Le don d’amour. L’impossible réciprocité ?, Revue du MAUSS, n64, 2024.

Référence(s) :

Julie Anselmini et Philippe Chanial (dir.), Le don d’amour. L’impossible réciprocité ?, Revue du MAUSS, no64, 2024.

Texte

Il était évident que placé sous le signe de Marcel Mauss l’amour soit envisagé dans la perspective du don et du contre-don. Les directeurs du dossier (Julie Anselmini et Philippe Chanial) posent d’emblée la question de savoir si le don d’amour ne serait pas une gigantesque hypocrisie masquant les calculs intéressés du donnant-donnant, justifiant l’interrogation du sous-titre : « L’impossible réciprocité ? ». Si l’impératif de réciprocité est constitutif de tout don suivant Mauss, l’amour sous sa forme passionnelle semble être cependant étranger à toute forme de réciprocité et d’intérêt. Les exemples tirés de la littérature révèlent les ambivalences du don, « ses charmes et ses maléfices ».

L’amour est-il un don, qu’il soit agapé, philia ou éros ? En abordant le coup de foudre, le sociologue David Le Breton évoque ce moment de la rencontre sous le signe du potlach et de l’illumination que la rencontre des regards (on connaît l’ouvrage de Rosset sur l’amour au premier regard) place sous le mythe platonicien de la reconnaissance et plus largement associant le visage à une révélation de l’âme. La relation d’amour implique une réciprocité qui ne relève ni d’un marché ni d’un contrat ou d’un intérêt. Citant Jacques Godbout qui parle de l’« appât du don » par opposition à l’appât du gain, ce qui importe ici est le lien, ce lien qui constitue un type original et singulier de sociabilité, en partie exclusive de toute autre.

Dans la dynamique amoureuse, on a le sentiment de recevoir plus que de donner et la tendresse se prodigue de l’un à l’autre sans aucune mesure. Une telle absence de réserve dont la littérature citée donne maints exemples répond à une représentation romantique de l’amour avec le don total de soi. Mais avec le désamour et la routinisation, l’échange devient utilitariste, se compte jusqu’à devenir règlement de compte. « Quand le sentiment de réciprocité amoureuse s’efface la dette intervient et son remboursement ».

Les pratiques « amoureuses » contemporaines souffrent de l’hyperindividualisation du lien social et la banalisation des rencontres modifie complètement le paysage amoureux livré à une consommation où l’anonymat privilégie l’autonomie de soi et l’absence d’engagement affectif.

La paradoxale force de liaison du don est également analysée selon Simmel où l’amour est intersubjectivation, forme sensible et intime de la relation Je-Tu, mais aussi le livre d’Éva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal : l’expérience amoureuse dans la modernité (2012), où l’on retrouve des exemples littéraires avec Virginie Despentes. L’analyse de la Pitié dangereuse de Stefan Zweig dénonce le plaisir à sentir que l’on est bon, opposé à l’intérêt que l’on prend à autrui comme fin en soi. Aussi « sur la base de cette distinction entre un sentiment auto-référentiel et fermé dans la jouissance de soi et un transport hors de soi qui est attention et sollicitude envers l’autre, Zweig oppose deux formes de pitié ». Zweig met en scène un amour dont on est l’objet qui ne peut être accepté ni repoussé, un dilemme moral insoluble dont l’issue ne pouvait qu’être fatale.

Avec Balzac, l’ambivalence du don amoureux est déclinée sous de multiples angles. Le Lys dans la vallée conduit « du dévouement sublime aux noirs abymes du sacrifice tragique » offrant une vision pessimiste de l’amour où l’auto-dévoration des forces vitales, avec la comédie et les mensonges de la passion amoureuse, mène presque fatalement au désastre, si ce n’était un reste d’idéalisme dans l’écriture réaliste de l’auteur de la Comédie humaine.

On trouvera dans ce volume une traduction commentée du Chant des longs regrets, poème narratif du célèbre poète chinois Bai Juyi tout comme l’analyse de Triste Tigre de Neige Sinno avec l’exemple du contre-don forcé suite au langage de l’abuseur adulte face à l’enfant et les choix de la narratrice quant aux stratégies pour éclairer sans ombre aucune la réalité du témoignage. Un autre témoignage concernant cette fois l’éros gay reprend le processus de reconnaissance réciproque, aussi éphémère puisse-t-il être, et le dialogue reposant sur un engagement plein. Prenant la dédicace comme don, Jean-Marc Ghitti met en valeur la dédicace amoureuse de Marcel Ficin à son ami Giovanni Cavalcanti comme contre-don de l’inspiration et la lettre « Solide est l’amitié inspirée par Dieu » replacée dans le contexte platonicien où l’amant vénère l’aimé comme un dieu (Phèdre, 251-252).

Enfin l’ethnologue Pehrson a défendu une thèse anti-utilisatrice de l’amour à travers l’étude de la romance adultérine chez les Marri baloutches. Les sociétés avec un système de parenté rigide seraient propices à l’émergence d’une conception romantique de l’amour, ce dernier serait perçu comme une échappatoire à la raideur des relations sociales marquées par la violence et l’inégalité. Aussi l’amour serait une valeur inestimable parce qu’il est une relation sociale sans intérêt, étant à lui-même sa propre fin et excédant toute fonctionnalité.

Ces réflexions sociologiques et littéraires sur les représentations de l’amour incitent à repenser la dynamique des échanges affectifs.

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Référence électronique

Alain MONTANDON, « Le don d’amour. L’impossible réciprocité ?, Revue du MAUSS, n64, 2024. », Sociopoétiques [En ligne], 10 | 2025, mis en ligne le 03 décembre 2025, consulté le 17 décembre 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2648

Auteur

Alain MONTANDON

CELIS, Université Clermont Auvergne

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