Quand l’Histoire rencontre la littérature, la recherche universitaire grandit à croiser ses champs. Avec Nicolas Bourguinat, professeur à l’Université de Strasbourg, ce sont les analyses de Flaubert et L’Éducation sentimentale qui s’enrichissent d’une double lecture historico-littéraire, après la question du voyage au xixe siècle, notamment celui des femmes, ou la manière dont Les frères Goncourt [se sont faits] historiens (Presses universitaires de Strasbourg, 2017).
On croit que tout a déjà été écrit sur le fameux roman de 1867 mais ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. Ce que L’Avenir est gros ! apporte de neuf tient au prisme par lequel son auteur entre dans le texte, un prisme qui – si le mot n’est pas directement revendiqué – renvoie, nous semble-t-il, à une approche marquée du sceau de la sociopoétique. Ce nouvel essai, paru aux éditions La Baconnière (2023) dans la nouvelle collection Langages, dirigée par Daniel Sangsue, se propose en effet d’« analyser la manière dont les représentations et l’imaginaire social informent le texte dans son écriture même », pour reprendre la formule d’Alain Montandon. C’est-à-dire : il dévoile comment l’intrigue et les personnages de Flaubert se déploient en fonction d’une poétique inscrite dans un espace et un temps déterminés.
Dans une première partie, Nicolas Bourguinat attire l’attention de son lecteur sur un certain nombre de notations, allusions ou renvois d’apparence anodine à une première lecture du roman. Pourtant, c’est leur collecte qui vient informer la fabrique même des personnages flaubertiens. Ainsi de l’Italie, de l’Amérique ou même de Paris : le romancier a multiplié, épars, des considérations stéréotypées, des clichés qui parlent à ses contemporains, bien installés dans l’imaginaire du temps de sorte que, en les inscrivant dans son texte, il choisit de les pérenniser. Mieux, sa prose les agrège en éléments fondateurs ou symboliques des personnages.
Exemples. Que ce soit le peintre Pellerin, les habitués du salon de Mme Dambreuse ou même Arnoux à travers quelques-uns des tableaux qu’il commercialise, chaque fois qu’il est fait allusion à l’Italie, c’est pour installer le personnage dans une médiocrité apparente, son incapacité à échapper aux lieux communs. De fait, « l’Italie a quelque chose de faisandé dans le roman » (18) selon une analyse à double sens : d’une part, la péninsule apparaît comme le lieu d’un romantisme usé et trop facile, et la manière sans originalité d’associer Italie et romance installe les personnages dans une banalité que la répétition du cliché transforme en caractéristique essentielle d’individus falots. D’autre part, leur manière même d’évoquer l’Italie renvoie l’espace géographique péninsulaire à sa propre banalité, comme trop usé d’avoir été visité : il n’y a qu’à voir comment Frédéric envisage son futur roman vénitien. De la même manière, les références du roman à l’Amérique constituent encore un discours de la platitude : ce qui en est dit réduit les contrées lointaines à une perception caricaturale, simple espace de liberté empli de « trappeurs » (25), comme autant de poncifs qu’on se répète de ce côté-ci de l’Atlantique. Si bien que, lorsque Frédéric veut échapper aux contraintes de son existence, c’est outre-Atlantique qu’il compte partir. Dès lors, son projet nourri des lieux communs d’une époque, s’exprime comme révélateur à son tour de sa propre banalité à lui.
Ce que Nicolas Bourguinat démontre en ciblant une multitude de petits faits du roman – comme autant d’« effets de réel » barthésiens –, c’est la manière toute flaubertienne dont se construisent les personnages, pris dans la tenaille du discours rabâché de leur temps et l’intention satirique du romancier. Car si Flaubert use de ses personnages (malgré eux ?) pour se faire le représentant moqueur d’une bourgeoisie du truisme omniprésent, il n’en est pas moins vrai qu’il se montre fidèle à son intention initiale : être le premier écrivain à se moquer de ses propres personnages.
Chez Flaubert, la dénonciation de la bêtise, des propos trop entendus, clichés ou lapalissades en tous genres, tautologies éculées et autres fanfaronnades stupides, revient d’abord à leur faire une place en littérature. Évidemment, pour mieux montrer que le façonnage des personnages et l’élaboration de l’intrigue sont directement liés au contexte dans lequel le roman s’écrit. Au demeurant, le romancier prolonge ce qu’il avait entamé, un peu plus tôt, avec son Dictionnaire des idées reçues, et qu’il reprendra à la fin de sa vie. En faisant entendre l’imaginaire social de son temps, qu’il voue aux gémonies – tous les bourgeois sont bêtes et tous ses contemporains ne sont que des bourgeois –, Flaubert donne ses lettres de noblesse à une technique qui va définir désormais son écriture et sa conception du monde : « Le même moyen technique, cultiver le lieu commun, avec en vue le même effet : produire de la médiocrité. » (27)
Qu’il en aille de territoires étrangers ou nationaux, demeure la technique flaubertienne qui fait parler ses personnages de Paris par le même recours aux clichés. Paris se réduit en capitale de la débauche et la province est racontée dans une perspective symbolique des caractères des personnages eux-mêmes. Les lieux sont convoqués presque caricaturalement par le romancier pour fixer l’identité de ses personnages. Si Marie Arnoux vient de la Beauce, c’est que la situation centrale de la contrée sert à exprimer symboliquement la solidité et l’équilibre de l’épouse et de la mère de famille. Si Frédéric, quant à lui, arrive de Nogent et si le département de l’Aube, en général, est beaucoup convoqué, c’est que Flaubert retient de ses choix une valeur significative. Il sait que ses contemporains, forcément, y verront un lieu originel (l’Aube, à la fois pour dire la naissance du jour mais aussi contrée où la Seine prend naissance) en même temps qu’ils l’associeront à l’épopée napoléonienne. C’est à Brienne que le jeune Bonaparte est élève, près de Nogent que sa mère fut installée durant huit ans et la campagne de 1814 « s’est en grande partie déroulée dans la Marne et l’Aube » (52). Car Nicolas Bourguinat investit le champ historique de la même manière qu’il use du contexte géographique. Son analyse est au service de la démonstration de la thèse suivante : ce qui se pense et se dit dans les années 1860 constitue le terreau le plus fertile à disposition du romancier. D’où l’intérêt de considérer que « l’arrière-plan historique […] intéresse tout autant que le background personnel et familial du romancier » (52). Et même davantage ?
Car l’approche à la fois historique et sociopoétique permet d’apporter des connaissances supplémentaires. On a rarement indiqué, reconnaissons-le, les motivations du romancier dans le choix du patronyme Moreau. Or, Moreau est le nom d’un général de l’Empire dont l’histoire dresse un portrait qui fait la part belle à « l’indécision, la procrastination et même l’ambivalence » (68), d’où un choix qui s’impose indiscutable pour Flaubert au moment de baptiser son personnage principal.
Autrement dit, sans considérer pour autant que tout serait codé dans L’Éducation sentimentale (sur le modèle des Misérables de Hugo), en revanche on peut avancer que chaque décision du romancier, loin de relever d’un arbitraire gratuit, s’explique, sinon se justifie en fonction de représentations sociales que Flaubert partage avec ses futurs lecteurs. Quitte à ce que le lectorat du même, un siècle et demi plus tard, se perde en conjectures quand certaines réalités de son imaginaire ne recoupent plus celles de 1869.
Nicolas Bourguinat rappelle donc que la création du personnage romanesque, chez Flaubert en l’occurrence, répond à une politique délibérée de représentation de la société contemporaine : « Ce sont simplement des acteurs de la comédie sociale de leur temps, humbles ou grands, chanceux ou maladroits. » (103) Si le romancier se livre en effet à une « guerre sans merci contre le réel » (105), c’est en s’emparant de ce même réel, fort de sa connaissance sinon parfaite du moins complète, pour mieux le tourner en dérision. Et chercher le moyen de le dépasser. Jamais Flaubert n’a été aussi peu réaliste, au sens où Champfleury et Duranty pouvaient l’entendre.
La critique, depuis des lustres, développe les analyses les plus pertinentes quant aux mécanismes et à la fonction de l’ironie flaubertienne. Ce que Nicolas Bourguinat nous offre, c’est la possibilité d’observer « avec un œil neuf la question de la présence de l’Histoire dans le roman » : c’est, par quelques analyses pointues et judicieuses, de comprendre comment cette présence qui résulte des recherches et autres travaux préparatoires du romancier lui permet de travailler son originalité – id est : sa singularité – pour lui donner libre expression. C’est la possibilité, par des signes matériels et des traces factuelles, d’entrer dans la fabrique de l’œuvre au moment où se développe la dynamique de la création littéraire sous l’impulsion des représentations sociales.