Revue d’études culturelles, no 10, Le Baiser

Référence(s) :

Vanessa Besand, Virginie Brinker et Henri Garric (dir.), Revue d’études culturelles, noo10, Le Baiser, Dijon, Éditions ABELL, 2023, ISBN : 978-2-904911-9-03

Texte

Le baiser, un rituel des plus communs dans les interactions sociales, a été récemment mis à l’épreuve par l’épidémie du Covid pendant laquelle les embrassades ont été très fortement déconseillées. À la fin de l’épidémie, certains ont pu vivre comme une libération la poursuite de l’abstention d’une telle pratique jugée trop intrusive, mécanique et peu hygiénique, tandis que d’autres ont pu retrouver le plaisir de ce contact buccal, entre signe de politesse et acte érotique. Toujours est-il que la question du baiser a éveillé l’attention et un groupe de chercheurs s’en sont emparés de manière fort originale, et, à partir d’anciennes approches, ont mis l’accent sur l’espace culturel des arts « mineurs » comme la bande dessinée, le cinéma, la littérature réaliste, le conte, etc. tout en articulant anthropologie et esthétique. Aussi ce volume publié par l’ABELL (Association bourguignonne d’études linguistiques et littéraires) apporte-t-il des analyses aussi fécondes qu’inédites sur ce passionnant sujet.

C’est par le biais de l’étude des représentations que les auteurs abordent le traitement d’un motif révélateur des codes esthétiques et génériques. Aussi était-il assez naturel de commencer par citer le stéréotype du genre qu’est le baiser hollywoodien, icône ritualisée par les acteurs, étant « l’expression profonde d’un amour qui érotise l’âme et mysticise le corps » selon Edgar Morin. L’accent est mis sur l’évolution des représentations sociales consécutives de l’évolution des mœurs. Ainsi le baiser romantique est-il devenu désuet : avec la libération sexuelle, le baiser n’est plus « l’apogée, le moment sublime de l’envolée sentimentale ». Il est réduit à un acte anodin et dérisoire, « simple étape du parcours de sexualité ».

Des traces de son aspect « sacré » ont subsisté dans le baiser hollywoodien, qui envahit les écrans de cinéma à partir des années 1930. Aussi la partie consacrée à la « mécanique du baiser et ses détournements » au cinéma est-elle originale dans ses analyses et il était naturel de commencer par rappeler son usage dans le mélodrame théâtral par le prisme du thème du baiser interrompu, tel que l’observe Florence Fix : baiser suspendu, repoussé à la scène finale « toute de félicité et de concorde ». Le baiser est ajourné par l’intervention d’un tiers, mais aussi par le mouvement d’une sincérité vertueuse et d’un élan réel, gage d’authenticité. À travers les mélodrames de Pixérécourt, de Bouchardy, de Ducange, le baiser valorise l’émotion sensible face aux traîtres. Ainsi le baiser retenu du mélodrame apparaît-il comme une préfiguration du baiser hollywoodien, lui-même soumis à la retenue par le code Hays et qui parachève le happy end. Henri Garric explore le domaine peu étudié du baiser dans le cinéma muet avec ses différentes manifestations (dans le coup de foudre, la reconnaissance amoureuse, la séparation des amants, le pardon final, les retrouvailles, etc.). Avec les mélodrames muets dans lesquels joue Rudolph Valentino, le baiser intervient principalement par le regard et dans la distance des corps. Cette spiritualité du baiser à l’exemple d’Intolérance est subvertie par Gustave Machatý dans Erotikon (1929), film dans lequel la distance sert alors à exacerber le désir : le réalisateur invente une érotique du baiser là où le modèle canonique le réduisait à l’allégorie et la transcendance. Face à la banalité quotidienne du baiser conjugal (King Vidor), les baisers burlesques d’un Keaton déploient la répétition mécanique du baiser impossible. Le muet a donc préparé le baiser hollywoodien et toutes ses dérives et subversions. Ce dont témoigne l’analyse des baisers chez Hitchcock. Avec Notorious en 1946, le plus long baiser de l’histoire du cinéma (deux minutes et trente secondes) est un défi au code Hays qui le limitait à trois secondes. Avec Rear Window, Vertigo, Psycho, Marnie, Marc Kelmanowitz redéfinit l’esthétique de l’œuvre hitchcockienne à la lumière de l’évolution du régime spectatoriel. Avec Buñuel la démarche devient subversive, le baiser relevant d’une sexualité frustrée, pulsionnelle, interdite. Duprat de Montero suit les trois grandes périodes de sa filmographie avant-gardiste (surréaliste, mexicaine et française) parodiant les conventions morales et esthétiques canoniques. Les baisers transgressent la morale avec la pédophilie, l’inceste, le fétichisme, la nécrophilie, etc. s’opposant à l’idéologie bourgeoise et dynamitant les normes du cinéma classique.

Dans le conte, le baiser se décline sous diverses formes selon Vanessa Besand. Ainsi l’absence de baiser dans Blanche-Neige de Grimm est-elle compensée par l’ajout que fait Walt Disney, encouragé en cela non par la version de Perrault de La Belle du Bois dormant, mais par celle de Grimm, cette fois. La version de Disney participe d’un réenchantement, avec le merveilleux baiser qui s’oppose à la magie noire de la reine, réinscrivant le baiser dans l’histoire culturelle de sa thérapeutique et du pouvoir vivifiant et curatif du souffle vital, que le ballet d’Angelin Preljocaj met en scène. Le théâtre de Robert Walser transforme le souffle vital en pouvoir d’absorber le mal, geste de « vampirisme à rebours » (P. Auraix-Jonchière), non de la vie, mais de la culpabilité de la reine. Avec le film de Pablo Berger le baiser salvateur est détourné pour devenir écœurant et anti-merveilleux, attraction sordide et terrifiante.

Comme l’écrit Vanessa Besand dans son avant-propos, on discerne un continuum allant des pratiques sociales de la politesse à l’érotisme et à la sexualité, visible dans la manière dont les auteurs se réapproprient les échos des pratiques sociales. L’intertextualité présente est particulièrement développée par Elara Bertho avec les baisers palimpsestes (le troubadour, le griot, le cinéma et la bibliothèque) et les baisers connectés chez Senghor et les baisers mystiques, chez Ondjaki et les baisers cinématographiques, chez Ouologuem et les baisers du X, avec la réappropriation africaine de différentes cultures littéraires et pornographiques.

Dans la bande dessinée, le média iconotextuel focalise la dimension physique du baiser avec des emanata faisant ressortir les fluides propres à l’acte du baiser, avec la langue, les dents et surtout la bave dans cette sauvagerie apprivoisée que détaille Deforge. Le problème graphique du conjointement des surfaces exige une microexploration qui reformule les enjeux amoureux contemporains comme chez Grand Vampire de Joann Sfar. Ce qui n’est pas sans entraîner dans les baisers burlesques d’un Segar (créateur de Popeye) une sursignification du caractère baveux et agressif du baiser. Cette logique des fluides mise en place y compris dans les bandes dessinées underground témoigne d’un temps où les divers baisers sont devenus « une fin en soi des pratiques amoureuses et non des étapes menant obligatoirement au coït et à la conjugalité. »

La dernière partie « Sociabilités et politiques du baiser » s’appuie sur les représentations historiques et leur évolution. Lisa Sancho en analysant le baiser de Guenièvre et de Lancelot s’attache à l’introduction au xiiie siècle du personnage de Galehaut qui introduit un nouveau triangle amoureux pour régler la concurrence affective et la hiérarchie entre amitié masculine et hétérosexualité. La démonstration de l’évolution d’une distance progressive est soutenue par le traitement iconographique. Marie-Ange Fougère aborde d’une part les attentes sociales et morales concernant la jeune bourgeoise éduquée par le biais des manuels de savoir-vivre et la mise à mal que fait Zola de la figure de la jeune fille idéale, tandis que Lucie Nizard aborde le thème du baiser volé à travers l’érotique genré dans la littérature du second xixe siècle. Il revient à l’homme de prendre l’initiative et à la femme de subir ou feindre de subir des rapports dérobés à sa volonté. Cette répartition genrée des rôles du baiser chez Zola, Albert Cim, Paul Adam, Goncourt, Maupassant, Mirbeau, Champsaur chez qui on relève l’isotopie guerrière du pillage, de la capture, du butin avec tout le mordant et la flamme nécessaire permet d’aborder la question de la représentation problématique du consentement et le passage du baiser dérobé au baiser voulu. L’odeur du baiser à l’époque de l’hygiénisme triomphant et le parcours gay et lesbien du baiser achèvent ce riche ouvrage collectif où circule une forte continuité dans l’historicité des représentations culturelles.

Citer cet article

Référence électronique

Alain MONTANDON, « Revue d’études culturelles, no 10, Le Baiser », Sociopoétiques [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 13 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2227

Auteur

Alain MONTANDON

CELIS, Université Clermont Auvergne

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