Déjà Marc-Aurèle dans ses pensées livrait (livre 5) une réflexion fondamentale à toute approche éthique de la biodiversité :
Ne vois-tu pas que les plantes, les oiseaux, les fourmis, les araignées, les abeilles concourent, chacune dans leur ordre, à l’ordre universel ? Et toi, tu refuserais d’accomplir tes fonctions d’homme ! Tu ne t’élancerais pas avec ardeur à ce qui est si conforme à ta nature !
Andreas Hetzel, professeur de philosophie à l’université d’Hildesheim, livre ses réflexions sur ce que pourrait être une éthique de la biodiversité dans un livre riche en analyses et en exemples. Partant du constat que la vie s’est considérablement diversifiée sur notre planète en une infinité de formes, en êtres complexes qui interagissent les uns avec les autres, il appert que la destruction du monde naturel menace le miracle global de la biodiversité dans son existence même. Le développement des interactions qui est inhérent à l’évolution amène une interdépendance constitutive des espèces. Une forêt n’est pas faite que d’arbres, mais aussi de champignons, d’insectes, de bactéries, d’oiseaux, etc. Les échanges permanents d’énergie, de nourriture, tissent une toile, un ensemble de multiples symbioses. Or devant l’étonnante et incalculable diversité de la vie, la machine industrielle et sociale est aveugle, en partie involontairement et en partie très consciemment, amenant un recul de la biodiversité qui est le plus grand problème éthique de notre époque.
La crise de la biodiversité exige non seulement des réactions politiques et sociales, mais des réponses éthiques pouvant les motiver. Par éthique l’auteur entend la recherche systématique de réponses sur notre responsabilité vis-à-vis du vivant, adoptant une morale du respect et de la précaution d’autant plus nécessaire qu’on ne peut embrasser toute la multiplicité et le nombre des êtres vivants, dont nombreux restent ignorés. Il convient donc de faire l’expérience de l’altérité, d’aborder une éthique pour l’autre (voir Aristote).
Il importe de comprendre le rôle essentiel de l’environnement dont dépendent les espèces, dans leurs complexités systémiques. Andreas Hetzel, qui a toujours été fasciné par l’entomologie, prend l’exemple du Bembidion qui est un genre d’insectes coléoptères prédateurs de la famille des carabidés montrant combien la dynamique naturelle des eaux est la condition de vie pour le Bembidion. Or le changement des milieux se produit de manière imperceptible. La dégradation échappe à la temporalité de nos perceptions, ce dont témoignent Lars Gustafsson et Agneta Blomquist avec l’histoire d’un fjord. La perte est si lente et si continue, qu’elle ne se laisse pas remarquer et elle concerne aussi des espèces que nous ne connaissons pas. « La mort des insectes se passe à nos portes et cependant sous notre seuil de perception » (p. 314).
L’Anthropocène, nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur terre, surpassant les forces géophysiques, était déjà présent chez un Buffon qui dès 1778 écrivait dans Les Époques de la Nature : « La face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme ». La perte phénoménale de la biodiversité est consécutive aux modifications du climat, à la réduction, la fragmentation, la destruction et la dégradation des milieux naturels par l’urbanisation, la déforestation, l’agriculture intensive, les espèces invasives, l’accélération et l’expansion des phénomènes d’érosion imputables à l’activité anthropique, la pollution, etc. La perspective anthropomorphique a progressivement gommé les autres êtres vivants de la chaîne. C’est en particulier avec la disparition d’espèces d’insectes et la chute catastrophique de la biomasse consécutive que la crise de la biodiversité apparaît dans toute sa dramatique ampleur. Pourtant les insectes attirent beaucoup moins l’attention et l’émotion réservées aux mammifères comme la panthère, l’ours de la banquise ou les volatiles comme l’aigle royal. Les représentations sociales des insectes voient d’abord et majoritairement en eux des êtres nuisibles un peu comme les mauvaises herbes dans le domaine végétal. Non seulement on les ignore, en raison de leur petitesse, mais on n’en connaît que quelques espèces. Ils sont synonymes de saleté, de maladies, d’aspect répugnant, et l’aversion envers eux tient aux associations que l’on fait avec la mort et les processus de décomposition dans les représentations occidentales. Aussi l’insecte appelle l’insecticide, dans la méconnaissance des travaux utiles qu’ils accomplissent. Comme l’écrit Edward O. Wilson, s’ils venaient à disparaître le monde tomberait dans le chaos. Pourtant leurs rôles d’élimination des matières organiques mortes et ceux de pollinisateurs sont bien connus. Heureusement l’image culturelle des insectes est parfois positive dans la fascination, la surprise et l’étonnement qu’ils provoquent. Métamorphose et beauté sollicitent le regard qu’il s’agisse de celui de Fabre ou de Marie Sybille Mérian. Nombre d’ouvrages littéraires témoignent de cette prise de conscience et d’une éthique relationnelle où le non-humain est inclus comme partie solidaire du devenir humain. Les descriptions d’Annette Droste-Hülshoff ne peuvent cependant masquer l’ombre d’une mélancolie écologique devant les avancées de la civilisation industrielle. Si certains marquent le début de l’anthropocène vers 1800 avec l’invention de la machine à vapeur, Carl von Linné dans son voyage en Suède 1737 avait déjà décrit les mines de Falun et ses pollutions comme un premier spectacle de l’industrialisation, ce dont se souviendra E.T.A. Hoffmann en 1819 dans sa célèbre nouvelle. On peut aussi parler de capitalocène en suivant Karl Marx qui a montré comment l’argent a privé l’humanité comme la nature de sa valeur propre. Il n’est pas anecdotique de voir que les premiers documents sur la perte de la biodiversité correspondent au début du colonialisme et du projet impérialiste de domination et appropriation du monde.
La tendance évolutionniste va dans le sens de la diversification de la vie amenant la spécialisation au sein de l’écosystème, ce milieu de vie constitué d’un environnement non vivant et de l’ensemble des organismes vivants qui l’habitent. Ainsi la disparition d’un type de chardon amène la disparition de l’insecte phytophage qui lui est lié. Les causes de l’extinction des insectes sont multiples : pollution lumineuse, monoculture industrielle, néonicotinoïdes, pesticides, herbicides, eutrophisation des eaux, la fin des pâturages traditionnels, etc. À la multiplicité irrévocablement perdue s’ajoute une autre perte concomitante qui est la disparition des mots, de vocabulaire de la nature, car l’expérience de la nature dépend aussi des mots qui constituent le socle des représentations sociales.
Du sujet comme maître et possesseur de la nature au sujet comme responsable des suites de cette domestication, la réflexion bioéthique fondée sur la réflexion philosophique (à commencer par Aristote) se heurte finalement à la question des rapports éthique et politique. L’auteur conclut à une éthique du respect, fondée philosophiquement et historiquement et à l’exigence de formes de vie conviviale.