James Tissot. L’ambigu moderne, catalogue de l’exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et le Fine Arts Museum de San Francisco, Paris, RMN-Grand Palais, 2020, 342 p.

Texte

L’exposition au musée d’Orsay et l’excellent catalogue James Tissot. L’ambigu moderne est l’occasion de réfléchir sur un peintre qui peut servir de modèle exemplaire à une analyse sociopoétique. Dans le numéro 2 (2017) de la revue, nous avions montré ici avec un article (« La femme brode, l’homme écrit ». Représentations picturales de la couturière) que la sociopoétique pouvait ne pas concerner uniquement la littérature, mais également certains champs picturaux.

La minutie très réaliste des descriptions que fait Tissot des costumes apparente son approche à celle des catalogues de mode de l’époque au point qu’on a pu le qualifier de « peintre couturier » et qu’il a pu devenir une référence obligée pour l’histoire du costume. S’il représente avec un art proche de la précision photographique les élégances de son époque, c’est aussi sur ces représentations qu’il exerce sa fine ironie. Ainsi fixe-t-il des représentations de la mondanité de son époque, mais à la différence de peintres comme Auguste Tolmouche ou même d’un Alfred Stevens qui peignent avec un réalisme classique des jeunes femmes habillées à la dernière mode posant dans des intérieurs élégants, s’il use d’une telle mimesis mondaine, répondant aux représentations et aux images attendues du public, il exerce une subtile distance, qui témoigne de la part créative de son art quant à l’utilisation des représentations sociales. Cette distance justifie le titre retenu par l’exposition du Palais d’Orsay d’« ambigu moderne1 », car le succès obtenu par ses robes magnifiques ne peut dissimuler les traits non moins incisifs qui en dénoncent parfois l’outrance, souvent une immobilité rigide exigée par le savoir-vivre mondain, et même l’incongruité quand ces attributs ne sont pas à leur place (comme dans le tableau Trop tôt commenté par Cyrille Sciama).

Le goût pour les costumes s’affiche dès les premiers tableaux où une fascination marquée pour l’école du Nord donne lieu à de foisonnantes réalisations inspirées plus particulièrement par le Faust de Goethe, revisité par le romantisme et l’opéra. Paul Perrin note justement à propos d’archaïsme l’éclectisme d’un peintre à la recherche d’un style n’hésitant pas à s’affranchir des règles et à chercher son talent dans différents modèles. Gautier écrivait en 1864 à propos de la facilité d’assimilation de Tissot dans laquelle il voyait un don particulier : « prendre le style approprié à chaque époque nous paraît un mérite. » L’article de Françoise Tétart-Vittu rappelle l’attrait précoce du jeune peintre pour les costumes historiques s’inspirant de la manière des peintres hollandais du xviie siècle, mais aussi la création de la figure de la femme moderne dont il fait de nombreux portraits, dont celui de Mlle L.L. qui place cette femme en boléro rouge et jupe noire du côté de la modernité d’un Manet. Qu’il s’agisse de kimono, de robe d’été ou d’intérieur, les modèles évoluent dans un espace familier.

Geneviève Aitken remarque avec justesse la difficile appréciation d’un peintre hors norme, inclassable, beaucoup plus complexe qu’on ne saurait dire, français de naissance, anglais d’adoption et japonisant par engouement et par mode. Les peintures japonisantes donnent certes à voir l’art de l’Extrême-Orient, mais non sans une touche d’humour au point que l’étonnante Japonaise au bain penche plutôt du côté des « japoniaiseries ». Tissot n’est pas sans connaître l’intérêt de son époque pour l’érotisme exotique d’un Japon, dont il semble pasticher les clichés attendus :

La Japonaise au bain, coiffée d’un kanzashi est un prétexte pour mettre en valeur un élégant kosode fleuri aux couleurs chatoyantes rehaussé par l’étoffe rouge de la doublure à reflet moiré, tous objets dont la finesse contraste avec ce personnage aguicheur et boulevardier que le peintre a installé dans un décor « bricabracant » dont les paravent, shoji, lanterne et pagode appartiennent aux types de produits communément importés à cette époque.

Le regard porté à l’époque sur ces curiosités retrouve la même curiosité que l’on voit dans les peintures d’Alfred Stevens. Mais il serait erroné de ne pas voir combien l’esthétique japonaise a trouvé un écho fécond chez le peintre dans le format adopté de certains tableaux, dans la disposition des plans, la vue plongeante et le premier plan coupé dans En bateau par exemple. Geneviève Aitken développe toutes les composantes du collectionneur de cet art étranger que Tissot comme certains de ses contemporains s’approprient.

Le catalogue commente avec précision certains tableaux paradigmatiques, le Cercle de la rue Royal , October par Paul Perrin, The Ball on the Shipboard (Cyrille Sciama), London Visitors (Marine Kiesel), des portraits de Kathleen Newton (Krystyna Matyjaszkiewicz) et des émaux cloisonnés dont Tissot était un maître.

On retrouve la série du fils prodigue, thème auquel il consacra plusieurs versions, son talent de caricaturiste qu’il déploie au Vanity Fair dont le directeur était Thomas Gibson Bowles et pour lequel il livre de comiques portraits-charges, mais aussi ses fréquentations et inspirations littéraires multiples. Sa familiarité avec Daudet et les frères Goncourt (dont il illustre Renée Mauperin) est amplement détaillée, tout comme son projet concernant La Femme à Paris dont Cyrille Sciama rappelle qu’il voulait associer à chaque tableau la contribution d’un écrivain. Il avait ainsi sollicité Alphonse Daudet, les frères Goncourt, Ludovic Halévy, Henri Meilhac, Jules Claretie, Maupassant, Sully Prud’homme, Charles Gounod, François Coppée, Paul Bourget.

Ce n’était pas le paradoxe le moins étrange que de voir le peintre de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie prendre un engagement aussi spontané que brutal pour la Commune où, participant aux combats il multiplie les croquis comme un photographe ; ses souvenirs du siège de Paris en constituent un témoignage émouvant.

Enfin, tout en faisant état des nombreuses critiques et jugements des deux côtés de la Manche, ce sont des informations précieuses sur les prix des tableaux vendus qui permettent de suivre la fortune de Tissot tout comme ses déboires et ainsi expliquer l’une des raisons de la multiplication des images de son œuvre. Si Ruskin jugeait ses tableaux comme de « simples photographies en couleur d’une société vulgaire », Tissot est bien, comme le signalent à juste titre les réalisateurs de ce catalogue, le créateur d’un monde iconographique majoritairement inspiré de la réalité de son temps, de même que l’inventeur d’une langue artistique capable de se plier au nouveau régime des images que forge le xixe siècle – celui de la reproductibilité et de l’extraordinaire plasticité des images.

Un autre aspect de l’œuvre tardive est mis pour une fois véritablement en valeur. Le tournant mystique du peintre, après la mort de son égérie Kathleen Newton, a donné lieu à une très importante illustration de la vie de Jésus, dont la réussite impressionnante avait subjugué ses contemporains et qu’une observation attentive permet de retrouver toute la force narrative propre au peintre.

Enfin la modernité de Tissot est soulignée par l’influence que celui-ci a pu avoir dans le domaine cinématographique à laquelle Valentine Robert consacre une étude analysant la réception au cinéma de La Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa série de 350 gouaches illustrant le Nouveau Testament dans The King of Kings, The Last Temptation of the Christ (Martin Scorsese, 1988) ou The Passion of the Christ (Mel Gibson, 2004). Mais ces inspirations ne s’arrêtent pas là : Luchino Viscontini, Scorsese, Jane Campion et les films d’inspiration victorienne ont une dette envers l’art et les images de Tissot. Le Temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993), inspiré du roman d’Edith Wharton, est exemplaire à cet égard. Dès le générique Scorsese plonge le spectateur dans le monde de la couture, avec des dentelles qui sont des fleurs et des fleurs qui deviennent des dentelles, puis dans un salon où trônent des tableaux de Tissot, des femmes vêtues à la mode de Tissot et un cadrage qui rappelle combien le peintre avait lui-même un regard cinématographique.

Enfin ce magnifique volume est enrichi par de riches annexes et bibliographie, ce qui en fait un ouvrage de référence désormais incontournable pour l’étude d’un peintre souvent traité de manière contradictoire et longtemps dédaigné par l’histoire de l’art, hésitant à chaque instant entre blâme et encouragement, exaltation de la forme et dénigrement du fond et auquel le film écrit et réalisé par Pascale Bouhénic, James Tissot, L’étoffe d’un peintre (Co-production Musée d’Orsay / Arte France / Cinétévé) diffusé sur Arte en 2020 a rendu sa richesse et sa complexité.

1 Cette qualification d’ambiguïté n’est pas nouvelle. Voir Alain Montandon, « Le monde ambigu de James Tissot, entre mondanité et

Notes

1 Cette qualification d’ambiguïté n’est pas nouvelle. Voir Alain Montandon, « Le monde ambigu de James Tissot, entre mondanité et intimité », Lendemains, vol. 44, no 176, 2019, p. 84-105.

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Référence électronique

Alain MONTANDON, « James Tissot. L’ambigu moderne, catalogue de l’exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et le Fine Arts Museum de San Francisco, Paris, RMN-Grand Palais, 2020, 342 p. », Sociopoétiques [En ligne], 5 | 2020, mis en ligne le 08 novembre 2020, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1261

Auteur

Alain MONTANDON

CELIS-EA 4280, Université Clermont Auvergne

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