Romans en costumes & poétique de l’accessoire

Quelques réflexions sur la panoplie des personnages de Christine Montalbetti

DOI : 10.52497/sociopoetiques.427

Index

Mots-clés

Montalbetti (Christine), accessoire, code vestimentaire, pastiche

Keywords

Montalbetti (Christine), accessories, dressing code, pastiche

Plan

Texte

… ce costume […] exprimait si bien sa vie, que ce bonhomme semblait avoir été créé tout habillé : vous ne l’auriez pas plus imaginé sans ses vêtements qu’un oignon sans sa pelure1.

À mesure que le roman s’affirme comme genre, le vêtement devient un élément constituant de la caractérisation des personnages. Dans le fameux incipit d’Aurélien, Aragon s’amuse à renverser le principe réaliste de description rigoureuse pour soumettre l’infortunée Bérénice au regard sévère du personnage principal, au cours d’une scène de première vue qui exhibe les lieux du portrait pour mieux les évider jusqu’au franc contre-pied :

La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût2.

C’est précisément sur le vêtement que se concentre l’agacement d’Aurélien. Si le portrait dysfonctionne et ne donne guère à voir la jeune femme, l’habit, lui, conserve un rôle symbolique et axiologique fort au sein de la constitution du personnage. Dans son dernier roman, La Vie est faite de ces toutes petites choses (P.O.L, 2016), Christine Montalbetti s’amuse à retracer les péripéties tour à tour immenses et infimes de la dernière mission spatiale à bord de la navette Atlantis. Elle se plaît notamment à décrire par le menu les tenues de chacun de ses personnages, dans une forme rieuse à mi-chemin entre le pastiche naturaliste et l’écriture à contrainte – puisque la plume se convertit en capteur d’une représentation déjà existante, images et vidéos d’archives disponibles sur internet, selon une relation intermédiale3 entre le texte et l’image dont l’auteure est coutumière. Depuis l’ouverture de l’œuvre avec Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine (2001, P.O.L), la critique souligne la dimension ludique de cette écriture qui n’a de cesse de mettre le lecteur au défi par une rhétorique de mise à distance de la fiction – notamment par le biais de la métalepse. Pourtant, au fil des romans se dégage une oscillation tonale qui tend à baisser parfois cette garde métanarrative, comme un réapprivoisement de l’ambition mimétique. L’analyse précise du travail de caractérisation du personnage par l’habit me permettra de mettre en lumière cette oscillation romanesque, du surplomb ludique au renouvellement exploratoire des pratiques réalistes.

En effet, selon que l’écriture se prête au jeu du roman de genre (roman biographique, historique, western, road story, roman sentimental ou érotique) ou choisisse des canevas plus libres (Plus rien que les vagues et le vent, P.O.L, 2014), les personnages s’étoffent et s’émancipent. Tantôt marionnettes brandies dans leurs costumes de scène, engoncées à cet effet dans un attirail sociologique et iconographique stéréotypé (bottes du cowboy, uniforme de la serveuse du diner, kimono japonais ou combinaison d’astronaute), tantôt dépouillés de ces oripeaux, les personnages suscitent alors une identification moins oblique de la part du lecteur, et prennent part à des récits d’une densité narrative délestée de cette forme de second degré. Le vêtement n’occupe alors qu’une place anecdotique, le détail renoue avec la gratuité de l’effet de réel, les masques tombent à mesure que l’écriture cherche à embrasser le passage des jours. À travers la réflexion qu’elle mène sur les voies possibles d’une écriture réaliste renouvelée, Christine Montalbetti prend part à une tendance qui s’impose plus largement dans la littérature contemporaine, et dont on retrouve la trame chez plusieurs auteurs.

Jouer au cowboy et aux astronautes : des romans en costume

L’imaginaire cinématographique à l’œuvre chez l’auteure a largement mobilisé l’attention de la critique4, mais peu se sont intéressés à l’usage du vêtement et de sa représentation dans ce cadre. Ainsi, dès les premiers mots de Western, la mention de la tenue du personnage principal apparaît comme un élément essentiel de sa caractérisation et un signe immédiatement reconnaissable de l’inscription du roman dans une tradition générique connue. « Appelons-le comme on voudra, ce trentenaire à la chemise carrelée qui se berce sous l’auvent » (W, 9). Cette esquisse d’un portrait initial rassemble plusieurs éléments qui relèvent du réseau sémantique du grand Ouest américain annoncé par le titre, et le vêtement ne fait pas exception. Le lecteur sait qu’il entre là en terrain (générique, romanesque, cinématographique) connu. La chemise carrelée du garçon vacher5 fonctionne comme la confirmation d’un horizon d’attente déjà saturé6. Ainsi, dans Western (P.O.L., 2005), mais aussi dans Journée américaine (P.O.L., 2009), l’écrivaine s’appuie-t-elle sur un réservoir iconographique essentiellement tiré des films qui constituent la mémoire collective de l’Amérique : westerns évidemment, road movies, mais aussi, en un sens plus général, tous ces plans inscrits dans une iconographie largement partagée qui constitue ce que Jean Baudrillard appelle la « fiction7 » de l’Amérique8.

Le portrait se poursuit, après un détour attendu par le rocking chair installé sur le porche, autour de la botte du trentenaire. L’usage du singulier est frappant, et attire l’attention moins sur l’objet lui-même que sur le geste métonymique effectué par la narratrice. La botte du cowboy fonctionne comme le signe d’un parti pris esthétique fondé sur la référence intermédiale : traitée comme un « événement » (W, 12) à part entière, le premier de ce roman et pas le moins paradoxal dans son caractère infime, elle contient en germe tous les traits génériques du western et recèle une bibliothèque d’images et de scènes propres au genre. Très vite, pourtant, à mesure que la santiag prend forme dans chacun de ses traits bien connus, l’élan de la description ekphrastique l’emporte sur son objet :

Seule la botte, peut-être, celle qui repose sur la poutrelle, a quelque chose de saillant, à cause de cette manière dont elle déborde de l’auvent, dont elle exhibe son monticule coriacé, qui commence de prendre un reflet d’aube, une lueur fragile, toute latérale encore, qui se fraie un chemin dans l’encre magistrale, c’est cela, de l’envahissement nocturne qui précède. C’est une botte d’un modèle reconnaissable, avec son talon en biseau et, sur sa tige, les ondulations des surpiqûres qui courent tout le long – faut-il voir dans ces sinuosités des coutures apparentes coteaux gibbeux, collinettes dont le vallonnement tout bucolique réjouit l’œil, ou bien votre imagination est-elle plus maritime et songez-vous plutôt à ces traces qu’à chaque retour la vague obstinée laisse sur le sable, rubans d’écume je ne dis pas, qui flottent dans l’air comme fragments de bandelettes échappés d’une momie (par grand vent la chose se rencontre), mais ces dessins ornés, ces arabesques que cette même vague, après les avoir inscrites sur la plage, se reculant pour les considérer, examine, ramassée sur elle-même, avant de venir barbouiller le sol autrement, en de furieux coups de pinceau qui ajoutent aux lignes précédentes. (W, 11-12)

L’extrait, qui s’ouvre sur un inventaire méticuleux des traits distinctifs de la botte, laisse rapidement libre cours à une rêverie dont les assauts (par vagues) s’appuient sur l’objet jusqu’à le déborder et l’effacer. La divagation poétique l’emporte sur l’effort de concentration du regard. La métaphore clichéique (l’encre du ciel nocturne) soulignée par un effet d’épanorthose (« c’est cela »), garant du recul ironique de la narratrice sur son texte, laisse place au débordement de l’imaginaire. Filant le motif naturel, les coutures se transforment en contours d’un paysage bucolique puis marin, jusqu’à briser cette concaténation thématique en un dédoublement de la métaphore qui convoque dans le dernier segment de la période l’image vaguement dégoûtante de la momie égyptienne défaite avant de revenir, dans un sursaut précieux de l’écriture, à la délicatesse des arabesques bientôt brouillées par des coups de pinceau désordonnés. La veine métaphorique ne cesse de se ramifier et de monter en puissance, notamment par le biais de la personnification, sans plus d’égard pour le fil initial (celui qui orne la santiag). Le vêtement opère sur un double plan symbolique, à la fois signe de l’inscription esthétique du texte comme roman de genre et prétexte au développement d’une écriture qui jouit de son propre mouvement d’expansion, jusqu’à s’autonomiser de son support initial. La dimension métatextuelle de la figure de la vague, du pinceau aux « lignes », « traces » et « arabesques », de même que la rupture énonciative de l’impersonnel (« faut-il ») au « vous », traduisent le plaisir ludique de ce gonflement scripturaire qui réclame la participation complice du lecteur. Si, au sein du répertoire iconographique sur lequel s’appuie la scène, la chemise carrelée et les santiags dénotaient la réalité concrète de la condition du cowboy, elles se réduisent sous la plume de Montalbetti à la trace de ces significations antérieures, tributs versés à cet héritage et tremplin d’une écriture joueuse et poétique9.

Dans son article consacré à l’art de costumier de Marivaux, Jacques Guilhembet met en lumière le jeu parodique et intertextuel auquel participe le vêtement et où se donne à lire le projet romanesque de l’auteur10. Lorsqu’il peint les habits et les accessoires de Jacques ou de Marianne, Marivaux se servirait ainsi de stéréotypes romanesques et sociaux pour définir son art poétique contre les lieux communs du roman abstrait ou idéaliste, informant la lecture par un réseau de représentations sociales qui instaurent une double complicité, tant esthétique que sociologique, avec le lecteur. Par contrepoint, l’usage et les références aux modes contemporaines montrent un ancrage de la poétique marivaudienne dans le concret. À l’époque contemporaine où la « haine du roman11 » a laissé ses stigmates, le réseau intertextuel sur lequel s’appuie Montalbetti offre un double fond critique nécessaire à l’élaboration de la fiction pour lui garantir une forme de légitimité. Exhiber les clichés qu’on emprunte serait une manière de prévenir tout soupçon de naïveté. C’est le geste également de Tanguy Viel, qui déguise ses personnages en braqueurs de casino et autres malfrats en reprenant les codes du roman et du film policiers ; ou de Céline Minard, qui se plaît, elle aussi, à jouer aux cowboys et aux Indiens ou à l’aventurier de l’espace, ou encore à empoigner le sabre des pratiquants du kung-fu12.

L’expansion poétique d’une écriture pasticheuse

Le dernier roman de Montalbetti, La vie est faite de ces toutes petites choses, s’écrit, on l’a dit, à partir du visionnage d’images d’archives de la dernière mission Atlantis que l’auteure a découvertes au cours de sa rédaction13. L’importance de la description des vêtements et tenues portés par les personnages, particulièrement saillante à la lecture, prend ainsi une dimension double : elle soulève d’abord une question d’ordre générique, tant on reconnaît dans la méticulosité joyeuse de la description des étoffes et des couleurs un trait caractéristique du naturalisme qui permet une lecture de ce roman comme exercice virtuose de pastiche, mais aussi une interrogation plus large, d’ordre poétique, autour du geste de l’ekphrasis accompli dès lors que chaque portrait de personnage doit être reçu comme l’inscription dans le texte non de l’objet lui-même, mais de sa représentation sur un support déjà existant.

Élodie Ripoll analyse les enjeux esthétiques que soulève l’intégration de l’ekphrasis au sein de la narration dans un article également consacré au vestiaire des personnages marivaudiens14, en rappelant que le roman du xviiie siècle considère déjà le vêtement, notamment à travers l’effort de nomination précise et souvent métaphorique des couleurs, comme un « principe de lecture du monde15 ». Elle souligne ainsi les tensions que ces mentions de couleurs – ou leur absence – incarnent entre narration et description et de l’intrigue aux réalités concrètes : couleur locale ou détail superflu ? Signification diégétique ou rôle purement visuel ou symbolique ? La couleur invite également le lecteur à un travail de projection mentale du personnage, dont il faut interroger les modalités et qui informe la construction du sens. Élodie Rippol s’appuie sur les analyses de Michel Pastoureau pour démontrer l’intrication serrée de la description vestimentaire et de l’intrigue :

Toute description, toute notation de couleur est culturelle et idéologique […]. Le fait même de mentionner ou de ne pas mentionner la couleur d’un objet est un choix fortement signifiant, reflétant des enjeux économiques, politiques, sociaux ou symboliques s’inscrivant dans un contexte précis16.

Ces éléments ressurgissent sous la forme du pastiche dans le dernier roman de Montalbetti, notamment à travers le jeu archaïsant sur les notations de couleur. La surcharge textuelle confère au vêtement une dimension spectaculaire, accentuée par les commentaires métatextuels de la narratrice :

Michael, j’aimerais que vous vous le représentiez soigneusement. Chemise tourterelle, cravate ardoise rayée d’obliques granit, marine et ciel, pantalon de flanelle acier à très fines rayures, aux jambes ourlées sur un revers, chaussures derby noires, bien lacées, bien cirées, dans le cuir desquelles vient se prendre un reflet quand il s’assied et croise les jambes, laissant alors apparaître des chaussettes également noires. Accessoire : une montre qui enserre son poignet et dont le bracelet métallique apparaît d’autant mieux qu’il a retroussé ses manches sur ses avant-bras. Ça, c’est pour le vestiaire […]. (La Vie est faite de ces toutes petites choses, 22)

Dans son Dictionnaire des couleurs de notre temps17, Michel Pastoureau remarque que le bleu constitue la couleur préférée de plus de la moitié de la population européenne et occidentale, où elle frise les 60 % (par opposition avec les pays asiatiques ou les pays d’Islam). Il remonte notamment aux origines du bleu « marine », dont la vogue immense naît au xixe siècle auprès des teinturiers qui reprennent aux peintres l’indigo et le bleu de Prusse, et se renforce encore au xxe siècle lorsqu’il remplace presque le noir, dont la production revient bien plus chère. Bleu marine, d’ailleurs, presque tous les uniformes professionnels le sont (« marins, militaires, gendarmes, policiers, pompiers, employés des postes et des transports et même ecclésiastiques18 »). Le gris, quant à lui, dont le costume de Michael décline un camaïeu, constitue une « demi-couleur19 », associée qui plus est, de nos jours, à la tristesse, la mélancolie, l’ennui ou la vieillesse. Rien d’original ou de remarquable donc dans la tenue du personnage, qui associe deux des couleurs les plus communes de l’offre de prêt-à-porter masculin et fait preuve d’une élégance convenue. Michel Pastoureau souligne à cet égard la partition socio-économique de l’usage des couleurs : si dans les quartiers populaires la palette tend à user de couleurs vives et variées, les quartiers « chics » préféreront, eux, une palette neutre, gage de distinction20. La flanelle dont est tissé le pantalon du personnage représente, elle aussi, une des étoffes très communément travaillée pour la confection depuis le xxe siècle21. La richesse de la description qui déploie tout un nuancier chromatique en même temps qu’une fine attention aux motifs s’avère donc inversement proportionnelle au potentiel remarquable de l’objet, costume gris et cravate rayée de bleu.

C’est que le plaisir poétique prime dans ces lignes, au fil d’un portrait dressé par accumulation tout en suivant un ordre au reste traditionnel, de haut en bas et de la cravate aux chaussettes. Le détail final, la montre au bracelet métallique, évoque lui aussi un bijou parmi les plus vus dans un certain milieu socio-économique qui ne prend de relief que par le volume que le texte lui accorde. L’espiègle remarque qui conclut l’inventaire résonne d’une distance ironique de Montalbetti sur sa propre pratique d’écriture, dans la pleine conscience du jeu auquel elle s’adonne avec la tradition romanesque. La tenue de l’astronaute est le dernier avatar des costumes dans lesquels Montalbetti propose à son lecteur de se glisser, et deux des grandes scènes de ce roman décrivent les étapes de l’enfilement des combinaisons spatiales avec une minutie qui rappelle le plaisir enfantin du déguisement. Si le caractère spectaculaire de ce costume fascine immédiatement, c’est l’ensemble du vestiaire des personnages qui fait l’objet d’un traitement remarquable dans La vie est faite de ces toutes petites choses, en un mouvement expansif de l’écriture qui revêt les allures du pastiche.

« Effet de réel » et sensibilité romanesque

Ce travail poétique de la saturation apparaît d’autant plus frappant qu’il contraste radicalement avec le roman paru juste avant, Plus rien que les vagues et le vent (P.O.L, 2014). Dans celui-ci, les références aux vêtements des personnages se raréfient à l’extrême. L’habit n’est plus tenu pour spectaculaire, n’est pas utilisé comme un masque ou une parure, un costume de théâtre ou de cinéma, un déguisement. Bien au contraire, le vêtement est d’abord rendu à sa qualité pragmatique : c’est surtout le cas de l’inénarrable « doudoune » qui revient à plusieurs reprises au fil de ces pages, sans distinction de personnage ou de moment narratif, simplement pour souligner la force fabuleuse des éléments autour de Cannon Beach où se passe le roman, et ce vent qui fait le titre du livre. Il fournit un détail anecdotique et dépourvu de signification au sein d’une image en plan plus large. Telle est la définition que Barthes donne de l’effet de réel22, « ces notations […] scandaleuses (du point de vue de la structure23) », « détails “inutiles”24 » qu’il associe à une narration prodigue au sein de laquelle ils viennent signifier l’appartenance à la catégorie du réel25.

Outre la « doudoune », dont la vacuité sémantique et sociologique permet de la rapprocher d’un effet de réel, d’autres – rares – précisions vestimentaires interviennent dans ce roman, dont se dégagent au moins deux lectures. Mimétiques du réel au premier chef, ces éléments revêtent d’une part des indications sociologiques sur lesquels s’appuie le récit, à rebours des romans pasticheurs dont il était question plus haut. L’uniforme de coton du shérif, par exemple, aurait pu faire l’objet d’un traitement ludique et intégrer à son tour la malle aux déguisements aux côtés de la botte du cowboy, des kimonos et d’autres accessoires stéréotypés. Dans ce texte, au contraire, il dénote l’autorité de celui qui vient annoncer à la femme de l’un des personnages son expulsion imminente (Plus rien que les vagues et le vent, 108), et renvoie uniquement à la fonction réelle du shérif. La sobriété de la description correspond à cet usage réaliste du détail. Selon une approche similaire, la jupe à franges du personnage de Mary vaut, elle, comme un symbole de la partition sociale et amoureuse entre le masculin et le féminin telle que se la représente son compagnon, Shannon. Chacun de ces pôles apparaît ainsi caractérisé par une qualité stéréotypée : à la sensualité débridée de la femme s’affronte l’irrépressible jalousie de l’homme :

Mary, avec sa jupe à franges (arrête de porter cette jupe à franges, disait Shannon), Mary, avec les franges qui mettaient en scène le mouvement des hanches, et Shannon qui fulminait derrière elle que tout Cannon Beach puisse voir les franges se balancer comme ça au rythme du pas de Mary, de sa foulée joyeuse et ample, comme si c’était la jupe elle-même (ou la joie simple de la porter) qui mettait à son avancée de la souplesse et du rebond. (Les Vagues, 91-92)

La description est toute entière menée selon le point de vue de Shannon, auquel le narrateur cède la parole au discours direct, et dépasse rapidement les limites de la jupe elle-même pour figurer la colère du personnage qui enfle au rythme des pas de sa compagne. Ce sentiment s’articule autour d’un lexique sensuel, voire érotique, pour décrire le mouvement des hanches redoublé par le balancement des franges et accueilli avec une joie coupable que trahit le pas enlevé de la jeune femme. De la jupe à franges, objet façonné par la vogue populaire et révélateur de la sensibilité de Mary à une mode populaire éloignée des dernières tendances à l’œuvre dans les centres urbains, le texte passe au regard possessif de Shannon sur le corps de sa partenaire. Le clivage genré qui organise la vision du monde du personnage constitue une nouvelle clé d’interprétation sociologique pour le lecteur, qu’il dispose ensuite au sein d’un réseau où s’intègrent également, comme en de lointains échos de la voix balzacienne, la description des intérieurs domestiques (la maison perdue de Colter, la chambre que Shannon occupe avec Mary) ou de loisirs (le bar de Moses), ou celle des véhicules (ainsi du break métallisé que Colter cède à un inconnu, en conclusion d’un mouvement de dépossession progressive au fil duquel il perd tour à tour sa maison, sa famille, sa voiture, et toute perspective d’avenir).

En un second temps, ces précisions revêtent une dimension affective, et renvoient aux émotions que l’objet provoque chez les personnages. Ainsi l’uniforme du shérif nous renseigne-t-il à la fois sur la peur et sur le désir de Betty face à l’homme qui la tient à sa merci. Plus tard, lorsqu’elle quitte son mari avec ses deux enfants pour rejoindre cet homme, c’est toute la froideur de son abandon que ce vêtement concentre. À l’inverse, tandis que Moses raconte l’aventure de son oncle disparu au narrateur, les grosses pantoufles que celui-ci imagine aux pieds du personnage, dans un élan nostalgique à l’idée des jours de bonheur domestique désormais perdus pour son ami, s’alourdissent encore du poids de la compassion (Plus rien que les vagues et le vent, 136). Le détail vestimentaire offrirait donc la clé d’une double interprétation : à la fois décodage sociologique critique à partir des représentations sociales sur lesquelles s’appuie la complicité du lecteur et de l’instance narrative26, et voie d’entrée dans la subjectivité des personnages selon une grammaire affective singulière. Le parti pris rétrospectif de la narration tisse ensemble les motifs de la nostalgie, de la perte et du dévoilement mémoriel, qui confèrent aux notations vestimentaires un pouvoir similaire à celui de la madeleine proustienne : un simple aperçu suffit pour enclencher le processus romanesque de la remémoration sensible. C’est à une réflexion sur les possibilités de l’écriture réaliste que nous convie Montalbetti, en croisant des réseaux sémantiques collectifs et le fil de sensibilités singulières dans le refus du surplomb narratif. À la lecture de ses romans, on oscillerait donc entre le plaisir tout pur de la fable et le recentrement critique d’un regard social sur le contemporain au sein d’un romanesque exploratoire.

Si donc les romans de Christine Montalbetti ne prêtent pas tous la même attention au vêtement dans la caractérisation des personnages, tous cependant font preuve d’un goût pour le filtre, l’illusion et l’oblique qui s’exprime notamment par le jeu sur l’ancrage générique, géographique et culturel des textes. La plupart des personnages sortent tout droit de films, de représentations collectives romanesques ou tirées de banques de données virtuelles, et leurs habits prennent l’étoffe de costumes de scène. Même dans le cas du document d’archives a priori peu enclin à se prêter aux caracolades de l’imaginaire, le vocabulaire du spectacle est largement employé. Le plaisir poétique l’emporte, et l’accessoire le plus banal offre un essor au déploiement romanesque selon une attention au détail qui constitue l’un des traits remarquables de l’écriture de Montalbetti. Pris dans cette joie du spectacle, le costume devient déguisement et ne porte plus que la trace de sa signification pratique, historique ou sociologique d’origine. Il participe d’une rhétorique complexe de l’artificialité qui travaille le texte comme une caution pour un élan romanesque toujours lesté d’un certain scrupule27. Toutefois, l’entreprise littéraire de Montalbetti échappe aux classifications monologiques, et les grands éclats du pastiche cachent eux-mêmes une ambition romanesque tout autre. Le regard s’y recentre sur les mouvements infimes du quotidien, pour embrasser le réel à hauteur d’homme. Là, Montalbetti délaisse son rôle d’accessoiriste de scène et confère au vêtement une fonction diégétique actualisée, hors de toute dimension métatextuelle. Alors la mise, mais aussi chacun des accessoires que possèdent les personnages (selon une forme de correspondance qu’il faut lire en écho avec le projet balzacien pour en mesurer la finesse), fonctionnent comme les signes d’une réalité plus large. C’est selon ces modalités que Plus rien que les vagues et le vent interroge la faillite progressive de l’Amérique de Wall Street et de Goldman Sachs dans les abymes de la crise de 2008. Véritable descente aux enfers contemporaine, ce texte à l’œil sociologique délaisse la virtuosité poétique des romans pasticheurs pour interroger à nouveaux frais la place du roman dans le monde, les voies et les voix que peut adopter le pari de la mimésis.

1 Honoré de Balzac, Illusions perdues, Paris, Gallimard, 2013, p. 70.

2 Louis Aragon, Aurélien, Gallimard, 1944, incipit.

3 La réflexion sur les rapports entre littérature et cinéma s’ancre dans un champ que l’on baptise de nombreux noms : intersémiotique, « 

4 Voir notamment Fabien Gris, Images et imaginaires cinématographiques dans le récit français (de la fin des années 1970 à nos jours). Thèse de

5 Dont l’usage veut qu’on l’appelle aujourd’hui « chemise de bûcheron » : le lien aux étendues sauvages demeure, mais l’aventure a désormais disparu

6 Dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques de la réception, à partir notamment de Wolfgang Iser, L’Acte de lecture : théorie de l’effet

7 « Ce qu’il faut, c’est entrer dans la fiction de l’Amérique, dans l’Amérique comme fiction ». Jean Baudrillard, Amérique, Paris, B. Grasset, 1986

8 Dans L’Évaporation de l’oncle (P.O.L, 2011), et dans une moindre mesure dans Love Hotel (P.O.L, 2013), Montalbetti déplace ce jeu de miroirs en

9 Le jeu s’accompagne toutefois d’une dimension mélancolique, et le plaisir du déguisement se teinte de nostalgie face à ces héros d’enfance perdus

10 Jacques Guilhembet, « Costumes et parures dans l’œuvre romanesque de Marivaux », in Sociopoétique du textile à l’âge classique. Du vêtement et de

11 Sur ce paradigme de la littérature française contemporaine, voir notamment l’introduction de Aline Mura-Brunel (dir.), Silences du roman : Balzac

12 Je fais référence ici successivement – et en me contentant de ces exemples parmi d’autres, dans un souci d’économie – au Black Note (1998), à L’

13 Je reprends ici les propos qu’elle a tenus lors des rencontres des Enjeux contemporains de la littérature, jeudi 26 janvier 2017, à l’occasion d’

14 Élodie Ripoll, « Le vêtement et ses couleurs chez Marivaux, Nerciat et Rétif de La Bretonne », in Sociopoétique du textile à l’âge classique, op. 

15 Ibid., p. 423.

16 Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2011, p. 16 et sq., cité dans Élodie Ripoll, art. cit., p. 423.

17 Michel Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps : symbolique et société, Paris, Bonneton, 2007. Voir notamment l’article « Bleu », p. 

18 Ibid., p. 29

19 Voir Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Couleurs : le grand livre, Paris, Panama, 2008 [Texte publié en feuilleton dans L’Express en juillet

20 En cela, l’usage des couleurs et l’interprétation des styles vestimentaires s’éclairent à la lumière des théories bourdieusiennes.

21 Voir la liste des nombreuses variantes de flanelle que recense l’article « Flanelle », in Élisabeth Hardouin-Fugier, Bernard Berthod, Martine 

22 Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, vol. 11, n° 1, 1968, p. 84-89.

23 Ibid., p. 84.

24 Ibid.

25 « La vérité de cette illusion est celle-ci : supprimé de l’énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le “réel” y revient à titre de

26 Voir à ce propos les analyses que Jérôme Meizoz développe, à partir de la notion de posture, sur la complicité du lecteur et de l’instance

27 Voir Dominique Viart, « Le scrupule esthétique : que devient la réflexivité dans les fictions contemporaines ? », Studi Francesi, n° 177

Notes

1 Honoré de Balzac, Illusions perdues, Paris, Gallimard, 2013, p. 70.

2 Louis Aragon, Aurélien, Gallimard, 1944, incipit.

3 La réflexion sur les rapports entre littérature et cinéma s’ancre dans un champ que l’on baptise de nombreux noms : intersémiotique, « transmédiatique » (Jacques Migozzi), ou « intermédial » (Liliane Louvel). Voir Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2010, et Jacques Migozzi, Boulevards du populaire, Limoges, PULIM, 2005, p. 223.

4 Voir notamment Fabien Gris, Images et imaginaires cinématographiques dans le récit français (de la fin des années 1970 à nos jours). Thèse de doctorat, soutenue à l’université Jean Monnet-Saint-Étienne, 2012, et mon article « La botte du cowboy. Surexposition du cliché et pudeur du romanesque dans les romans cinéphiles de Christine Montalbetti » (journée d’étude « Que fait le cinéma aux genres littéraires ? », organisée par Jan Baetens et Nadja Cohen à l’Université catholique de Louvain, 18 octobre 2016).

5 Dont l’usage veut qu’on l’appelle aujourd’hui « chemise de bûcheron » : le lien aux étendues sauvages demeure, mais l’aventure a désormais disparu au profit d’une certaine domesticité. Ce glissement s’inscrit dans un mouvement dépréciatif qui reflète une vision antagoniste de la société urbaine face à ses marges délaissées, et la perte des grands rêves d’espace et de conquête au fil du xxe siècle.

6 Dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques de la réception, à partir notamment de Wolfgang Iser, L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique [trad. de l’allemand par Évelyne Sznycer], Bruxelles, Mardaga, 1985, et Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [trad. de l’allemand par Claude Maillard], Paris, Gallimard, [1978], 1990.

7 « Ce qu’il faut, c’est entrer dans la fiction de l’Amérique, dans l’Amérique comme fiction ». Jean Baudrillard, Amérique, Paris, B. Grasset, 1986, p. 91-92. Les photographies qui illustrent l’ouvrage confirment ces propos, en donnant à voir la matérialité d’un territoire fantasmé en même temps qu’elles déconstruisent le regard désirant qui s’y porte.

8 Dans L’Évaporation de l’oncle (P.O.L, 2011), et dans une moindre mesure dans Love Hotel (P.O.L, 2013), Montalbetti déplace ce jeu de miroirs en terres nippones, et l’ancre dans le double imaginaire du Japon des estampes et des samouraïs ou de celui du capitalisme exacerbé.

9 Le jeu s’accompagne toutefois d’une dimension mélancolique, et le plaisir du déguisement se teinte de nostalgie face à ces héros d’enfance perdus ou réévalués (la liberté souveraine du cowboy, l’épopée de l’espace, le deuil d’un proche). Le spectaculaire s’articule donc à l’intime, et l’on se déguise aussi chez Montalbetti pour solder ses chagrins.

10 Jacques Guilhembet, « Costumes et parures dans l’œuvre romanesque de Marivaux », in Sociopoétique du textile à l’âge classique. Du vêtement et de sa représentation à la poétique du texte, Carine Barbafieri et Alain Montandon (dir), Paris, Hermann, 2015, p. 401-421.

11 Sur ce paradigme de la littérature française contemporaine, voir notamment l’introduction de Aline Mura-Brunel (dir.), Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, Amsterdam/ New York, Rodopi, 2004.

12 Je fais référence ici successivement – et en me contentant de ces exemples parmi d’autres, dans un souci d’économie – au Black Note (1998), à L’Absolue perfection du crime (2001) et à Insoupçonnable (2006) (Paris, Éditions de Minuit), et à Faillir être flingué (Paris, Payot Rivages, 2014), Le Dernier monde (Denoël, 2007) et Bastard Battle (Léo Scheer, 2008).

13 Je reprends ici les propos qu’elle a tenus lors des rencontres des Enjeux contemporains de la littérature, jeudi 26 janvier 2017, à l’occasion d’une table ronde (« Deux infinis ») avec Thomas Clerc animée par Alain Nicolas.

14 Élodie Ripoll, « Le vêtement et ses couleurs chez Marivaux, Nerciat et Rétif de La Bretonne », in Sociopoétique du textile à l’âge classique, op. cit., p. 423-440.

15 Ibid., p. 423.

16 Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2011, p. 16 et sq., cité dans Élodie Ripoll, art. cit., p. 423.

17 Michel Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps : symbolique et société, Paris, Bonneton, 2007. Voir notamment l’article « Bleu », p. 24-32.

18 Ibid., p. 29

19 Voir Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Couleurs : le grand livre, Paris, Panama, 2008 [Texte publié en feuilleton dans L’Express en juillet et août 2004 et aux Éd. du Panama en 2005 sous le titre Le Petit livre des couleurs]. Notamment le chapitre 7, « Les demi-couleurs ».

20 En cela, l’usage des couleurs et l’interprétation des styles vestimentaires s’éclairent à la lumière des théories bourdieusiennes.

21 Voir la liste des nombreuses variantes de flanelle que recense l’article « Flanelle », in Élisabeth Hardouin-Fugier, Bernard Berthod, Martine Chavent-Fusaro, Les Étoffes : dictionnaire historique, Paris, les Éd. de l’Amateur, 2005, p. 193-194.

22 Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, vol. 11, n° 1, 1968, p. 84-89.

23 Ibid., p. 84.

24 Ibid.

25 « La vérité de cette illusion est celle-ci : supprimé de l’énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le “réel” y revient à titre de signifié de connotation ; car dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier […] (ils) ne disent rien d’autres finalement que ceci : nous sommes le réel ; c’est la catégorie du “réel” (et non ses contenus contingents) qui est alors signifiée ; […] il se produit un effet de réel […]. » Ibid., p. 88.

26 Voir à ce propos les analyses que Jérôme Meizoz développe, à partir de la notion de posture, sur la complicité du lecteur et de l’instance narrative chez Jean-Philippe Toussaint. Jérôme Meizoz, La littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation. Genève, Slatkine, 2016, « Chapitre 1. L’expérience Toussaint : disposition esthétique, déréalisation, humour », p. 125-131. Sur les représentations sociales, voir les travaux de Serge Moscovici et de Denise Jodelet : « Psychologie sociale, et représentation sociale : phénomènes, concept et théorie », in Psychologie sociale, Serge Moscovici (dir), Paris, PUF, 2014, p. 363-383.

27 Voir Dominique Viart, « Le scrupule esthétique : que devient la réflexivité dans les fictions contemporaines ? », Studi Francesi, n° 177, fascicolo III, septembre-décembre 2015, p. 489-499.

Citer cet article

Référence électronique

Morgane KIEFER, « Romans en costumes & poétique de l’accessoire », Sociopoétiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 07 novembre 2017, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=427

Auteur

Morgane KIEFER

Université Paris-Ouest Nanterre La Défense

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)