Michel Brix, Du classicisme au réalisme. Une histoire de la littérature française (xviie-xxie siècles), Paris, Kimé, 2021, 337 p.

Texte

Par son nouvel ouvrage, Michel Brix, directeur de recherches à l’Université de Namur, poursuit son projet critique : expliquer comment la modernité a transformé la manière d’écrire de la littérature et de lui assigner une place au cœur de la société. Il l’avait ouvert avec L’Attila du roman. Flaubert et les origines de la modernité littéraire (Paris, Honoré Champion, 2010), puis L’Entonnoir ou les Tribulations de la littérature à l’ère de la modernité (Paris, Kimé, 2013), enfin son Histoire de la littérature française (Louvain, De Boeck Supérieur, 2014). La thèse défendue est simple : la littérature française se réduirait à deux volants, le régime classique et le régime réaliste, et fort de cette reconfiguration tout en opposition, l’universitaire belge établit comment le premier choisit d’entretenir un rapport au monde qui favorise la promotion d’une œuvre susceptible d’offrir des modèles et d’aider son lecteur à se diriger dans sa propre vie – valeur didactique – quand le second en reste à peindre le réel tel qu’il se présente à l’écrivain, faisant du moi de ce dernier le principe fondateur sinon exclusif de la création esthétique. Directe et efficace par sa force de conviction, l’argumentation de Michel Brix se révèle vive et brillante au sein d’un essai construit en sept chapitres selon une progression logique et féconde. À n’en pas douter, Du classicisme au réalisme s’impose comme une contribution qui fera date dans la réécriture nécessaire de l’histoire littéraire.

Le raisonnement est construit sur la notion de « vraisemblable » dont l’évolution de l’acception définit les deux paradigmes, classique et réaliste. Selon la tradition platonicienne, reprise par Aristote, l’école classique vise à élever l’âme de son lecteur, à lui expliquer la réalité, à l’entraîner vers le Beau et le Bien, vers les vérités universelles et intemporelles. Loin de copier la nature, elle se fonde sur une ambition épistémologique pour parvenir à l’essence des choses. Ainsi ses auteurs ont-ils assumé la nécessité de raconter ce qui pourrait arriver selon une humanité qui ne se limiterait pas à ce qu’elle est mais veillerait à promouvoir ce qu’elle devrait être, dans une approche philosophique soucieuse du progrès humain et des valeurs qui fondent la civilisation. Pour l’esthétique classique, le vrai n’est qu’anecdotique tandis que le vraisemblable est cela seul qui compte, considéré comme un idéal à atteindre. Son projet – parce qu’elle assume des fonctions, des missions – est de faire « apparaître l’esprit du réel » (p. 21). Elle se définit comme une littérature de l’Idée qui se veut probante, démonstrative dont Michel Brix rappelle l’objectif fondamental : « délivrer un enseignement […] susciter des interprétations et des débats […] faire réfléchir » (p. 44). Elle constitue « un fondement de la civilisation » (p. 55). En ce sens, les écrivains classiques se recrutent forcément hors du seul xviie siècle français : on les retrouve, par exemple, du côté de Balzac et Sand, encore soucieux deux siècles plus tard de conventions idéalisantes.

Au contraire, avec le début du roman, le xviiie siècle commence de s’affranchir d’une telle conception sous l’effet de la vogue du biographique. L’universel perd de son sel, on s’intéresse au personnel. L’anecdotique et le singulier prennent le pas sur le général. La littérature choisit de se préoccuper moins du vraisemblable – ce qui devrait être – que du vrai – ce qui a été. On ne se projette plus, on regarde en arrière : la possibilité d’un progrès intéresse moins que l’étude du passé. L’individu prend le pas sur la communauté. L’œuvre d’art devient « le produit d’un Moi » (p. 83) et bientôt se réduit à une entreprise testimoniale. Se développe le règne de l’hubris. Et le lecteur de la littérature réaliste, telle que Michel Brix nomme la nouvelle esthétique, n’a plus pour préoccupation que de savoir si ce qu’on lui raconte est vrai, bien vrai… jusqu’au naturalisme zolien qui réduit le roman à « la simple mise en forme du dossier d’une enquête » (p. 100). La vérité, alors, est à trouver dans l’œuvre, elle n’est plus l’idéal qui fonde le projet créatif. Le texte littéraire se fait de plus en plus personnel et autobiographique et l’écrivain égocentré quand l’œuvre produite n’est plus jugée qu’à l’aune de son originalité, sinon de la spontanéité qui a présidé à sa création. Se distinguer, ne ressembler à rien d’autre, tel est le critérium bientôt exclusif de la qualité esthétique dans le régime réaliste.

Michel Brix, avec intelligence et précision, s’interdit toute caricature en décrivant les nombreux revirements connus du cheminement historique dans les principes fondateurs de la création littéraire – principalement romanesque. Il revient volontiers dans un chapitre V particulièrement riche sur les hésitations d’un certain nombre d’écrivains au cœur d’un xixe siècle prétendument réaliste pour lesquels la littérature est devenue trop individualiste. Comment se fier au seul écrivain et que prouve ce qu’il a vu s’il ne peut pas tout voir ? Les exigences de la mimesis sont discutées – par Stendhal, Sand, Baudelaire ou Nerval – et d’aucuns redoutent un lecteur réduit à la seule rencontre d’un écrivain exhibitionniste. L’auteur de Du classicisme au réalisme insiste par exemple sur la volonté sandienne de renouer l’anecdote avec l’expérience universelle (p. 183) mais Flaubert passe par là et impose avec sa poétique affichée (pas toujours suivie par son concepteur !) une modernité qui annule toute opposition possible d’autant que Sainte-Beuve avec sa critique biographique a déjà contribué à entériner les principes du paradigme réaliste omnipotent. Michel Brix poursuit avec de belles pages sur le dualisme flaubertien, les contradictions et les paradoxes de l’homme de Croisset, toujours susceptible de dire à ses héritiers : « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Si Flaubert et Leconte de Lisle refusent pareillement une littérature « déversoir à passions », néanmoins leur revendication d’autotélisme de l’art ne garantit pas la création littéraire contre les excès de l’artiste qui devient avec Flaubert celui qui écrit l’œuvre et celui, seul, pour qui elle est écrite. La littérature cesse désormais de se revendiquer « vecteur de progrès » (p. 229) selon Michel Brix qui s’élève en procureur contre la modernité. Dans les seules mains de l’artiste, retranché d’une société dont il dénonce la faillite humaine, au risque de multiples contradictions (puisqu’il continue d’en attendre au moins reconnaissance), elle est réduite à n’être qu’un moyen pour l’écrivain de se bâtir une nouvelle image auctoriale. Dernier avatar : l’objectif de l’écrivain n’est plus que « de donner à connaître une personnalité hors pair, et d’inviter le public à le vénérer » (p. 242).

À suivre Michel Brix dans son raisonnement implacable de cohérence, il ne reste plus qu’à déplorer les orientations d’un xxe siècle qui s’est employé, malgré Proust, Gide, Beauvoir, Genet ou De Gaulle, à marcher uniquement dans les pas de la modernité érigée en dogme indépassable. Au risque de tuer le roman (p. 309), l’imagination et la fictionnalisation disparaissant, au risque de « conter pour conter » – le roman n’est plus d’aucune utilité à son lecteur de Robbe-Grillet à Angot –, la littérature depuis 1914 oublie d’entretenir encore son lecteur du seul sujet qui vaudrait : la condition humaine. L’universitaire déplore un roman contemporain qui se limite, faute de l’ambition classique, à éclairer de ses pâles lueurs l’impossibilité de se connaître dans un « monde incompréhensible » (p. 269). L’écrivain aurait oublié qu’il lui revenait justement de l’expliquer. Les notions de progrès et de destin collectif sont désespérément abandonnées.

Il faut lire Michel Brix après Tzvetan Todorov et son saisissant La Littérature en péril (Paris, Flammarion, 2007) et considérer que le premier prolonge avec brio, dans des approfondissements nécessaires, les réponses initiées par son aîné à la question de la place et de la fonction de la littérature dans la société : comment l’œuvre littéraire naît-elle justement d’une conception des choses ? Comment les représentations sociales dominantes, et notamment la représentation de l’écrivain dans la société, viennent-elles définir la poétique du moment ? Comment la création littéraire répond-elle à la prise en compte des valeurs essentielles d’une société, soit pour les porter, les illustrer et les modéliser, soit pour les dénigrer et créer en marge de celles-ci ? En régime classique, les réalités sociales nourrissent le texte littéraire, rien « n’est jamais gratuit : [tout] est toujours porteur de sens […] renvoie à une réalité psychologique, ou morale » (p. 188). Au contraire, le paradigme réaliste s’en empare en les considérant « privés de toute signification qui irait au-delà d’eux-mêmes : on a l’impression de feuilleter un album » (p. 188). Telle est l’alternative exclusive face à laquelle l’écrivain contemporain doit accepter de se situer.

Il se trouve, coïncidence significative du calendrier éditorial, qu’en même temps que Michel Brix, Alain Finkielkraut, dans L’Après littérature (Stock, 2021) interroge à son tour le devenir de la chose littéraire quand s’épuise la conception littéraire du monde. Il explique :

La littérature fait œuvre de connaissance, elle est une invention, une découverte, elle élucide l’existence : c’est là son rôle majeur. Donc il ne s’agit pas d’écrire contre ou pour, il s’agit d’aider à voir clair, d’aider à comprendre.

Où l’appel à un retour du paradigme classique en une époque où les repères feraient défaut, les maîtres à penser disparus et les valeurs du texte littéraire éparpillées jusqu’à leur disparition. C’est dire, non seulement, l’actualité brûlante de l’essai de Michel Brix, mais encore la portée fondamentale de sa réflexion. En effet, au moment où notre société occidentale s’interroge sur son propre avenir, les réponses à apporter aux questions existentielles que se posent les lecteurs, quels qu’ils soient, semblent devoir toutes se trouver dans la littérature – considérée dans son seul paradigme classique.

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Référence électronique

Thierry POYET, « Michel Brix, Du classicisme au réalisme. Une histoire de la littérature française (xviie-xxie siècles), Paris, Kimé, 2021, 337 p. », Sociopoétiques [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 18 octobre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1467

Auteur

Thierry POYET

CELIS, Université Clermont Auvergne

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