Métaphore obsédante du sable et principe d’individuation sociale dans L’Obéissance de Suzanne Jacob

Obsessive metaphor of sand and principle of social individuation in L’Obéissance by Suzanne Jacob

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1713

Résumés

Résumé : Si le motif du sable convoque habituellement des images relatives à la « société des loisirs », comme aime à la nommer Suzanne Jacob, il figure dans L’Obéissance l’immobilisme de la société moderne. Enlisé dans la masse silencieuse et indivisible, l’individu se ferme à l’altérité et refuse de voir les tragédies singulières qui prennent place sur le pas de sa porte. La métaphore de l’ensablement vient alors signifier l’absence d’action civique, le repli sur soi et la fermeture au monde. En revanche, lorsqu’un grain de sable parvient à s’extraire de la masse, il est à lui seul capable de gripper la machine sociale et de rompre son ronronnement quotidien. L’écrivain est ce grain de sable par lequel le regard se dessille et le silence se rompt. En convoquant la métaphore obsédante du sable, Suzanne Jacob pousse le lecteur à changer son regard sur la communauté et à prendre la mesure de la nécessité d’un engagement citoyen.

Abstract: If the motif of the sand usually evokes images relating to the “society of leisure”, as Suzanne Jacob likes to call it, it figures in L’Obéissance the immobility of modern society. Stuck in the silent and indivisible mass, the individual closes himself to otherness and refuses to see the singular dramas that unfold at his doorstep. The metaphor of siltation then comes to signify the absence of civic action, withdrawal into oneself and closure to the world. On the other hand, when a grain of sand manages to extract itself from the mass, it is on its own capable of seizing the social machine and breaking its daily hum. The writer is this grain of sand through which the gaze opens and silence is broken. By summoning the haunting metaphor of sand, Suzanne Jacob invites the reader to change their outlook on the community and to take stock of the need for civic engagement.

Index

Mots-clés

sable, immobilisme, silence, société, citoyenneté.

Keywords

sand, immobility, silence, society, citizenship.

Plan

Texte

Issu de l’étymon latin sabulum, le sable provient de la lente désagrégation de la roche sous l’effet de l’érosion. Sable et eau sont ainsi parties liées dans ce processus de transformation. Communément apparenté à l’univers balnéaire dans l’imaginaire collectif moderne, le motif du sable véhicule une forme d’exotisme et occupe une place de choix sur la majeure partie des photographies de vacances. Anne-Sophie Gomez dans l’introduction du numéro 5 de la présente revue consacré à la baignade1, évoque l’évolution de la perception du motif de la plage et du littoral à travers les âges. Si ces derniers pouvaient de prime abord être considérés comme « répulsifs au tournant du Moyen Âge2 », [ils] font désormais figure de « territoire[s] hédonique[s] », comme l’ont montré Alain Corbin3 et Jean-Didier Urbain4. Le sable réfère ainsi majoritairement au domaine des loisirs dans les représentations collectives.

Mais le terme est aussi vecteur d’images moins euphorisantes. Associé au désert, à l’aridité, au manque d’eau et de vie, à la chaleur insoutenable ou au froid glacial des nuits, il semble faire obstacle au développement de la vie : la faune et la flore y sont rares et survivre dans les grandes étendues sableuses est la résultante d’une adaptation lente et raisonnée des espèces. Pour l’homme, il constitue un obstacle. Les étendues désertiques apparaissent souvent infinies à qui veut les traverser. Les tempêtes de sable engendrent des tourbillons dangereux qui peuvent anéantir en quelques instants les organismes qui s’y étaient développés en les ensevelissant sous des couches de poussière, l’air y devient de même irrespirable pour le prisonnier de la tempête que l’étouffement guette. En leur sein, les sables mouvants retiennent et engloutissent les malheureux imprudents qui ont osé les fouler. Le sable évoque également l’indénombrable et par extension, l’insaisissable, la multitude, la masse indivisible : il serait vain de comptabiliser les grains de sable dans le désert. Dans la langue d’ailleurs, le terme « sable » est usité dans de nombreuses expressions imagées qui véhiculent toutes plus ou moins l’idée d’engloutissement ou de brouillage. Il est facile de s’y enliser, d’« être aux prises avec les sables mouvants », il paraît vain de vouloir s’y établir : « bâtir sur du sable » comme « semer sur du sable » sont des entreprises vouées à l’échec. Il brouille la vision : lorsque « le marchand de sable » passe, l’enfant est proche de l’endormissement, le sable appesantit les paupières et annonce le sommeil. Le grain de sable enfin qui vient gripper le fonctionnement parfait de la machine illustre combien une particule aussi fine soit-elle peut compromettre la réalisation d’un projet. Les images sont nombreuses pour traduire l’instabilité du matériau, l’enlisement dans lequel il maintient prisonniers ceux qui s’y sont laissés choir ou le brouillage visuel qu’il peut occasionner. En ce sens, il figure métaphoriquement la mort. C’est essentiellement dans cette optique que la métaphore obsédante du sable vient nourrir chez Suzanne Jacob l’idée que chaque individu doit s’extirper de cette forme de conglomérat vecteur de soumission.

Dans l’œuvre de Suzanne Jacob et tout particulièrement dans son roman L’Obéissance, le sable occupe une place prépondérante dès l’incipit du roman. Une enfant martyrisée est découverte par Julie, narratrice du récit cadre, alors qu’elle jouait dans un « carré de sable ». L’espace de jeu en apparence inoffensif se révèle être une véritable prison pour la petite victime. Cet événement provoque chez Julie une prise de conscience de la nécessité d’exhumer, par l’écriture, les histoires tragiques d’enfants soumises à la loi du silence face à la violence parentale et par là même à une obéissance sans faille à leurs parents tyrans, dont elles acceptent la domination. Au travers des récits mêlés de filles et de femmes, Julie interrogera ainsi tous les mécanismes qui engendrent cette obéissance et se donnera pour objectif de rompre le pacte du silence auquel les enfants se soumettent. Elle dénoncera aussi le refus de voir dont la société moderne et individualiste fait preuve face à ces violences. La critique sociale est donc prégnante et c’est en grande partie en détournant les images exotiques liées à la société des loisirs que Suzanne Jacob souhaite nous amener à faire preuve de clairvoyance et d’objectivité. Les stratégies narratives ne sont cependant pas celles du manifeste : l’engagement de l’écrivaine se fait ailleurs, en donnant notamment au texte, par le biais des images et de la poésie, un pouvoir révélateur supérieur à celui d’un discours orienté. Comme l’indique Cyril Dion, le texte littéraire n’est-il pas le plus à même de susciter la réflexion qui mènera à l’action et aux mutations sociales ?

De tout temps, ce sont les histoires, les récits qui ont porté le plus puissamment les mutations philosophiques, éthiques, politiques… [C’est] donc par des récits que nous pouvons engager une véritable « révolution5 ».

Nous tenterons de montrer ici comment l’autrice s’appuie sur un stéréotype associé à des représentations sociales contemporaines figées pour les déconstruire et pousser le lecteur à dépasser les apparences, à faire preuve d’une acuité visuelle accrue et à rompre par l’action individuelle les schémas sociaux ancrés de ce qu’elle nomme la « psychologie des loisirs6 ».

La masse flasque : l’inaction sociale

Quand Julie met en avant l’inaction du groupe social qui passe devant l’enfant tyrannisée sans la regarder, elle évoque la masse indivisible, masse sableuse, « masse flasque, masse consentante7 ». La solidarisation des grains de sable les uns aux autres symbolise le spectre sociétal figé au sein duquel chaque membre ne songe qu’à son propre intérêt et à son propre plaisir, refusant d’assumer ses responsabilités citoyennes.

Lorsque le roman s’ouvre, Julie assiste à l’enterrement de Marie. Devant la foule massée autour du cercueil, des souvenirs reviennent, c’est ainsi qu’elle évoque la découverte tragique de l’enfant jouant dans le sable. Cette foule qui entoure le corps lors des obsèques de son amie fait écho à la foule des passants qui refusent de s’arrêter devant une enfant en détresse dans la rue. Parmi la cohorte assistant à l’enterrement, à « l’ensablement » serait-on tenté de dire, se trouvent les parents de Marie qui ont tyrannisé leur propre fille. L’assistance sait mais se tait. Chaque famille se préserve dans une intimité malsaine. Le silence qui hante l’espace n’est pas seulement dû au recueillement du moment, il est pour Julie le symbole de l’absence d’implication sociale, du refus d’entendre et du refus de voir de citoyens qui souhaitent maintenir leurs portes et leurs bouches bien fermées. Cette multitude silencieuse innombrable n’est pas sans évoquer les étendues sableuses et inertes des espaces désertiques. Pour caractériser ce silence, la narratrice évoque « le silence mou […] dans lequel on finit par s’enliser8 ». La référence est explicite. Plus loin dans le texte revient en écho ce leitmotiv de « la masse silencieuse9 » : « cette masse inerte, totalement inerte, […] et consentante de déversements ininterrompus de décibels10. » Autant d’images qui ne cessent de rapprocher la société des étendues désertiques au sein desquelles les grains de sable sont soudés les uns aux autres dans une forme de conglomérat. Extraire et isoler un granulé relève de l’impossible, de l’irréalisable.

Ce « grand désert de silence11 » est l’espace au sein duquel évoluent les « petits couples de l’horreur », espace dans lequel « ils trouvent du champ libre ». On perçoit à quel point le motif du sable a son importance pour signifier le nombre et la cohésion mais dans le mauvais sens du terme puisque l’expression individuelle n’a pas sa place et qu’aucune voix vindicative ou salvatrice n’ose s’extraire du nombre. Ne pas voir, ne pas entendre, faire silence est une façon de préserver une tranquillité illusoire. C’est contre ce mutisme que Julie se soulève, elle qui est enfin parvenue à nous livrer sa parole. Lors de l’excipit du roman, la narratrice vient refermer le récit cadre en dressant un bilan noir de la société : victimes, bourreaux et voyeurs sont associés et « ceux qui ne vont pas à l’océan des consolations vont à la pharmacie faire renouveler leur ordonnance d’analgésiques, de calmants12 ».

Déconstruction des stéréotypes liés à la société des loisirs

La métaphore obsédante du sable déconstruit chez Jacob plusieurs stéréotypes. Au travers de ce motif prégnant, le cliché est mis à mal. Le drame majeur, la mort de la petite Alice, a lieu par noyade : la rivière est le lieu d’une tragédie, nous sommes d’emblée bien loin des topoi liés à la détente et au repos.

Lorsque le roman débute, Julie affirme sa volonté de porter au grand jour les histoires des enfances malheureuses et des vies d’adultes gâchées de nombreuses femmes. La sienne tout d’abord puisqu’elle a été victime d’abandon, celle de Marie ensuite, son amie avocate maltraitée par sa mère, celle de Florence une mère infanticide victime elle aussi de la tyrannie maternelle, celle d’Alice enfin, assassinée par Florence, sa propre mère. C’est en faisant face à une petite inconnue que Julie décidera d’agir en portant au grand jour les histoires tragiques de toutes les autres victimes. Dès l’ouverture du roman, c’est dans un « carré de sable » qu’une petite fille martyrisée par ses parents a trouvé refuge. Les anaphores sont nombreuses puisqu’on ne décompte pas moins de dix itérations de ce fameux « carré de sable » entre les pages dix-sept et vingt-quatre, il devient par là même un élément constitutif du récit et de l’identité de cette petite fille au point même qu’il serve à la désigner de façon périphrastique comme « l’enfant du carré de sable13 ». Lorsque Julie la découvre, elle joue devant la maison de ses bourreaux, affublée de brûlures de cigarettes, signes visuels de la tyrannie de ses parents. De ce carré, l’enfant semble prisonnière, il lui est impossible de bouger, elle est figée, comme tétanisée. Les cicatrices présentes sur les membres de l’enfant font écho aux brûlures du soleil de la plaine désertique. En un éclair, elles ont englouti et ingéré Julie à la manière d’un vortex. Traditionnellement associé à l’insouciance enfantine, le bac à sable est ici le lieu au sein duquel la tragédie s’expose. Un renversement du motif est opéré : le carré de sable joue ici le rôle d’un écran opaque masquant une insoutenable réalité. Jacob nous incite à lever le voile et à regarder autrement : une enfant qui joue dans le sable n’est pas toujours une enfant heureuse, il faut s’en approcher pour percevoir le malaise, il faut aller au-delà des apparences puisque « le monde est, juste à côté de soi, radicalement différent de ce que l’on en perçoit14 ».

Plus tard dans le récit, le séjour balnéaire lié au voyage de noces de Florence et d’Hervé, au bord d’une rivière, est particulièrement décevant pour la jeune mariée. Dès son arrivée sur le site, le couple ressemble davantage à « des vendeurs d’aspirateurs ou de religion, plutôt que des amoureux qui brûlent de se prendre15 ». Les lieux eux-mêmes ne tiennent pas leurs promesses : « la maison principale de l’auberge n’abrite que la salle à manger […]. C’est dans une aile qui s’allonge en suivant le bord de la rivière que se trouvent les chambres. » Le marié lui-même pense utile d’opérer une précision lexicale (« C’est plutôt un motel ») à laquelle Florence réplique immédiatement : « C’est écrit « auberge16. » Les jeunes époux ne tardent pas à se sentir « privés de quelque chose » : « Ils se sentent comme des enfants qu’on a mis en punition un soir d’été et qui écoutent par la fenêtre ouverte les autres enfants jouer et rire17. » Lors de la croisière sur la rivière, Florence moisit « dans sa morosité », « jalouse de la skieuse ou même des oiseaux18 ». La jeune femme ne se sent pas à sa place dans cet univers dédié au bien-être et au divertissement. Les projections idylliques ne cessent de s’opposer à la réalité vécue, elles s’écaillent comme un vernis. L’exotisme fait l’objet d’une mise à distance permanente dans le roman de Jacob.

La rivière qui borde la ville industrielle de Choinière est elle aussi loin du cliché de carte postale : « l’eau de la rivière est une brûlée vive de déchets toxiques19. » La rivière encercle la ville, l’emprisonne :

L’eau de la rivière fait un coude, en rase campagne, avant de monter toute droite vers le nord, jusqu’au fleuve, jusqu’au golfe, jusqu’à l’océan. Au creux du coude de la rivière, c’est Choinière, où l’eau passe sous trois ponts en s’alourdissant des déchets de quatre usines qui la pénètrent et la brûlent.

On ne peut que songer ici aux ouvrages de François Bon20 et de Leslie Kaplan21 cités par Dominique Viart comme précurseurs d’une nouvelle manière d’écrire le réel qui témoignerait d’une « sociologisation du roman contemporain22 ». Rappelons brièvement que ce dernier qualifie la littérature contemporaine de « transitive » en ce sens qu’elle « partage ses objets – l’homme, le monde, le corps social, l’Histoire… –, avec les sciences humaines qui les étudient de leur côté23 ». Il précise que chez l’auteur contemporain existe une « conviction que le roman ne peut pas rendre compte du réel » comme l’ont fait les auteurs naturalistes des siècles précédents, cependant l’entreprise « consiste […] à trouver les voies pour une autre écriture du réel24 ». Il s’agit pour François Bon notamment de « progresser vers une présentation du monde comme problème25 » selon la formule empruntée à Heidegger. Viart précise que François Bon, loin de toute allégeance à l’esthétique réaliste, « oscille entre l’expressionnisme, l’infraordinaire de Perec et l’art plastique : il mêle une syntaxe heurtée à son goût pour la géométrie des espaces et pour l’arte povera26 ». De la même manière ici, Suzanne Jacob peint de façon elliptique l’asservissement de l’homme et de la nature aux lois sociales édictées par le monde économique. Les déchets des usines ont souillé le sable de la rivière. Enlisé dans cet espace gangréné, l’homme est comme statufié, il se meut difficilement dans cette vase toxique et progresse au sein d’espaces dans lesquels la nature a perdu son souffle, il vit à la marge dans des espaces qui exhalent la mort, dans des lieux déshumanisés à force d’industrialisation massive. C’est dans cette eau froide, grise et nauséabonde que Florence poussera Alice à entrer, c’est là qu’elle la regardera s’enfoncer dans les limons vaseux et se noyer.

Brûlure pénétrante du soleil reflétant sur le sable, carré de sable dans lequel une enfant martyrisée par ses parents paraît jouer, séjour balnéaire qui tourne au cauchemar et noyade tragique dans les eaux sombres d’une rivière qui sert de décharge publique sont autant de lieux qui mettent à distance les topoi traditionnellement associés au motif du sable. Si les espaces occupés par le sable sont des lieux maudits, l’élément lui-même, lorsqu’il apparaît dans le texte, vient métaphoriquement symboliser la mort.

Le mutisme acteur principal de la tragédie

Le motif de l’ensablement, dans un troisième temps, permet de mettre au jour le mécanisme pervers qui conduit les victimes à l’obéissance, à l’enlisement dans le silence. En se noyant dans le sable, les victimes imaginent se protéger de la réalité et éviter ainsi la souffrance. Mais vouloir se fondre dans la masse conduit surtout à l’isolement : Florence, la mère infanticide de la petite Alice, se mure dans le silence en pensant se protéger mais finira par s’enfermer dans sa folie et commettre le pire : l’assassinat de son enfant. Témoins comme victimes s’ensevelissent dans le mutisme. Le sable vient métaphoriquement signifier l’effacement voire la spectralisation des protagonistes. C’est au travers du personnage de Florence, mère infanticide et enfant victime de sa propre mère que l’image est la plus prégnante. Le motif du sable est ainsi convoqué pour faire état de la dépression dans laquelle Florence sombre depuis son enfance marquée par la maltraitance et la tyrannie de sa propre mère. Ainsi le jour de son mariage, jour béni qui aurait dû rimer avec libération, émancipation et adieu à l’enfance, la lourdeur vient appesantir les mouvements de Florence dont le sang « se chargeait lentement de sable et en charriait dans tous ses muscles27 ».

Florence semble prêter au sable la vertu d’engloutir son passé, d’effacer l’inénarrable, de réduire le passé au silence. On peut songer ici au motif du sablier, figurant le temps qui s’écoule et qui se sédimente. En quittant la cérémonie, dans la voiture qui les conduit à l’auberge de leur nuit de noces, elle perçoit au loin, derrière elle, « comme une île qui glisserait de son socle, qui chavirerait sans bruit : ça s’éteint, ça luit puis c’est du sable sur des braises, c’est de l’eau sur le sable, c’est fini ». Le sable a la propriété de se mêler aux braises pour les éteindre puis de se fondre lui-même dans l’eau pour s’y confondre. Ce sable s’apparente à un adjuvant efficace qui favorise l’oubli, il métaphorise la disparition momentanée des souvenirs malheureux, l’enterrement, l’inhumation. Le sable pèse ainsi sur « toute la largeur de son front28 » lorsque, dans la chambre aux côtés d’Hubert son jeune époux, elle sait qu’elle a le devoir d’accomplir l’acte conjugal. Il est un moyen d’éviter de faire face à une situation désagréable, de s’évader et de s’oublier.

Plus tard, alors qu’elle quitte le domicile de sa belle-famille pour rejoindre le pavillon de banlieue flambant neuf que le couple vient de faire construire, c’est le « crissement » du sable sous ses semelles qui possède un effet anesthésiant et hypnotique. Ce son la pénètre tout entière et la coupe du monde extérieur : il efface « l’épreuve qu’il restait à franchir pour parvenir à la maison29 ». Le sable joue le rôle d’un catalyseur d’angoisse : « Si Florence n’avait pas eu ce crissement tiède pour l’obséder, elle se serait mise à courir dans tous les sens ou à hurler30. » Tel un anxiolytique, le son produit par le sable permet l’évasion hors de la réalité. Le pansement s’avèrera malheureusement inefficace à long terme puisque la jeune femme, prise de folie, commettra l’irréparable en assassinant sa petite fille. Si dans L’Obéissance le sable est véhicule des images négatives et nuit à l’autonomisation de l’individu, il n’en reste pas moins qu’un grain de sable, isolé de la masse, peut venir gripper la machine collective et stopper net son fonctionnement. Ce grain de sable n’est autre que Julie, personnage qui prend la plume pour narrer les tragédies humaines qui l’entourent et amener les individus à l’action citoyenne.

Le livre comme grain de sable : Julie ou la mission de l’écrivain

Enfin, la métaphore obsédante du sable joue son rôle au travers du personnage de Julie, figure de l’écrivaine. La narratrice prend la plume et tel un grain de sable qui s’extrait de la masse, elle vient gripper la machine sociale finement huilée pour amener chacun à prendre conscience du rôle qu’il doit jouer. C’est alors que s’opère la déconstruction de ce que représente aux yeux de la société le récit de fait divers lui-même. Le roman devient cette poussière intrusive qui va s’insérer dans les « rotatives31 » imprimant en masse des articles de presse que les lecteurs vont absorber sans aucune prise de recul.

Particulièrement présent dans la première partie du roman, le motif du sable apparaît davantage comme une menace que comme une image hédonique ou idyllique. L’« exotisme32 » est d’ailleurs rejeté par le personnage de Marie, brillante avocate qui aura la lourde charge de défendre Florence la mère criminelle. Cet exotisme, associé au clinquant, aux gros titres à la une des journaux qui attirent les lecteurs avides de voyeurisme, s’apparente au divertissement et éloigne le citoyen de ses devoirs premiers d’entraide et d’empathie sociale, il demeure une façon de se distraire du « train-train33 ». Le roman au contraire va menacer cet équilibre. On comprend que Suzanne Jacob souhaite nous amener au-delà des apparences, le sable et sa cohorte d’images envoûtantes et idéalisées, l’exotisme et les clichés de cartes postales vont peu à peu se désagréger dans le récit. Au sable est d’emblée associée la blessure du « soleil cuisant34 ». Suzanne Jacob convoque en nous d’une certaine manière l’imaginaire associé aux étendues austères et désertiques face auxquelles l’homme semble bénéficier de maigres chances de survie. Julie se pense d’abord victime d’un « mirage »35 lors de la découverte de cette enfant victime de tyrannie. Plus tard en quittant les lieux du drame elle nous fait part de cette brûlure insoutenable (« le soleil acéré m’entame »36) ressentie dans cet espace hostile, espace hors du temps et hors du monde, espace cauchemardesque qui ne semble pas appartenir au réel. Le récit aussi va creuser en nous un sillon cuisant et la mission de l’œuvre sera de conduire parfois douloureusement le lecteur sur les voies du dessillement.

 

En écrivant, Julie va trahir le secret de son amie Marie, elle va raconter dans le roman tous les sévices subis par cette dernière et par d’autres femmes, qui appartiennent à un cercle plus éloigné et qui ont gravité dans son univers. « J’ai su que je trahirais le secret de Marie, que je raconterais un jour l’histoire qu’elle m’avait fait jurer à maintes reprises de ne jamais raconter37 ». Et comme une adresse indirecte au lecteur, Julie met fin au récit cadre en conseillant à tous ceux qui se refusent à entendre le pire de passer leur chemin : « Ces personnes feraient mieux de ne pas me suivre dans cette trahison si elles n’ont pas déjà renoncé à le faire. » La mission de l’écrivaine est on ne peut plus claire : il s’agit pour elle de faire en sorte que la vue devienne plus nette, le lecteur-citoyen ayant un rôle à jouer pour s’extirper de l’enlisement, s’extraire de la masse et ôter la poussière qui formait un écran opaque devant ses yeux. Le motif du sable apparaît essentiellement au travers du terme « déversement » dont l’anaphore appuie le caractère essentiel : « déversement continu », « humanité asphyxiée », « flux déversé38 », « flot continu de déversement39. » Ce déversement fait écho à l’enlisement précédemment évoqué : les flots de paroles que reçoivent les automobilistes au volant de leur voiture par l’intermédiaire de leurs radios les isolent de la réalité extérieure de la même manière qu’une tempête de sable obstrue les conduits auditifs et nasaux. On notera d’ailleurs la mention du manque d’oxygène présente à plusieurs reprises dans le texte : « humanité asphyxiée40 », « assis et attachés et privés d’oxygène41 », « automobilistes asphyxiés42 ». Les journaux abreuvent aussi chaque jour les lecteurs de leur flot de désinformations : le journalisme, c’est le « terrorisme43 » pour Marie. La presse distrait un lecteur en mal de sensations, avide de voyeurisme et soucieux de se dédouaner de toute forme de prise de responsabilité : « Les journaux servent à maintenir la cohésion sociale en nous répétant tous les jours qu’il y a un coupable et que ce n’est pas le lecteur44. »

La plume de l’écrivaine fonctionne à la manière d’un grain de sable qui émerge de la masse et vient se glisser au centre d’une mécanique parfaitement huilée afin de provoquer l’arrêt de son fonctionnement. L’œuvre de Suzanne Jacob témoigne ainsi d’une poétique de l’engagement, elle se charge de renouer les liens sociaux distendus et de démanteler les réseaux d’images fictives qui brouillent la vue. Suzanne Jacob résume ainsi l’acte d’écrire dans l’un de ses essais, encore une fois l’image de l’ensevelissement contre lequel il faut lutter est convoquée. « On dit qu’il faut plonger. C’est le contraire. Il faut faire surface. Il faut se hisser dans l’appétit des outils, crayon, clavier, écran, papier. Il faut faire ce choix45 […] ».

 

La métaphore obsédante du sable fait ainsi voler en éclats tous les stéréotypes liés à la société des loisirs et le roman devient ce grain de sable qui vient lever les masques et mettre en lumière les tragédies endurées. L’auteur gratte le vernis de ces espaces idylliques en surface et il en faut peu pour que la pourriture se révèle. Un bac à sable qui sert de cercueil, un voyage de noces au bord de l’eau qui signe déjà la fin tragique du mariage, une rivière autrefois accueillante transformée en décharge publique sont autant de témoignages d’une société qui se déshumanise en se laissant happer par les sables mouvants. L’inaction due à l’engourdissement des membres est assortie du silence provoqué par la pénétration de la substance au sein des corps. Le sable brouille la vue, se déverse dans les conduits auditifs et enraye les cordes vocales qui sont dans l’incapacité de produire la parole salvatrice. Bien loin des topoi de l’exotisme, l’autrice symbolise au moyen de cette substance poudreuse l’état de latence dans lequel l’individu se laisse ensevelir. L’homme voit mais se refuse à l’action, l’homme entend mais ne relève pas, l’homme sait mais ne parle pas. Le motif du sable dans L’Obéissance de Suzanne Jacob vient signifier l’extrême urgence à s’extirper des pouvoirs hypnotiques et soporifiques de la grande masse inerte et silencieuse que constitue la société. Un espoir cependant traverse le motif, lorsqu’un grain de sable parvient à s’isoler de la masse, prend le pouvoir et met un terme au ronronnement tranquille de l’engrenage social. La mission assignée à l’écriture du « roman grain de sable » sera alors celle de s’insérer dans les engrenages communicationnels tronqués qui déversent leur flot de désinformation parmi la foule inerte : il s’agit de lever le voile de poussière qui telle une tempête saharienne a réduit le monde au néant. L’individuation sociale est alors en marche, l’homme pourra ainsi donner de la voix à nouveau et refuser l’emprise flasque et visqueuse qui le maintenait captif. Finalement, c’est sur le modèle de la petite Alice, enfant qui illustre dans le roman la combattivité à toute épreuve, que l’on pourra alors apprendre à apprécier à nouveau les plages adorées par l’enfant et le soleil « ami et compréhensif46 ».

1 Anne-Sophie Gomez, « Introduction » Sociopoétiques, n° 5, 2020 [En ligne] URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1139.

2 Jean Rieucau et Jérôme Lageiste, « La plage, un territoire singulier : entre hétérotopie et antimonde », Géographie et cultures, n° 67, 2008, p. 

3 Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage. 1750-1840, Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », [1988], 2018. Voir

4 Jean-Didier Urbain, Sur la plage : mœurs et coutumes balnéaires, xixe-xxe siècles, Paris, Payot, 2016.

5 Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine. Régies et stratégies pour transformer le monde, Arles, Actes Sud, 2018, p. 14.

6 Suzanne Jacob, L’Obéissance, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 195.

7 Ibid., p. 16.

8 Ibid., p. 12.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 16.

11 Ibid., p. 28.

12 Ibid., p. 244.

13 Ibid., p. 21.

14 Ibid., p. 43.

15 Ibid., p. 46.

16 Ibid., p. 47.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 56.

19 Ibid., p. 62.

20 François Bon, Sortie d’usine, Paris, Minuit, 1982.

21 Leslie Kaplan, L’Excès-L’usine, Paris, POL, 1982.

22 Dominique Viart, « Écrire le travail. Vers une sociologisation du roman contemporain ? » in Écrire le présent, Dominique Viart et Gianfranco

23 Ibid., p. 135.

24 Ibid., p. 140.

25 François Bon, « Côté cuisines », entretien avec Sonia Nowoselsky-Müller, L’Infini, n° 19, « Où va la littérature française ? », été 1987.

26 Dominique Viart, op. cit., p. 140.

27 Ibid.., p. 43.

28 Suzanne Jacob, op. cit., p. 49.

29 Ibid., p. 65.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 200.

32 Ibid., p. 28.

33 Ibid.

34 Ibid.., p. 21.

35 Ibid., p. 19.

36 Ibid., p. 26.

37 Ibid., p. 31.

38 Ibid., p. 13.

39 Ibid., p. 15.

40 Ibid., p. 13.

41 Ibid.

42 Ibid., p. 15.

43 Ibid., p. 201.

44 Ibid.

45 Suzanne Jacob, Écrire, Comment, Pourquoi, Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2002, p. 75.

46 Suzanne Jacob, L’Obéissance, op. cit. p. 84.

Notes

1 Anne-Sophie Gomez, « Introduction » Sociopoétiques, n° 5, 2020 [En ligne] URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1139.

2 Jean Rieucau et Jérôme Lageiste, « La plage, un territoire singulier : entre hétérotopie et antimonde », Géographie et cultures, n° 67, 2008, p. 3-6, [En ligne], URL : http://journals.openedition.org/gc/995 DOI : https://doi.org/10.4000/gc.995.

3 Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage. 1750-1840, Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », [1988], 2018. Voir également Jérôme Lageiste, « La plage, un objet géographique de désir », Géographie et cultures, no 67, 2008, p. 7-26. [En ligne], URL : http://journals.openedition.org/gc/1002 DOI : https://doi.org/10.4000/gc.1002.

4 Jean-Didier Urbain, Sur la plage : mœurs et coutumes balnéaires, xixe-xxe siècles, Paris, Payot, 2016.

5 Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine. Régies et stratégies pour transformer le monde, Arles, Actes Sud, 2018, p. 14.

6 Suzanne Jacob, L’Obéissance, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 195.

7 Ibid., p. 16.

8 Ibid., p. 12.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 16.

11 Ibid., p. 28.

12 Ibid., p. 244.

13 Ibid., p. 21.

14 Ibid., p. 43.

15 Ibid., p. 46.

16 Ibid., p. 47.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 56.

19 Ibid., p. 62.

20 François Bon, Sortie d’usine, Paris, Minuit, 1982.

21 Leslie Kaplan, L’Excès-L’usine, Paris, POL, 1982.

22 Dominique Viart, « Écrire le travail. Vers une sociologisation du roman contemporain ? » in Écrire le présent, Dominique Viart et Gianfranco Rubino (dir.), Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2013, p. 133-156 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/arco.viart.2013.01.0133.

23 Ibid., p. 135.

24 Ibid., p. 140.

25 François Bon, « Côté cuisines », entretien avec Sonia Nowoselsky-Müller, L’Infini, n° 19, « Où va la littérature française ? », été 1987.

26 Dominique Viart, op. cit., p. 140.

27 Ibid.., p. 43.

28 Suzanne Jacob, op. cit., p. 49.

29 Ibid., p. 65.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 200.

32 Ibid., p. 28.

33 Ibid.

34 Ibid.., p. 21.

35 Ibid., p. 19.

36 Ibid., p. 26.

37 Ibid., p. 31.

38 Ibid., p. 13.

39 Ibid., p. 15.

40 Ibid., p. 13.

41 Ibid.

42 Ibid., p. 15.

43 Ibid., p. 201.

44 Ibid.

45 Suzanne Jacob, Écrire, Comment, Pourquoi, Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2002, p. 75.

46 Suzanne Jacob, L’Obéissance, op. cit. p. 84.

Citer cet article

Référence électronique

Christel BOUCHEZ, « Métaphore obsédante du sable et principe d’individuation sociale dans L’Obéissance de Suzanne Jacob », Sociopoétiques [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 26 octobre 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1713

Auteur

Christel BOUCHEZ

CELIS, Université Clermont Auvergne

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