Le saphisme au xixe siècle : une vision d’homme conforme aux représentations sociales de son époque

Sapphic love in the 19th century: a male gaze compliant to social representations at this century

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1723

Résumés

Résumé : Au xixe siècle le terme de « lesbianisme » apparaît en remplacement de celui de « saphisme ». Les amours féminines interrogent plus généralement sur la place de la femme au sein de la société. En effet les écrivains de cette époque vont mettre en scène des amours saphiques conformes à la place et à la perception des femmes prônées par la gent masculine. Ainsi les œuvres qui seront convoquées traduisent, comme nous le verrons, une vision andro et hétérocentrée de la société. La lesbienne sent le soufre et permet ainsi aux auteurs de jouer avec cette figure qui heurte la société bien-pensante de l’époque. Nous interrogerons sur ce point différentes œuvres du siècle afin de proposer un panel représentatif : La Fille aux yeux d’or de Balzac, Les Fleurs du mal de Baudelaire, Le Comte de Monte-Cristo, Regina de Lamartine, Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier. Nous verrons que la lesbienne est une figure de la marge, associée à l’Enfer, puissamment génératrice de fantasmes masculins mais qu’elle représente aussi une affirmation de la liberté de la femme et une véritable esthétisation, en particulier chez Baudelaire. La lesbienne n’échappe pas aux stéréotypes et nous les retrouverons, pour la plupart, dans les œuvres citées. Figue honnie ou bannie, elle se révèle pourtant la meilleure ambassadrice des femmes qui luttent contre le joug d’une société dominée par les hommes.

Abstract: In the 19th century the term “lesbianism” appeared to replace that of “sapphism”. Feminine love more generally raises questions about the place of women in society. In fact, the writers of this time would stage Sapphic love affairs in accordance with the place and perception of women advocated by the male sex. Thus the literary works that will be convened translate, as we will see, an andro and heterocentric vision of society. The Lesbian smells of sulfur and thus allows the authors to play with this figure which offends the puritan society of the time. We will question, on that topic, different works of the century in order to offer a representative panel: La Fille aux yeux d’or by Balzac , Les Fleurs du Mal by Baudelaire , Le Comte de Monte-Cristo de Dumas, Regina by Lamartine, Mademoiselle de Maupin by Théophile Gautier. We will see that the lesbian woman is a marginal figure, associated with Hell, powerfully generating male fantasies but that she also represents an affirmation of the freedom of women and a real aestheticisation, in particular in Baudelaire’s work. The lesbian is no exception to stereotypes and we will find most of them in the works cited. Hated or banished figure, she nevertheless proves to be the best ambassador of women fighting against the yoke of a society dominated by men.

Index

Mots-clés

saphisme, xixe siècle, représentations sociales, littérature, fantasmes

Keywords

Sapphic love, 19th century, social representations, literature, sexual fantasies.

Texte

La question de l’homosexualité féminine dans la littérature au xixe siècle interroge plus globalement sur la place de la femme au sein de la société. De manière paradoxale, mais qui s’explique par « l’utilisation » qu’ils en font, le traitement de celle-ci est un domaine réservé aux hommes, exception faite, pour la plus notable, de George Sand qui l’aborde dans un succinct passage de Lélia. Aussi, traiterons-nous uniquement de la vision des auteurs masculins sur le saphisme, seule réellement représentée. La dénomination pose déjà questionnement puisque le terme « homosexuelle » n’est apparu que tardivement, très exactement en 1869, dans une lettre ouverte de Karoly Maria Benkert1. En littérature, la première femme qui va être associée à cette appellation est Sapho, la fameuse poétesse grecque à laquelle on doit la plupart des noms qualifiant l’homosexualité féminine : lesbiennes, saphistes. Pourtant ce n’est pas de cette manière qu’on la qualifiera, car les termes désignant ce comportement ne vont cesser d’évoluer selon les siècles. Tout d’abord, une femme aimant les femmes sera qualifiée de « tribade », puis de « saphiste » avant de devenir « lesbienne », « homosexuelle », à moins que d’autres termes plus péjoratifs encore ne soient employés. Dans le même temps, les définitions ne cesseront également de changer.

Cette vision questionne réellement les représentations sociales qui avaient cours à chacune des époques. Ainsi nous nous emploierons à montrer comment la littérature du xixsiècle, mettant en scène des amours saphiques, traduit une vision andro- et hétérocentrée. Il s’agira de présenter à quel point les auteurs masculins de cette période ont puisé dans ce sujet, exclusivement féminin – et pour cause – nullement pour le valoriser, mais en gardant à l’esprit les mœurs de leur époque. Dans cette optique, plusieurs textes et genres littéraires (œuvres romanesques et poétiques) seront convoqués : La Fille aux yeux d’or de Balzac, Les Fleurs du mal de Baudelaire, Le Comte de Monte-Cristo de Dumas, Regina de Lamartine, Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier. La femme saphique existe en filigrane, repoussée aux limites de la société, associée au Mal. Également génératrice de fantasmes masculins, la lesbienne ne trouve une voie plus positive (mais toujours marginalisée) que dans une certaine affirmation de la liberté individuelle.

 

Au xixe siècle le terme retenu pour qualifier les amours féminines est principalement « saphiques » et le mot « lesbienne » apparaît. L’évolution est notable. En effet, le terme précédent, celui de tribade, était éminemment plus péjoratif, qualifiant l’action d’une femme se frottant contre une autre. Au xviie siècle, la vision commence à changer mais demeure profondément marquée par un comportement fautif (il est à noter que l’apport du xixe siècle n’ira pas uniquement dans le sens d’une valorisation car on assistera à une évolution mais également à une certaine régression par rapport au xviiie siècle). Toutefois, le terme « tribade » est quasiment abandonné au profit de « saphique » puis de « lesbienne ». Notons les évolutions dans les définitions données par l’Académie française du xviiie siècle au xixe siècle passant de : « femme qui abuse d’une autre femme2 » à « femme qui abuse de son sexe avec une autre femme3 ». Les représentations de l’homosexualité féminine sont une histoire d’hommes. Comme l’indique Nicole Albert :

L’histoire de l’homosexualité est indissociable de l’histoire de ses représentations. Dans le domaine de l’homosexualité féminine, pareil constat s’impose d’autant plus que celle-ci a acquis droit de cité d’abord à travers le regard et le discours des hommes. En livrant à leurs contemporains des informations glanées ici et là, romanciers, journalistes, peintres de mœurs et peintres tout court nous offrent a posteriori un large panorama de la sous-culture lesbienne telle que s’est constituée à la fin du xixe siècle mais que les principales intéressées n’ont, à de rares exceptions près, pas consigné4

Le xixe siècle marque l’entrée de la lesbienne dans la fiction mais cette entrée ne se fait pas par la grande porte. En effet, la plupart des auteurs se contentent d’allusions. Les termes associés aux amours féminines ne sont d’ailleurs pas employés. La frilosité des auteurs sur ce sujet est corroborée par les propos de Théodore de Banville, en 1850, qui, dans sa critique de Sapho, pièce de Philoxène Boyer, déclare en parlant du saphisme que c’est « un sujet terrible et redouté auquel les plus forts d’entre nous osent à peine toucher5 ».

Dans Regina de Lamartine, le couple lesbien se forme dans un couvent où l’absence d’hommes peut donc créer de tels comportements. Le couvent est d’ailleurs le lieu de prédilection de telles pratiques (déjà Diderot avait évoqué la chose dans son roman La Religieuse au xviiie siècle). En effet, tout lieu où l’homme est interdit a tendance à se retrouver utilisé particulièrement pour mettre en scène le saphisme. D’ailleurs la jeune fille, Clothilde, sœur de Saluce, sera très vite remplacée par son frère auprès de Regina. Clothilde ne pourrait être perçue que comme un substitut, « faute de mieux ». Le couvent est un lieu clos, propice aux rapprochements. Les relations des deux jeunes filles, Regina et Clotilde, ne sont guère qualifiées en d’autres termes que ceux que l’on réserve à une grande amitié : « Elles ne tardèrent pas à contracter une de ces amitiés passionnées qui font le charme et la consolation de ces solitudes, où les cœurs neufs trouvent d’autres cœurs neufs comme eux pour recevoir et pour échanger leurs premières confidences6. » Seul le terme « passionnées » peut suggérer une relation plus amoureuse qu’amicale mais rien n’est clairement exprimé. Par la suite cette ambiguïté aura tendance à subsister. Leur attachement augmente mais aucun terme ne signale véritablement des amours saphiques. Il est ensuite question « d’inclination naturelle » puis d’attraction mais la ligne suivante ne mentionne encore qu’une amitié : « Les contrastes s’attirent parce qu’ils se complètent. Leur amitié devint l’unique sentiment d’existence qu’elles eussent ainsi dans cette solitude7. » On peut noter ici le recours à un stéréotype, celui des opposés complémentaires. Comme l’écrit Mireille Dottin-Orsini, citée par Myriam Robic dans son ouvrage « Femmes damnées » : saphisme et poésie (1846-1889), au sujet des clichés que l’on rencontre dans les romans saphiques de la fin du xixe siècle : « Les romans à cadre contemporain (et visée plus moralisatrice) proposeront des couples féminins complémentaires, petite brune et grande blonde, ou l’inverse, le duo lesbien formant ainsi une idéale créature cumulant les principales formes de beauté8. » On peut noter d’ailleurs que le même type de couple se retrouve chez Dumas avec la blonde Louise et la brune Emilie qui s’opposent également sur bien d’autres aspects. Dans le roman de Lamartine, les jeunes filles se retrouvent la nuit dans une de leurs cellules mais aucune précision n’est donnée quant à la nature exacte de leurs épanchements. L’auteur suggère uniquement, l’explicite est de rigueur. Le lecteur est en droit d’imaginer que la relation est réellement saphique mais l’auteur refuse une description qui serait choquante pour l’époque. Un élément est certain : le sentiment partagé est très fort et il entraîne la relation de Regina avec le frère de Clotilde après la mort de cette dernière, mais l’auteur demeure dans l’implicite. On peut toutefois noter l’emploi du verbe « aimer » et la révélation d’un attachement hors norme dans l’exclamation de Regina destinée à la défunte Clotilde, à la vue de Saluce : « Je n’ai plus besoin de toi ; j’ai ton image vivante. Il est là ! J’y suis ! Regarde-nous ! Nous allons nous aimer comme autrefois, en ton nom9 ! » L’expression « nous aimer comme autrefois » tendrait bien à prouver la relation lesbienne qu’entretenaient les deux jeunes filles. Regina veut revivre avec Saluce l’histoire passée vécue avec Clothilde. Mais nous trouvons également de nouveau les mentions d’amitié et de fraternité qui rendent cette conclusion évasive. De plus, cette relation ne peut pas vraiment être consommée entre deux femmes, l’homme est nécessaire. Le terme « d’amant » n’apparaît qu’avec Saluce. Saluce est-il un remplaçant de Clotilde ou celui que Regina imaginait en aimant Clotilde ? On peut penser que Regina cherche un homme qui lui rappelle son amie mais il n’est pas concevable qu’une femme puisse réellement entretenir une relation amoureuse épanouie avec une autre femme, cela ne peut être qu’un pis-aller. Cette réalité rejoint la dimension phallique que les hommes associaient au tribadisme et s’inscrit donc dans la vision masculine de l’époque sur le saphisme. En effet, les premiers à mentionner la tribade qualifiaient celle-ci de femme avec un clitoris hypertrophié qui désirait prétendre à remplacer par celui-ci le membre viril. Dans cette optique, il manquerait toujours quelque chose à la femme pour assouvir les besoins d’une compagne. Un phallus est nécessaire, la femme ne peut proposer qu’un ersatz. Lamartine ne sort donc nullement des conventions de son époque et aborde le sujet du bout des doigts, avec moult précautions et en prenant soin de laisser un doute raisonnable quant à la nature de la relation entre Regina et Clothilde.

À l’identique, que ce soit chez Gautier ou Dumas, les choses demeurent en filigrane, suggérées et non identifiées avec précision. D’ailleurs chez Gautier le saphisme se double d’un travestissement qui brouille encore plus l’analyse. Il est bien plus question d’androgynie que de saphisme. La chose n’est pourtant pas étonnante quand on sait que les auteurs de cette époque liaient fréquemment les deux sujets. Comme l’indique Myriam Robic, précédemment citée :

La mode du saphisme semble avoir été, tout d’abord, provoquée par la seconde génération romantique attirée par la vogue de l’ambiguïté sexuelle et de l’androgynie qui fait vite balancer Sapho dans l’homosexualité bien avant qu’on ne confirme sa véritable identité sexuelle. On pense en effet à Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier – celui-ci aurait vraisemblablement contribué « peut-être plus que quiconque, à réduire le lesbianisme à l’androgynie, simple source de scandale et de titillation sexuelle »10.

Chez Dumas, tout est très allusif et précis à la fois. L’orientation sexuelle de Mlle Danglars est claire mais le terme de « lesbienne » ou assimilé n’est jamais présent. De plus, cette réalité est plus déduite qu’exprimée. Ainsi, un constat demeure : on n’en parle qu’à demi-mot et pour recouvrir une réalité qui gêne et qui ne peut être utile que pour permettre d’évoquer certains fantasmes masculins. C’est pourquoi ce sujet est très largement traité par des hommes. Myriam le confirme d’ailleurs : « D’emblée, on remarque que la littérature consacrée au lesbianisme au milieu du xixe siècle est écrite par des hommes (pour satisfaire les fantasmes du public masculin ?) dont il convient de cerner les attentes et les perspectives11. » Il s’agit dont bien d’une littérature écrite par des auteurs masculins pour un public d’hommes. Le choix du couvent est d’ailleurs révélateur, lieu fermé pour les hommes auquel ils ne peuvent accéder… Au xixe siècle le couvent joue donc, à ce titre, un rôle identique au harem. Ces endroits interdits aux hommes sont source de fantasmes. C’est d’ailleurs ce que précisent Joan DelPlato et Julie F. Codell en introduction de leur ouvrage :

[…] the harem – the fantasy par excellence of oriental eroticism, inspiring male artists and authors’ myriad fantasies despite, or perhaps of their lack of direct experience with harems12.

Chez Balzac si une relation entre deux femmes existe bien dans le roman, elle semble ne servir que de prétexte pour révéler une peinture de la jalousie et l’expression d’un tempérament violent. Aucun terme lié à l’homosexualité n’apparaît non plus. Si la nature de la relation qu’entretiennent la marquise et Paquita est claire, elle n’est que le cadre dans lequel s’inscrit celle de la fille aux yeux d’or et d’Henri de Marsay.

La lesbienne est donc gommée, elle n’apparaît que sous forme d’allusions. Quand ce n’est pas le cas, c’est pour retrouver une vision conforme aux idées de l’époque, ancrée dans le patriarcat, et qui refuse une quelconque positivité aux femmes saphiques. C’est précisément le cas chez Baudelaire. Comme l’indique Marie-Jo Bonnet :

On date ordinairement de Baudelaire et de la moitié du xixe siècle l’émergence du nouveau contenu du mot « lesbiennes », à cause du procès dont furent victimes Les Fleurs du Mal et surtout de la publicité qui entoura la condamnation de certaines pièces parmi lesquelles figuraient « Lesbos » et « Femmes damnées13 ».

La lesbienne n’est plus en filigrane mais elle sent le soufre. Marginalisée, diabolisée, elle rejoint les cohortes du Mal. Comme l’autrice le souligne un peu plus loin dans son ouvrage :

[…] il [Baudelaire] a surtout projeté sur les lesbiennes une érotique masculine de la damnation, où l’excitation née de la culpabilité se renforce d’un profond mépris pour la femme. Dans un article sur « L’École païenne », ne va-t-il pas jusqu’à traiter la « brûlante » Sappho de « patronnes des hystériques14 » ? 

Le xixe siècle est ainsi bien représenté car c’est à cette époque que le sujet des lesbiennes devient majoritairement médical. L’hystérie est perçue comme une maladie féminine et le saphisme comme un dérèglement mental, une anormalité congénitale. De nombreuses études sont proposées sur le sujet, d’abord en Allemagne puis en France. En 1882, Charcot et Magnan, tous deux neuropsychiatres, publient pour la première fois en France dans les Archives de la neurologie un compte rendu des théories de Westphal qu’ils intitulent « Pathologie mentale. L’inversion du sens génital15 ». On retrouve chez Baudelaire les fantasmes masculins sur les amours saphiques doublés de la notion de péché. Dans le poème « Lesbos » après avoir proposé un cadre lascif et des épanchements qui mettent en avant la sensualité du passage, Baudelaire poursuit en rappelant la stérilité de telles unions :

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux,
Mère des jeux latins et des voluptés grecques, 
[…]
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté !
Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses16

La vision masculine prédomine et si l’explicite est novateur, la vision portée ne l’est pas, s’inscrivant dans une optique patriarcale fidèle aux représentations sociales du xixe siècle. Le mythe de Sapho sert à l’évocation d’une relation entre femmes qui souligne l’éveil des sens et révèle un érotisme certain. Les assonances en « o » rythment les ébats des figures féminines et produisent un effet harmonique d’insistance afin de signifier le plaisir. La sexualité est clairement exprimée à travers les termes utilisés et l’évocation d’un cadre propice à des jeux érotiques. La métaphore des seins « les fruits mûrs de leur nubilité » sert clairement un fantasme masculin. La chaleur est très présente et participe à l’ambiance voulue, liée à une imagerie exotique souvent associée au désir amoureux.  Toutefois ses amours sont entachées de négativité. Les filles ont les « yeux creux » et fantasment sur leur propre corps. Il ne peut rien aboutir de telles relations. Ainsi, la stérilité est très fréquemment évoquée en lien avec les couples saphiques. « L’amour entre deux femmes ne saurait aboutir qu’à la stérilité des sens. L’on sait que la stérilité est l’un des points essentiels sur lequel repose la représentation du saphisme a fortiori par des hommes17… » L’auteur retranscrit bien les mentalités des hommes du xixe siècle pour lesquels les rapports lesbiens ne peuvent être qu’inféconds. Les amours saphiques ne peuvent aboutir à nulle création. Puis, la diabolisation suit et Baudelaire reprend à son compte la légende de Sapho qui finalement se serait suicidée par désespoir de n’être pas aimée par un homme nommé Phaon. La première des lesbiennes aurait ainsi succombé à l’amour pour un homme – ce qui est historiquement très controversé – mais cette fin arrangeait les hommes qui la répandirent très largement. Baudelaire utilise l’image de Sapho pour évoquer le lesbianisme. Ce sera d’ailleurs lui qui sera largement l’initiateur de cette assimilation. Sous son impulsion bien d’autres utiliseront la poétesse grecque pour traiter du sujet des amours saphiques, choquer la société bien-pensante et provoquer ainsi le scandale sans se préoccuper de la figure réelle de celle-ci. Marie-Jo Bonnet l’évoque d’ailleurs en ces termes :

Les aspirations de son génie poétique à trouver auprès de Lesbos de l’inconnu, du nouveau, avortent violemment dans ses propres limites d’homme du xixe siècle. Sappho est à nouveau privée de sa dimension culturelle au profit de ce côté sulfureux, fleur du mal, nécessaire apparemment à sa propre jouissance18.

L’érotisme est doublé d’une consonance religieuse qui ramène la lesbienne à une pécheresse, victime toute désignée des feux de l’Enfer. L’imagerie satanique et infernale est encore plus présente dans le poème « Femmes damnées », déjà explicite par rapport au titre. Il suffit de citer les dernières strophes du poème, les plus représentatives :

Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l’enfer éternel !
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Jamais un rayon frais n’éclaira vos cavernes ;
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filtrent en s’enflammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

L’âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts, courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous19 !

On notera de nouveau – outre l’érotisation – la mention de la stérilité mais surtout la lourde présence du châtiment et de l’enfer, la condamnation de la lesbienne. Loin d’être glorifiée, la lesbienne garde une image de damnation et de chute. Elle symbolise ainsi à la fois le désir, celui-ci étant même outré, ravageur, et la perdition. On trouve ainsi à la fois une isotopie de la relation amoureuse ardente : « désir », « rage », « plaisirs », « fiévreux », « en s’enflammant », « jouissance », « concupiscence » et l’animalisation de la lesbienne avec la comparaison « comme les loups ». Cette image dérive de clichés érotiques. En effet, Myriam Robic le précise dans son ouvrage : « Victime de nombreux clichés érotiques, la lesbienne ne pouvait échapper à ceux de l’animalisation, véritable avatar de la louve, de la chatte ou plus péjorativement de la chienne20. » Le vocabulaire religieux est omniprésent : « le chemin de l’enfer éternel », « châtiments », « chair » et « concupiscence », « condamnées », « destin ». Les amours saphiques sont donc damnées. D’ailleurs, l’enfer apparaît également dans la Fille aux yeux d’or. La vision donnée de Paris est celle d’un lieu infernal et ce cadre est choisi pour présenter les amours saphiques de Madame de San Réal et de Paquita. La personne qui tient Paquita sous sa coupe, avant d’être révélée à la fin, est nommée « infernal génie21 ». Paquita elle-même apparaît comme une créature digne des Enfers : « L’union si bizarre du mystérieux et du réel, de l’ombre et de la lumière, de l’horrible et du beau, du plaisir et du danger, du paradis et de l’enfer, qui s’était déjà rencontrée dans cette aventure, se continuait dans l’être capricieux et sublime dont se jouait de Marsay22. » Dans le roman, la femme saphique apparaît tel un monstre qui tient sous sa coupe la jeune fille qui lui est pourtant attachée. Il semblerait que Paquita retrouve en du Marsay les traits de son amante dont on découvre qu’elle est effectivement sœur de ce dernier. Un tel amour, quand il est qualifié, est décrit comme « artificiel23 ». Il est également marqué par le sceau du secret. La marquise garde sa proie jalousement et a créé pour leurs amours un lieu scellé, comme séparé du monde, une retraite, conforme à la place d’une telle relation au sein de la société.

Ces lieux fermés, séparés du monde participent à la vision lascive et fantasmée des amours féminines perçues par les hommes. Bien que présente dans toutes les œuvres sur lesquelles nous nous penchons ici, cette image fantasmée est particulièrement vivace dans Mademoiselle de Maupin de Gautier. Dans son ouvrage déjà cité, Myriam Robic écrit d’ailleurs : « Paradoxalement, c’est bien au xixsiècle que le saphisme apparaît comme l’incarnation d’un fantasme masculin voyeuriste tel qu’il est représenté dans les arts par Courbet, Rops, Rodin24 ». Ce roman de Gautier tient une place un peu particulière dans notre corpus du fait qu’il ne traite finalement pas vraiment de relation entre femmes mais qu’il propose surtout une tentative de réflexion sur l’androgyne et sur l’amour. C’est d’ailleurs ce que souligne Michel Crouzet dans son article en ces termes :

Le motif du roman, sorte de synthèse du Banquet et du Phèdre, c’est le passage de l’érotique à l’esthétique, de la chair idéale à l’idéal de la chair, passage constant, trop sans doute, et conduisant à une sorte de confusion ; tout moment du livre est à lire selon cette relation du corps matériel au corps idéal, selon que le réel et l’idéal du désir se confondent ou s’écartent25.

Le saphisme s’inscrit donc dans une réflexion esthétique. Cependant l’ouvrage rejoint les autres en certains points : aucun terme lié au saphisme, aucune scène décrite d’une relation charnelle. Ce roman, tout comme les autres, introduit une vision masculine de la femme et du couple lesbien qui correspond aux mœurs du xixe siècle. Tout d’abord, il faut savoir que Gautier s’inspire d’une femme réelle et véritablement lesbienne. Toutefois Mademoiselle de Maupin, dans le roman, conçoit comme une impossibilité une relation avec Rosette car elle est femme. Comme elle le dit à cette dernière : « J’ai désiré bien souvent pouvoir vous aimer, du moins comme vous le voudriez ; mais il y a entre nous un obstacle insurmontable, et que je ne puis vous dire26. » D’Albert, le héros masculin, éprouve des désirs entachés de perversité. Ainsi il veut une femme vierge, la virginité étant pour lui une quasi-nécessité dans sa quête de la femme idéale,

– vierge de corps et d’esprit, – un frêle bouton qui n’ait encore été caressé d’aucun zéphyr et dont le sein fermé n’ait reçu ni la goutte de pluie ni la perle de rosée, une chaste fleur qui ne déploie sa blanche robe que pour vous seul, un beau lis à l’urne d’argent où ne se soit abreuvé aucun désir, et qui n’ait été doré que par votre soleil, balancé que par votre souffle, arrosé que par votre main27

En outre, le viol est perçu favorablement par lui, comme le montre son jugement sur sa maîtresse : « Elle a de petits raffinements de volupté on ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faire extorquer ce qu’elle accorde très librement : ce qui donne à chacune de ses faveurs le charme d’un viol28. » Certes et paradoxalement d’Albert en plusieurs occasions souhaite être femme mais cela serait à rapprocher de sa quête de l’androgyne plus que d’une quelconque considération à l’égard des femmes. Les passages entre Rosette et Théodore sont représentatifs d’une certaine volonté de présenter un regard masculin sur une éventuelle relation saphique. Rosette croit que Théodore (alias Mademoiselle de Maupin) est bien un homme et il est clair qu’elle est très attirée par lui/elle. Certains indices tendraient à prouver que Théodore n’est pas amoureux de Rosette. Nous citerons par exemple les retrouvailles des deux personnages durant lesquelles Rosette va frapper à la porte du jeune homme : « Théodore ouvrit, mais avec moins de vivacité qu’un jeune homme n’en met à ouvrir à une femme dont la voix est douce, et qui est venue gratter mystérieusement à votre huis vers la tombée du jour29. » L’auteur semble souligner que le désir féminin pour une femme n’est pas équivalent à celui d’un homme. L’homme serait plus impatient et plus intéressé que ne l’est Théodore. Il est donc clair que nous assistons bien ici à une représentation andro- et hétérocentrée des amours lesbiennes. D’ailleurs, Gautier multiplie les passages qui pourraient émoustiller les hommes tel celui proposé quand Théodore ouvre à la jeune femme : « Rosette […], plus rose que son nom, et les seins aussi émus que les eut jamais femme qui soit entrée le soir dans la chambre d’un beau cavalier30. » Une telle scène est susceptible d’enflammer l’imagination des lecteurs.  Cette relation fantasmée est entachée par un manque : une femme est décidément incomplète, selon un point de vue d’homme, ce qui rejoint nos commentaires précédents. « Si j’avais été un jeune homme, comme j’eusse aimé Rosette ! quelle adoration c’eût été ! […] Il est dommage que notre amour fût totalement condamné à un platonisme indispensable31 ! » Le passage éludé d’une nuit entre les deux femmes participe également de la volonté de taire une réalité gênante pour la société de cette époque. De même cette ellipse permet de laisser libre cours à l’imagination débridée de la représentation masculine d’une telle union :

Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. – Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieuses recherches. […] Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps. – De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes les inductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues que je n’ose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrasé32.

Les éléments sont clairement explicites et permettent aux hommes de s’insérer dans des rapports desquels ils sont exclus, mais la prétendue impossibilité de songer à de telles pratiques ou de les nommer, même sous forme de périphrases, entre également dans les représentations sociales du saphisme à cette époque. « On assiste, de plus, à cette période à une véritable poétisation et esthétisation de l’homosexualité féminine dans les arts qui renvoient à un fantasme masculin, les lesbiennes proliférant dans les bordels de l’époque33 ». Outre l’aspect érotique, la lesbienne chez Gautier est porteuse d’une réelle réflexion sur le genre qui renvoie à des questions sociétales de l’époque. Comme le souligne Mario Praz, cité dans l’ouvrage Femmes damnées : « il est intéressant de suivre la parabole que décrivent les sexes tout au long du xixe siècle : la fréquence du type de l’androgyne vers la fin du siècle est un indice clair d’une trouble confusion de fonctions et d’idéaux34. » La lesbienne suscite donc à la fois attirance et répulsion. La plupart des auteurs la perçoivent telle une figure d’homme qui ne serait pas complètement réalisée mais qui comporte des aspects empreints de virilité et de force. La lesbienne se signale ainsi par sa singularité. Cette vision, empreinte d’une imagerie négative et désobligeante, amène aussi à envisager les lesbiennes comme des femmes qui dépassent le cadre de leur sexe et peuvent ainsi prétendre à une liberté inaccessible aux autres et à l’affirmation de leur individualité. Cela conduit également à une possible esthétisation de celles-ci.

Cette masculinité de la lesbienne est quasiment présente dans toutes les œuvres. Même dans Regina où les jeunes filles sont plutôt féminines, Regina porte en elle certains traits ou du moins une force de volonté qui ne sont pas perçus comme une marque féminine par un auteur masculin. Tel est le portrait de celle-ci par le narrateur :

Elle était grande, svelte, élancée ; mais sans aucune de ces fragilités trop délicates et de ces maigreurs grêles qui dépouillent de leur carnation les jeunes filles de seize à dix-huit ans dans nos climats tardifs du Nord. Sa taille, ses bras, ses épaules, son cou, ses joues, étaient revêtus de cette rondeur du marbre qui dessine la plénitude de vie dans la statue de Psyché de Canova35.

Plus loin, Lamartine lui fait tenir les propos suivants : « Que sert le temps, dit-elle encore avec une petite moue d’impatience où éclatait l’énergie de sa volonté, que sert le temps s’il ne sert pas à s’aimer plus vite36 ? » Cette image plus virile de la femme associée au saphisme est particulièrement présente chez Dumas dans le personnage d’Eugénie Danglars. C’est chez lui que l’image des amours saphiques s’accompagne le plus d’un profond désir de la femme d’accéder à la liberté et s’éloigne ainsi du profond caractère dépréciatif attaché à leurs représentations. Le xixe siècle marque l’avènement de la lesbienne comme véritable personnalité. « Elle n’est plus vécue comme un unique fantasme mais comme une réalité sociopolitique37 ». La lesbienne s’oppose à la « bonne société » et revendique une nouvelle place pour la femme. Le lecteur comprend explicitement les préférences d’Eugénie et sa nature qui manque de féminité selon les critères de la société de l’époque. Dumas retranscrit la pensée masculine et hétérosexuelle de ses lecteurs. Ainsi, Albert dit d’elle qu’ il aurait aimé « quelque chose de plus doux, de plus suave, de plus féminin38. » Par conséquent la douceur, la fragilité sont des attributs féminins qu’Eugénie ne semble pas posséder, ce qui l’éloigne de ses semblables, plus conformes à la féminité et l’exclut de ce fait. Laurent Angard dans son article intitulé « De l’homosexualité chez Dumas ou l’art des allusions » en déduit :

En modulant la force de l’ambiguïté discursive, Dumas traduit la prescription que la société du début du xixe siècle avait de l’identité sexuelle, en niant à la fois la femme, ses envies et ses désirs. Quand Eugénie refuse de rencontrer le si populaire Comte de Monte-Cristo, parce qu’elle n’est pas aussi curieuse que sa mère, celle-ci ne murmure-t-elle pas ce jugement terrible : « Étrange enfant39  ! » ? 

Dans d’autres passages, Eugénie est comparée tour à tour à une Diane chasseresse au milieu de ses nymphes, une amazone, avant de se qualifier elle-même d’Hercule lors de sa fuite avec Louise. Elle réagit avec force et volonté devant les épreuves. Elle garde un sang-froid olympien face aux difficultés. C’est la seule qui ne soit pas affligée par la vengeance du comte de Monte-Cristo. D’ailleurs, elle est également l’unique personnage lié aux ennemis du comte qui pourrait le considérer bien plus comme un adjuvant que comme un opposant. Si le terme de lesbienne n’apparaît pas, Eugénie serait également celle pour laquelle cette dénomination est clairement établie. Plusieurs éléments prouvent les préférences sexuelles de la jeune fille pour son propre sexe. Elle ne s’intéresse nullement aux hommes, elle avoue trouver la compagne de Monte-Cristo particulièrement jolie. Lors de sa fuite, elle admet sa détestation des hommes qui atteint même le mépris à ce moment-là. Elle part finalement avec sa compagne de chant, Louise, avec laquelle elle entretient pour le moins une grande complicité, une relation qui exclut les hommes, comme le montre le charmant tableau que le lecteur peut découvrir lors de la leçon de piano à quatre mains :

On vit alors les deux jeunes filles assises sur le même siège, devant le même piano. Elles accompagnaient chacune d’une main, exercice auquel elles s’étaient habituées par fantaisie, et où elles étaient devenues d’une force remarquable. […] Monte-Cristo plongea dans ce gynécée un regard rapide et curieux ; c’était la première fois qu’il voyait Mlle d’Armilly, dont si souvent il avait entendu parler dans la maison.
– Eh bien ! demanda le banquier à sa fille, nous sommes donc exclus, nous autres40 ?

Outre cela, il convient de noter combien Eugénie sort des conventions, refuse l’argent et la place assignée à la femme. Elle préfère son indépendance par-dessus tout. Chez Dumas, la lesbienne prend donc la forme d’une femme libre qui refuse les lois que la société impose au sexe féminin. Elle s’oppose à son père, rompt avec toute convention, finit par s’habiller en homme – pratique qui lui semble d’ailleurs familière si on en croit le passage suivant :

Alors, avec une promptitude qui indiquait que ce n’était pas sans doute la première fois qu’en se jouant elle avait revêtu les habits d’un autre sexe, Eugénie chaussa ses bottines, passa un pantalon, chiffonna sa cravate, boutonna jusqu’à son cou un gilet montant, et endossa une redingote qui dessinait sa taille fine et cambrée41

Eugénie est donc représentative d’un désir d’émancipation féminine, d’une volonté d’affirmer son individualité, de refuser les lois masculines. C’est d’ailleurs ce que souligne Nicole Albert en ces termes :

Eugénie se situe à la fois en surplomb et à l’écart, elle est marginale et se réserve justement une marge de liberté au sein d’une société coercitive dont elle s’extrait, d’abord en s’enfermant avec Louise dans l’intimité du domicile familial, ensuite en s’enfuyant avec elle ; j’entends société au double sens : la sienne – la bourgeoisie argentée et corrompue – et la société tout court car sa fuite signe son basculement dans un monde sans frontière, une vie errante, artistique, qui répond à d’autres codes. Eugénie rompt avec les normes de la société et de son milieu en prétendant rester « célibataire » (statut masculin puisque son équivalent féminin est à l’époque celui de « vieille fille »), c’est-à-dire « vivre parfaitement seule et par conséquent parfaitement libre » (MC, II, 1159).
J’en veux pour preuve la façon dont Dumas décline homosexualité et liberté en exploitant la grande tradition du travestissement42.

Ainsi Eugénie est sans doute l’un des personnages qui revendique le plus sa liberté dans l’intégralité du roman, c’est aussi une des rares à se voir accorder une « fin heureuse ». La lesbienne représente par sa nature même une figure de contestation de la société et Dumas exploite celle-ci dans son œuvre, permettant ainsi à la femme saphique d’accéder à une certaine reconnaissance. Bien entendu cette reconnaissance se fait sur une opposition. Dumas valorise l’individualité face aux règles édictées par la société de son époque, celles que nous avons évoquées précédemment qui marginalisent les amours saphiques quand elles ne les diabolisent pas. Comme l’affirme Laurent Angard : « L’homosexualité ici représentée est alors l’expression de la liberté de ces femmes […] qui ne désirent pas suivre les lois que la société leur impose, libres de leurs pensées et libres de leurs désirs43. » La lesbienne sert ici d’instrument de révolte ou de provocation. Il faut toutefois comprendre qu’elle demeure un motif littéraire. Cette vision ne représente pas les sentiments des auteurs vis-à-vis de lesbiennes « réelles ». Comme le conclut Myriam Robic :

En outre, il est difficile de connaître les positions exactes des poètes de la seconde moitié du xixe siècle à l’égard du saphisme : chasse gardée des écrivains masculins, la lesbienne n’est ni à l’abri des fantasmes ni des amalgames (elle se voit constamment associée à la prostitution). Si le couple lesbien possède très clairement une vraie dimension esthétique et poétique aux yeux des artistes de l’époque, il n’est pas pour autant toujours l’objet d’un jugement […]. La position ambiguë de Baudelaire à l’égard des lesbiennes est, à ce titre, très emblématique du comportement des artistes de l’époque : tantôt aimée, tantôt condamnée44

Ainsi de Lamartine à Dumas les auteurs du xixe siècle ayant eu recours à une figure saphique ne l’ont glissée qu’avec discrétion, avec d’infinies précautions et beaucoup de dissimulation. Les amours saphiques se jouent entre « deux amies », termes que l’on retrouve dans toutes les formes d’art (littérature mais aussi peinture, chez Courbet et Toulouse-Lautrec par exemple). Le saphisme demeure un sujet à prendre avec précaution. Reconnue de manière explicite chez Baudelaire, la lesbienne est alors diabolisée. Elle rejoint une des nombreuses figures du Mal, malgré une véritable esthétisation chez le poète. Elle se retrouve à la fois marginalisée et fascinante. Objet de fantasmes, créature infernale, elle trouve grâce chez les auteurs afin de prétendre entrer dans des lieux inaccessibles aux hommes et de permettre à ceux-ci d’assouvir certains fantasmes autour de relations exclusivement féminines. Femme volontaire, forte et indépendante, la lesbienne est marquée par la masculinité. Elle parvient toutefois chez Dumas à représenter une figure de femme qui cherche à se libérer des carcans imposés à son sexe et à symboliser pour la société l’image d’une personne qui lutte pour la revalorisation de sa condition. Dans tous les cas, la figure saphique est profondément marquée par les représentations sociales qui ont cours au xixe siècle, celles de la société bourgeoise du Second Empire, comme nous avons pu le constater, une vision d’homme hétérosexuel.

1 Marie-Jo Bonnet, Les relations amoureuses entre les femmes. xvisiècle-xxsiècle, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 297.

2 Ibid., p. 95.

3 Dictionnaire de L’Académie française, Sixième édition, entrée « tribade », Paris, 1832-1835.

4 Nicole G. Albert, « De la topographie invisible à l’espace public et littéraire : les lieux de plaisir lesbien dans le Paris de la Belle Époque », 

5 Théodore de Banville, « La Semaine dramatique », Le Pouvoir, 1850, p. 23.

6 Alphonse de Lamartine, Regina, Paris, Michel Lévy frères, 1862, p. 40.

7 Ibid., p. 58.

8 Myriam Robic, « Femmes damnées ». Saphisme et poésie (1846-1889), Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 200.

9 Alphonse de Lamartine, op. cit., p. 123.

10 Myriam Robic, op. cit., p. 62-63.

11 Ibid., p. 19.

12 Joan DelPlato et Julie Codell (dir.), Orientalism, Eroticism and Modern Visuality in Global Cultures, Abingdon-New York, Routledge, 2016, p. 8-9.

13 Marie-Jo Bonnet, op. cit., p. 234.

14 Ibid., p. 236.

15 Ibid., p. 301.

16 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Flammarion, 2019.

17 Myriam Robic, op. cit., p. 235.

18 Marie-Jo Bonnet, op. cit., p. 236.

19 Charles Baudelaire, op. cit.

20 Myriam Robic, op. cit., p. 203-204.

21 Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or, Paris, Gallimard, 1976, p. 330.

22 Ibid., p. 317.

23 Ibid., p. 332.

24 Myriam Robic, op. cit., p. 82.

25 Michel Crouzet, « “Mademoiselle de Maupin” ou l’Éros romantique », Romantisme, n° 8, 1974, p. 2-21 ; [En ligne] URL : https://www.persee.fr/doc/

26 Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, Paris, Gallimard, 1973, p. 215.

27 Ibid., p. 191.

28 Ibid., p. 125.

29 Ibid., p. 214.

30 Ibid., p. 214.

31 Ibid., p. 448.

32 Ibid., p. 478-479.

33 Myriam Robic, op. cit., p. 69.

34 Ibid., p. 66-67.

35 Alphonse de Lamartine, op. cit., p. 16.

36 Ibid., p.25.

37 Myriam Robic, op. cit., p. 85.

38 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, tome 4, Genève, Éditions de Crémille, 1971, p. 150.

39 Laurent Angard, « De l’homosexualité chez Dumas ou l’art des allusions », Littératures, no 81, 2019 [En ligne] URL: http://journals.openedition.

40 Alexandre Dumas, op. cit., p. 129.

41 Ibid., t. 5, p. 85.

42 Nicole G. Albert, « Le saphisme en filigrane : décryptage des amitiés particulières dans le roman du premier xixe siècle », Littératures, no81

43 Laurent Angard, art.cit.

44 Myriam Robic, op. cit., p. 239.

Notes

1 Marie-Jo Bonnet, Les relations amoureuses entre les femmes. xvisiècle-xxsiècle, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 297.

2 Ibid., p. 95.

3 Dictionnaire de L’Académie française, Sixième édition, entrée « tribade », Paris, 1832-1835.

4 Nicole G. Albert, « De la topographie invisible à l’espace public et littéraire : les lieux de plaisir lesbien dans le Paris de la Belle Époque », Revue d’histoire moderne & contemporaine, no 53-4,2006 p. 87-105 [En ligne] URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2006-4-page-87.htm DOI : 10.3917/rhmc.534.0087 (consulté le 15 février 2022).

5 Théodore de Banville, « La Semaine dramatique », Le Pouvoir, 1850, p. 23.

6 Alphonse de Lamartine, Regina, Paris, Michel Lévy frères, 1862, p. 40.

7 Ibid., p. 58.

8 Myriam Robic, « Femmes damnées ». Saphisme et poésie (1846-1889), Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 200.

9 Alphonse de Lamartine, op. cit., p. 123.

10 Myriam Robic, op. cit., p. 62-63.

11 Ibid., p. 19.

12 Joan DelPlato et Julie Codell (dir.), Orientalism, Eroticism and Modern Visuality in Global Cultures, Abingdon-New York, Routledge, 2016, p. 8-9.

13 Marie-Jo Bonnet, op. cit., p. 234.

14 Ibid., p. 236.

15 Ibid., p. 301.

16 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Flammarion, 2019.

17 Myriam Robic, op. cit., p. 235.

18 Marie-Jo Bonnet, op. cit., p. 236.

19 Charles Baudelaire, op. cit.

20 Myriam Robic, op. cit., p. 203-204.

21 Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or, Paris, Gallimard, 1976, p. 330.

22 Ibid., p. 317.

23 Ibid., p. 332.

24 Myriam Robic, op. cit., p. 82.

25 Michel Crouzet, « “Mademoiselle de Maupin” ou l’Éros romantique », Romantisme, n° 8, 1974, p. 2-21 ; [En ligne] URL : https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1974_num_4_8_5012 DOI : https://doi.org/10.3406/roman.1974.5012 (consulté le 15 février 2022).

26 Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, Paris, Gallimard, 1973, p. 215.

27 Ibid., p. 191.

28 Ibid., p. 125.

29 Ibid., p. 214.

30 Ibid., p. 214.

31 Ibid., p. 448.

32 Ibid., p. 478-479.

33 Myriam Robic, op. cit., p. 69.

34 Ibid., p. 66-67.

35 Alphonse de Lamartine, op. cit., p. 16.

36 Ibid., p.25.

37 Myriam Robic, op. cit., p. 85.

38 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, tome 4, Genève, Éditions de Crémille, 1971, p. 150.

39 Laurent Angard, « De l’homosexualité chez Dumas ou l’art des allusions », Littératures, no 81, 2019 [En ligne] URL: http://journals.openedition.org/litteratures/2402; DOI: https://doi.org/10.4000/litteratures.2402 (consulté le 12 janvier 2022).

40 Alexandre Dumas, op. cit., p. 129.

41 Ibid., t. 5, p. 85.

42 Nicole G. Albert, « Le saphisme en filigrane : décryptage des amitiés particulières dans le roman du premier xixe siècle », Littératures, no81, 2019,. [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/litteratures/2408 ; DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.2408 (consulté le 15 février 2022).

43 Laurent Angard, art.cit.

44 Myriam Robic, op. cit., p. 239.

Citer cet article

Référence électronique

Alexandra GRAND, « Le saphisme au xixe siècle : une vision d’homme conforme aux représentations sociales de son époque », Sociopoétiques [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 27 octobre 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1723

Auteur

Alexandra GRAND

CELIS, Université Clermont Auvergne

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