Étapes intérieures

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1708

Plan

Texte

Un postulat

Ce qui nous est conscient n’est pas la seule cause de nos actes, de nos sentiments, de ce qui organise notre existence : un inconscient dynamique, qui ne se résume pas au silence des organes et des synapses, est à l’œuvre. Actes manqués, lapsus, symptômes névrotiques ou psychosomatiques, oublis étranges et coups de foudre, rêves nocturnes et rêveries diurnes en sont quelques signes, mais, par définition, ce qui est inconscient est inaccessible à l’observation directe. Ceci est sans doute le seul postulat sur lequel l’ensemble des psychanalystes est d’accord. Depuis Freud, ceux-ci ne cessent de questionner cette dynamique inconsciente et de tenter de la mettre en forme à l’aide de théories qui ne seront sans doute jamais scientifiques.

Clinique du texte

Cependant, l’exercice psychanalytique ne consiste pas à vérifier le bien-fondé de telle ou telle construction. Le temps de la cure, le psychanalyste oublie son savoir pour écouter le sujet qu’il reçoit, venu lui demander un changement, un éclairage sur ce qu’il ne comprend pas. Le psychanalyste n’interprète pas a priori, pas plus que, à la lecture d’une œuvre littéraire, je ne cherche à la décrypter avec la psychanalyse. C’est l’œuvre qui, souvent, m’éclaire, parfois confirme mes intuitions.

Chacun peut comprendre ce qu’est un père qui se dérobe à la fonction paternelle grâce aux livres de Patrick Modiano1, ou bien comment réussit un imposteur en se plongeant dans La Confession du chevalier d’industrie Félix Krull de Thomas Mann2. Cependant, et cela n’a rien d’original, c’est dans l’œuvre de Marcel Proust que je trouve régulièrement ce que les psychanalystes ont pour habitude de nommer « vignettes cliniques ». Le sentiment d’imposture et ses effets comme sa résolution se comprennent aux conséquences, pour le narrateur, de la réception d’une invitation chez la princesse de Guermantes, ou bien à son attitude au cours d’une matinée en l’honneur de la reine d’Angleterre, ou encore lorsqu’il décrit comment M. de Norpois approuve son père sur la façon de gérer la fortune de son fils3. Le passage, trop cité, de la madeleine – qui n’est qu’une biscotte – évoque, si on se laisse guider par les associations qui filent à partir de ce « petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel4 », bien au-delà de la chaste réminiscence auquel on le réduit le plus souvent, toute une nostalgie plutôt sexuelle du sein maternel. Les jeux de miroir entre moi idéal et idéal du moi, propres aux sentiments amoureux, sont mis en scène par le narrateur s’imaginant voir la belle glace de sa chambre du Grand Hôtel de Balbec avec les yeux d’Albertine5. Le merveilleux passage où le narrateur tente de téléphoner à sa grand-mère, où il lui semble « que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas6 » ouvre à la compréhension de la place des grands-parents dans l’économie psychique. Pour saisir l’essence du fait divers, sa dimension mythologique, la lecture de « Sentiments filiaux d’un parricide7 », l’article que Marcel Proust publie dans le Figaro, est nécessaire. Enfin, avec l’usage lascif du canapé hérité de la tante Léonie, donné par le narrateur à la tenancière d’une maison de plaisir, je me risque à soutenir que les descendants peuvent réaliser les désirs les plus interdits de leurs aïeux8.

Ce que je propose à chaque fois est ma lecture, soutenue par mes quelques connaissances, ce n’est pas un décryptage. Pierre Bayard, dans un ouvrage en hommage à Jean Bellemin-Noël, se joue des certitudes en analysant le passage de Salammbô décrivant le vol du voile de Tanit. « Il est difficile, quand on lit ce chapitre V, de ne pas y percevoir un fantasme de défloration9 », argumente-t-il très sérieusement avant, quelques pages plus loin, de démontrer de façon tout aussi convaincante qu’il s’agit d’un fantasme œdipien, et ensuite d’un fantasme fétichiste, puis un fantasme de retour à la mère, d’un fantasme d’écorchement…

Comprendre le fait littéraire à l’aune de la clinique, ce n’est pas en faire un objet d’étude, c’est reconnaître, avec Freud que « les écrivains sont de précieux alliés et il faut placer bien haut leur témoignage car ils connaissent d’ordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse d’école n’a pas la moindre idée10 ». Sans doute peuvent-ils aussi nous aider à comprendre ce que les psychanalystes repèrent comme étapes : les stades que chaque enfant traverse, en lien avec sa maturation neurophysiologique11.

Stades et positions

Ainsi, le stade oral prend son appui sur le réflexe de la succion. L’existence du nourrisson, au cours de ses premières semaines, est centrée sur la tétée ; il ne distingue pas encore pleinement son corps de celui qui le porte, sa bouche, du mamelon ou la tétine. Cette expérience est fondatrice de ses identifications ultérieures – s’identifier, c’est aussi avaler l’autre – comme de son rapport au monde, entre avidité et refus. Très tôt, la clinique a confirmé cette hypothèse. Lorsqu’un bébé est simplement nourri par un biberon attaché au berceau, il se coupe du monde, dans un repli sur soi parfois irréversible. La tétée n’est pas uniquement de l’alimentation. Le sein ou la tétine, dans la mesure où ils sont portés par la personne que l’on qualifie de maternelle – mais quiconque peut occuper cette place –, font entrer le nourrisson dans le monde des humains, celui de la parole. Après la Seconde Guerre mondiale, le psychiatre et psychanalyste John Bolwby, à partir de son expérience dans les orphelinats, développe la théorie de l’attachement12, et l’Organisation mondiale de la santé le charge d’une étude sur la question.

Plus tard, au stade anal, quand la maîtrise neurophysiologique des sphincters est acquise – pas avant un an et demi –, le bébé découvre qu’il est capable de garder à l’intérieur ou d’expulser ce qui est en lui, ce qui lui appartient donc et qu’il peut offrir. Radin ou prodigue, tatillon ou négligeant ; le rapport que chacun entretient avec les objets, l’argent, le don, les échanges s’ancre dans cette expérience initiale13. Les étapes freudiennes se poursuivent avec le stade phallique puis le complexe d’Œdipe et son déclin qui conduit à l’âge adulte. Sur le chemin, on peut envisager des subdivisions, tels le stade oral cannibalique ou le stade sadique-anal14.

Toutefois, à la façon dont différentes cartes offrent des lectures distinctes du même territoire, cette évolution peut également s’analyser en fonction des positions du tout-petit à l’égard du monde : à une position schizo-paranoïde des premiers mois, caractérisée par des émotions puissantes, succède une position dépressive où la mère est perçue comme une personne15. Il est encore possible de suivre les étapes des changements de l’image inconsciente du corps, notamment grâce aux dessins des enfants, ainsi que nous l’enseigne Françoise Dolto16. Enfin, dans ce trajet, surgissent des instants obligés. À l’occasion du stade du miroir, entre six et dix-huit mois, l’enfant, qui ne maîtrise pas encore complètement sa motricité, découvre le reflet de son image et anticipe alors l’unité de son corps17.

Néanmoins, si les psychanalystes connaissent les multiples atlas et savent se repérer dans la géographie consciente et inconsciente, une psychanalyse n’est pas plus un voyage organisé que le déchiffrage d’un parcours. C’est une affaire de discours. Sa dynamique ressort plus d’un roman d’aventures où, à l’image des Voyages extraordinaires de Jules Verne, c’est l’inattendu qui en fait l’intérêt. Quant à la figure du psychanalyste, nous la retrouvons moins dans celle du savant que dans celle d’un Sherlock Holmes qui vante l’usage oblique de la culture, et se garde de toute théorie préalable à son intervention18.

Un état de détresse

La naissance, première étape – première et non originelle, car l’enfant in utero, s’il ne s’inscrit pas toujours dans une généalogie réelle ou imaginaire, est présent au moins dans le discours de sa mère, même si celui-ci est refoulé dans le déni de grossesse – est, chez Freud, soumise à un état spécifique. Il s’agit de « l’état de détresse » (Hilflosigkeit) et de dépendance très prolongé du petit homme. « Par rapport à celle de la plupart des animaux, l’existence intra-utérine de l’homme est relativement abrégée, il est moins achevé qu’eux lorsqu’il est jeté au monde. […] Les dangers du monde extérieur prennent une importance plus grande, et la valeur de l’objet qui seul peut protéger contre ces dangers et remplacer la vie utérine perdue en est énormément augmentée19 ».

Impotence, impuissance, désarroi, état de détresse, jusqu’à l’étrange néologisme « désaide », nombreux sont les mots utilisés pour traduire « Hilflosigkeit », le terme employé par Freud afin de décrire l’état du nourrisson désemparé lorsqu’il vient au monde, un concept que chacun peut comprendre à la vue d’un nouveau-né incapable de vivre sans soins. Ceux-ci, apportés par l’entourage, créent le besoin d’être aimé inhérent à l’être humain ; la valeur incommensurable de l’objet qui protège reste à jamais inscrite chez chacun.

Mais ici, comme fréquemment dans les élaborations freudiennes, l’ontogenèse rencontre la phylogenèse. Le nouveau-né se retrouve l’égal de ces hommes primitifs qui n’ont pu survivre et prospérer que grâce à l’organisation sociale, ou bien, il est dans la situation de tout homme confronté à un cataclysme.

La nature s’élève contre nous, grandiose, cruelle, inexorable, elle nous remet sous les yeux notre faiblesse et notre désaide auxquels nous pensions nous soustraire grâce au travail culturel. L’une des rares impressions réjouissantes et exaltantes que l’on puisse avoir de l’humanité, c’est lorsque, face à une catastrophe due aux éléments, elle oublie la disparité de ses cultures, toutes ses difficultés et hostilités internes, pour se souvenir de la grande tâche commune : sa propre conservation face à la surpuissance de la nature20.

Aujourd’hui, les désastres sont des faits divers connus du monde entier ; ceci est à mettre en regard des disparitions et des meurtres d’enfants, autres faits divers retentissants. Dans les deux cas, l’humanité a failli à ses tâches essentielles : se protéger de la nature, protéger ses enfants.

Le mythe de Protagoras

Au sein de cette première étape freudienne, nous retrouvons donc le mythe de la naissance de l’homme énoncé par Protagoras dans le dialogue éponyme de Platon. Chargé avec son frère Prométhée de fournir leurs attributs aux multiples races mortelles façonnées par les dieux, le Titan Épiméthée répartit soigneusement les différentes qualités dans les êtres en assurant un équilibre de façon à ce que chacune des races possède les moyens de survivre ; cependant, il oublie l’homme. « Prométhée arrive pour inspecter la répartition, et il voit tous les vivants harmonieusement pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes21 ». Il dérobe donc le savoir technique à Héphaïstos et Athéna, ainsi que le feu pour les offrir aux hommes. Nonobstant, cela ne suffit pas, isolés, malgré leurs outils et leur savoir, les hommes ne peuvent résister aux bêtes sauvages. « Aussi, Zeus, de peur que notre espèce n’en vint à périr tout entière, envoie Hermès apporter à l’humanité la Vergogne et la Justice [l’aidos et la dike]22 ». Il ne suffit pas de coincer le biberon dans les barreaux du lit, il est nécessaire d’apporter du langage, la loi de la parole, la culture pour que le petit d’homme surmonte son état de détresse. Dans le même temps, souligne Freud, il commence à distinguer ses propres sensations, sa faim, son apaisement, de ce qu’il ne maîtrise pas et ce qu’il attend, la présence réconfortante.

« L’homme est le seul de tous les vivants à reconnaître les dieux23 », clame Protagoras. « Pour les besoins religieux, les déduire du désarroi infantile et du désir du père qu’il suscite me semble irréfutable24 », écrit Freud. « Dans la présence primitive du désir de l’Autre, comme obscure et opaque, le sujet est sans recours, hilflos. L’Hilflosigkeit […] cela s’appelle en français la détresse du sujet. […] L’Autre est celui qui peut donner au sujet […] la réponse à son appel25 », formule Jacques Lacan. Là où Freud, après le sophiste Protagoras, explique la création de la religion à partir de la détresse humaine, Lacan introduit le concept du grand Autre. À travers les siècles, ce mythe, parmi tant d’autres, circule. Il y est aussi question de la capacité de l’homme à être seul. Sans doute les psychanalystes ont-ils moins à interpréter les récits mythiques ou romanesques qu’à les écouter.

La familiarité

C’est ainsi que, parfois, les étapes des voyageurs rencontrent nos étapes intérieures26. « Couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait à tous moments les allées et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et ornés comme des salons […], sorte de voisins oisifs mais non bruyants […], et qui chaque fois que je les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d’une prévenance silencieuse27 », ces espaces meublent la solitude inquiète du narrateur de La Recherche du temps perdu, qui fait étape dans ce palais du xviiie siècle transformé en hôtel pour voyageur. Les marches d’un escalier dérobé, adroitement posées l’une près de l’autre, lui permettent de découvrir la sensualité, la volupté qu’il y a à monter et descendre, comme à respirer, ces actes habituellement non perçus :

Je reçus cette dispense d’effort que nous accordent seules les choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la première fois sur ces marches, familières avant d’être connues, comme si elles possédaient […] la douceur anticipée d’habitudes que je n’avais pas contractées encore28.

Nous retrouvons dans la douceur anticipée des habitudes qui ne sont pas encore contractées, et ces marches familières avant d’être connues, ce que nous connaissons des tout premiers temps de la vie d’un bébé, ceux des relations avec sa mère nourricière. Donner le sein ou le biberon, ce n’est pas enfourner le mamelon ou la tétine ; nourrir, ce n’est pas gaver, c’est répondre à l’appel d’un enfant, c’est aussi savoir suspendre la satisfaction. Ainsi se crée la douceur des habitudes, celles des temps de la tétée que le bébé apprend à prévoir. Tétine et mamelon sont à l’image de ces marches si adroitement posées, l’une tout près de l’autre. L’escalier soigneusement réalisé permet de monter et descendre sans effort excessif, avec la même volupté que celle que ressent le nouveau-né nourri avec amour.

Un espace potentiel

Prendre soin d’un nourrisson, c’est également le changer, le laver, l’habiller, le couvrir et le découvrir, le manipuler : autant de gestes prodigués à leur manière par chacune des personnes qui s’occupent de lui. C’est encore être bercé, porté par des bras qui deviennent, à l’image des marches empruntées par notre voyageur proustien, familiers avant d’être connus. Les bras qui soutiennent le tout petit lui sont vite familiers, bien avant qu’il ne connaisse la personne à qui ils appartiennent, et même avant qu’il ne la distingue radicalement de lui.

Ces premières semaines, celles de la familiarité avant la connaissance, de la douceur anticipant les habitudes, sont celles de la séparation du corps du bébé d’avec celui de sa mère. Un premier espace, hors de lui, est créé : l’espace potentiel, celui de l’objet transitionnel, le doudou que chacun connaît, à la fois vivant et inanimé – qui appartient à l’enfant, mais semble avoir sa propre existence –, celui qui prend la suite du mamelon perdu et participe de sa permanence29. Dans cet espace, les objets sont des choses que l’on peut manipuler, mais ils ont leur vie personnelle, celle. Là, les couloirs se promènent, les petites pièces courent, et les vestibules sont prévenants. C’est la naissance de la familiarité, cette relation particulière qui distingue notre maison, notre « chez nous », le home, de toute autre habitation.

La familiarité protège de l’angoisse ; elle rassure, elle permet de surmonter la détresse, l’Hilflosigkeit, et s’élabore au cours des premiers mois de la vie. Elle est fille de l’habitude. « L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire30 », commente Marcel Proust, jamais éloigné de l’inquiétude infantile avec laquelle il débute le récit de La Recherche.

Un monde glacé

Nous savons, dès le premier chapitre, les affres du narrateur lorsque, enfant, il se retrouve seul, le soir, au moment de se coucher. L’escalier qui conduit à sa chambre est détesté, ses marches sont celles du chagrin ; la chemise de nuit devient un suaire, le lit, un cercueil ; la pièce elle-même est un tombeau. Une ruse – un mot porté par Françoise, la cuisinière, demandant sous un prétexte fallacieux à sa mère de venir – est un fil qui le réunit à sa mère, mais le refus d’y répondre attise le sentiment d’être écarté. Le garçon se ressent plus dénué que l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. La solitude devient de l’abandon.

« Quant à la solitude, au silence et à l’obscurité, nous ne pouvons rien en dire, sinon que ce sont là effectivement des facteurs auxquels est attachée l’angoisse infantile qui ne s’éteint jamais tout à fait chez la plupart des humains31 », écrit Freud en conclusion à son essai sur « L’étrange familier », tout en renvoyant à ses travaux antérieurs où l’angoisse des enfants n’est rien d’autre que l’expression de l’absence de la personne aimée32. Ainsi, Proust ne déroge pas aux tourments de la multitude, sauf qu’il en fait une œuvre, quand les psychanalystes en font une théorie.

La capacité à supporter la solitude en toute quiétude n’est pas donnée d’emblée. Elle s’acquiert à partir de l’expérience du tout petit d’être seul en présence de sa mère, de la personne dont il est certain de l’amour, sans qu’à ce moment-là ils soient en interaction. Chacun a ses propres occupations ; le bébé gazouille, joue avec ses pieds ou ses chaussons ; la mère vaque à ses affaires. Cette capacité à supporter la solitude, Marcel Proust ne cesse de nous la faire entendre tant, chez lui, elle reste hasardeuse. Voici Jean Santeuil, il arrive à l’hôtel des Roches-Noires à Trouville, bien connu de l’écrivain.

Quand il ouvrit la porte de ce qu’on avait appelé, comme pour profaner le passé […], « sa chambre », qu’il aperçut dans un ordre inconnu mais qui semblait se connaître deux chaises qui ne lui disaient rien mais paraissaient se répondre, une glace dans la dureté de laquelle riait ironiquement le marbre d’un lavabo […], il [se] sentit malgré lui diminué, durci, épointé pour pouvoir […] se faire un chemin dans ce monde compact, dur et glacé33.

De ce monde, à l’image de l’homme primitif freudien qui s’élève contre la nature grandiose, cruelle, inexorable, il sort en hâte. Le voyageur demande à partir, mais il n’y a pas de train. Toutefois, il y a le téléphone, un seul fil en ce début du xxe siècle. La communication est difficile à obtenir – autant que celle qui passait par Françoise, la cuisinière, lorsque, enfant, le narrateur se couchait, le soir –, puis il entend la voix de sa mère, sa douceur qui se brise et fond doucement à l’oreille, l’unique tendresse qui soit toute à lui, viatique pour la nuit dans une chambre inconnue. Dans une maison étrangère, dont les murs ne résonnent pas de la présence maternelle, être seul, c’est encore, pour lui, être abandonné.

La capacité d’être seul

Pour éprouver de la familiarité dans une pièce que l’on ne connaît pas, aux meubles mystérieux, il est nécessaire d’avoir acquis la capacité d’être seul, non plus en présence d’une mère absente, représentée par ce qui l’entoure et qui garde trace d’elle, mais d’être seul avec soi-même34. Tant que la chambre est le prolongement de l’enveloppe maternelle protectrice – celle qui permet de surmonter la détresse du nouveau-né –, l’enfant, même devenu grand, ne peut être seul. La nouveauté est dangereuse, l’inconnu risqué ; l’habitat ne peut être qu’habituel. Supporter la solitude s’apprend, ou se gagne, à moins que Zeus n’intervienne. Cela implique une rupture ; Marcel Proust fait franchir ce pas à son héros.

« Jean resta une fois à coucher à l’hôtel d’Angleterre. Pour la première fois de sa vie dans une chambre nouvelle il ne fut pas angoissé, pas triste35 », rapporte l’écrivain, se rappelant sans doute le séjour qu’il fait à Fontainebleau, à l’hôtel de France et d’Angleterre, en 1896. « Je n’eus pas le temps d’être triste, car je ne fus pas un instant seul36 », confirme le narrateur de La Recherche.

Si, tout solitaire qu’il est, le jeune homme n’est ni angoissé ni triste dans ce logis inconnu, ce n’est pas uniquement parce qu’il voit dans les couloirs, les corridors et les petits cabinets, des voisins accueillants, mais, parce que, de cette chambre, il fait un logis prévenant et rassurant où il peut être seul sans inquiétude, sans nécessité d’appeler sa mère au secours. Ce sont les bras de bois blanc d’un fauteuil qui gardent gentiment ses affaires, une table et un encrier qui l’attendent, la double porte qui intime le silence, une petite cheminée prête à le réchauffer, et un autre siège à l’accueillir, mais sans obligation. « Ne te soucie pas, tu me trouveras toujours là si tu veux. Fais ce qui te plaît, tu es chez toi37 », semble-t-il lui dire.

« “Je suis seul” est une amplification de “Je suis”38 », souligne Donald Winnicott. On le comprend à la lecture de Proust. Au narrateur, enfant esseulé, triste, guettant la venue de sa mère, à Jean Santeuil, effrayé en pénétrant dans sa chambre d’hôtel à Trouville, s’oppose le jeune voyageur solitaire, heureux d’entrer dans une maison inconnue. Au « je suis » du garçon dans l’incapacité d’être seul, encombré de sa quête d’une présence maternelle, bridé dans une existence où il n’y a plus que cette attente qui règne, s’oppose le « je suis seul » du jeune homme dans son logis accueillant, découvrant la volupté de l’intimité, le confort du fauteuil, la table et l’encre qui lui permettent d’écrire, de participer à son tour à la culture.

Dernière étape

Après qu’Athéna et Héphaïstos aient fourni à l’homme la technique qui permet de survivre dans la solitude de l’abandon, Zeus lui offre les outils qui donnent la capacité de vivre seul au milieu des autres. Désormais, il n’est plus dans l’attente anxieuse de ce qui va le sauver de sa détresse, il sait que l’Autre est à l’horizon de tout désir. Peut-être que l’Olympe serait une ultime étape si le monde des dieux était accessible aux hommes. Cependant, il leur reste les mythes ; les divans des psychanalystes en bruissent.

1 Patrick Avrane, Les Pères encombrants, Paris, Puf, 2013, ch. 2.

2 Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull, in Romans et nouvelles, Paris, LGF, 1995 ; Patrick Avrane, Les Imposteurs.

3 Marcel Proust, Le Côté des Guermantes, in À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, vol. 2, p. 

4 Id., Du côté de chez Swann, ibid., vol. 1, p. 44 ; Patrick Avrane, La Gourmandise. Freud aux fourneaux, Paris, Points, 2007.

5 Id., À l’ombre des jeunes filles en fleur, ibid., vol. 2, p. 152 ; Patrick Avrane, Les Chagrins d’amour, Paris, Seuil, 2012.

6 Id., Le Côté des Guermantes, ibid., vol. 2, p. 452 ; Patrick Avrane, Les Grands-parents. Une affaire de famille, Paris, Puf, 2017.

7 Id. « Sentiments filiaux d’un parricide », in Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971 ; Patrick Avrane

8 Id. À l’ombre des jeunes filles en fleur, ibid., vol. 1, p. 567-568 ; Patrick Avrane, Hériter. Une histoire de famille, Paris, Puf, 2022.

9 Pierre Bayard, « L’Interprétation multiple », in Lire avec Freud. Pour Jean Bellemin-Noël, Pierre Bayard (dir.), Paris, Puf, 1998, p. 195.

10 Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 141.

11 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1989.

12 John Bowlby, Attachement et perte, Paris, Puf, 2007.

13 Sigmund Freud, Caractère et érotisme anal, OCF.P VIII (Œuvres complètes de Freud. Psychanalyse, Paris, Puf, 30 vol.), Des transpositions

14 Karl Abraham, Développement de la libido, Paris, Payot, 1966.

15 Melanie Klein, « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », in Développements de la psychanalyse, Paris, Puf

16 Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984.

17 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

18 Patrick Avrane, Un Divan pour Phileas Fogg, Paris, Aubier, 1988 ; « La demande », Revue des Lettres modernes, série Jules Verne, n° 7, 1994, p. 15

19 Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1981, p. 82.

20 Id., L’Avenir d’une illusion, OCF. P XVIII, p. 156.

21 Platon, Protagoras, [321c], trad. Frédérique Ildefonse, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 85.

22 Ibid. [322b - 322c], p. 87. Aidos se traduit aussi par « pudeur », « crainte respectueuse ».

23 Ibid. [322 a], p. 86.

24 Sigmund Freud, Le Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010, p. 56.

25 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, Le désir et son interprétation, séminaire du 12 novembre 1958, Paris, La Martinière, 2013, p. 37 et p. 24.

26 Je développe ce qui suit dans Patrick Avrane, Maisons. Quand l’inconscient habite les lieux, Paris, Puf, 2020.

27 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, op. cit., vol. 2, p. 381.

28 Ibid., p. 382.

29 Donald W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971, p. 109-125.

30 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit. , vol. 1, p. 8.

31 Sigmund Freud, « L’inquiétant », OCF., Paris, Puf, P XV, p. 188. Le titre original Das Unheimliche est réputé intraduisible ; le psychanalyste

32 Id., Trois essais sur la théorie sexuelle, OCF., Paris, Puf, P VI, p. 162.

33 Marcel Proust, Jean Santeuil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 357-358.

34 Donald W. Winnicott, « La capacité d’être seul », op. cit., p. 205-213.

35 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 551. 

36 Id., Le Côté de Guermantes, op. cit., p. 381.

37 Id., Jean Santeuil, op. cit.

38 Donald W. Winnicott, op. cit., p. 209.

Notes

1 Patrick Avrane, Les Pères encombrants, Paris, Puf, 2013, ch. 2.

2 Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull, in Romans et nouvelles, Paris, LGF, 1995 ; Patrick Avrane, Les Imposteurs. Tromper son monde, se tromper soi-même, Paris, Seuil, 2009.

3 Marcel Proust, Le Côté des Guermantes, in À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, vol. 2, p. 1306 ; Sodome et Gomorrhe, ibid. vol. 3, p. 62-63 ; À l’ombre des jeunes filles en fleur, ibid., vol. 1, p. 445-446 ; Patrick Avrane, Petite psychanalyse de l’argent, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2018.

4 Id., Du côté de chez Swann, ibid., vol. 1, p. 44 ; Patrick Avrane, La Gourmandise. Freud aux fourneaux, Paris, Points, 2007.

5 Id., À l’ombre des jeunes filles en fleur, ibid., vol. 2, p. 152 ; Patrick Avrane, Les Chagrins d’amour, Paris, Seuil, 2012.

6 Id., Le Côté des Guermantes, ibid., vol. 2, p. 452 ; Patrick Avrane, Les Grands-parents. Une affaire de famille, Paris, Puf, 2017.

7 Id. « Sentiments filiaux d’un parricide », in Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971 ; Patrick Avrane, Les Faits divers. Une psychanalyse, Paris, Puf, 2018.

8 Id. À l’ombre des jeunes filles en fleur, ibid., vol. 1, p. 567-568 ; Patrick Avrane, Hériter. Une histoire de famille, Paris, Puf, 2022.

9 Pierre Bayard, « L’Interprétation multiple », in Lire avec Freud. Pour Jean Bellemin-Noël, Pierre Bayard (dir.), Paris, Puf, 1998, p. 195.

10 Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 141.

11 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1989.

12 John Bowlby, Attachement et perte, Paris, Puf, 2007.

13 Sigmund Freud, Caractère et érotisme anal, OCF.P VIII (Œuvres complètes de Freud. Psychanalyse, Paris, Puf, 30 vol.), Des transpositions pulsionnelles, en particulier dans l’érotisme anal, OCF. P XV ; Patrick Avrane, Petite psychanalyse de l’argent, op. cit.

14 Karl Abraham, Développement de la libido, Paris, Payot, 1966.

15 Melanie Klein, « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », in Développements de la psychanalyse, Paris, Puf, 1972.

16 Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984.

17 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

18 Patrick Avrane, Un Divan pour Phileas Fogg, Paris, Aubier, 1988 ; « La demande », Revue des Lettres modernes, série Jules Verne, n° 7, 1994, p. 15-37 ; Sherlock Holmes & Cie. Détectives de l’inconscient, Paris, Campagne Première, 2012.

19 Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1981, p. 82.

20 Id., L’Avenir d’une illusion, OCF. P XVIII, p. 156.

21 Platon, Protagoras, [321c], trad. Frédérique Ildefonse, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 85.

22 Ibid. [322b - 322c], p. 87. Aidos se traduit aussi par « pudeur », « crainte respectueuse ».

23 Ibid. [322 a], p. 86.

24 Sigmund Freud, Le Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010, p. 56.

25 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, Le désir et son interprétation, séminaire du 12 novembre 1958, Paris, La Martinière, 2013, p. 37 et p. 24. Je rassemble deux citations du même texte.

26 Je développe ce qui suit dans Patrick Avrane, Maisons. Quand l’inconscient habite les lieux, Paris, Puf, 2020.

27 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, op. cit., vol. 2, p. 381.

28 Ibid., p. 382.

29 Donald W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971, p. 109-125.

30 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit. , vol. 1, p. 8.

31 Sigmund Freud, « L’inquiétant », OCF., Paris, Puf, P XV, p. 188. Le titre original Das Unheimliche est réputé intraduisible ; le psychanalyste François Roustang a proposé : « L’étrange familier ».

32 Id., Trois essais sur la théorie sexuelle, OCF., Paris, Puf, P VI, p. 162.

33 Marcel Proust, Jean Santeuil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 357-358.

34 Donald W. Winnicott, « La capacité d’être seul », op. cit., p. 205-213.

35 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 551. 

36 Id., Le Côté de Guermantes, op. cit., p. 381.

37 Id., Jean Santeuil, op. cit.

38 Donald W. Winnicott, op. cit., p. 209.

Citer cet article

Référence électronique

Patrick AVRANE, « Étapes intérieures », Sociopoétiques [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 26 octobre 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1708

Auteur

Patrick AVRANE

Psychanalyste/Écrivain

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