« Après avoir mangé le bétail et les oiseaux, les hommes se mirent, poussés par une faim atroce à manger des charognes ou autres nourritures innommables1 ». La famine frappe périodiquement le monde médiéval et demeure une menace constante, comme le souligne Jacques Le Goff : « L’Occident médiéval est d’abord un univers de la faim2. » Face à ce spectre, l’homme riche exhibe une table bien garnie, un embonpoint de bon aloi et une complexion sanguine, signe de bonne santé. Parallèlement, le convive courtois, qu’érigent en modèle les diverses contenances de table, ne doit pas se jeter voracement sur la nourriture, mais manger lentement, par petites bouchées. Montrer qu’on sait maîtriser sa faim constitue ainsi un premier signe de distinction.
À la faveur du travestissement animal qui le caractérise, c’est sans doute le Roman de Renart, véritable « épopée de la faim » dans laquelle les principaux protagonistes sont « sans cesse mus par l’appel de leur ventre creux3 », qui exprime le plus crûment cette hantise de la disette. D’autres textes, comme De Cocagne ou La Bataille de Caresme et de Charnage, exorcisent cette peur en la transmuant en un rêve d’abondance, teinté d’humour. Plus sobrement, l’évocation de repas savoureux figure en outre dans de larges pans de la littérature médiévale. C’est le cas notamment des fabliaux. Volontiers associé au bain, le bon dîner avec oie grasse, chapons, tartes, pâtés et grande abondance de vins constitue souvent, dans ces textes, un agréable prélude à l’acte sexuel4. Cet hédonisme a ses limites, ou son revers. Dans Les Trois Dames de Paris, Watriquet de Couvin relate ce qu’il présente comme un fait divers surprenant censé s’être produit en 1321, le jour de l’Épiphanie, et que l’on peut interpréter comme une mise en garde contre la tentation de la gloutonnerie (gula)5. Parties faire bombance, trois dames s’enivrent, sortent en titubant à minuit danser nues sur la place publique après avoir laissé leurs vêtements en gage au tavernier, s’effondrent pêle-mêle « comme merde en mi la voie » (v. 209), passent pour mortes et sont aussitôt enterrées au cimetière des Innocents d’où elles émergent le lendemain, couvertes de boue et de vers, pour réclamer du vin et des tripes6.
La présence de la table et de la nourriture est fréquente dans le roman courtois et certains auteurs semblent y accorder une attention particulière. Ainsi, à l’occasion d’une aimable fête champêtre, Jean Renart mentionne-t-il, avec une sorte de délectation gourmande, le « vin cler et froit de la Musele », les « pastez de chevrols et lardez […] de chevriex, de cers et de dains » et les « fromages et cras et sains/de la riviere de Clermont7 ». Chrétien de Troyes évoque dans le même esprit les appétissants pâtés de chevreuil enveloppés d’une serviette blanche et reposant au frais sur une botte de joncs que dévore un Perceval affamé. Toutefois, ce premier repas s’insère ici dans une série qui jalonne le parcours du héros et inclut un maigre souper dans la ville assiégée de Beaurepaire, le somptueux festin du Graal et une austère collation végétarienne chez son oncle ermite8. Jouant sur un contraste appuyé entre excès et privation, cette succession exprime pour Jean-Jacques Vincensini le « mauvais réglage de la communication » qui caractérise à ses yeux Perceval. Reste que la description précise des mets consommés demeure relativement rare. Comme l’a montré Grégoire Lozinski, qui s’est livré sur ce sujet à une enquête approfondie, les auteurs « négligent la description des menus tout en prodiguant des détails très précis sur la façon dont les repas sont organisés et sur l’attitude des convives et des serviteurs9 ». Les formules du type « il serait trop long/ennuyeux d’énumérer tous les plats » sont légion. Cette règle de conduite comporte cependant quelques exceptions. La plus remarquable est sans doute celle que propose le Roman du comte d’Anjou (1316). Dans ce texte, l’héroïne, qui a dû fuir l’amour incestueux de son père, se trouve réduite à demander l’aumône et ne se voit proposer que du pain dur, noir et moisi, plein de paille. Elle se livre alors à une longue déploration, d’une soixantaine d’octosyllabes (v. 1104-1162), au cours de laquelle elle énumère tous les mets délicats et les multiples vins de prix auxquels elle était accoutumée10. Ouvrage à vocation didactique, vraisemblablement composé au cours des années 1359-1377, le Roman des deduis, de Gace de la Buigne11, premier chapelain du roi Jean le Bon, présente pour sa part une intéressante scène de banquet (v. 3435-3605) rassemblant les vertus (Vérité, Loyauté, Noblesse, Liesse, Prudence…). Affublée d’un tablier, Largesse opère en cuisine et propose, comme on peut s’y attendre, un menu somptueux comportant un double bouillon de viande, l’un blanc, l’autre brun, du vin de plusieurs provenances servi abondamment, du jambon au poivre chaud, trois ou quatre sortes de rôtis (faisans, perdrix, lapins, pluviers) accompagnés de bonnes sauces piquantes, de « gros et gras oyseaulz de riviere », du sanglier12, puis plusieurs sortes de fruits, des oublies et de l’hypocras (vin sucré dans lequel on a fait infuser différentes épices).
Bien que la mention de nourriture et de repas y soit fréquente et qu’elles ne dédaignent pas de faire un détour par les cuisines, les chansons de geste, quant à elles, négligent, plus encore que le roman, les détails gastronomiques, et se bornent à une évocation relativement brève, elliptique et codifiée du repas. Cinq alexandrins suffisent ainsi à l’auteur du Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople (milieu du xiie siècle), pour présenter le banquet offert par l’empereur de cette dernière cité à Charlemagne et aux douze pairs : « Rien de ce qu’ils demandent ne leur est refusé : ils reçoivent en quantité de la viande de cerf et de sanglier, des grues, des oies et du paon poivré. On leur verse à profusion du vin et du clairet, les jongleurs chantent en jouant de la vielle et de la rote13. » Ces éléments de base – nourriture carnée (essentiellement gibier), vin abondant et présence des ménestrels – se retrouvent peu ou prou dans la plupart des descriptions épiques de repas festifs. C’est le cas des quatre banquets auxquels le jeune Hervi convie successivement quatre-vingts, puis cent soixante, puis deux cent quarante et enfin trois cent vingt marchands lors de la foire de Provins :
Trestoz les fait servir l’enfes Hervis,
Assez doner et pain et char et vin,
Grues et jantes, et maillars et perdris
Et quanq’estuet a preudome servir14.
Les jongleurs manquent dans cette version bourgeoise du festin, mais on les retrouve dans les réjouissances organisées beaucoup plus tard à Metz par Hervi : « Chantent et notent, vïelent ci jugler » (v. 9065). Un repas plus simple est en revanche offert par Guillaume au charretier qui lui inspire involontairement la ruse utilisée par la suite pour pénétrer dans Nîmes :
Si li aportent a mengier a plenté
Et pain et vin et pyment et claré15.
On notera, dans ces deux cas, l’emploi de formules évasives (« quanqu’estuet », « a plenté ») qui permettent d’abréger la description16. Certains personnages du répertoire épique entretiennent une relation privilégiée à la nourriture. C’est en particulier le cas de Guillaume et plus encore de Rainouart17. Leur force physique exceptionnelle explique leur non moins exceptionnel appétit, souvent traité avec une pointe d’humour. Les moines de l’abbaye d’Aniane, dans laquelle Guillaume a entrepris de se retirer, sont ainsi horrifiés de voir qu’il engloutit à chaque repas une grande quantité de vin (« un grant sestier »), cinq grandes fouaces, un paon et un cygne18, comportement qui ne peut selon eux que ruiner le monastère et les amène à imaginer divers stratagèmes pour se débarrasser de cet encombrant commensal.
Un cas particulier est celui du repas dévoré par le guerrier affamé rentrant d’un long et périlleux combat. Dans la Chanson de Guillaume19. Girard apporte à Barcelone de mauvaises nouvelles sur la situation désespérée des troupes à Larchamp. Il n’a pas mangé depuis trois jours et meurt de faim. Guibourc le fait asseoir et lui présente une épaule de sanglier qu’il dévore à même la broche, puis un bon pain de farine bien tamisée et un hanap de vin (v. 1045-1058). La scène se répète avec le retour de Guillaume dans des conditions similaires (v. 1404-1432). Il se voit gratifié du même menu, augmenté toutefois d’un paon rôti et de deux grands gâteaux. Dans les deux cas, les chevaliers mangent seuls, sous le regard de Guibourc, à laquelle ils ne songent, ni l’un ni l’autre, à proposer la moindre miette. Cet appétit est interprété comme un gage de vaillance au combat (v. 1057 et 1430). Le thème alimentaire est repris en mode mineur lorsque Guillaume, qui a de nouveau perdu son armée, se trouve assis avec Guibourc à une table basse. Il contemple sa grande salle déserte et se remémore les tables d’apparat couvertes « d’écuelles pleines à ras bord de gigots et d’épaules, de gâteaux fins et d’oublies » et déplore en ces termes la mort de ses hommes :
N’i mangerunt les fiz de franches meres,
Qui en Larchamp unt les testes colpees. (v. 2405-2406)
Ostentatoire, obéissant à un cérémonial strict, le grand banquet public affiche la puissance et l’autorité du seigneur qui l’organise. C’est pourquoi toute anomalie dans le rituel suggère immanquablement une fragilité de ce pouvoir. C’est le cas, dans Renaut de Montauban, de l’épisode burlesque au cours duquel l’enchanteur Maugis, habillé en pèlerin, persuade Charlemagne de lui découper sa viande et de le nourrir, plaçant ainsi à dessein l’empereur dans une posture ridicule20. C’est aussi le cas des affrontements intempestifs en ce lieu de concorde qu’est censée représenter la table : bousculade qui amène, dans Renaut de Montauban encore, la brisure de la grande coupe de vin destinée à Charlemagne21, « festin troublé des noces de Pépin et de Blanchefleur dans Garin le Loheren, qui dégénère en sordide pugilat22 » ou encore, au mépris des injonctions royales, dans Raoul de Cambrai, rixe provoquée par Guerri qui s’empare d’un cuissot de cerf et en frappe violemment Bernier à la tempe23.
Il ressort de ces quelques observations que les chansons de geste, quoique marquées ici comme ailleurs par une forte stéréotypie, accordent dès les plus anciens textes (Voyage de Charlemagne, Chanson de Guillaume) une place importante, dans leur univers mental, aux représentations de la nourriture et du repas. Le combattant doit recouvrer ou entretenir ses forces, l’homme noble doit manifester son pouvoir et sa largesse en ouvrant largement sa table. Comme il est impossible, dans le cadre de cette étude, de faire un inventaire de l’ensemble du répertoire épique, on se limitera ici aux chansons de geste dites souvent « tardives », c’est-à-dire composées, pour l’essentiel, au xive siècle24. Moins étudiés que leurs illustres devanciers, restés longtemps inédits pour la plupart d’entre eux, ces textes, généralement longs, à l’intrigue touffue, qui déplacent sur une aire géographique étendue un nombre considérable de personnages, conservent les principales caractéristiques de la rhétorique épique. Les évocations de la nourriture n’y sont pas rares, qu’il s’agisse de la munificence du banquet royal ou des diverses situations de pénurie auxquelles sont confrontés les personnages au hasard de leur parcours chaotique. Enfin, dans la mesure où ils recourent largement au schéma structural de la famille dispersée (conte AT 938, Placide-Eustache), ces textes apportent une touche originale en s’intéressant à l’alimentation du jeune enfant abandonné.
Festins
Comme dans les chansons de geste plus anciennes, la description des grands repas épiques demeure particulièrement élusive sur les mets servis, dont on se borne à souligner l’abondance. Le texte se focalise habituellement sur l’importance du public et la qualité du service. C’est le cas pour le repas de noces d’Ogier le Danois :
Grandes furent les noces ens ou palais plennier,
Assés y servi on de boire et de menger,
Vïoleur, jouglëour y orent recouvrier
O riches draps de soye et d’argent et d’or mier25.
ou, plus nettement encore, dans le grand banquet offert par le duc Aymon de Dordone au début du grand remaniement de Renaut de Montauban :
Aprés le saint serviche de Dieu omnipotent
Estoient ou palais assis mult noblement
Au disner devant lui (Aymon) et ses hommes et sa gent,
Chevaliers, escuyers et bourgois moult granment
Dammes er dammoiseles assez et largement,
Et bourgoises ossy, clerc et prestre ensement,
Chanoine et prelas et tant mainte aultre gent :
Chascun selon son estat fu assis franchement,
De tous mes ont assés dont il orent talent,
Vin vermeulx et vins blans et claré et piment,
De tout ce qu’il affiert au jour deüement. (v. 59-69)
On se borne dans les deux cas à constater que la nourriture est abondante (« assés y servi on » ; « de tous mes ont assés »). Dans le second, c’est le faste de la réception qui est souligné (« assis mult noblement ») alors que la longue énumération des convives souligne l’excellente représentation des trois ordres, de même, pour deux d’entre eux, que la parité homme femme (chevaliers, écuyers/dames, demoiselles ; bourgeois/bourgeoises). Un peu plus loin dans le texte, alors que « au mengier sont assis li hault prinche poissant » (v. 26079), l’évocation du repas se limite à : « La furent bien servi du tout a leur commant » (v. 26085)26.
Quand le roi sarrasin de Jérusalem, Cornumaran, qui a été alerté par une prophétie annonçant que les chrétiens sous la conduite de Godefroy s’empareront de sa terre, se rend incognito à la cour de Bouillon, il est impressionné par l’harmonie et la richesse qui s’y manifestent. L’auteur insiste sur le cérémonial du repas27. Après le traditionnel lavage des mains, Godefroy s’assoit à la plus haute table sur laquelle trône un vase (nef) d’or ; le plat de service est aussi en or. Sur les mets eux-mêmes, l’auteur sacrifie aux poncifs. Il signale les classiques oies sauvages, grues et chapons (« De gantes et de grues, de maint riche capon » v. 452328) et se borne, pour le reste, à mentionner de « riches més » (v. 4499) ou une grande abondance de « més gracieux » (v. 4524). Après le repas, on se retire dans une autre pièce (« en cambre de retrait » v. 4571) où se produisent les ménestrels et où on sert les épices et le vin ; musique et épices sont en effet censées favoriser la digestion. On s’adonne ensuite à la danse ou au jeu : trictrac (tables) ou échecs (v. 4572-4585). Conversations galantes et joutes complètent ce modèle de journée festive, que parachève un souper dont l’évocation ne peut que relever de l’ellipse et de la litote : « Se li digners fu biaus, li souppers le passa » (v. 4711).
À l’instar d’Hervi (Hervis de Metz), le jeune Lion de Bourges tient à deux reprises table ouverte chez son hôte lors du tournoi de Montluisant ; il y invite fastueusement plusieurs centaines de personnes (v. 5601, 7292) et leur dispense en abondance anes (« canes, canards »), cappons, pawons, gaistes (« oies »), grues, piement, claré (v. 5266-5268, 5603-5606, 7311-7312). À cette profusion de mets aristocratiques s’ajoute, là encore, l’emploi ostentatoire d’une somptueuse vaisselle d’or et d’argent (« Couppe d’or et boutaille, escuelle et plaitialz » v. 7336). Dans ces deux occasions, comme lors des noces ultérieures du héros, c’est, avec une insistante monotonie, le mot noble et ses dérivés qui caractérisent le banquet :
Moult fuit noble la court que tint l’anffe Lion […]
Et furent bien servir d’oisialz et de chappons. (v. 5601-5603)
Moult noble fuit la court que tint li damoisialz ;
Tres bien furent servis de chappon et d’osiaulz. (v. 7310-7311)
La ot on aprestér noblement le dyner. (v. 12820)
[…]
Moult tres grande noblesse peussiez regarder.
La peussiez veoir jougleour jougleir
Et cez trompe d’airain et bondir et sonner
Oncque teille noblesse ne pot nulz aviser
Noble sont li daintier c’ons ait fait aprester. (v. 12823-12827)
Même matinal et champêtre, le repas se conforme au modèle. Dans Jourdain de Blaye, Charlemagne et sa suite s’adonnent dès l’aube à une chasse au héron, d’ailleurs infructueuse. Peu après six heures du matin (« haute prime), la compagnie s’installe « desouz .I. pin ramu sur l’erbe qui verdie » (v. 16110). On déploie une nappe et on présente à Charles la moitié d’un chapon et une coupe d’or remplie de bon vin amené dans deux petits barils. Les autres barons ne sont pas oubliés « car largement y ot pain et char et capon » (v. 16122).
Parce qu’il fait l’objet d’une mise en scène spectaculaire, le banquet royal constitue un cadre favorable à l’annonce de décisions importantes. Dans Hugues Capet, on sert ainsi à la reine « ung paon bien rosty » (v. 1540) que cette dernière fait courtoisement présenter au jeune Hugues qui s’est illustré au combat, car « c’est le vïande au preus » (v. 1543). Reprise quelques vers plus loin (« le vïande des preux » v. 1586), la formule constitue un emprunt et un clin d’œil appuyé aux fameux Vœux du Paon de Jacques de Longuyon, long roman en laisses d’alexandrins greffé sur le cycle du Roman d’Alexandre et composé en 1312-1313. L’un des personnages y déclare en effet, en parlant du paon : « C’est la viande as preux, a ceulz qui ont amie » (v. 3944). Dans ce texte, les convives (Cassamus, Porrus, Cassiel…) jurent sur le paon que leur présente une jeune fille d’accomplir des exploits extraordinaires29. Hugues Capet entend d’ailleurs parfaitement le message (« Du veu que Porrus fist, si ala ramembrant / Du viellart Quassamus, des aultrez en sievant. » v. 1555-1556) et jure qu’il sortira seul, le lendemain, de Paris assiégé, pour aller affronter un ou deux des chefs ennemis.
Le banquet dégénère rarement en rixes dans le corpus considéré. Les soudains accès de violence qui perturbent la cérémonie ne sont en effet bien souvent que la résurgence de vieilles tensions et rancœurs féodales mal cicatrisées. Or, sans l’ignorer tout à fait, les chansons « tardives » estompent largement cette thématique, qui se trouve noyée dans le flux des aventures. Il en subsiste toutefois une trace au début de Lion de Bourges. Apprenant que Clariant, oncle de Ganelon, l’a calomnié auprès de Charles, Herpin pénètre dans la salle du banquet et pourfend le traître. Ses parents se précipitent pour le venger, les amis d’Herpin ripostent et on assiste à une vive échauffourée :
N’i demourait sur tauble vaissel d’or ne d’argent
Viande ne dai[n]tier, clarer ne piement,
Qui ne fuit reverséz assez villainement. (v. 125-127)
Le combat est violent et les barons marchent dans le sang « jusques en la cheville » (v. 131). Dans Hugues Capet, six des dix fils bâtards du héros pénètrent, l’épée à la main, dans la tente du traître Fédri, pour l’heure à table. L’un d’eux tente de frapper le traître, mais atteint le comte de Braine, qui s’interpose, et lui fend le crâne : « Mort l’abat soulz le table » (v. 3010). Un autre bâtard, Richier, frappe un chambellan dont la tête vole « droit en une escuielle ou il ot .I. capon » (v. 3021). Punition méritée et infâmante, qui sanctionne, il est vrai ici par procuration, l’appétit de pouvoir du traître30 et suscite l’hilarité de Drogue, qui s’était rendu dans le camp des factieux habillé en pèlerin :
Et quant Droguez le vit, ne fist se rire non,
Le teste bouta jus adont de son bourdon (v. 3023-3024).
C’est aussi à table qu’est tué le traître Flohars (Theséus v. 3124), de même que les complices du félon Garsire – « a le table seans, qui estoit bien garnie/de pain, de char salee et de bon vin sur lie » (Baudouin de Sebourc, v. 7606-7607). Quant à Garsire lui-même, il s’enfuit dans les cuisines où il se dissimule piteusement dans la peau d’un ours fraîchement dépecé ; il est dénoncé par le cuisinier et pourfendu de quatre coups d’épée (v. 7754).
Si ces scènes de violence peuvent être traitées sur un mode burlesque, l’emploi du poison, crainte permanente des cours princières31, n’incite pas à rire. C’est l’arme par excellence des traîtres et il figure à ce titre assez fréquemment dans ces chansons32. Les méchantes reines de La Belle Hélène de Constantinople et de Florent et Octavien envisagent d’éliminer par ce moyen leur propre fils afin de conserver le pouvoir. Orri, le fils du roi Baudouin, propose à son demi-frère d’éliminer leur père « par aucune puison » (Bâtard de Bouillon, v. 4335). Éracle, le patriarche de Jérusalem, empoisonne Godefroy de Bouillon, qui l’a privé des reliques dont il avait la garde ; Gaufroi de Frise, le super-traître de Baudouin de Sebourc empoisonne le roi de France, Philippe, et songe à agir de même avec le fils du monarque pour s’assurer un accès au trône. Dans Jourdain de Blaye, le traître Aubuïn a discrètement placé dans un baril de vin destiné à Charlemagne du « venin d’ercorpÿon » (v. 16087). On sert à Charles une coupe de ce vin. Mais le roi possède un anneau dans lequel est sertie une pierre qui a la propriété de détecter le poison :
Une pierre y avoit de tel devisïon
Qu’elle sue et jette yaue a moult grande fusion
Quant yl i a venin a .XX. piez environ (v. 16132-16134).
Le duc Naimes remarque le phénomène. Il prend une cuisse de paon qu’il trempe dans le vin et donne à un lévrier dont le corps éclate aussitôt, de sorte que ses entrailles se répandent (« parmy les costez li sali le boulee » v. 16150). Le cas est analogue dans Ciperis de Vignevaux. Au cours d’un festin dont on ne sait rien (« Noble fut le mengiers, ne sçay qu’il ot cousté » v. 2926), le traître Robert d’Aumale verse dans une coupe de vin destinée à Ciperis un poison foudroyant, mais c’est Louis, le fils de Dagobert, qui boit le breuvage et meurt. Là encore, la belle Aragonde, belle-fille de Ciperis, possède une pierre qui « rent yaue a foison » (v. 2981) en présence de poison, mais dont on ne repère que trop tard le signal d’alerte. On sait donc qu’il y a eu crime, sans pour autant parvenir à identifier le coupable. Le poison peut aussi s’inscrire dans un scénario plus retors. Dans Dieudonné de Hongrie, le traître Gonbaut fait parvenir au roi un baril rempli de vin empoisonné, censé être envoyé par son fils. Tout heureux du présent, le roi propose au duc de Louvain de goûter ce vin de belle apparence. À peine ce dernier en a-t-il bu qu’il est pris de convulsions et meurt. Peiné et furieux, le roi décide de faire exécuter, puis, cédant aux instances de la reine, de bannir son fils. Le poison constitue ainsi une menace permanente, présente jusque dans les lieux les plus improbables. Selon Simon de Marville, c’est en communiant avec une hostie empoisonnée par un jacobin de Florence qu’est mort l’empereur Henri VII33.
Enfin, Tristan de Nanteuil présente un cas, sauf erreur unique, de mortelle intoxication alimentaire. Des prisonniers chrétiens, extraits de la geôle dans laquelle ils ont croupi de longues années, sont conviés à un festin et meurent :
Or se nous dist l’istoire dont vous fais parlement
Que le bon roy Ganor et endoy sy enffant
Et tous les prisonniés dont je vous dis devant,
Aux vïandes qu’ilz vont illec renouvellant,
Prinrent tel maladie, se touvons nous lisant,
Que trestout les barons furent au lit gisant.
L’arcevesque de Sens, cil mourut tout devant ;
De tous les chrestïens n’y ot de remenant
Fors que le roy Ganor et enduy sy enffant. (v. 12901-12909)
Sans le dire explicitement l’auteur suggère que c’est le passage brutal d’un régime de diète forcée à un repas plantureux (« les vïandes qu’ilz vont renouvellant ») qui s’avère ici mortel.
Privations
Bien manger et bien boire est, comme on l’a signalé, une nécessité vitale pour le guerrier épique s’il veut s’avérer combattant efficace. C’est ce que rappelle Richier, l’un des dix fils bâtards de Hugues Capet :
Car qui aroit vestu les armez roy Priant
Et s’eüst fain et soif, ne vauroit il ung gant » (v. 2695-2696).
Le personnage est manifestement inspiré de Rainouart avec lequel il partage, outre le goût pour le vin et les pâtés odorants, le maniement alerte de la massue34. Toutefois, les aléas de la vie militaire imposent parfois des situations de pénurie dont ces chansons se font aussi largement l’écho. La famine menace ainsi en cas de siège prolongé et constitue un bon moyen de contraindre une place à la reddition. La situation des prisonniers, jetés après la défaite dans quelque sombre cul-de-basse-fosse, n’est guère meilleure. Enfin, à côté de ces privations subies, les poèmes mentionnent aussi des pratiques volontaires de mortification, caractérisées par le jeûne, l’absence de vin et de viande. Adopté ponctuellement par le guerrier en mal de pénitence, ce régime est caractéristique de la vie érémitique.
Les sièges de villes sont nombreux dans les chansons de geste et les textes composés au xive siècle perpétuent, avec des nuances, cette tradition. Certains d’entre eux les accumulent : on n’en compte ainsi pas moins d’une quinzaine dans La Belle Hélène de Constantinople. S’il est conduit avec rigueur et efficacité, le siège a vocation à interrompre l’approvisionnement de la cité. Le petit peuple est le plus affecté par cette situation de pénurie et on le voit mourir « de fain ainsy sur le cauchie » (Belle Hélène, v. 5850), mais les combattants eux-mêmes peuvent être contraints de manger leurs chevaux (Renaut de Montauban 6795, CCGB 6651, 7621…), ultime sacrifice auquel un chevalier ne se résout que la mort dans l’âme. Toutes les normes sociales et affectives s’effacent dans cette situation où « la mere meïsmes son enfant y menga » (CCGB v. 8387). Pour éviter d’en arriver à une telle extrémité, une précaution élémentaire est de pourvoir les places fortes de vivres :
La tour fist bien garni[r] de vins et de clarez,
Et de pain l’a garny et de moutons salez (Geste de Monglane, v. 1478-1479).
Toutefois, les sièges épiques peuvent se prolonger ; celui de Rochebrune dure quatre ans (Tristan de Nanteuil, v. 22026), ceux de Chastel Fort (L’Istoire d’Ogier le redouté, v. 8442) et de Cologne (Theséus, v. 674) sept ans ; la famine alors s’installe et rend les gens fous :
N’ot que mangier, dont mue son visage ;
Si grant fain ot, a poi que il n’enrage
De jeüner a le vis taint et pale. (L’Istoire d’Ogier, v. 8458-8460)
Car laians lour failloit le pain et le froment :
De trestoute vitaille n’avoient maix niant. (Lion de Bourges, v. 26452-26453)
S’en vint telle famine que pour gens marvoier. (Theséus, v. 678)
Reste alors la possibilité, comme dans Renaut de Montauban, de se faire catapulter par-dessus les remparts du pain et des jambons (v. 6812). La solution la plus habituelle est toutefois d’entreprendre des sorties de ravitaillement. Dans Lion de Bourges, le vaillant châtelain Thierry, assiégé dans Montluisant, attaque ainsi, de nuit, un convoi de trente chariots et de soixante chevaux de bât transportant du pain, des jambons, du vin, du blé, de l’avoine destinés aux ennemis (v. 16273-16274). Coincé entre la cité qu’il assiège et un pays alentour hostile, soumis à d’éventuelles interventions de renforts et à des razzias, le camp des assiégeants peut aussi connaître des situations difficiles. C’est le cas des Croisés qui font le siège d’Antioche (« Grande fu la famine pardevant la cité » CCGB, v. 6650) avant de se trouver plus tard à leur tour en situation d’assiégés dans cette ville difficilement conquise. Le Chevalier au Cygne (CCGB), qui récrit les chansons du Premier Cycle de la Croisade, développe avec une certaine jubilation le rôle des Tafurs, ou ribauds, troupe hétéroclite et haute en couleurs, qui appuie l’armée des Croisés et dont la principale caractéristique est leur cannibalisme occasionnel, à l’instar de leur second roi, grand buveur de cervoise, nommé Grand Gourmand de Lille :
Ung Sarrazin mengoit, quand il estoit rostis,
Tout oussi volentiers c’une crasse brebis (v. 29623-29624).
Alors que les Croisés sont assiégés et affamés dans Antioche, les Sarrasins font bombance, pour les narguer, sous les murs de la cité. Les Tafurs proposent une attaque éclair :
Il vaulroit mieulx morir, ce dient compaignon,
C’un pierdist seulement le tieste d’un mouton,
La ciervelle et les yeux qui ly sont lés le fron.
Et comment, biau signeur, il a la maint oison,
Maint oisiel, maint plouvier, maint paon, maint capon,
Rost de char de brebis, ros de char de mouton.
Plaines sont lé caudieres et ly grant cauderon,
La ou on quist le char a force et habandon.
Ly pastet sont au four, pourquoy ne les sacquon ?
Alons digner en l’ost, il [en] est bien saison (v. 7659-7668).
Malgré l’avis de Godefroy, qui trouve l’opération risquée, les Tafurs opèrent une sortie victorieuse et, non sans s’être d’abord consciencieusement gavés, ravitaillent partiellement la cité.
Les aléas de la guerre peuvent également conduire le chevalier en prison et les héros de ces chansons de geste y font de fréquents séjours, dont ils se consolent en se remémorant le proverbe souvent cité : « Mieux vaut prison que mort ». Toutefois, ce sort n’est guère enviable. S’ils peuvent être exceptionnellement bien traités comme Coustant à qui le roi Priant fait « a mengier aporter a foison » (Belle Hélène, v. 8793) et qu’il invite en outre deux fois par jour à sa table, les prisonniers jetés dans les geôles sarrasines sont ordinairement maltraités, souvent battus, et nourris au pain et à l’eau :
Mettés les en vo cartre ou il soient poury
Et n’aient fors du pain et de l’iaue atressy (Belle Hélène, v. 14484-14485).
Et n’aient fors que pain et yaue seulement (Dieudonné de Hongrie, v. 12151).
Et Gilles demoura en grande marrison,
N’avoit que pain et eaue par la geste Mahon (Tristan de Nanteuil, v. 22018-22019).
Si la distribution de cette maigre pitance s’interrompt, il ne reste plus au prisonnier qu’à manger, « sans cuire et tout sans pain » (Tristan de Nanteuil, v. 10867), les rats et souris qui pullulent dans sa prison, avec serpents et scorpions. Heureusement, les effets délétères de cet emprisonnement sont souvent atténués par un secours providentiel. Il peut s’agir de Jésus, qui assiste et nourrit saint Gilles, oublié de tous au fond de son cachot (Tristan de Nanteuil, v. 22034). La plupart du temps, l’amélioration des conditions de détention est néanmoins l’œuvre de jeunes princesses païennes, séduites par la belle prestance du prisonnier chrétien qu’elles visitent et nourrissent en secret avant de l’aider éventuellement à s’échapper. Frigonde fait ainsi porter « vin et viande » à son ami Hernaut emprisonné par son père (Geste de Monglane, v. 1197) ; « pour l’amour Bauduin le nobile guerrier », Margalie envoie à tous les prisonniers chrétiens « assés a boire et a mengier » (CCGB, v. 30433) ; après avoir préconisé une détention rigoureuse, avec bastonnades et régime maigre, une autre Margalie veille à ce que Beuve ne manque de rien (« De vins et de vïandes lui fist apporter tant/Que dedens .XV. jours n’en mengast mye tant » Tristan de Nanteuil, v. 22438-22439). On a affaire ici à un véritable topos épique, abondamment exploité depuis le xiiie siècle.
Le cas d’Ogier constitue une variation sur le même thème. L’archevêque Turpin réussit à persuader Charlemagne de ne pas exécuter le vaillant Danois – ce qui risque de provoquer la révolte de sa riche parentèle – mais de le laisser plutôt mourir à petit feu au fond d’un cachot qu’il se charge d’administrer. Le régime alimentaire préconisé ne paraît pas exagérément sévère :
De pain n’avra le jour que ung quartier
Un poi de char, tout pour li alechier35 ;
Et plain hanap entre yaue et bon vin viez (L’Istoire d’Ogier, v. 9703-9705).
Turpin explique toutefois qu’en raison de son formidable appétit tout épique qui le situe dans la lignée des Guillaume, Rainouart, Robastre ou Richier, Ogier, qui mange d’ordinaire comme cinq (v. 9685), finira par mourir de faim. Naturellement, Turpin augmente considérablement les doses (« A plenté a a boire et a mangier », v. 9771) et assure à son prisonnier une captivité des plus confortables.
Ponctuelle dans le cas du combattant emprisonné, et ordinairement résolue grâce à l’intervention d’adjuvants bienveillants, cette situation de pénurie affecte en revanche durablement les miséreux. Or, au cours des « tribulations » qui jalonnent leur existence, il n’est pas rare que les héros et les héroïnes des chansons de geste « tardives » hantent pour un temps ce monde de la violence et de la faim. La survie dans ces conditions dépend de l’aumône, principalement dispensée par les institutions ecclésiastiques. Encore faut-il que celles-ci jouent pleinement leur rôle. Lors de sa visite à la cour de Bouillon, Cornumaran reproche à l’Église de ne distribuer aux pauvres que des restes bons pour les chiens (CCGB, v. 4847). Dans La Belle Hélène, le jeune Martin, futur saint Martin, distribue intégralement les gras chapons, les paons lardés et toute la nourriture prévue pour le banquet aristocratique. À l’archevêque de Tours qui lui fait observer que ses invités n’ont plus rien à manger et qu’on ne doit distribuer que les restes, Martin objecte :
Dieux ne vous scet nul gré
Quant vous donnés pour luy le relief tout ordé,
Et le pain dehequiet, detailliet et copé
Et les os de le char dont ly bons est ostés (v. 6883-6886).
Il ajoute que, lui présent, on ne distribuera pas aux « pauvres de Dieu » la nourriture des chiens (« vïande as quiens » v. 6895). Apanage du saint, une telle pratique intégrale de l’aumône ne s’avère socialement acceptable que parce que Dieu remplace miraculeusement la nourriture ainsi généreusement distribuée.
La pratique d’un jeûne collectif est rarement évoquée dans ces textes. Elle peut toutefois accompagner diverses pratiques de dévotion (confession, prières) en vue d’obtenir la protection divine. C’est ce que font les chrétiens de Bagdad, persécutés par le calife : « La junerent .ij. jour, mangant pain et boulie. » (Baudouin de Sebourc, v. 10830). Pénitence, on le voit, ni trop longue ni trop austère ! Il en va autrement dans le choix individuel de la vie érémitique. Lorsque, dans Florence de Rome, Miles et Florence, égarés dans une forêt hostile, sollicitent l’aide d’un ermite, celui-ci répond :
Je suis mal pourveüz,
Je n’ay el que pains bis, qui est noirs et velus
Et s’ay ossi des prounes de ces arbres tous crus (v. 2647-2649).
En fait de prunes, il servira aux voyageurs « des punmes et des poires » (v. 2657). Anita Guerreau-Jalabert souligne la distribution complémentaire de ce qu’elle nomme deux « triangles stéréotypés ». À la triade aristocratique (pain-vin-viande) s’oppose en effet la triade érémitique (pain-eau-végétaux) emblématique d’une « spiritualité qui s’oppose à la sexualité sous-jacente à la consommation de viande et de vin36 ». Le point commun à ces deux ensembles est le pain. Encore ne s’agit-il pas du même pain, comme le signale un autre ermite : « ce n’est pas miche blanche,/ainçois est du noir pain ou la paille s’avance » (Geste de Monglane, v. 937-938). Noir, le pain peut aussi être, comme on l’a vu, velu, c’est-à-dire, manifestement, couvert de moisissures.
Même de mauvaise qualité, le pain constitue un aliment élaboré, qui suppose des relations, au moins épisodiques, avec la société des hommes. Ces liens ténus peuvent se rompre en cas de retraite au cœur d’une forêt impénétrable. Dans cet espace hostile et sauvage, on « ne treuve que manger que glans et la fanine37 ». C’est à ce régime que se prépare le duc Herpin :
Hermite devenrait demenant sainte vie […]
Raicines vuelz mengier et la feuille et l’eurtrie
Et fenez et glan de la forest ramie (Lion de Bourges, v. 836-846)38.
Dans Dieudonné de Hongrie, Philippe est jeté, après un naufrage, sur une île inhabitée où vit un ermite qui lui propose de partager son menu composé de racines et de fruits sauvages :
Amis, dit li ermites, donques ne mengerés
Fors que poires et pumes ou les requeillerés
Et racines et glans dont il i a assés39.
Vers la fin de la chanson, un émissaire de la fée Gloriande enjoint à Dieudonné de se retirer dans un ermitage près de la Gironde où il fait gratuitement office de passeur pour les pèlerins. Pour « espanir [expier] [s]es pechiés » (v. 14935), il porte une haire et se nourrit « des pumes du bocage » (v. 14977 et 15005). Dans Tristan de Nanteuil l’évêque de Coblence (Couvenance) et le futur saint Gilles quittent Coblence et partent vers le midi de la France en demandant l’aumône. L’évêque meurt en chemin. Gilles s’installe dans une vaste forêt, située « par delà Avignon » où il se construit une hutte de branchages. Il ne consomme pas de pain (v. 20220) : « Mengoit feuilles et erbes ne d’el n’aloit vivant » (v. 20225). Dieu lui envoie une biche qui le nourrit de son lait. Toutefois, alors que la vie du saint se contente d’indiquer que Gilles boit le lait de l’animal40, la chanson précise que la biche arrose de son lait, pour les rendre plus douces, les herbes que le saint homme consomme ensuite (« qui de son propre lait, au vouloir Dieu le grant/aloit pour rendoussir ses erbes arosant », v. 20228-20229)41.
Enfances
Bien qu’il puisse à l’occasion contribuer à améliorer l’ordinaire de l’ermite, le lait demeure en priorité la nourriture du petit enfant. Sur ce plan, les encyclopédies sont formelles : le lait maternel est préférable à celui de toute autre femme42. Comme le sang, dont il n’est qu’une émanation, il transmet à l’enfant les qualités de la femme allaitante. C’est pourquoi la duchesse Ide de Boulogne s’est fait un devoir d’allaiter elle-même ses trois enfants. Pourtant, voyant un jour pleurer le plus jeune, qui a faim, une nourrice lui donne le sein, au grand dam de la duchesse. C’est pour avoir consommé ce lait roturier qu’Eustache ne deviendra pas roi, contrairement à ses deux frères, Godefroy et Baudouin43. Dans les Enfances Renier (2e moitié du xiiie siècle), au cours d’une scène qui évoque l’Annonciation, saint Gabriel en personne enjoint à Ydoine d’allaiter elle-même son fils, Tancrède, car le lait d’éventuelles nourrices compromettrait son destin44. Dans le même esprit, Clarinde tient à allaiter seule son fils, qui n’est autre que le futur saint Gilles : « Oncques ne volt souffrir ne nul jour endurer/qu’aultre let que du scien puïst l’enffes gouter. » (Tristan de Nanteuil, v. 17708-17709). Le thème de l’allaitement et de la filiation revêt du reste un caractère véritablement obsessionnel dans cette chanson, illustré notamment par la lactation miraculeuse affectant cette même Clarinde. Pour échapper à un massacre, elle s’embarque précipitamment, en compagnie de son fils, alors âgé de quinze jours, sur un frêle esquif. Au bout de trois jours, l’absence de nourriture se fait cruellement sentir. L’enfant tète en vain le sein desséché de sa mère, qui songe au suicide. C’est alors que se produit le miracle : les seins se gonflent de lait, qui s’écoule en si grande abondance que tout le bateau en est aspergé (v. 18206-18214). La reine allaite son fils au sein droit et se nourrit elle-même en tétant son sein gauche. Sans qu’on puisse établit une connexion directe, cette scène étrange évoque une légende indienne étudiée jadis par E. Cosquin45. On ne peut toutefois pas toujours compter sur un miracle si la mère manque de lait. Le recours à une nourrice s’impose alors, mais le choix peut être difficile. Dans Brun de la Montagne, l’apparition providentielle d’une candidate à la fonction, rayonnante de beauté, « digne […] d’estre roïne » (v. 1948), et qui est en réalité une fée, résout, avant même qu’elle ne se pose, la question de ce recrutement délicat46. La beauté et le port royal de la fée la qualifient immédiatement pour cette fonction.
Cette transmission lactée des vertus aristocratiques se trouve compromise dans de nombreuses chansons tardives par l’utilisation récurrente du canevas narratif de la famille dispersée. Dans ce cadre, l’enfant est ordinairement séparé de ses parents, par hasard ou par malveillance, et exposé en forêt. Il doit alors sa survie à un humain compatissant, ermite ou voyageur de passage, ou à un animal sauvage. Lion de Bourges, dont la mère a dû accoucher seule en forêt, est ainsi enlevé par une lionne qui l’emmène dans sa tanière et le nourrit de son lait (v. 448) pendant quatre jours avant que ne le découvre un seigneur du voisinage. C’est aussi le cas de Floriset, fils d’Amile (Ami et Amile), allaité par une lionne, mais qui, jusqu’à treize ans, se comporte en authentique homme sauvage. Orson est, de même, adopté par une ourse et vit pendant quinze ans comme un animal. Jourdaine, fille de Jourdain de Blaye, est nourrie par une biche pendant une dizaine d’années. Dans La Belle Hélène, les deux enfants jumeaux de l’héroïne sont enlevés l’un par un lion, l’autre par un loup. L’enfant emporté par le loup est intercepté par un ermite, seul habitant de l’île, qui ne sait comment le nourrir et procède à des essais peu convaincants avec du jus de poire. Après avoir tenté de tromper la faim de l’autre enfant (le futur saint Martin) avec sa salive, un lion, inspiré par Dieu, exerce son autorité de roi des animaux et délègue la fonction nourricière, pour laquelle il est mal armé, à une chievre. Celle-ci et l’enfant seront finalement retrouvés par l’ermite, qui les conduit à son ermitage et peut enfin alimenter convenablement ses protégés : « Ainsi ont li enfant leur nouriche trouvee » (v. 3762). C’est également une chèvre providentiellement apparue, « qui oussy blanche estoit comme naige en janvier47 » (CCGB v. 759) qui nourrit pendant trois ans les sept enfants de Béatrice, recueillis par un ermite ; survenue par « œuvre divine », une chèvre « qui avoit foison lait » vient ponctuellement trois fois par jour visiter l’ermite qui a recueilli le jeune Ciperis (prose, p. 42) ; c’est de même encore une des chèvres élevées pour son compte par un ermite qui, « par le vouloir de Dieu » (f. 5v) suit et allaite le jeune Meurvin48. Le cas de Tristan de Nanteuil est plus surprenant : abandonné en mer l’enfant est recueilli et allaité par une sirène ; tous deux sont capturés par un pêcheur ; miraculeusement, « au vouloir Damedieu », le lait jaillit des seins de la sirène et remplit une écuelle (v. 477-480) ; passe alors une biche (cerve), qui boit ce lait, devient énorme et féroce, tue le pêcheur, sa femme et ses six enfants, et emmène le jeune Tristan dans la forêt, où elle pourvoit à sa subsistance en le nourrissant pendant un an « de beurre et de fromaige » (v. 808), puis de pain et de viande crue ou cuite qu’elle dérobe dans toute la contrée. L’ermite du Chevalier au Cygne nourrit de même les enfants de Béatrice de « boin pain levet », de « frommages et matons49 » qu’il va acheter au village le plus proche (CCGB, v. 842-845). En grandissant, les enfants se conforment au régime alimentaire de leur entourage. S’ils sont ensauvagés, comme Orson ou Floriset, ils se nourrissent de viande crue et de fruits. S’ils ont été recueillis par un ermite, ils adoptent globalement son mode de vie, avec toutefois quelques variantes. Elias, le futur chevalier au Cygne, est ainsi un excellent chasseur (CCGB, v. 984, 1106), de même que Ciperis, qui a demandé à son parrain, l’ermite, de lui fabriquer un arc et des flèches, avec lesquels il chasse « oisiax et bestes », que tous deux mangent et dont ils utilisent les peaux pour se vêtir. Dans La Belle Hélène, les jumeaux se distinguent nettement sur ce plan. Brice, le père du futur saint Brice, se nourrit, comme son père adoptif, de racines et de fruits, mais Martin chasse et se nourrit de gibier qu’il fait rôtir à la broche (v. 5510-5526) et consomme « tout sans pain et sans sel » (v. 5503). Quand ils rejoignent la société des hommes, Martin découvre avec ravissement le vin alors que son frère en reste à l’eau et à son régime végétarien50. Cette curieuse répartition entre les deux jumeaux s’explique sans doute par le fait que la saint Martin (11 novembre) est une fête importante dans le calendrier médiéval où l’on paie les fermages, mais surtout où l’on fait bombance. On y mange l’oie de la saint Martin et on y boit le vin nouveau (vin de la saint Martin). De surcroît, saint Martin, comme saint Julien, est le patron des aubergistes et des cabaretiers. Avoir l’ostel saint Martin (ou saint Julien), c’est avoir un très bon gîte. La relation de l’enfance présumée du saint dans La Belle Hélène fait donc la part belle à cette association populaire du saint et de la bonne chère, avant d’estomper progressivement ces connotations au fil de son récit.
Toutes ces enfances hors normes, marquées par un allaitement improbable, qui ne peut s’expliquer que par une particulière sollicitude divine, laissent présager une destinée exceptionnelle. Le lait de la lionne, ou plutôt le lait du lion51, pour reprendre la formulation de l’auteur du remaniement d’Ami et Amile, dote ainsi Floriset d’une force extraordinaire qu’exprime stylistiquement la cascade d’adjectifs employés :
Et nous dist li istoire qu’il fu tant poestis
Si fors et si poissans si fiers et si masis
Par le lait du lion de coi il fu noris
Que ce fu li plus fors qui a son tans fust vis52.
Toutefois, même en l’absence du symbolisme royal et christique attaché au lion, ces conditions de vie particulières permettent à l’enfant de capter l’énergie émanant du monde sauvage et d’en tirer profit53. Grâce au lait de la chèvre, Ciperis grandit « merveilleusement », marche avant un an et parle « tres bien » à deux ans (prose, p. 42). La croissance d’Elias est si rapide qu’il promet d’être un géant (CCGB, v. 962) et est en effet, à seize ans, d’une vigueur peu commune. Il partage ainsi, avec Floriset, Tristan, et Orson, la plupart des caractéristiques de l’homme sauvage54 (force, absence de vêtements, abondante pilosité…), tempérées toutefois dans son cas par la présence à ses côtés de l’ermite qui établit un lien, certes ténu mais bien réel, avec la civilisation. De plus, qu’il soit ou non combiné avec une adolescence sylvestre, qu’il évoque sans doute à lui seul par métonymie, l’allaitement animal qualifie l’individu qui en bénéficie pour des tâches extraordinaires. Orson ou Meurvin sont ainsi seuls capables de triompher d’adversaires réputés invincibles. Le Vert Chevalier ne peut être vaincu que « par homme qui fust fils de roy et qui n’eust jamais esté de femme nourry ne allaicté » (Valentin et Orson, chap. 15). Le monstrueux Logres à trois têtes ne peut être tué que par « ung homme mortel qui oncques ne [a] esté nourry de laict de femme » (Meurvin, chap. 3, 9r). Plus insolite est le cas de Godin. Dans la chanson éponyme, qui est une des suites de Huon de Bordeaux composée avant 1311 (date du manuscrit unique qui l’a conservée), le jeune Godin, fils de Huon, est enlevé par un prince sarrasin qui l’emmène sur son navire. Faute de lait, on nourrit l’enfant avec un poussin et du vin :
Se li donnerent a mengier d’un pouchin
Ensin paissent souvent l’enfant Godin.
N’ont point de lait : boire li font le vin.
L’enfes Godins en buvoit au matin ;
Jones aprist a suchier le roisin (v. 8613-8617).
Il refuse ensuite tous les bouillons qu’on lui prépare et conserve ce régime à base de blanc de poulet et de vin, ce qui fait l’admiration de tous les Sarrasins qui s’exclament : « voici un bon buveur ! ». Si elle témoigne, comme l’allaitement animal, d’une enfance atypique qui promet une destinée singulière55, cette surprenante substitution du vin au lait constitue un cas unique. Bien que l’auteur ne manifeste pas par ailleurs un sens aigu du comique, on peut peut-être, avec May Plouzeau, déceler dans cette scène, qu’elle juge bouffonne, « des accents rabelaisiens56 ».
Dans le prolongement de leurs devancières, qu’elles se bornent souvent à réécrire et à amplifier, les dernières chansons de geste accordent une place importante à la représentation des repas et de la nourriture. Le chevalier est d’abord un combattant à la force physique exceptionnelle comme en témoigne, au-delà même des cas emblématiques de Guillaume, Rainouart ou Ogier, le fameux coup d’épée, souvent mentionné, de Godefroy de Bouillon, capable de fendre proprement en deux un adversaire (CCGB 6329-6330) : une moitié tombe au sol tandis que l’autre reste en selle sur le cheval qui poursuit sa route. On ne s’étonnera pas qu’un tel guerrier dispose d’un appétit hors du commun et exige une alimentation abondante et calorique, à base de viande et de vin. C’est ce que se bornent à souligner les textes, qui se désintéressent ostensiblement du détail des recettes et de l’appareil compliqué des potages et des sauces qui joue pourtant un grand rôle dans la cuisine médiévale. Mais le festin épique ne vise pas seulement à rassasier les convives, il doit aussi les éblouir, par la profusion des viandes servies et par le faste de la réception : nombre et qualité des invités, richesse de la vaisselle, intervention des musiciens et des jongleurs. Il se prête à la mise en scène du pouvoir, préfigurant en cela « la célébration de ces grands-messes gastronomiques57 » qui caractériseront au siècle suivant la cour de Bourgogne, et constitue ainsi une caisse de résonance privilégiée pour les déclarations solennelles et, parfois, pour les règlements de compte. Lieu de vie, de faste et de liesse, le banquet peut aussi se muer en possible lieu de mort : mort sans gloire, voire ridicule, dans des pugilats sordides ou mort insidieuse dispensée traîtreusement par le poison. Loin des passions du monde, et à l’opposé de cette profusion ostentatoire, le régime alimentaire de l’ermite, éventuellement combiné avec des pratiques sévères de macération, présente en petite quantité des nourritures pauvres, fruits, racines et « herbelettes » (Belle Hélène, v. 5753, 5762). Est alors proscrit tout ce qui échauffe le corps, viande, vin, épices, et nuit au dialogue permanent avec Dieu, que vise à favoriser le choix de la vie érémitique. Reposant sur une série de disjonctions tranchées (cru vs cuit, calorique vs non calorique, végétarien vs carné, naturel vs élaboré) ces régimes alimentaires contrastés renvoient à d’autres clivages sociaux ou idéologiques (laïc vs religieux, guerre vs paix). Des interférences ou des superpositions sont toutefois possibles. Le chevalier peut se faire ermite, occasionnellement ou pour s’assurer « une bonne mort » ; il peut aussi connaître, au cours d’une existence mouvementée, des situations de disette. Les chansons de geste du xive siècle accentuent ce brassage en mettant en scène des cas spectaculaires de déclassement social, qui contraignent rois ou reines à partager pour un temps le sort des miséreux affamés. Enfin, dans la mesure où elles s’inspirent plus largement que leurs devancières de canevas empruntés aux contes folkloriques, elles accordent une large place aux récits d’enfances et en particulier à ceux qui impliquent une rupture de la filiation et l’adoption par un animal. Si l’allaitement maternel garantit la transmission des qualités aristocratiques de la mère, le passage par la forêt et l’allaitement animal, toujours voulu et inspiré par Dieu, transcende les déterminismes génétiques et sociaux et constitue un signe évident d’élection. La mention discrète, mais récurrente au fil des textes, de pratiques alimentaires diversifiées ne doit donc pas être interprétée comme une série de digressions décoratives ; elle aide au contraire à éclairer la vision du monde et les fantasmes véhiculés par ces productions épiques « tardives », proches dans leur élaboration comme dans leur esthétique, du roman-feuilleton, dont le fonctionnement sériel, ainsi que l’a souligné Claude Lévi-Strauss, évoque celui de certaines formes dégradées du mythe58.