L’ouvrage de Maria Weilandt débute par la surprise de celle-ci devant un tableau d’Alfred Stevens représentant une Parisienne, ce qui l’amène à examiner une telle dénomination alors que l’image ne renvoyait pas du tout à la ville de Paris. D’où une réflexion sur la notion de type et de stéréotype, le premier étant plus lâche et moins déterminé que le second. La construction du stéréotype est analysée suivant une perspective de visualité et de narrativisation et prend pour exemple une citation tirée du journal de Catherine Pozzi :
Là où l’atmosphère est pleine de luxure et de volupté, là où l’on se sent devenir mauvais, ô Paris ! Paris ! Là, où l’on se sent Parisienne ! Ah, tout ce que ce mot renferme ! Parisienne ! Accoudée nonchalamment à la portière du coupé élégant […] Le coupé s’arrête, et je descends : je suis habillée dans un costume de drap foncé, qui a ce je ne sais quoi qui fait qu’en voyant celle qui le porte on dise : « Voilà une Parisienne1 ! »
L’autrice n’a pas pour but de faire une histoire culturelle de la Parisienne, mais d’examiner de près le processus de stéréotypisation au regard des normes et de la complexité de l’intersectionnalité jouée dans les processus d’interaction sociale, en tenant compte des catégories imagologiques, des auto- et hétérostéréotypes et de leur performativité. C’est l’ensemble du genre, de l’âge, de la classe sociale, de l’espace, du temps et de l’action qui sont intriqués dans le processus, ainsi que l’indique le titre de l’ouvrage : Stéréotype comme récits entrelacés.
L’acte de désignation est au cœur de la construction et l’exemple de la figure minoenne est intéressant. En effet un fragment d’une fresque datée d’environ 1400-1350 avant Jésus-Christ est catalogué comme « la Parisienne », ce qui ne laisse pas d’être étonnant ! Cette figure qui évoque la mode contemporaine de la fin du xixe siècle a ainsi été baptisée par l’archéologue Edmond Pottier qui en soulignait le modernisme :
Cette chevelure ébouriffée, cette mèche provocante en accroche-cœur sur le front, cet œil énorme et cette bouche sensuelle, qui sur l’original est tachée d’un violent ton rouge, cette tunique à raies bleues, rouges et noires, ce flot de rubans rejetés dans le dos à la mode des « Suivez-moi jeune homme », ce mélange d’archaïsme naïf et de modernisme pimenté, cette pochade qu’un pinceau a tracée sur un mur de Cnossos il y a plus de 3000 ans, pour nous donner la sensation d’un Daumier ou d’un Degas, cette Pasiphaé qui ressemble à une habituée des bars parisiens, tout contribue ici à nous surprendre, et, pour tout dire, il y a dans la découverte de cet art inouï quelque chose qui nous ahurit et nous scandalise2.
Ainsi la prêtresse minoenne est-elle devenue une sorte de femme fatale, peut-être en raison d’une restauration trop rapide qui aurait privilégié une manière de voir plus moderne ou par un regard déjà préétabli d’un homme de la fin du siècle. Toujours est-il que le cliché est devenu une dénomination scientifique pour désigner la « fresque de Cnossos, dite la Parisienne ».
L’exemple de Balzac est instructif où dans Les Français peints par eux-mêmes, on ne trouve certes pas un article intitulé la Parisienne, mais « La Femme comme il faut », qu’on ne trouve qu’à Paris et qui s’oppose à la provinciale par son apparition (« Vous voyez venir à vous une femme. Le premier coup d’œil jeté est comme la préface d’un beau livre ») aux ondulations gracieuses et qui tout en agitant la dentelle répand un baume aérien que Balzac appelle « la brise parisienne ». Figure érotisée, distincte de la femme bourgeoise, elle est élégante et libre en société mais reste « esclave au logis ». À la différence des femmes de province qui sont toutes les mêmes, les Parisiennes sont multiples, diverses, rusées. Balzac de conclure que les femmes de province sont « moins femme que les Parisiennes ». Le stéréotype de la féminité se croise avec celui de la Parisienne. Sa caractérisation passe par le vêtement élégant et à la mode et par sa visualisation à travers les gravures de Gavarni et de Grandville. Le roman des Illusions perdues montre la transformation de Mme Bargeton de femme de province en femme comme il faut lors de son arrivée à Paris. Balzac passe pour être un de ceux qui établissent la figure de la Parisienne par la mode. Rousseau déjà dans la Nouvelle Héloïse écrivait « La mode domine les provinciales, mais les Parisiennes dominent la mode ».
À la même époque, en 1841, Taxile Delord publiait sa Physiologie de la Parisienne. Là encore elle est vue à travers le regard masculin, objet élégant et passif sous la domination du grand Paris et exhibée dans une hyperféminité (« C’est plus qu’une femme c’est une Parisienne. Ce mot dit tout »). Au milieu du xixe siècle, la stéréotypisation de la Parisienne est renforcée par le développement des grands magasins, puis les transformations haussmanniennes, participant de ce que Michel Foucault appelle la gouvernementalité (gouverner/mentalité). La Parisienne est une consommatrice, une flâneuse devant les vitrines et un être faible devant la tentation, impulsive et irrationnelle. La mise en scène de la figure de la Parisienne comme figure idéale à travers les journaux de mode, la publicité, les photographies comme l’article « Nos Parisiennes en voiture » qui, à l’aide de sept photographies, explique que celles-ci « apportent une grâce naturelle et exquise à accomplir cet acte si banal : monter en voiture et en descendre ». Les peintres s’attachent aussi à représenter cette figure sociale et mondaine. L’autrice cite Monet et sa Camille (1866) qu’il veut en Parisienne. Manet avec sa Parisienne de 1875 montre également une femme fortunée de par le luxe de son habit, quant au tableau de Renoir (1874) il a été repris quelques années plus tard pour servir d’affiche à un magasin de confection « À la Parisienne ». Il est dommage que l’autrice ne cite pas parmi les peintres James Tissot qui répond à l’attente du public dans une série consacrée aux Parisiennes (La femme à Paris) et cela non seulement dans la mondanité, mais aussi dans la diversité de leur statut.
Maria Weilandt consacre une analyse au tableau d’Agnes Goodsir, The Parisienne (1924) qui représente la « femme nouvelle », un autre type de Parisienne, bien moins féminisé sous un aspect androgyne, avec un chapeau plus masculin, des cheveux plus courts, une allure bien assise et volontaire fort loin de la coquetterie habituelle. Dans ce genre de représentations, masculinité et féminité sont affichées comme des constructions sociales indépendantes du sexe biologique. Cette réécriture du stéréotype ouvre de nouvelles perspectives, y compris aux queer studies.
Comme figure littéraire fin de siècle, Maria Weilandt prend deux exemples de mise en récit du stéréotype qu’elle compare, d’une part The American (1877) d’Henry James et Chérie (1884) d’Edmond de Goncourt. Dans l’un, Noémie Nioche figure aux yeux de l’Américain une personnification de la ville et son atmosphère, incarnant non seulement la France comme nation, mais toute la culture européenne, un cliché dont l’exagération tend à prendre une tournure parodique. Dans l’autre, Chérie se transforme depuis la province qu’elle abandonne pour Paris et sa vie mondaine3. Est alors mis en avant, à travers les habits des couturiers et les accessoires (« donnant je ne sais quoi de suprême à une toilette »), l’exposition de la Parisienne comme objet de regard des autres (on sait le rôle joué par les bals à cet égard). Mais la coquetterie générale finit par dégénérer (les parfums violents étant le signe d’une décadence) au point que la Parisienne devienne l’objet d’une sorte d’étude médicale, celle d’une jeune fille moderne, « hystérisée par une existence spéciale ». Pour terminer la statue de la Parisienne, faite par Moreau-Vauthier avec l’artiste de mode Jeanne Paquin pour le dessin des vêtements, exposée à la porte monumentale de l’exposition universelle de 1900 est conçue comme une synecdoque de la nation française.
On aurait aimé avec un tel sujet qui se prête si bien à une analyse sociopoétique, que le rôle du stéréotype soit plus approfondi quant à l’intersectionnalité comme dans les perspectives narratologiques. S’il est regrettable que l’appareil théorique concernant le stéréotype soit surtout anglo-saxon, sans que soient pris en compte les travaux français (Ruth Amossy et autres), il est beaucoup plus regrettable d’ignorer le grand colloque qui s’est tenu à Paris en janvier 2014 sur La Parisienne, du Second Empire aux Années folles et qui a fait depuis l’objet d’une belle édition sous la direction des Dufief chez Honoré Champion en 2020, car toute étude sur la Parisienne ne peut faire abstraction de cette somme fort riche et admirablement présentée. Sans doute la thèse qui fait l’objet de ce livre a-t-elle été soutenue en octobre 2019, mais elle vient seulement de paraître fin 2022, ce qui aurait permis à l’autrice au minimum de le mentionner.