver le cercueil d’une grange que Darl, le second fils d’Addie, mal-aimé, avait mis en feu. Lorsqu’ils arrivent à Jefferson, Darl est envoyé à l’asile, Cash le charpentier est amputé de sa jambe, Jewel a dû vendre son cheval, Dewey Dell est violée alors qu’elle tente de recevoir un avortement, Vardaman, le petit dernier, ne retrouve plus dans la vitrine le train électrique dont il rêvait et Anse, le père, s’achète un dentier et trouve une femme qu’il présente à ses enfants.
Au milieu de ce récit, la crue fait obstacle à la progression des Bundren, dans un bras de fer entre la volonté de quelques paysans et tout ce que le courant charrie avec lui, de la puissance des éléments déchaînés à la sédimentation de l’histoire du comté26. La traversée est séquencée en plusieurs sections, qui l’étirent dans le temps et la rendent floue, créant par l’enchaînement des voix une sorte de buée narrative. La narration hachée des différents points de vue se fond finalement dans celui de Darl, qui domine jusqu’à former un seul long fleuve narratif.
La traversée est d’autant plus périlleuse que les conditions ne font que se dégrader : le fleuve est en crue, le pont est emporté, le gué par lequel les Bundren devaient passer est introuvable depuis que leur voisin Tull a coupé les chênes qui en indiquaient l’emplacement, pour rembourser des dettes. Justement c’est une souche d’arbre, qui va renverser le chariot des Bundren.
Face à la fontaine comme face à la rivière en crue, les personnages se trouvent totalement démunis, coupés de toute agentivité. Les trois fils d’Addie, Cash, Darl et Jewel, tirent tant bien que mal le chariot et ses mules d’une rive à l’autre, quand ils voient apparaître la souche :
J’ai senti que le courant nous prenait et par cela même j’ai compris que nous étions dans le gué, puisque seul ce contact fuyant nous permettait de nous rendre compte que nous avancions. Ce qui, auparavant, était une surface plane, n’était plus qu’une succession de creux et de bosses qui s’élevaient et s’abaissaient autour de nous, nous poussaient, nous chatouillaient d’attouchements légers, nonchalants, dans les vains instants où le sol résistait sous nos pieds. Cash, se retournant, me regarda et je compris alors que nous étions perdus. Mais je ne compris l’utilité de la corde que lorsque je vis la souche d’arbre. Elle surgit de l’eau et resta un instant toute droite, comme le Christ, au-dessus de cette désolation palpitante et gonflée. Descends et laisse-toi emporter par le courant jusqu’au coude de la rivière, dit Cash. Tu y arriveras facilement. Non, que j’dis, j’me mouillerais tout autant de cette façon-là que de l’autre.
La souche apparaît tout à coup entre deux vagues, comme si elle avait brusquement surgi du fond de la rivière. À son extrémité pend un grand lambeau d’écume, comme une barbe de vieillard ou une barbiche de bouc. Quand Cash me parle, je comprends qu’il n’a pas cessé de l’observer, de l’observer et d’observer Jewel, à dix pieds devant nous. Il dit : « Laisse filer la corde. » De l’autre main, il atteint la corde sous le siège et serre les deux tours autour de l’étançon. Il dit : « En avant, Jewel, vois si tu peux nous faire passer avant cette souche27.
Faulkner imite narrativement le fleuve par le recours à une technique conçue sur le modèle de l’inondation : structures circulaires, redites, expérience vive, directe, à hauteur d’homme, sensation plutôt qu’analyse, phrases sans fin ou enchaînement syntaxique imprévisible, qui nous fait monter l’eau jusqu’au cou. On sait que Faulkner poursuivait l’idéal de tout dire en une phrase28.
Ici, le romancier démarque les deux points de vue de Darl par les italiques. Le paragraphe en italique propose une narration rétrospective de la scène qui s’apprête à se dérouler au présent dans le paragraphe en caractères romans. En effet, l’emploi du prétérit et le recours à l’hypotypose, à la comparaison et au discours direct libre donnent une plus grande densité au paragraphe en italique. La sensation de la rivière agitée y est plus vive. Darl insiste sur l’impression de perdre pied, et de ne pouvoir progresser dans la rivière que par de brefs contacts avec le fond mouvant. Placer l’italique avant le roman, le prétérit avant le présent, l’hypotypose avant l’événement, chamboule la temporalité et propulse la souche sur les Bundren comme si elle les frappait deux fois. Avec le chariot, la souche renverse le point de vue minutieux de Darl sur la scène. Cette souche, apparition divine et stigmate de la pression économique qui pèse sur les paysans, cicatrice de l’exploitation irrégulée du milieu, suit le cours de son histoire qui déborde comme les eaux de la rivière Yoknapatawpha.
Avec Giono comme avec Faulkner, on a eu affaire jusqu’ici à une trame unifiée, focalisée sur une communauté précise de paysans, et sur les catastrophes qui l’accablent. Le roman d’Asturias Hommes de maïs reprend l’articulation narrative autour de la catastrophe déjà mise en valeur, mais fait exploser toute forme d’unité de la trame.
Hommes de maïs : quand les flammes de la déforestation dévorent le dispositif
Au village de Psigüilito, la terre réveille le cacique indigène Gaspar Ilom de son sommeil pour qu’il parte en guerre contre les maiceros qui déforestent les collines du Guatemala pour gagner des terres et mettre en place une monoculture intensive du maïs. Les troupes du colonel Chalo Godoy matent les guérilleros et tuent Gaspar Ilom à leur tête. Par la suite, les tensions entre les maiceros et les ladinos – les propriétaires terriens métis de la région – éclatent dans un gigantesque incendie qui consume toutes les cultures de maïs.
On se situe à la fin de la deuxième partie du roman qui se clôture sur un incendie ambivalent venant clore le premier temps du récit. La déforestation militarisée a triomphé de la lutte paysanne autochtone, avant que son auto-destruction par ses propres flammes vienne ouvrir le roman au temps de l’errance des personnages, de la dispersion des fils du récit et de la résistance écologique diffuse d’instances magiques mystérieuses. Avant que le feu continu de la déforestation n’emporte avec lui tous les habitants du village, propriétaires terriens comme entrepreneurs agricoles, on assiste à la métamorphose de l’élément sur le fond nocturne d’une forêt menacée :
Dans la frondaison rongée de nielle et chaude de fumée, que la lumière éclatante de la flamme rendait couleur de sang, on entendait tomber les gouttes de l’eau nocturne avec le bruit térébrant de pattes de bruine jusqu’aux os des cannes mortes, recouvertes de pelure poreuse, et qui éclataient comme poudre sèche. Un prodigieux ver luisant, de la dimension immense de la plaine et de la colline, de la dimension de toute cette étendue, de toute cette tapisserie de maïs rôti. […] Le ciel entier n’était plus qu’une seule flamme. Ruée du feu qui ne respecte ni barrière ni porte. Arbres qui se faisaient des révérences avant de tomber embrasés sur la végétation boisée qui, au milieu de la chaleur suffocante, résistait à l’avance de l’incendie. Et d’autres qui flambaient comme des torches empanachées, dans le total oubli de leur condition végétale. Peuplés auparavant de tant d’oiseaux, voici qu’ils étaient maintenant des oiseaux aux plumes brillantes, bleues, blanches, rouges, vertes, jaunes. Des terrains assoiffés jaillissait une armée de fourmis pour combattre la clarté de l’incendie. Mais ces ténèbres qui sortaient de terre sous forme de fourmis étaient inutiles. Ce qui est déjà allumé ne s’éteint plus29.
Avec cet incendie protéiforme, la voix narrative retourne la déforestation massive des collines par les maiceros en un contre-feu exponentiel qui vient dévorer ensemble les forêts et les champs, les ladinos et les maiceros, l’humain et le vivant. Le flot énumératif enflammé projette des associations contradictoires, s’autoengendrant par dérivation et accumulation jusqu’à confondre les éléments, les règnes, les couleurs, les innocents et les coupables dans une sentence catastrophique définitive : « Ce qui est déjà allumé ne s’éteint plus30. »
Asturias n’a pas de mal à relater directement une ribambelle de catastrophes sous plusieurs coutures, mais sa saturation de tropes caractéristiques (énumération, parallélisme, concaténation) fait écran, et rend d’une certaine manière impossible toute appréhension précise du désastre au profit d’une stimulation aiguë de l’intuition du lecteur.
Juan Rulfo mobilise aussi l’intuition du lecteur mais par des moyens romanesques radicalement différents de ceux d’Asturias. Là où Asturias fait déferler la catastrophe dans un travail du plein, de l’excès, Rulfo arrive par celle-ci à un travail du vide, de la carence et même de l’ellipse, qui fait résonner dans Pedro Páramo les murmures du village de Comala avec la dépopulation post-révolutionnaire qui a touché la région du sud du Jalisco, au Mexique.
Juan Rulfo et l’ellipse fantomatique de la catastrophe
Dans ce roman, Juan Preciado est envoyé par sa mère sur son lit de mort à la recherche de son père, vers un certain village de Comala. Dans ce village il reçoit l’hospitalité de différents habitants qui se révèlent successivement être des fantômes, jusqu’à ce que les murmures qui peuplent ce lieu l’étouffent, littéralement, et qu’il se retrouve enterré dans ce cimetière de voix damnées. Cette découverte de Comala par Juan Preciado jusqu’à sa mort est entrecoupée de l’histoire de Pedro Páramo, du temps que le village vivait encore : son enfance dans une famille pauvre, son ascension par des mariages intéressés, des accaparements de terre malhonnêtes, l’opportunisme et la corruption, jusqu’à sa chute par un amour aveugle et égoïste.
Le romancier situe la catastrophe dans l’interstice des deux fils narratifs principaux. En les entrelaçant, il laisse le lecteur remédier à l’ellipse et reconstruire la catastrophe à partir de la confrontation de l’« Avant » (le village de Comala printanier du temps de Dolores Preciado) à l’« Après » (le village de Comala désertique alors que Juan Preciado s’avance sur les traces de son père Pedro Páramo).
On apprend au fil du récit que la rancune de Pedro Páramo envers les habitants de Comala suite à la mort de Susana San Juan le pousse à brûler les récoltes annuelles et à affamer le village. Cet événement, qui constitue le cœur catastrophique de la diégèse, est seulement rapporté indirectement par Dorotea (la dernière habitante « vivante » de Comala) à Juan Preciado, dans la tombe où ils sont enterrés tous les deux.
Rulfo utilise les éléments, en l’occurrence la pluie, pour faire la transition entre les trames temporelles, soit entre les paragraphes qui renvoient successivement à un plan narratif ou à l’autre. Dans l’extrait suivant, le roman opère la transition entre la discussion de Juan Preciado et de Dorotea et le moment où arrive la pluie à l’époque de Pedro Páramo, qui s’accompagne de la réjouissance ironique de Fulgor Sedano, son homme de main :
Tu entends ? Il pleut, dehors. Tu ne sens pas le tambourinement de la pluie ?
– J’ai l’impression que quelqu’un nous marche dessus.
– N’aie plus peur. Tu n’as plus rien à craindre. Essaie de penser à des choses agréables, parce que nous allons rester ensevelis très longtemps.
[saut de paragraphe]
À l’aube, de grosses gouttes de pluie sont tombées sur la terre. Elles sonnaient creux en s’imprimant dans la poussière molle et légère des labours. Un oiseau moqueur est passé, volant en rase-mottes, et a poussé un cri imitant la plainte d’un enfant ; un peu plus loin, on l’a entendu pousser une autre plainte, de fatigue, et, plus loin encore, là où commence à se déployer l’horizon, il a eu un hoquet, un éclat de rire, puis il s’est remis à geindre.
Fulgor Sedano a senti l’odeur de la terre et a mis le nez dehors pour voir la pluie déflorer les sillons. Ses petits yeux s’en sont réjouis. Il a même aspiré trois goulées de cette odeur et a souri en découvrant ses dents. « Ah ! a-t-il fait, voilà une autre bonne année qui s’annonce ! » Et il a ajouté : « Viens, petite eau, viens ! Laisse-toi tomber jusqu’à n’en plus pouvoir ! Puis va te répandre par là, souviens-toi que nous en avons bavé pour t’ouvrir la terre, et rien que pour ton contentement ! »
Sur ce, il a éclaté de rire31.
On note l’usage métaleptique (relatif à la métalepse) des phénomènes climatiques pour passer d’un niveau du récit à un autre. Ce passage n’est pas dénué d’une certaine ironie tragique, en ce que – comme pour l’extrait du roman de Faulkner – il fait précéder l’Après de la catastrophe à l’Avant de celle-ci : on est avec les derniers habitants de Comala, qui parlent dans leur tombe, puis avec les pluies de l’ultime saison de récolte du village. Cette mobilisation romanesque de l’élément ne se résume pas à une simple instrumentalisation. Rythmer le roman par la progression cyclique des catastrophes climatiques vient déjouer la construction linéaire idéologique de l’histoire mise en place par la tradition des romans de la révolution mexicaine, notamment. Chez Glissant, le fleuve peut prétendre à une autonomie semblable.
La Lézarde : l’incendie du fleuve, entre contemplation et implication
Dans La Lézarde, Thaël quitte sa ferme sur le morne (les collines caribéennes) pour rejoindre la ville sur le littoral martiniquais. Il y rencontre Mathieu et se lie à son groupe qui milite contre les inégalités sociales et pour l’autonomie de l’île. Le groupe le charge d’assassiner Garin, dont la présence menace la tenue des élections notamment, car il prévoit de mener des projets d’extraction minière sur les terres densément peuplées qui bordent le fleuve. Thaël retrouve sa maison en haut des mornes où il a enfermé la source de la Lézarde puis le suit jusqu’à la mer. Après s’être lié d’amitié avec Garin lors de leur descente le long du fleuve, il noie l’administrateur dans l’eau de l’estuaire. Glissant ménage à cet égard une ambiguïté relevée par Dominique Chancé : l’élément aquatique assume davantage dans le roman l’assassinat de Garin, représentant de l’ordre colonial, que Thaël, si bien qu’en faisant échapper cet acte au fait d’un seul – Thaël, un des héros du récit – il charge le peuple d’assumer avec la terre et le fleuve la responsabilité d’un tel acte32.
Or, à la fin de la première partie, alors que Thaël suit Garin dans sa descente de la Maison de la Source jusqu’à l’estuaire, les deux hommes fraternisent au fil des obstacles, notamment au moment d’un incendie de forêt stupéfiant où la Lézarde prend feu :
Et à huit heures, ils s’installent pour la nuit. Lequel a compris l’autre ? Couchés là, ils écoutent l’eau douce. Comme la source est loin ! Comme le cours est rapide, sans retour.
C’est alors qu’un immense brasier s’allume dans les bois. Thaël et Garin bondissent ; l’incendie a pris des proportions stupéfiantes. C’est un volcan dans la forêt. La Lézarde est devenue un ruban de feu, immobile et terrible.
Les deux hommes courent vers les flammes. « C’est beau, c’est beau », crie Garin, mais Thaël pense que c’est là une calamité. Ils courent, et le feu recule : déroutés ils s’arrêtent. La lueur reprend. Ils se précipitent encore. Ils arrivent à la lisière du bois : tout est calme, sombre, endormi. Haletants, ils reviennent à leur campement. Ce mirage les amuse.
– Il y a quelqu’un qui nous fait courir.
Ils dorment dans l’incendie fallacieux, dans la beauté qui ne s’éteint pas33.
Le « mirage » de l’incendie de forêt magique un temps prend les proportions d’une éruption volcanique, rappelant celle qui a rasé la ville de Saint-Pierre en 1902. Il suscite des émotions contradictoires : d’un côté l’émerveillement gratuit de Garin, de l’autre la conscience collective de Thaël des conséquences de l’embrasement (ce qu’implique le terme synonyme de catastrophe « calamité »). Le commentaire non attribué énonciativement (« – Il y a quelqu’un qui nous fait courir. ») renvoie à une présence tierce, une force du destin, une instance narrative, un esprit de la forêt marrone du bord des mornes de la Martinique, et conserve une certaine ambiguïté.
On ne sait pas très bien si cet incendie anecdotique, en comparaison à l’événement principal du roman – le raz-de-marée écologique et politique qui fait coïncider l’élection locale de 1945 avec une crue sans précédent de la Lézarde (et fait ainsi entrer l’île dans l’histoire par le fleuve) – a bien lieu. En tout cas, il situe la tension sur laquelle Glissant construit son art romanesque : celle entre la contemplation esthétique du paysage et l’implication politique sur la terre martiniquaise, que Glissant cherche à réunir littérairement par un récit choral, euphoriquement poétique.
Conclusion : convergences des catastrophes et rencontres des romans
Chaque roman évoqué construit un point de vue temporel différent sur la catastrophe, linéaire ou cyclique, unifié ou fragmenté, voire éparpillé ou désynchronisé. Cela peut aller de la neutralité surplombante de la troisième personne gionienne à la première personne solitaire de Faulkner, ou encore surprendre et stimuler l’instance de réception en combinant les deux dans Pedro Páramo.
Via la machine du roman, bouillonnante d’une pluralité de modèles narratifs et de méthodes stylistiques, ces romanciers font donc connaître ces communautés paysannes en les faisant passer par une trame catastrophique, qui suit trois étapes : avant la catastrophe, pendant la catastrophe et enfin après la catastrophe. Comparer les itinéraires romanesques, à partir de leurs différences stylistiques et narratives et de leur unité thématique, fait de chacun de ces romans catastrophiques des expériences de pensée34, voire des prises de position écologiques à part entière de ces écrivains par le texte.
Entre le point de départ et le point d’arrivée, les romans proposent chacun une certaine expérience de la catastrophe. En effet, les points d’arrivée de ces romans se distinguent radicalement, entre l’autarcie retrouvée et l’exode rural, entre l’enterrement collectif (Rulfo, Faulkner) ou la régénération magique paradoxale (Giono, Asturias) ou encore le soulèvement poétique et politique (Glissant).
L’issue donnée à ces catastrophes au cours du roman, heureuse ou malheureuse, bien souvent très contrastée et ambigüe, porte un certain discours du romancier sur les réalités des mondes ruraux qu’il connaît et sur les relations de pouvoir à l’œuvre et l’évidence de l’emprise de l’homme sur les milieux, soit un discours que l’on peut qualifier d’écologique, au sens où il résonne d’une pertinence nouvelle avec le contexte contemporain d’une crise planétaire du climat et de la biodiversité.
De la même manière que la comparaison de ces romans fait émerger une trame commune de la catastrophe paysanne, l’approche des catastrophes paysannes particulières dans l’histoire les fait se rejoindre dans une catastrophe paysanne générale.
La reconnaissance de cette comparaison entre les catastrophes qui ont frappé et continuent de frapper les paysans et paysannes dans différentes régions permet de sortir la question des catastrophes écologiques de l’imaginaire apocalyptique et abstrait. Il s’agit de mettre en valeur comment la catastrophe historique des mondes ruraux prend part à la crise mondiale systémique du climat et de la biodiversité. La catastrophe se joue maintenant, partout, et a déjà eu lieu. Nous sommes les enfants des catastrophes passées, de leur gestion et de leur récit, et nous engendrons à notre tour les catastrophes à venir.
Un pas vers cette prise de conscience tient à l’établissement de la tradition de la catastrophe paysanne comme un courant littéraire historique, par-delà les frontières nationales. Reste à établir l’existence à part entière de cette tradition romanesque, qui se fonderait sur la prise en compte du rural, produisant à partir de son unité thématique une diversité des styles et des techniques narratives, porteuse d’une réflexion politique, sociale et écologique en commun.
