Ce volume est issu d’une conférence anniversaire du laboratoire REMELICE, qui s’est tenue à Orléans en 2022 et dont les éditrices fêtent par cette édition, trois ans après l’événement, le dixième anniversaire.
Il réunit 22 contributions scientifiques variées, dont celles de deux artistes invités, Jacques Jouet, poète et essayiste, et Delphine Wibaux, artiste photographe en résidence à Orléans en 2022 et autrice de la couverture de l’ouvrage (et avant cela de l’affiche du colloque). Les contributions sont réparties en 5 parties distinctes construites sur les différentes perspectives que l’on peut avoir sur le centre, et que l’on peut résumer à travers les verbes qui y sont utilisés (« Changer », « S’affranchir », « Traduire », « Raconter » et enfin « Se délocaliser »).
Tout, dans le titre de cet ouvrage, est essentiel à la bonne compréhension du projet porté par les chercheuses Élodie Gallet, Geneviève Guétemme et Sylvie Pomiès-Maréchal de l’université d’Orléans. La notion de théorie mise en exergue dès le premier mot du titre justifie les efforts définitoires déployés dans ce volume, qui en font un texte essentiel aux chercheurs travaillant sur le thème du « décentrement » (à l’instar du CELIS de Clermont-Ferrand et de son axe « Décentrement(s) »). À cet égard, nous le verrons par la suite, cet ouvrage fera date dans les travaux liés aux mouvements centre-périphérie.
Le terme pratiques a cela d’innovant dans cet ouvrage qu’il ouvre l’analyse à des arts aussi variés que le cinéma, la photographie, le vêtement traditionnel, les littératures du monde, mais aussi la politique et ne cantonne donc pas l’analyse des décentrements à la seule approche textuelle, ce qui est assez fréquemment fait.
Enfin le concept même de nomadisme inscrit le thème dans une mouvance, et donc une difficulté à définir, que les diverses contributions proposées parviennent néanmoins assez habilement à dépasser, voire à transcender.
Mais ce qui ressort comme étant le point d’orgue de cet opus est bien la démarche de définition. Elle seule justifie pleinement la publication dudit ouvrage tant elle est riche, variée, mais également structurante dans les recoupements quelle tisse entre psychologie du décentrement, aspiration artistique au décentrement, pulsion humaine du retour au centre et mouvements éternels de va-et-vient. Ces mouvements définissent en fait l’humanité elle-même, faisant du décentrement l’une des caractéristiques premières de ce qu’est l’humain dans son fonctionnement mental, psychologique et ontologique. À cet égard, les apports des travaux de la première partie sont absolument essentiels, nous y reviendrons en détail.
Sur la partie « pratiques », l’ouvrage est un peu plus traditionnellement universitaire dans ce qu’il fait montre de la variété à laquelle nous sommes souvent confrontés lors des colloques, même lorsque les propositions ont été scrupuleusement sélectionnées par les organisateurs, c’est-à-dire, une forme d’approche parfois un peu pointilliste du concept central, qui du coup, et cela est assez pratique en l’espèce, se décentre légèrement. De fait, les pratiques proposées par les excellents travaux sur l’écriture d’Edgar Poe (« Une nouvelle d’Edgar A. Poe : “How to Write a Blackwood Article” entre parodie grotesque et décentrement psychotique, un sujet fractal ? », p. 231-243) ou sur l’« Alchimie de la fantasy urbaine : l’énigme du décentrement au cœur d’un genre » (p. 103-117) relèvent – mais peut-on faire autrement avec pareil « nomadisme » conceptuel – d’une mise en périphérie et d’une déterritorialisation du sujet, assez subtilement rattachées au centre de l’ouvrage par le rebrassage des outils méthodologiques deleuziens pour l’un ou par l’humour pour l’autre (on peut en effet lire à la fin de l’article de Dean-Liathine McDonald le titre suivant : « un peu recentré sur les bords », 111). Sont assez déterritorialisés également les articles, très riches et intéressants par ailleurs, sur le décentrement juridique au Pérou (p. 119-135), ou sur la lecture critique des essais politiques de Sergio Del Molino (p. 247-262).
Le « nomadisme » conceptuel dont nous parlions plus haut est donc plutôt dans le présent ouvrage une forme de nomadisme des pratiques, sur lequel nous pouvons nous arrêter un instant. Ce nomadisme, pour enrichissant qu’il soit peut parfois entraîner le lecteur vers une forme de marge qu’il aurait peut-être fallu recentrer justement dans une proposition de plan général plus resserrée. Ainsi la partie, isolée en tant que chapitre, sur les traductions littéraires – « Traduire », partie 3 – en ce qu’elle ne présente que des cheminements d’excentration du texte source, aurait pu trouver sa place dans une partie générale sur le mouvement « ex-centrique ». De la même manière, la partie suivante, « Se délocaliser et trouver un nouveau centre », propose des travaux sur les diverses formes de recherche d’un nouveau centre, de « re-centrement », qu’il soit en périphérie ou en verticalité (dans l’œuvre de Sylvain Tesson, par exemple, p. 263-272). Ce resserrement apparaît d’ailleurs comme une forme d’évidence dans les sous-titres que proposent les contributeurs eux-mêmes, qui rejoignent les trois mouvements clé du dé/re/péri. Le découpage en trois grands temps, qui président tous au rapport que nous entretenons avec le centre, l’ex-centri(sme) ou décentrement – s’éloigner –, le recentrement ou retour – revenir – et la mise en perspective du centre depuis le haut ou le côté – observer –, aurait pu permettre de présenter ce nomadisme des pratiques comme une caractéristique commune à tous les acteurs présentés dans le volume. Le morcellement que les éditrices proposent ici renvoie sans doute à la construction en ateliers du colloque dont émane ce texte. L’ouvrage ne se présente pourtant pas comme « actes de colloque », mais bien comme ouvrage dans l’introduction et les remerciements. C’est pour cela qu’il eut été sans doute assez structurant que de redistribuer les articles comme suggéré plus haut, mais également de gommer dans les interventions des artistes – essentielles et très enrichissantes, par ailleurs – toute référence au colloque, à ses horaires, à ses temps de pause etc. et ce afin de « faire livre ».
Ces remarques, de pure logistique éditoriale, n’enlèvent rien aux apports réels de l’ouvrage. C’est en effet sur ce point que nous conclurons cette recension. Le premier élément très novateur proposé par la théorisation du décentrement qui est au cœur du volume s’enracine dans l’entretien avec Delphine Wibaux. Son analyse du rapport concret qui existe entre le centre et l’espace au moment de la création de son projet artistique visant à « questionner une cartographie corticale » (p. 23) est impressionnant de clarté. En travaillant avec des étudiants déficients visuels, elle a conçu le centre comme un objet qui se ressent, plus qu’il ne se voit et alimente ainsi par sa seule pratique tous les articles qui suivent son intervention. Chacun son « focus », sa boussole, son centre. La photographie qu’elle prend alors pour illustrer le colloque et le livre est celle d’un « hors champ », d’une rose des vents et d’une boussole qui dialoguent au centre d’un immense espace parqueté et proposent au regard de naviguer. Par un jeu d’optique, l’œil se décentre alors. Il est fascinant de constater combien ce montage visuel, qui n’en est pas un, mais qui joue simplement sur notre aptitude à voir, mais aussi à dialoguer, met en scène le phénomène du décentrement. Suivent des travaux qui viennent compléter cette approche purement artistique d’éléments psychanalytiques qui prévalent aux modalités cognitives du décentrement. De l’identification du centre intime – le soi – au rapport à l’altérité, cet autre qui seul permet le vrai décentrement psychologique et le dialogue, les articles des pages 31 à 85 ouvrent les analyses à l’humain. C’est ce paradigme du lien à l’altérité que développe Christiane Montandon dans son travail « De la décentration au décentrement : aléas et paradoxes des détours par l’altérité » (p. 31-45) et que Léa Peltier poursuit dans « Identifier son centre pour se décentrer » (p. 47-59), ces deux travaux étant très complémentaires et d’une très grande utilité définitoire pour tous les analystes du décentrement. Tout comme d’ailleurs celui qui suit, et présente les travaux de Félix Guattari – « Félix Guattari et le décentrement du sujet » – de Manolla Antonioni (p. 61-72), qui apporte un autre regard sur cette même thématique de l’altérité. Ces études, ainsi d’ailleurs que celle d’Erwan Sommerer qui s’intitule « Défaillance du centre et plasticité culturelle : décentrement et liberté chez Ernesto Laclau et James C. Scott » (p. 73-85), mettent en scène la plasticité du centre et thématisent le rôle de l’autre dans cette plasticité. L’ouvrage offre à travers ce bouquet d’articles analysant le phénomène humain du rapport à l’autre le point de départ d’une meilleure appréhension des décentrements qui sont ensuite perçus plus empiriquement à travers les « pratiques » proposées.
En résumé, par-delà les quelques remarques méthodologiques faites plus haut, cet ouvrage propose une vraie réflexion de fond sur un phénomène que le modernisme et le post-modernisme ainsi que les mouvances contestataires et contre-culturelles qu’ils ont entraînées à leur suite, ont posé comme une évidence sans réellement l’analyser : la critique systémique des normes et des centres. Il est ici clairement analysé – y compris à travers l’évocation de Borges dans « Si le centre est partout alors il n’est nulle part : le fantastique hispano-américain et la révolte littéraire de la périphérie » de Marcos Eymar (p. 89-101) – la créativité, l’originalité et le courage, qu’il fallut aux premiers « acteurs » du décentrement pour s’imposer dans une pensée mainstream qui justement niait la différence et l’altérité. Et l’on peut peut-être regretter l’absence d’une conclusion générale qui aurait souligné avec force la nécessité de retrouver au xixe siècle une pensée décentrée autonome construite dans le respect de l’Autre, en lutte contre les contre/post-vérités et l’individualisme rampant.
