Claudia Jacobi, Greta Lansen, Lena Schönwälder, Érotisme et esthétique des larmes. Erotik und Ästhetik der Tränen, Berlin, De Gruyter, 2025, 196 p.

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Claudia Jacobi, Greta Lansen, Lena Schönwälder, Érotisme et esthétique des larmes. Erotik und Ästhetik der Tränen, Berlin, De Gruyter, 2025, 196 p.

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C’est un sujet inépuisable que les larmes1. Constatant l’importance des pleurs dans la littérature des xviie et xviiie siècles, les participants à cet ouvrage, publié sous la houlette de Claudia Jacobi, Greta Lansen et Lena Schönwälder, s’interrogent sur leur ambivalence et les aspects érotiques qui recouvrent ce mode particulier d’interaction sociale. Les larmes peuvent en effet être un moyen stratégique de séduction de la part de celui ou de celle qui pleure. Ajoutant parfois un trait de beauté et d’émotion, elles ont aussi leur volupté, au point même d’égaler un rapport sexuel. On pense à Werther et Charlotte qui sont « amants par les larmes ».

Les auteurs ne sont pas sans ignorer que dans la France imprégnée de catholicisme, les allusions à la sexualité sont fortement censurées. Il n’en est pas moins vrai que les larmes contournent, plus ou moins fortement ces interdits. Ainsi le mélange des larmes et du sang dans le lai ovidien de Pyrame et Thisbé signifie-t-il la violence du désir amoureux, tout comme dans le lai de Narcisse où les larmes voudraient toucher l’insensible.

Avec le roman sentimental qui amollit le héros chevaleresque (ici Les Angoisses douloureuses qui procèdent d’amour d’Hélisenne de Crenne), les larmes ne blessent plus la virilité du masculin et l’on retrouve les pleurs virils de l’Antiquité. L’analyse de la Princesse de Clèves faite par Philip Stockbrugger se place dans le contexte néo-stoïcien et politique. Sincérité et vertu sont jugées insuffisantes devant l’hypocrisie de la société de cour comme devant les faiblesses humaines que les pleurs soulignent à loisir dans les diverses occasions.

Les larmes sont l’expression directe d’une sensibilité et leur pouvoir communicatif est exposé tout comme leur importance dans la narration. Les Contes de Madame d’Aulnoy (à la différence des contes populaires où les larmes ne révèlent rien d’introspectif) offrent un riche exemple d’une sentimentalité nouvelle où les larmes qui s’écoulent témoignent d’une profonde douleur intérieure. Citant Anne Vincent-Buffault (« En pleurant, on établit une relation, on attend une réponse […] les larmes se donnent à voir et s’échangent »), Lena Schönwälder montre dans l’analyse du « Prince Marcassin » combien les pleurs sont signe d’humanité et de métamorphose. D’autres contes, comme celui de « La Biche au bois », font apparaître qu’au-delà des faiblesses du langage, il existe d’autres moyens de communication, une communication corporelle qui lève les barrières entre humanité et animalité à laquelle contribuent plaintes, sanglots, gémissements et soupirs. La fécondité des larmes est exemplaire dans « La princesse printanière » dont les larmes contribuent à l’épanouissement de la végétation et des fleurs. Le jaillissement des larmes est ici expression métaphorique du désir sexuel, avec toute la réserve qu’implique la domestication raisonnable des passions.

L’alexandrin racinien, « j’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler » a déterminé pour longtemps la tradition thématique de la beauté des larmes. À la suite de Racine, on retrouve chez Prévost, chez Bibiena, chez Baculard d’Arnaud, Louis d’Ussieux, Sénac, la larme à la beauté séductrice, mais aussi chez Crébillon, Laclos et Sade auxquels Michel Delon consacre de belles pages. L’attrait de la beauté supplante la morale et la jouissance l’empathie. De l’analyse du plaisir du tragique et de la dramatisation des larmes, on passe aux larmes délicieuses du roman libertin, à la douceur des pleurs source d’une nouvelle volupté. Avec la dimension scopique et théâtrale d’un érotisme de la souffrance, la larme chez Sade devient un lien entre l’agresseur et l’humiliation de sa victime, manifestant la volupté comme intensification du sentiment de soi rendant plus vibrante nos cordes intérieures.

Le passage des larmes comme jeu théâtral aux larmes comme signe d’authenticité est le passage des larmes libertines aux larmes sentimentales. Signes de bonté, de vertu, de sincérité, elles marquent alors le moment d’une intensité émotive bien réelle. Outil de communication mais aussi de communion : « rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleurer ensemble » écrivait Rousseau. Mais ce langage des cœurs, de la compréhension immédiate, comporte toujours le risque de s’apitoyer soi-même pleurant.

L’ambivalence était déjà chez Prévost avec toute l’ambiguïté entre disculpation et mensonge chez Manon Lescaut, où les larmes servent à cacher l’embarras provoqué par tant d’excuses et d’autojustification avant qu’elles ne deviennent rédemptrices dans la conversion en Amérique.

Le pathétique et l’érotisme du roman ne laissent pas le lecteur indifférent, ce dernier ému aux larmes témoigne de la qualité des émotions représentées. Mais les larmes du lecteur versées au dix-huitième siècle ne sont plus de mise au vingtième siècle. Autre temps, autre sensibilité. Une analyse des diverses réceptions de Manon Lescaut au cours des temps, des milieux sociaux et des cultures nationales serait bienvenue pour suivre le destin de l’hydrologie lacrymale.

Dans le tableau de Greuze représentant une jeune fille pleurant son oiseau mort, un thème ancien que l’on trouve déjà chez Catulle, on peut légitimement se demander les raisons de ces pleurs. Elles peuvent faire partie du sentimentalisme de l’époque envers les animaux, mais comme l’écrit Diderot dans un long commentaire de ce tableau « beaucoup ont cru que cette jeune fille ne pleurait que son serin », alors que l’auteur des Bijoux indiscrets pense évidemment à la métaphore courante de la défloration. À quoi, on peut ajouter pour rester dans le registre des larmes érotiques, que l’oiseau, bel et bien crevé la tête en bas permet de recycler une vieille métaphore du post-coïtum. Et voilà pourquoi l’on pleure !

Avec les larmes d’Esther Gobseck et celles de Marguerite Gautier, on retrouve celles de Marie-Madeleine, Balzac et Dumas réexploitant le récit fondateur de la féminité érotisée. Greta Lansen a ici le mérite de replacer historiquement et sociologiquement les représentations de la courtisane au xixe siècle, permettant ainsi de mieux cerner la figure à la fois dans le capitalisme comme dans le milieu littéraire. Personnage scandaleux et héroïne sentimentale, la prostituée ouvre la voie à « l’érotisation sentimentale ». Pathos et érotisme s’inscrivent dans une veine mélodramatique, volupté et repentir stimulant l’imagination du lecteur, avec ces deux termes s’annihilant l’un l’autre dans leur coexistence. Greta Lansen montre que ces héroïnes se voient sacrifiées sur l’autel de l’ordre bourgeois, la repentance des jeunes courtisanes confirmant finalement l’ordre patriarcal.

L’analyse originale des larmes produites par des machines biologiques ou mécaniques chez Balzac et chez Villiers de l’Isle-Adam permet de mettre en évidence cet absolu recherché par des hommes assoiffés d’idéal et dont la folle quête de l’être humain comme machine ou de la machine comme être humain conduit à la mort.

Ce parcours se termine dans les représentations picturales, des larmes sacrées du Christ aux larmes artificielles de Man Ray, et clôt ainsi le balancement entre l’authentique de la sincérité de la souffrance à l’esthétisation des larmes, de la communion sentimentale à la distance du libertinage érotique.

Ces différents exemples dans l’histoire littéraire permettent de comprendre de manière sous-jacente l’évolution culturelle attachée aux manifestations lacrymales, et une sociopoétique des larmes pourrait analyser plus en détail l’évolution des représentations sociales et de ses enjeux.

1 Pour ne citer que quelques ouvrages : Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2001 ; Geraldine

Notes

1 Pour ne citer que quelques ouvrages : Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2001 ; Geraldine Spiekermann et Beate Söntgen (dir.), Tränen, Leyde, Brill, 2008 ; Frédérique Toudoire-Surlapierre et Nicolas Surlapierre (dir.), Les Larmes modernes. Larmes et modernité dans la littérature et les arts du xixe siècle à nos jours, Paris, L’Improviste, 2010 ; Florence Fix, Le Mélodrame : la tentation des larmes, Paris, Klincksiek, « 50 questions », 2011 ; Nicholas Dion, Entre les larmes et l’effroi. La tragédie classique française, 1677-1726, Paris, Classiques Garnier, 2012 ; Anne Coudreuse, Le Goût des larmes au xviiie siècle, Paris, Presses universitaires de France, « Écriture », 1999 ; Sarah Rey, Les Larmes de Rome. Le pouvoir de pleurer dans l’Antiquité, Paris, Anamosa, 2017 ; Elena Anastasaki, Françoise Le Borgne et Alain Montandon (dir.), L’Archipel des larmes, Paris, Honoré Champion, « Romantisme modernité », 2025 ; Alain Montandon, L’Eau et les larmes. De la sentimentalité au romantisme allemand, Paris, Honoré Champion, « Romantisme modernité », 2025.

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Alain MONTANDON, « Claudia Jacobi, Greta Lansen, Lena Schönwälder, Érotisme et esthétique des larmes. Erotik und Ästhetik der Tränen, Berlin, De Gruyter, 2025, 196 p. », Sociopoétiques [En ligne], 10 | 2025, mis en ligne le 02 décembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2642

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Alain MONTANDON

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