Cet ouvrage très riche, qui réunit plus d’une quarantaine de participants, contribue par ses analyses historiques et sociologiques à donner un vaste panorama des représentations actuelles qui concernent une société sous l’emprise de la pandémie du Covid-19. Cet état des lieux est d’autant plus intéressant qu’il pourra servir à de futures analyses sociopoétiques, car nous ne doutons pas que dans les mois et les années qui viennent, de très nombreux textes, romans, autobiographies, poésies verront le jour (mais un certain nombre de ces textes ont déjà été publiés sur la toile, à commencer à titre d’exemple par le journal de l’écrivain et homme de théâtre Wajdi Mouawad). L’ensemble des analyses mettent l’accent sur le fait que l’époque vit une crise de société tout à fait originale amenant des modifications sociales et culturelles profondes.
Un premier constat de la part de l’historien Franz Mauelshagen est que les nombreuses épidémies qui eurent cours dans l’Europe ont engendré les mêmes précautions et décisions que la pandémie occasionne de nos jours.
Bien qu’on ne sût rien du bacille de la peste et de son mode de propagation, les médecins portaient aussi des masques, ils avaient une tunique recouvrant tout le corps, des gants, des besicles de protection portées sur un masque en forme de bec, ce qui les faisait surnommer les corbeaux, et un bâton pour tenir à distance choses et gens. S’il cite le journal de Pepys, on pourrait penser aussi à ce grand journaliste d’investigation que fut Daniel Defoe qui dans le Journal de la Peste rapporte combien le phénomène donnait lieu à des rumeurs et déjà des théories complotistes. Mais le plus significatif était les quarantaines instaurées chaque fois, les confinements, la fermeture des lieux publics favorisant la diffusion, l’arrêt du commerce de ville à ville, les rues désertes du fait du manque d’activité et cette perturbation de l’économie source de chômage, voire de famine. Les ordonnances de 1665 interdisaient à Londres tous les spectacles, les banquets, les repas dans les tavernes, et les débits de boisson devaient fermer après 21 heures. Tout en ignorant les sources de la maladie, on se méfiait des provisions au point même qu’on avait inventé le drive-in avec les maraîchers qui écoulaient leurs denrées aux entrées de la ville :
Il est vrai que chacun prenait toutes les précautions possibles. Si l’on achetait une pièce de viande au marché, on ne voulait pas la prendre des mains du boucher, mais on la décrochait soi-même. De son côté le boucher se refusait à toucher l’argent et le faisait déposer dans un pot rempli de vinaigre, préparé à cet effet. L’acheteur se munissait toujours de petite monnaie pour faire l’appoint, afin de ne reprendre aucune pièce1.
On formait des cordons sanitaires et on allait même jusqu’à ériger des murs comme en Provence, les « murailles de la peste ». Franz Mauelshagen évoque le visage du Léviathan, image reprise à Hobbes pour signifier la violence d’État dans les mesures sanitaires qui rappellent un état de guerre.
Ce qui ressort des témoignages d’un Defoe (on pourrait puiser dans la très nombreuse littérature du genre depuis Homère jusqu’à Camus) sont les sentiments d’angoisse, de colère, de peur devant ce qu’on ne peut maîtriser dans cet état d’exception, où domine l’incertitude sur ce qui se passe, sur le comment et quoi penser à partir des détails de l’information, avec les statistiques, et les comparaisons. Un bouleversement qui est une véritable métamorphose dans la perception et la représentation du monde. C’est ce que raconte Paul B. Preciado dans « La conjuration des losers2 » :
Quand je suis allé me coucher, le monde était proche, collectif, visqueux et sale. Quand je suis sorti du lit, il était devenu distant, individuel, sec et hygiénique.
Les changements apportés par l’épidémie se manifestent dans les modifications des codes, avec la redistribution des lignes du public et du privé, celle des jeunes et des vieux, des riches et des pauvres, en accentuant les différences sociales exacerbées face à la mort et en instaurant de la distance sociale, qui est distance physique, distance corporelle, mais finalement également psychique, puisque l’autre apparaît comme un danger potentiel. Également notée est la disparition du corps, d’abord celle du visage, avec les masques dérobant toutes les mimiques, mais aussi la disparition du corps comme élément du plaisir, de l’envie, de la joie, du loisir, de liberté, de la proximité. Effacement du corps individuel que le souci de soi emprisonne dans un espace sans contact, mais également disparition du corps collectif (qu’il s’agisse de foot, de théâtre, de festival, de réunions ou manifestations, etc.).
La transformation des interactions sociales, l’abolition de la poignée de mains, d’embrassades et d’autres rituels ont pour effet de prendre conscience de l’enfer d’une société sans contact à laquelle la vie quotidienne avait habitué les personnes vivant une socialité médiatisée, qui existait bien avant la crise (avec les moyens de communication électronique, les téléphones, les portables, les e-mails, les chats, les podcasts, les sms, etc.). La crise du corona montre ainsi le degré de la médiatisation sociale.
Les fondements de la société moderne et son imaginaire culturel sont ébranlés dans ce monde de la globalisation, auquel s’ajoutnte le drame de la biodiversité, du réchauffement climatique et la représentation d’une interdépendance générale et systémique. La pandémie s’ajoute non seulement à la crise du climat, mais recoupe également les tensions sociales, la mise en cause des solidarités en particulier avec la pauvreté et le racisme. I can’t breathe est un thème caractéristique à la fois du racisme et du Covid. Ne plus pouvoir respirer et le manque d’oxygène sont la grande angoisse, dont Paul B. Preciado rend compte dans l’article cité :
Je n’avais pas de difficulté à respirer, mais j’avais du mal à penser que j’allais continuer à respirer. Je n’avais pas peur de mourir. J’avais peur de mourir seul.
Cette épidémie diffère des grandes épidémies du passé sans doute en ce que la santé est choisie au détriment de l’économie, mais surtout par l’hyper médicalisation et l’hyper médiatisation du phénomène. Le rôle joué par les médias a été vivement critiqué par certains, dénonçant le virus de la peur, d’une peur que les statistiques ne justifieraient pas selon eux qui citent la vingtaine de millions de morts due à la grippe espagnole3. Les auteurs du présent volume rappellent quant à eux que l’hyper médicalisation de la mort, qui n’existait pas au xixe siècle si on prend comme exemple les morts dans le Stechlin de Fontane ou dans les Buddenbrocks de Thomas Mann chez lesquels la mort est d’abord une expérience de la condition humaine et dans laquelle le médecin se tient à l’écart. Le monde du confort, du progrès, de la sécurité se heurte à une incertitude radicale étrangère aux logiques habituelles du risque et au visage de la mort dans une société qui la rendait invisible ou même la niait. On assiste ainsi à des glissements importants des représentations qui amènent les auteurs à s’interroger sur le monde d’après, sur ce qui aura véritablement changé, ce qui restera de cet épisode dramatique qui fait qu’en 2020 le monde retient son souffle.