Dans le Banquet des Sophistes, une œuvre symposiaque du iiie siècle, Athénée de Naucratis met en scène des convives qui font une démonstration de leur culture en échangeant lors d’un repas autour de thèmes aussi variés que l’histoire, la grammaire, la médecine ou la gastronomie. Pour les Anciens, le banquet est certes un festin de mets, mais il l’est aussi de mots. Les discussions cultivées accompagnent les plats et les rendent plus savoureux. Les relations qui se nouent par le partage de la nourriture et de la parole au sein de la salle à manger, le triclinium, trouvent leur prolongement à travers l’envoi de lettres. Elles peuvent être échangées entre les participants à un même repas ou bien racontées à un tiers pour lui faire vivre par procuration. Les pratiques alimentaires, tout comme les échanges épistolaires, s’inscrivent dans des stratégies de sociabilité essentielles dans le monde des élites à Rome. Le fait d’évoquer la nourriture dans une lettre remplit alors différentes fonctions : inviter ou se faire inviter, raconter un repas, ou encore décrire les habitudes alimentaires de l’autre. Ce motif littéraire participe au développement et à la pérennité des relations avec ses proches. Le partage de nourriture, soit dans une salle de banquet, soit par son évocation par les mots, est une façon de consolider les liens interpersonnels. Mais bien plus, le repas mentionné dans une lettre peut être une façon d’exprimer ses goûts alimentaires et à partir de là, donner matière à réfléchir sur les normes morales et sociales qui l’entourent. Les usages de la table contribuent à l’affirmation d’une identité et de l’image de soi1.
C’est cette complexité des significations de la présence de l’alimentation dans les sources épistolaires que nous proposons donc d’analyser. Ce sujet présente l’intérêt de révéler les pratiques alimentaires du quotidien, loin des artifices de certaines œuvres littéraires sophistiquées comme le Satyricon de Pétrone. Malgré tout, nous pourrons constater que ces lettres expriment aussi un idéal de mode de vie et de vertu où le rôle de l’alimentation est déterminant. Les lettres qui décrivent le repas et la cuisine nous renseignent sur les rapports entretenus par les Romains avec leur nourriture et sont révélatrices de certains aspects de la romanité.
Les documents que nous analyserons s’inscrivent dans une période allant du temps de Cicéron, à la fin de la République, jusqu’à l’époque tardive, alors que la christianisation développe un discours nouveau sur les plaisirs. Ce temps long permet d’envisager notamment la permanence pour les membres de l’élite, puisque c’est surtout d’eux qu’il s’agit dans les sources, de l’importance des règles de l’hospitalité et de la symbolique revêtue par les mets consommés lors de repas, aussi bien pour un menu frugal que pour un fastueux banquet aux saveurs délicates.
Inviter et être invité à un repas : l’hospitalité en pratique
Bien manger à Rome, ce n’est pas seulement déguster de bons plats, c’est aussi respecter un ensemble de règles de savoir-vivre et de civilité. L’invitation à un repas relève d’une stratégie qui répond aux impératifs de l’hospitalité romaine2. Cette valeur est inhérente aux mœurs des Romains dont les rapports sociaux sont régulés par une logique de don et de contre-don. Inviter pour un repas, c’est donc aussi espérer être invité en retour et compter sur l’hospitalité de l’autre le moment venu. Celui qui fait l’objet d’une invitation peut être un proche ou un ami, dans une relation plutôt horizontale, mais il peut s’agir aussi d’une relation hiérarchisée et verticale, par exemple un patron qui invite son client pour affirmer leurs liens. L’invitation peut être adressée de façon orale, lors de la salutatio le matin, quand les membres d’une clientèle se présentent dans la domus de leur patron, ou de façon moins informelle aux thermes, où l’on passe avant le dîner et qui sont aussi un lieu de sociabilité3. L’invitation à dîner peut aussi prendre la forme d’une lettre, surtout s’il s’agit d’un repas important.
- Ainsi, aux confins du monde romain, au iie siècle apr. J.-C., deux femmes vivant dans un monde militaire le long du Mur d’Hadrien dans la province de Bretagne, loin du cœur de l’Empire et de Rome, nous ont laissé un fragment de leur quotidien. Il s’agit d’une lettre qui fait partie des tablettes de Vindolanda, un ensemble de textes sur bois qui témoignent des aspects les plus variés du quotidien des militaires établis le long du limes. Ces textes illustrent aussi la façon dont les Romains maintiennent leur mode de vie et leurs relations sociales face au monde barbare de l’autre côté du Mur. La lettre dont il est question ici est une invitation à une fête d’anniversaire, marquée par une grande affection entre ces deux femmes très proches :
De Claudia Severa à sa chère Lepidina, le bonjour.
Le troisièmejour des ides de septembre, ma sœur, je souhaite sincèrement que tu puisses venir chez nous pour mon anniversaire : par ta présence, tu me rendras ce jour encore plus agréable si tu viens. Donne le bonjour à ton cher Cerialis. Mon Aelius et mon petit garçon le saluent.
Je compte sur toi, ma sœur. Porte-toi bien, ma sœur, ma chère âme, puissé-je ainsi me porter bien, ma très chère. Salut à toi. À Sulpicia Lepidina, épouse de Flavius Cerialis, de la part de Severa4.
Il s’agit ici d’un document qui est une émanation authentique et directe des échanges quotidiens, ce n’est pas une lettre issue d’un recueil épistolaire édité et publié. Bien que le repas ne soit pas mentionné dans cette invitation pour fêter un anniversaire, il est tout à fait logique que Claudia Severa invite Lepidina autour d’un banquet pour marquer ce moment de convivialité5. Il s’agit certainement du repas du soir, la cena, qui est le seul véritable repas de la journée, où l’on reçoit ses invités et où des plats cuisinés sont servis. Le petit-déjeuner (ientaculum) et le déjeuner (prandium) sont destinés avant tout à se rassasier : on y consomme des aliments simples comme du pain, du fromage, des fruits et un peu de vin. Seuls les membres de l’élite qui disposent des moyens financiers suffisants ont accès à des marchandises raffinées et aux services de cuisiniers6. Bien qu’il s’agisse d’une région frontalière périphérique, les produits d’importation arrivent en quantités importantes là où stationnent les légions pour satisfaire leurs besoins, notamment en céréales ou en vin. Surtout, la destinataire, Lepidina, est la femme de Flavius Cerialis, qui nous est connu par d’autres tablettes trouvées à Vindolanda7. Celui-ci est le préfet d’une cohorte d’auxiliaires, des soldats pérégrins qui n’ont pas la citoyenneté romaine. Or, il est nécessaire d’appartenir à l’ordre équestre pour remplir cette fonction et posséder au minimum 400 000 sesterces. Cette lettre provient donc du monde de l’élite, et Claudia Severa jouit elle aussi du même statut social8, la proximité mise en évidence par le texte témoigne d’un entre-soi. Ce repas, dont nous n’avons malheureusement pas de traces, devait donc sans aucun doute comporter des plats et des produits appréciés pour répondre au goût des officiers et de leurs épouses qui seront présents pour fêter l’anniversaire de Claudia Severa.
La littérature du Haut-Empire comporte également des invitations à banqueter qui concernent les catégories les plus humbles de la population, loin de cette famille d’officiers vivant sur la frontière. Les Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres constituent un recueil épistolaire fictif rédigé par Alciphron au iie ou iiie siècle, mais le cadre dans lequel il inscrit ses personnages est celui de la société grecque du ive siècle av. J.-C. Elles renvoient à une forme d’imaginaire et de représentation stéréotypée du petit peuple, notamment dans les campagnes. Durant le Haut-Empire, la campagne est bien souvent idéalisée par l’élite urbaine9, mais en même temps l’urbanitas et la rusticitas se trouvent opposées : le quotidien des campagnes est vu comme éloigné du cœur de la civilisation qu’est la ville. Les plus riches, notamment les sénateurs, disposent de domaines ruraux, les villae, qui peuvent servir de cadre à des repas champêtres, ce dont témoignent certaines mosaïques représentant des repas en plein air, par exemple à l’occasion de parties de chasse. Les mentions de repas et de l’alimentation dans l’œuvre d’Alciphron sont nombreuses. Il ne s’agit pas nécessairement des réalités du monde grec de l’époque classique, mais au moins d’un topos littéraire et des représentations que l’on se fait des repas rustiques à l’époque où l’auteur écrit :
Eustachys à Pithacniôn.
Je célèbre l’anniversaire de mon fils et je t’invite à venir au festin. Ne viens pas seul, amène ta femme, tes enfants, ton homme de peine et, si tu veux, amène aussi ton chien : c’est un bon gardien, dont les aboiements puissants éloignent ceux qui en veulent à nos troupeaux ; une pareille bête mériterait bien de partager notre repas. Ce sera une fête très joyeuse. Nous boirons jusqu’à l’ivresse ; quand nous en aurons assez, nous chanterons et, si quelqu’un sait danser le cordax, il s’avancera au milieu de nous pour divertir l’assemblée. Ne tarde donc pas, très cher ; pour que les banquets de fête soient réussis, il faut s’y mettre dès le matin10.
Cette lettre fictive convie son destinataire à une fête d’anniversaire, comme dans l’exemple de Claudia Severa. Toutefois, les protagonistes mis en scène par Alciphron n’appartiennent pas au même monde. Cette infériorité sociale se traduit par la légèreté du ton de la lettre, voire par le caractère grotesque porté par la présence du chien qui est lui aussi invité. Malgré tout, le banquet annoncé par cette invitation chaleureuse promet que la nourriture et la boisson sauront satisfaire l’appétit. Le mode de vie des paysans et leurs manières sont perçus comme très simples, voire rustres, ce que traduit le regard porté par l’élite sur cette frange de la population. À l’époque d’Auguste, le poème attribué à Virgile du Moretum, où le paysan élabore son repas à partir des produits de sa terre, illustre cet imaginaire. Le repas rustique y est à la fois exalté pour sa frugalité vertueuse, mais il dénote aussi un certain archaïsme. Dans les faits, les paysans des campagnes du monde romain se nourrissaient de céréales, dont une partie des récoltes était vendue, mais surtout de légumes et de légumineuses, de plantes alimentaires et de racines. Ces dernières étaient jugées avec mépris par les riches habitants des villes qui les considéraient comme une nourriture de famine tout juste bonne pour des animaux. Le but des repas des habitants des campagnes était surtout de subvenir aux besoins caloriques. De même, le vin consommé dans la lettre d’Alciphron n’est sans doute pas un grand cru, réservé aux plus riches, mais une boisson assimilable à de la piquette. Mais ce texte montre que ce repas très simple veut imiter dans une certaine mesure celui des classes supérieures par la tenue de divertissements. En effet, le banquet antique est souvent accompagné de danseuses, celles de Gadès étaient particulièrement réputées, ou de musiciens, charmant l’oreille des convives par leurs flûtes. Or, comme il s’agit ici de personnages de condition modeste, il revient aux invités de chanter, voire de danser si l’un d’eux est assez téméraire pour s’exécuter. Il n’y aura sans doute pas de discussions érudites et raffinées pour animer le repas comme dans les Deipnosophistes d’Athénée. Bien que ces personnages soient très humbles, les règles de l’hospitalité doivent être respectées. Une réponse doit être apportée promptement à Eustachys pour qu’il puisse se charger des préparatifs. Ne pas respecter ces principes peut être perçu comme un affront, car c’est ce que reproche Pline le Jeune dans une lettre adressée à un proche, Septicius Clarus11, qui ne s’est pas présenté au repas qui avait été préparé en son honneur mais s’est en plus laissé tenter par un menu plus séduisant chez un autre :
Comment ? Tu acceptes une invitation à dîner et tu ne viens pas ? Voici ma sentence : tu me rembourseras jusqu’au dernier centime, et il y en a pour cher. Il y avait une laitue par personne, trois escargots, deux œufs, un gâteau de semoule avec du vin au miel et de la glace (oui, tu me compteras aussi la glace et même plus que le reste puisqu’elle a fondu à table), des olives, des bettes, des courges, des oignons et des centaines d’autres plats tout aussi délicieux. Tu aurais écouté des acteurs, ou un lecteur, ou une joueuse de lyre ou même je t’aurais offert toutes ces distractions : vois comme je suis généreux ! Mais tu as préféré des huîtres, des vulves, des oursins, des danseuses de Gadès je ne sais chez qui. Tu seras puni, je ne dis pas comment. Tu t’es conduit comme un grossier personnage. Quel manque d’égards pour moi12 !
Dans cet extrait, les normes de l’hospitalité sont transgressées et la logique de don et de contre-don s’applique à la sanction prévue par Pline pour cet ami incorrect13. Ce dernier doit rembourser l’argent dépensé en vue de l’organisation du repas. Surtout, les relations d’hospitalité entre les deux personnages se trouvent compromises. À l’inverse, l’hospitalité peut être recherchée et une lettre être rédigée dans le but d’obtenir une invitation. Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont au ve siècle, évoque avec son ami le rhéteur Lupus la mémoire de Lampride, un autre orateur, qui vient d’être assassiné. Sidoine lui rapporte une lettre envoyée au malheureux et où l’évêque lui demandait d’intercéder auprès de ses amis pour obtenir le gîte et le couvert. Sidoine décrit alors une auberge sordide : les odeurs et les repas servis suscitent le dégoût, les nourritures sont grasses tel le boudin, les clients sont ivres et peu recommandables. Il s’agit de l’opposé d’un repas auquel est habitué un personnage aussi important que Sidoine, d’autant plus que les auberges sont entourées d’une très mauvaise réputation, elles sont des lieux opposés aux valeurs de l’hospitalité14.
La lettre est donc un instrument essentiel des sociabilités pour inviter ou être invité. Mais bien plus, elle peut annoncer un véritable menu destiné à faire saliver l’interlocuteur en éveillant ses sens pour le persuader de venir. Elle peut aussi faire le récit d’un repas et ainsi pérenniser les saveurs et les odeurs éprouvées lors du festin pour le partager avec celui qui en était absent.
Un menu par correspondance : annoncer et raconter le repas
Il n’existe pas dans le monde romain de terme qui équivaudrait au mot « menu ». Toutefois, il s’agit d’une réalité du repas romain. Athénée dit par exemple qu’à l’occasion des banquets la carte de tous les mets pouvait être donnée afin que le cuisinier sache que préparer derrière ses fourneaux15. La documentation ne nous a transmis aucune carte de ce type, toutefois les lettres peuvent remplir cette fonction. Bien souvent, ce sont des menus très simples qui sont annoncés comme on le trouve dans plusieurs œuvres littéraires, à mille lieues des fastueux banquets. Les repas peuvent en effet offrir des mets frugaux, à tel point que les auteurs s’en excusent et préviennent leur destinataire de la simplicité qui les attend, tel Horace, dans une lettre adressée à son ami Torquatus :
Si tu peux te coucher, comme convive, sur des lits d’Archias, si tu ne t’effraies point de dîner avec toute espèce de légumes sur un modeste plat, je t’attendrai chez moi, Torquatus, quand le soleil finira sa course. Tu boiras du vin mis en cruche sous le second consulat de Taurus entre la marécageuse Minturnes et Pétrinum près Sinuesse. Si tu as mieux, fais-le venir ; sinon, accepte mon autorité souveraine.
Déjà, en ton honneur, le foyer resplendit et la vaisselle est reluisante. Donne congé aux espérances vaines, à la chasse aux richesses et au procès de Moschus. Demain on fête la naissance de César, demain est un jour de vacance et de sommeil. Impunément nous pourrons prolonger en une ample causerie cette veillée d’été. À quoi bon la fortune s’il ne m’est pas accordé d’en jouir16 ?
Le repas auquel Torquatus est invité par Horace est défini avant tout par sa sobriété car ce sont des légumes qui seront servis et qui constitueront l’essentiel des victuailles. Or, le menu classique d’un banquet comporte généralement des viandes ou des poissons, des volailles ou de petits oiseaux, en complément des nourritures végétales, car ce sont des mets festifs. Le vin semble néanmoins de qualité car il vient de Campanie, une région d’où proviennent des crus estimés tels le Falerne et le Cécube. Horace en précise l’âge, établi par rapport au nom du consul en fonction l’année de production17. Même la vaisselle et les lits sur lesquels s’allongeront les convives seront simples. La frugalité est donc au menu, pourtant il s’agit d’un jour de fête marqué par l’anniversaire d’Auguste, né le 23 septembre 63 av. J.-C. La lettre précise que le repas commencera lorsque le soleil décline, ce qui est tard pour un repas dans la mesure où il était de coutume de commencer à manger en fin d’après-midi et de finir avant le coucher du soleil. Mais le caractère festif de l’anniversaire d’Auguste autorise à ne pas respecter la norme, c’est pourquoi Horace annonce qu’ils pourront prolonger leurs discussions et les réjouissances au-delà de la limite usuellement admise18. En dépit de la simplicité du repas, il n’en demeure pas moins que les règles de bienséance doivent s’appliquer. Elles sont rappelées par Horace qui veillera à leur respect :
Il est des soins que je me fais un devoir de diriger en homme qui s’y entend et qui s’y plait : que le dessus de lit ne soit pas sale, qu’une serviette crasseuse ne fasse pas froncer les narines, qu’on puisse se mirer dans le canthare et dans le plateau, que personne ne porte au-delà du seuil ce qui s’est dit entre amis sûrs, que les convives soient bien appareillés et assortis. J’aurai avec toi Butra et Septicius et, si déjà il n’a pas été invité ailleurs ou ne nous préfère pas une belle, Sabinus. Il y a place aussi pour quelques ombres, mais les repas où l’on est trop serré sont gâtés par des odeurs de chèvre. Écris-moi en quel nombre tu veux venir et, laissant les affaires, échappe par une porte de derrière au client qui fait sentinelle dans l’atrium19.
Ces précautions d’Horace rappellent que le banquet romain n’est pas le lieu de débordements et de licence que l’imaginaire collectif se représente parfois. L’inscription de la Maison du Moraliste de Pompéi fait curieusement écho aux rappels émis par Horace : le texte conseille d’éviter les propos litigieux, de salir les lits de table et d’avoir une attitude déplacée envers les femmes présentes20. Ces préceptes relevant du bon sens doivent permettre au repas de se passer dans de bonnes conditions. La mesure dans le luxe de la table et les quantités servies contribuent à l’observance de ces normes morales et à la discipline des plaisirs. La simplicité n’est toutefois en rien un obstacle à la réjouissance. Pline le sous-entend lorsqu’il expose le menu prévu pour Septicius Clarus, puisque l’on y trouve de la laitue, des escargots, des œufs, un gâteau de semoule avec du vin au miel et de la glace, des olives, des bettes, des oignons, des courges et des gâteaux d’épeautre. Cette énumération doit éveiller les sens et le goût pour faire regretter son impair à Septicius Clarus. Le repas exposé par Pline dans cette lettre est sans doute bien plus proche de la réalité des pratiques du quotidien, y compris de l’élite, que celui d’un Trimalcion chez Pétrone ou des festins impériaux rapportés par Suétone, où l’exagération est la norme. Même dans certaines sources satiriques où l’excès est souvent présent, comme chez Martial, les repas annoncés par ce dernier lorsqu’il convie ses amis sont relativement modestes21. Nul poisson dispendieux ou de morceau animal raffiné dans ce repas, les plats voulus par Pline masquent sa condition sociale, puisqu’il est sénateur. On y trouve des produits simples et la viande est absente, ce qui ôte la dimension festive du menu.
Pline, par sa frugalité, désire faire preuve d’une vertu toute romaine : les produits sont pour la plupart facilement accessibles en Italie, ce ne sont pas de coûteuses denrées d’importation dont raffolent les gourmets de l’Empire. Les Romains des débuts de la République sont réputés en effet être attachés à la sobriété des mœurs et à des repas constitués surtout de légumes, comme des raves, des navets ou des choux. L’opposition mise en avant par Pline entre le repas qu’il propose et celui choisi par Septicius Clarus relève d’une tension entre la virtus et la luxuria. Ce goût du luxe conduit à la consommation de nourritures trop raffinées et exotiques pour un Romain défenseur de la force morale du citoyen attaché au travail de la terre et à une forme d’austérité. Les repas présentés par Horace et Pline sont donc une façon de se conformer aux normes établies par la société romaine. Faire preuve de bon goût, c’est pour eux éviter les dépenses tapageuses pour orner la table.
Chez Pline, tout est compté, il n’y aucun gaspillage, juste de quoi satisfaire l’appétit. Les gâteaux mentionnés renvoient à des pratiques culinaires simples que l’on peut retrouver dans les campagnes. Ces préparations à base de céréales évoquent les temps de la République où les raffinements de la gastronomie n’avaient pas encore séduit Rome22. Les légumes qu’il propose sont très répandus dans les repas de toutes les catégories sociales à Rome, tel l’oignon qui peut même être considéré comme un aliment populaire, celui que le petit peuple des villes peut manger le midi par exemple. Les autres mets évoqués par Pline, ceux du repas auquel s’est rendu finalement Clarus, des huîtres, des vulves et des oursins, sont des gourmandises pour l’élite, auxquelles n’ont pas nécessairement accès les plus humbles. Mais cette simplicité revendiquée n’est pas une entrave à la pratique de l’hospitalité et à l’appréciation des saveurs. À l’époque tardive, Grégoire de Nysse, qui fut évêque au ive siècle, raconte dans une de ses lettres un repas auquel il prit part, qui ne se démarque pas par son faste, mais qui néanmoins le comble totalement. C’est pourquoi il tient à partager avec son destinataire le grand plaisir qu’il en a tiré :
La maison nous attira vers elle ; puis à nouveau le portique, au-dessus du bassin, était un spectacle unique. Les magnifiques poissons, comme s’ils voulaient amicalement jouer avec nous, les terrestres, remontaient des profondeurs. D’autres, se suivant les uns les autres en files ordonnées, offraient un spectacle admirable à qui n’en avait pas l’habitude ; ailleurs on pouvait voir une autre troupe de poissons s’agglutinant par grappes autour d’un morceau de pain, se poussant l’un l’autre, l’un bondissant, l’autre s’échappant sous les eaux. Mais même cela fut relégué dans l’oubli par les grappes qui nous furent apportées dans les paniers et des corbeilles, ainsi que par des fruits magnifiques et variés, l’ordonnance du déjeuner, les divers mets, les sauces épicées, les pâtisseries, les toasts amicaux et les coupes. Une fois rassasié, comme je me sentais glisser dans le sommeil, j’ai fait venir le scribe et j’ai dicté comme en rêve cette lettre plaisante à ton Éloquence. Mais ce n’est pas avec du papier et de l’encre, c’est avec ma propre voix et ma propre langue que je souhaite décrire complètement ces beautés qui sont tiennes, pour toi et pour ceux qui t’aiment23.
Les fruits et les corbeilles distribués en cadeaux aux invités à leur arrivée dans la demeure annoncent une réception sans grandes sophistications24. Toutefois, il comporte une certaine diversité de services et les plats sont agrémentés de sauces épicées qui annoncent un repas savoureux. La mention des corbeilles de fruits peut être une allusion au terroir où se situe cette villa et à ses productions. Grégoire fait une description saisissante de la propriété avant d’évoquer le repas partagé. Pour les Romains, le cadre où le repas est pris est important, que ce soit la salle à manger dans la maison ou bien un espace en plein air. Il existe une articulation entre le goût et le paysage, que cette lettre permet de reconstituer. La description du repas dans une lettre ne repose pas que sur les mots mais elle est le fruit d’une synesthésie. Toutefois, Grégoire, en tant qu’évêque, fait partie de l’élite et la qualité des produits auxquels il a accès et le cadre séduisant dans lequel il se trouve ne sont pas accessibles aux plus humbles, pour qui les plats aux sauces aromatisées et épicées sont rares. Le repas devient alors un instrument de différenciation sociale et parfois culturelle.
Témoigner du repas de l’Autre : la définition d’une altérité sociale et culturelle
Les Anciens avaient conscience que le repas opérait une forme de ségrégation sociale par la possibilité ou non d’accéder à des banquets alléchants ou des nourritures raffinées, mais aussi au sein même du banquet. Dans le triclinium, les statuts sociaux sont clairement marqués, voire stigmatisés. Certaines lettres font part des pratiques destinées à rendre visibles ces différences. Pline déplore ainsi les manières d’un hôte chez qui il fut invité et qui se démarque par le traitement de ses invités :
J’ai été amené à dîner chez quelqu’un que je connaissais mal ; il croyait concilier l’élégance et l’économie, mais je l’ai trouvé à la fois pingre et dépensier. Ses amis et lui-même avaient droit aux meilleurs plats, et il faisait servir aux autres des plats grossiers ou des bas morceaux. Trois qualités de vin étaient préparées dans des flacons non pour qu’on puisse choisir mais pour qu’on soit forcé d’accepter ; il y en avait un pour nous et pour lui, un autre pour ses amis de second choix (il établit en effet une hiérarchie entre ses amis), un troisième pour ses affranchis et ceux de ses invités25.
La répartition des plats et des boissons durant le repas consiste à distinguer les invités selon leur rang, ce qui n’est pas une pratique rare à Rome. Le repas des Romains est un marqueur de hiérarchies, bien plus qu’il ne l’était chez les Grecs, ne serait-ce que par l’attribution des places des convives au sein de la salle à manger. Bien que Pline s’offusque de ces manières qu’il refuse d’appliquer à sa table, il s’agit d’une norme dans le monde romain qui n’est pas rare. Le vin est probablement un des produits qui marque le plus les hiérarchies sociales car cette boisson est elle-même soumise à une classification stricte en fonction de l’origine et de la qualité du cru. La provenance géographique des aliments et des vins est en effet un gage de qualité important pour les gourmets qui accordent de la valeur aux denrées ayant parcouru de longues distances.
Mais pour Pline, les distinctions opérées par la distribution des mets selon le statut des convives masquent en réalité un trait de pingrerie, puisque le maître de maison peut ainsi économiser ses meilleures victuailles. Le fait pour les invités de manquer de nourriture ou de ressentir une frustration à cause de l’impossibilité de goûter la nourriture désirée est du plus mauvais effet. Alciphron rapporte une lettre de Gémellos qui désespère de pouvoir goûter un gâteau alléchant servi sur la table, mais il doit attendre que les autres convives s’y attèlent. Il est finalement soulagé de pouvoir le savourer26. Les normes du repas peuvent ainsi contrevenir à la quête du plaisir. Ainsi, raconter les désagréments rencontrés lors d’un repas, c’est affirmer ce que l’on ne veut pas faire subir à ses invités, car trop s’écarter des normes, c’est se rapprocher du Barbare27.
Toutefois, décrire les habitudes de la table de l’autre dans une lettre ne sert pas seulement à le dénigrer. À l’inverse, Pline fait l’éloge du mode de vie de Spurinna, un homme âgé de plus de soixante-dix-sept ans qui se démarque par la régularité de son rythme de vie. Ses manières à table dénotent une réelle vertu car son temps et ses richesses ne sont pas dissolus dans les festins :
Le dîner, simple mais raffiné, est servi dans une vaisselle ancienne en argent massif. On utilise aussi des objets en bronze de Corinthe, qu’il aime sans tomber dans l’excès. Il arrive souvent que des comédiens se produisent pendant le repas, pour relever intellectuellement les plaisirs de la table. Même en été le dîner prend peu sur la nuit : personne ne trouve qu’il dure trop longtemps, tellement l’atmosphère est chaleureuse. À plus de soixante-dix-sept ans, Spurinna entend et voit parfaitement bien ; il est alerte et robuste, seule sa sagesse rappelle son âge28.
Comme le repas dégusté par Grégoire de Nysse, cette lettre montre qu’un repas délicieux n’oblige pas aux extravagances ou à une débauche de nourriture. La vaisselle et les divertissements sont de qualité mais tous les soins apportés aux plaisirs de la table sont marqués par la mesure dont doit faire preuve un citoyen romain. Ne pas respecter cette pondération et se laisser dominer par le luxe éloigne du modèle de l’homme romain. Toutefois, même le barbare peut parfois imiter le modèle romain et déguster un repas raffiné, ce qui montre que se plier aux normes définies autour du repas est un moyen d’intégration. Ainsi, Sidoine Apollinaire raconte à son ami Agricola les repas à la cour de Théodoric II, roi wisigoth établi à Toulouse. On pourrait s’attendre, puisqu’il s’agit d’une cour étrangère et barbare, à une dévalorisation et une exagération des banquets de ses princes, mais il n’en est rien :
Les jours de festin (car ses repas ordinaires ne diffèrent pas de ceux d’un simple particulier), on ne voit pas de serviteur essoufflé charger une table qui fléchit sous le poids d’une vieille argenterie. Le poids ici est mis dans les paroles ; ou l’on ne dit rien ou l’on parle sérieusement. Les couvertures et les tapis sont, tantôt de pourpre, tantôt de lin. On estime les mets pour leur goût, non pour leur poids. La soif accuserait plutôt la rare circulation des coupes et des patères, loin que l’ivresse ait à les refuser. En un mot, on trouve dans ces repas l’élégance de la Grèce, l’abondance des Gaules, la célérité de l’Italie, la pompe d’une cérémonie publique unie aux soins d’une table privée, à l’ordre qui sied à la demeure d’un roi. Il est inutile que je parle ici de ce luxe particulier aux jours de fête, et qui ne saurait être ignoré même des gens les plus ignorés29.
La description précise du repas de Théodoric II souligne l’étonnement de Sidoine Apollinaire qui nuance l’altérité culturelle. Le roi est animé d’une certaine vertu grâce à la retenue dont lui et sa cour font preuve, bien que les raffinements ne soient pas négligés. Sa lettre permet d’aller à l’encontre des préjugés qu’un notable romain pourrait porter sur les manières de ce peuple germanique. Les clichés sur une consommation excessive de viande à peine cuite et d’un manque de civilité sont à mille lieues du contenu de ce récit. Surtout, Théodoric II est un roi tout à fait romanisé, ce qu’a pu constater Sidoine Apollinaire puisqu’il a séjourné à sa cour et observé ses manières. Le repas apparaît alors comme un signe de l’acculturation : l’évêque de Clermont témoigne des changements de son temps. Faire du repas le sujet d’une lettre, c’est donc proposer des modèles qu’il faut suivre ou éviter, c’est-à-dire des exempla. Bien plus, l’évocation du banquet et des plaisirs de la table peut aussi revêtir une visée morale, pour le soin de l’âme et du corps.
Parler du repas et enseigner la vertu
Le genre épistolaire se prête parfaitement à la transmission d’un message moral, qu’il relève de la philosophie ou de la religion. Le thème du repas s’insère dans cette didactique pour aider le destinataire à s’améliorer et éviter de s’écarter de la vertu. L’exemple de Cicéron montre comment une gourmandise incontrôlée lors d’un repas le mit face à de profonds désagréments. Il témoigne de cet épisode fâcheux dans une lettre adressée à Gallus depuis Tusculum, un de ses amis qui fut prêteur :
Voilà dix jours que je souffre gravement de troubles intestinaux ; ne pouvant faire admettre aux gens qui voudraient me mettre à contribution que je n’allais pas bien, sous prétexte que je n’avais pas de fièvre, je me suis enfui dans ma villa de Tusculum, après deux jours de diète totale, sans même une goutte d’eau. […] Pour couper court à ta perplexité sur l’accident ou sur l’imprudence de ma part qui a pu le provoquer, c’est la loi somptuaire, apparemment génératrice de frugalité, qui m’a joué ce mauvais tour. Car, en voulant mettre à l’honneur les produits de la terre, pour lesquels la loi fait exception, ces maudits gourmets accommodent si bien champignons, herbes potagères, légumes de toute espèce qu’il ne saurait exister mets plus délicieux. Tombé sur un de ces plats au banquet augural chez Lentulus, j’ai été pris d’une diarrhée si forte que pour la première fois aujourd’hui elle a l’air de vouloir s’arrêter. Voilà comment un homme qui s’abstenait sans peine d’huîtres et de murènes a été pris au piège par la bette et la mauve ! Aussi serai-je plus circonspect à l’avenir30.
Cicéron essaie de se dédouaner de ses manquements dans cette lettre en imputant l’origine de ses maux aux lois somptuaires qui imposent la frugalité dans les banquets, d’autant plus qu’il s’agit ici d’un banquet public. Le pouvoir romain à plusieurs reprises dans l’histoire de la République, mais encore au Haut-Empire, cherche à réfréner le luxe de la table par des restrictions sur la nature et la quantité des aliments servis ainsi que sur la vaisselle. Il s’agit ici d’un banquet organisé par les augures, le collège de prêtres chargés de consulter les dieux. C’est donc un banquet public où le regard de tous permet de juger si les règles établies par la République sont respectées. Mais pour contourner les interdictions, des subterfuges sont trouvés pour accommoder de façon délicate des légumes et des champignons qui sont autorisés au banquet mais jugés frugaux. Cicéron, pourtant attaché aux préceptes de la philosophie, devrait réfréner son appétit et les excès dans les plaisirs. Mais le talent des cuisiniers qui ont préparé les plats proposés a raison de sa volonté.
C’est surtout dans les Lettres à Lucilius que les préceptes moraux de la philosophie stoïcienne transparaissent le plus au sujet du repas. Sénèque instruit Lucilius, gouverneur de Sicile, des principes de la philosophique du Portique. Les plaisirs de la chère y sont souvent mentionnés et Sénèque porte un regard sévère sur les repas trop luxueux, car selon lui « les plaisirs mêmes se transforment en tourments ; les bons repas sont suivis d’indigestion ; l’ivresse engourdit les nerfs et produit le tremblement31 ». La description des effets négatifs d’un repas trop savoureux est destinée à faire prendre conscience des conséquences d’un relâchement de la discipline que le stoïcien doit s’imposer. Dans la Lettre 95, Sénèque expose sa pensée sur le repas et les saveurs. Tout comme Pline, Sénèque oppose deux modèles de repas, l’un frugal l’autre voluptueux, l’un étant celui des premiers Romains, l’autre celui des hommes de son temps amollis par le luxe :
Ils étaient exempts de ces fléaux. Les hommes d’autrefois que les délices n’avaient pas amollis et qui n’avaient qu’eux-mêmes pour maîtres et serviteurs. Ils s’endurcissaient le corps à la peine, au vrai travail, se dépensant à la course, à la chasse, au labour. Le repas qui les attendait était de ceux que l’appétit seul fait trouver bons32.
Selon Sénèque, c’est la sophistication des repas qui a engendré de nouvelles maladies et une complexification de la médecine. Dans une certaine mesure, les enseignements du philosophe revêtent aussi une visée diététique qui rejoint le discours moralisateur des médecins en appelant à ne pas commettre d’excès à table, que ce soit par les quantités ingérées ou l’abondance de plats trop assaisonnés. La démultiplication des services, l’arrivée de produits nouveaux sur les tables, ont fait selon lui du repas une source de maux plutôt que de bienfaits :
La multiplicité des plats a multiplié les maladies. Vois l’amas, le mélange de substances qui fait passer par le même gosier le luxe, dévastateur des continents et des mers. Nécessairement, des aliments aussi hétérogènes ne se combinent pas et, une fois avalés, ils s’assimileront mal en contrecarrant leurs effets33.
La morale chrétienne se fait le relais de ce discours moralisateur sur les repas défendu par le stoïcisme. Une lettre écrite par Paulin de Nole, évêque au début du ve siècle, rapporte comment les repas préparés au sein de sa communauté expriment la vertu chrétienne par leur simplicité. Ce sont surtout des bouillies qui les composent, mais la charité qui anime ceux qui les préparent, notamment Victor dont Paulin fait l’éloge, ne peuvent que les rendre bons et ne font regretter ni les cuisiniers ni les assaisonnements34. La lettre de Paulin permet par l’évocation du repas de signifier que l’ascèse respectée à table, et plus largement dans l’usage des plaisirs, ne peut qu’élever l’âme vers Dieu et rendre meilleur35.
Conclusion
Les sources littéraires romaines, de tous les genres, comportent des mentions innombrables de la nourriture et des repas. Mais la forme de la lettre, par le lien étroit qui unit son auteur à son destinataire, induit un partage par les mots des plaisirs éprouvés lors du repas ou bien de la frustration lorsque les normes sociales du banquet ne sont pas respectées. Ces récits épistolaires offrent une compréhension des mentalités romaines face au repas. La stimulation des sens constitue un des ressorts fondamentaux de la force du message véhiculé par la lettre. De ce fait, le partage de l’expérience sensorielle du banquet contribue au renforcement de la proximité qui relie deux individus. La reconstitution du repas par la lettre permet d’en conserver le souvenir et de le partager, mais aussi d’en faire un élément de réflexion et de discussion. Les valeurs et la symbolique qui entourent les mets servis au repas sont également transmises par l’échange épistolaire et contribuent à l’affirmation de l’attachement aux normes de la société romaine. Alors qu’aujourd’hui se développe l’usage de photographier son repas pour le partager en ligne sur les réseaux sociaux, l’Antiquité nous offre déjà un modèle de construction d’interactions autour du repas et d’expérience de partage, un rite indispensable dans la définition de soi et de son rapport au tissu social.