Le motif de la baignade a inspiré de nombreux artistes qui se sont faits les peintres, les écrivains, les photographes et cinéastes de cette pratique ancienne souvent encouragée pour ses vertus hygiéniques, cathartiques ou thérapeutiques, voire miraculeuses dans le cas de la piscine probatique (Lucio Massari, Le Tintoret, Murillo) et des fontaines de jouvence (Hans Sebald Beham, Lucas Cranach, Ron Howard)1, quoique parfois réprouvée pour la corruption des mœurs qu’on la soupçonne de favoriser. Depuis le xixe siècle, époque de l’essor de la villégiature maritime, et plus encore depuis l’avènement des congés payés et la démocratisation du tourisme, la baignade est devenue un contrepoint à la vie urbaine2 et un synonyme de loisir. Plage et littoral, « répulsi[fs] au tournant du Moyen Âge3 » font désormais figure de « territoire[s] hédonique[s]4 », comme l’ont montré Alain Corbin5 et Jean-Didier Urbain6. Ce dernier souligne combien la plage, bien plus qu’une simple bande de sable, s’apparente à un petit théâtre, ainsi qu’en témoignent les dessins emplis d’humour d’Honoré Daumier7, Heinrich Zille8, Albert Dubout9, Sempé10, David Prudhomme et Pascal Rabaté11 ou encore Jean Jullien12.
En effet, les rituels sociaux autour de l’eau favorisent le rassemblement, toutes générations confondues. Les bains publics et la plage apparaissent comme des vecteurs de mixités (sociale, culturelle) et témoignent de l’évolution du rapport au corps et de la mode (du costume de plage au maillot de bain13) et des pratiques (corps bronzé14, corps imberbe). La proximité estivale des corps à la plage exprime un « désir de grégarité étendue, de densité et de chaleur humaines15 ». La baignade interroge également les notions de plaisir et de désordre (fêtes, parcs aquatiques, clubs de plage, centres thermo-ludiques) et leur pendant, la restauration de l’ordre, à travers les règlements, les interdictions (plonger, courir) et la figure du maître-nageur. Si la baignade peut être prétexte à des situations burlesques et cocasses, elle est aussi susceptible d’entraîner des événements tragiques dont peintres, cinéastes et écrivains ont souvent rendu compte (noyades, accidents, suicides). On pense ici à tous les drames de la baignade présents dans la littérature antique et romantique, où l’eau dans laquelle on se baigne, ou dans laquelle on envisage de se baigner (mythe de Narcisse), est souvent le lieu de la perte, mais aussi de la transformation et de la révélation. Le contact avec l’eau, ou sa proximité, renvoie parfois aussi à un élément matriciel qui confère à l’acte de se baigner une dimension consolatrice ou réparatrice (Bleu, de Krzysztof Kieślowski). Occasion idéale de laisser libre cours à son imaginaire, la baignade emmène souvent le nageur plus loin que les étroits couloirs de la piscine ou que la zone protégée que délimitent les bouées marines16.
Le présent dossier ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité mais propose une ébauche de ce que pourrait être une sociopoétique de la baignade grâce à un parcours chronologique allant de l’Antiquité, avec les Lettres à Lucilius, au plaisir contemporain de la nage en plein air dans la société allemande ainsi que chez l’écrivain John von Düffel, en passant par l’invention d’une mondanité balnéaire dans la revue La Vie parisienne (1863-1885). Nous vous proposons également une incursion dans les stations balnéaires du Nord de l’Allemagne au xixe siècle, qui furent le témoin de la montée d’un antisémitisme qui se radicalisera funestement quelques décennies plus tard. Ces articles sont prolongés par l’ajout de deux galeries, l’une de tableaux, dessins et photographies, l’autre de vidéos, dont la présence se justifie par la nature éminemment visuelle et iconique du thème traité.