Le vrai chant est un langage, l’expression d’un certain ordre de sentiments et de pensées […] ; mais n’y a-t-il de langage et de chant que chez l’homme ? […] Écoute ces abeilles […] N’ont-[elles] pas un langage complet, relativement aux besoins de leur nature ?
George Sand, Ce que dit le ruisseau (1863)
Ce printemps, les abeilles butinèrent sans relâche […], en produisant une harmonie musicale à dominante grave. […] Il [Aurélien Rochefer] aimait tant cet air qu’il avait fini par lui donner un nom : l’opéra des abeilles.
Maxence Fermine, L’Apiculteur (2002)
Dans le domaine de la fiction romanesque l’apiculteur, figure ancienne, à la fois sociale – par le commerce qu’il entretient avec les hommes – et marginale – par sa fréquente originalité, est l’objet de représentations qui se situent au carrefour d’un certain réalisme et d’une rêverie symbolique. Celle-ci peut recourir à des esthétiques variées, allant de la symbolique naturaliste, voire écologique, à la fantaisie onirique pour donner à comprendre le mystère des abeilles et la rêverie philosophique qu’induit leur fréquentation.
Dans Le Maître des abeilles, l’histoire narrée est contemporaine du temps de l’écriture et la fiction se partage entre deux sphères présentées comme radicalement antinomiques : la vie parisienne, son rythme et ses impératifs ; la vie naturelle, ramassée sur le haut plateau de Montfranc-le-Haut, un village de dix-huit âmes, « perché au fin dessus des Arrières-Côtes », entre Dijon et Beaune. Le lien entre ces deux espaces est Louis Châgniot, inspecteur des impôts originaire du lieu, qu’il n’a pas revu depuis quarante-cinq ans1, sommé de se précipiter dans sa maison familiale par un rêve fracassant sur lequel s’ouvre le roman :
Alors que l’horloge de l’hôpital de la Salpêtrière sonnait trois heures du matin, Louis Châgniot, qui dormait seul dans le lit jadis conjugal, fut ébranlé par un grand bruit, semblable à un grondement sismique. Dans son sommeil, il assista à un éboulement prodigieux : c’était une maison, très ancienne, couverte de ces lauzes calcaires qu’en Bourgogne on appelle à tort des « laves », qui s’effondrait lentement, comme en un ralenti de cinéma […] (MA, p. 11).
Ce n’est donc pas sur le mode rationnel que s’opère le passage qui va changer la vie du citadin accompagné de son fils Loulou, « son drogué », qu’il jette dans un état semi-comateux « sur la banquette arrière de sa voiture » (MA, p. 14) pour partir retrouver en urgence « cette merveilleuse demeure » oubliée, « au parfum de pommes douces, de miel et de fumée de bois » (ibid.). Il y reconnaîtra, en même temps que son enfance, Balthazar, encore surnommé le « Mage », un apiculteur qui l’initie d’emblée aux vertus de l’hydromel en guise de sacralisation du rituel hospitalier : « Au troisième verre, le Louis Châgniot était plein de joie et de chansons » (MA, p. 34). Il ne restera plus qu’à faire ressusciter le « cadavre », à savoir « cette panouille » effondrée à l’arrière de la voiture, le fils. À partir de ce moment s’engage une aventure à l’allure d’initiation qui combine critique sociale, ode aux vertus de la nature et vision sacrée du monde.
L’Apiculteur, dédié à Didier Fermine, le grand-père de l’auteur, lui-même apiculteur, semble par son titre devoir être plus directement consacré à ce métier mais, dans un mouvement inverse à celui qui se produit chez Henri Vincenot, l’incipit plonge au contraire le lecteur dans une approche toute symbolique :
Aurélien Rochefer était devenu apiculteur par goût de l’or. Non qu’il fût avide de richesses, ni même qu’à récolter le miel il eût la moindre chance de s’enrichir, mais parce que, en toute chose, il recherchait ce qu’il appelait bien singulièrement l’or de la vie2.
Loin de tout prosaïsme, l’onomastique convoque l’or, la roche et le fer en une alliance qui fait briller la force de l’obstination dans la conquête d’un or spirituel dont le miel, indissociable des fables antiques comme des écrits bibliques, serait la figuration. Située à la fin du dix-neuvième siècle3, l’histoire est en outre contemporaine des premières publications de Maurice Maeterlinck, dont l’essai sur la Vie des abeilles ne paraîtra qu’en 1901, mais dont les préoccupations pour les hyménoptères sont d’ores et déjà sensibles – comme elles le sont d’ailleurs chez Jules Michelet, avec L’Insecte, en 1857, bien que d’une autre manière.
L’un de ces deux romans, donc, s’ancre dans une contrée rurale où se maintiennent les traditions liées aux bienfaits de l’apiculture ; l’autre est contemporain du plein essor des sciences naturelles. Mais l’un comme l’autre privilégie in fine la dimension symbolique et merveilleuse de la figure de l’apiculteur.
L’apiculture, une pratique scientifique et sociale
Les romans d’Henri Vincenot et de Maxence Fermine restituent avec précision les étapes principales de l’art apicole. Un fil référentiel et volontiers didactique se tisse ainsi tout au long de ces fictions, qu’il sous-tend de façon précise.
Maxence Fermine suit les progrès du protagoniste, Aurélien, qui décide de se consacrer à l’apiculture après un baptême symbolique et la lecture d’un livre :
Un jour, alors qu’il était enfant, une abeille chargée de pollen était venue se poser sur sa main et, lorsqu’elle s’était envolée, il lui était resté sur la paume comme une poudre d’or qui coupait sa ligne de vie.
De ce jour, il avait rêvé de miel et avait choisi de devenir apiculteur. (A, p. 15)
Quant au livre, un traité d’apiculture, Scènes de la vie mystérieuse des abeilles4, il fait l’objet de lectures au coin du feu. C’est donc à travers le filtre de la fiction que le narrateur restitue un certain nombre de connaissances sur « l’apiculture artisanale » : confection des ruches, capture d’un essaim, installation « des grilles entre le corps de ruche, réservé à l’édification du couvain, et les cadres des hausses, où l’on récolte le miel » (21), hibernation (23-24), essaimage (29), vertus des produits de la ruche comme la propolis (35) ou la gelée royale (37). Les données s’accumulent en fonction d’épisodes plutôt démonstratifs, comme celui de l’accident de l’apiculteur en herbe qui manque être tué par des dizaines de piqûres d’abeilles et les dialogues entre les personnages servent au besoin de relais pour dispenser des explications dans de courts exposés didactiques5. Mais ces inclusions à fonction mathésique permettent dans le même temps de familiariser le lecteur avec un ensemble de savoirs et d’annoncer la dimension plus fabuleuse du récit à venir en insistant sur les propriétés vertueuses et quasi magiques des substances apicoles. Il en va ainsi, par exemple, de la remarque de Pauline sur les facultés thérapeutiques de la propolis, susceptible de « cicatriser […] les plaies […] de l’âme » (A, p. 35).
D’une autre façon, les multiples dangers menaçant l’intégrité du rucher sont intégrés au roman comme autant de programmes narratifs à forte valeur dramatique et structurante. C’est le cas des intempéries destructrices comme celles de l’année 1888, qui peuvent faire remonter le prix des denrées (39), ou de la foudre qui détruit l’ensemble du rucher (46), poussant Aurélien désespéré à entreprendre une quête au loin. Ainsi s’élabore une esthétique fabuleuse qui repose en fait sur la simple transposition hyperbolisante de données techniques dans un environnement exotique et réputé inaccessible : la femme à la peau d’or que rencontrera l’apiculteur en Afrique sera l’incarnation de la reine et la « Falaise aux abeilles », qui abrite des millions d’hyménoptères, une vision magique et gigantesque de la ruche, vision à laquelle Aurélien essaiera par la suite de redonner vie en créant Apipolis, la cité des abeilles, à Langlade :
Le chantier dura tout l’été, il y avait là dix hommes en permanence, creusant la roche à coups de barre à mine, installant des potences en haut de la falaise, fixant des goulottes de fer le long de la roche, présentant les ruches en osier dans leurs alvéoles de calcaire (A, p. 186).
L’érection du rucher géant, la mise en place des essaims, et plus tard la récolte fabuleuse répètent les gestes pratiques de l’apiculture tels qu’exposés dans les premières sections du roman. La fictionnalisation, si elle ajoute une touche de fantaisie à l’ordinaire, ne le dénature cependant pas. Ainsi quand, le jour de l’essaimage,
Hippolyte Loiseul prit une reine, [et] la posa sur son menton […] aussitôt, plus de vingt mille ouvrières vinrent la rejoindre, composant à l’ingénieur une magnifique barbe d’abeilles. Il poussa la plaisanterie jusqu’à se promener dans tout Langlade avec sa barbe effrayante, vivante et bourdonnante (A, p. 195).
Si merveille il y a en effet, elle est naturelle car, comme l’explique Maeterlinck, « ce jour-là, les mystérieuses ouvrières ont un esprit de fête et de confiance que rien ne saurait altérer. […] Elles sont inoffensives à force d’être heureuses, et elles sont heureuses sans qu’on sache pourquoi : elles accomplissent la loi6. » Après avoir illustré le phénomène par personnage interposé7, le narrateur procède à un réemploi original dont l’objectif est de souligner le miracle de la vie des abeilles.
Ce processus de sacralisation sur lequel je reviendrai plus tard est plus manifeste chez Henri Vincenot, dont le narrateur procède à ce que j’appellerai une liturgie des savoirs. En effet, bien qu’un certain didactisme soit de mise dans la description ethnographique qu’il propose de la vie des abeilles, ses discours s’imprègnent volontiers de lyrisme. La situation diégétique est de fait celle de la découverte par d’absolus néophytes de l’univers des abeilles et des missions de l’apiculteur, en raison de la rupture civilisationnelle Paris/milieu rural sur laquelle s’articule le roman. Lorsque « le Mage » conduit Louis Châgniot dans le grenier où il entrepose ses ruches, son discours mû par la passion se déploie avec une verve truculente lorsqu’il rend compte de la vie du peuple des abeilles, ouvrières « victimes d’une spécialisation absolue et sacrifiées, toutes, à la productivité et à l’efficacité du monstre État […] de leur naissance à leur mort… » (MA, p. 44), à l’exception de la reine, « un sexe ambulant », « empiffr[ée] » par les ouvrières (p. 45). Le système de la ruche se prête d’abord à l’apologue politique8, non sans lien avec l’intention critique du personnage. Ponctué d’apostrophes et d’injonctions, ce discours se présente comme une diatribe censée éveiller la conscience politique du citoyen dépassé par le système étatique dont il est devenu l’esclave. « Chaque fois qu’il prononçait le mot État, le Mage se mettait debout, faisait un salut militaire grotesque » (MA, p. 47). Qualifié de « prédicateur » (ibid.) au ton « pamphlétaire » (MA, p. 47), l’apiculteur d’Henri Vincenot investit un double rôle : celui, cher aux romanciers réalistes et naturalistes du xixe siècle, de garant scientifique, et celui d’analyste déployant « une interprétation analogique et politique9 » à partir du modèle social de la ruche, à la façon de Virgile dans les Géorgiques.
Mais l’apiculteur engagé est avant tout un observateur hors pair, un savant naturaliste que l’attention entomologiste conduit au cœur du mystère des choses de la nature. Et cette détention d’un savoir méticuleusement transmis10 confère une aura magique à celui qui est précisément surnommé « le Mage » :
Ce n’était plus un paysan madré. Il avait vraiment l’air de faire un cours. Il sourit, comme illuminé, pour ajouter, en grand mystère : « …Les abeilles ont, semble-t-il, une vision hexagonale du monde ! D’ailleurs l’hexagone est, mécaniquement, de tous les polygones réguliers, la seule figure qui s’assemble parfaitement et pour former les ensembles parfaits les plus résistants » (MA, p. 48).
L’observation des mouches à miel au microscope, scène récurrente dans le roman, est ainsi l’occasion de leçons prodiguées par un amoureux des abeilles dont l’art confine à la magie : « Son œil brillait comme une escarboucle » (MA, p. 106).
La représentation de l’apiculteur dans ces deux textes rejoint donc des considérations anciennes : dans les Géorgiques de Virgile, l’apiculteur est homme de savoirs et de maîtrise en lien avec les mystères de la Nature. Aristée incarnerait même, comme peut le suggérer son histoire, « une forme de vie cultivée, sociale et productive, dont l’apiculture serait l’activité emblématique11 ». C’est aussi pourquoi l’apiculteur peut sembler une figure quasi démiurgique connectée avec le merveilleux. Les deux romans toutefois modulent différemment ces représentations communes.
Premier exemple de réappropriation : l’apiculteur nomade de Maxence Fermine ou la figure de l’initiation
Dans le champ des représentations, soit de la figuration mentale d’un type social, l’apiculteur de Maxence Fermine se définit d’abord par une forte dynamique qui l’oppose à l’image du sédentaire, c’est-à-dire du cultivateur. La diégèse se fonde ainsi sur une antithèse entre deux métiers et deux personnages, associés à deux postulations antagonistes. Le grand-père d’Aurélien, Léopold Rochefer, que son nom rive définitivement à la terre12, la cultive et la fait fructifier : « À Langlade, la richesse, c’était la lavande. » (A, p. 17). À cet égard, l’or désigne le profit et une vision productiviste des biens. C’est pourquoi l’association chromatique du bleu et du jaune qui définit le paysage tend à faire partition malgré son apparente harmonie : « Les deux hommes vivaient seuls dans un mas ocre aux volets bleus et cultivaient une terre mauve où tournoyaient des milliers d’insectes sous un soleil de plomb. » (Ibid.) Le tableau, en effet, se décrypte en termes de rapport : « Pour Léopold, l’or, c’était le bleu de la lavande. » (Ibid.) Et ce bleu résiste au fléau de l’orage le jour où la foudre dévaste le rucher et « transform[e] l’or de l’apiculteur en un gigantesque nuage de cendres qui se déploi[e] haut dans le ciel » (A, p. 46) à la façon d’un sacrifice inutile. Pauline, femme de tradition et elle aussi sédentaire, est d’ailleurs « occupée à étiqueter ses flacons de lavande » lorsqu’Aurélien va lui annoncer son départ : « Elle le faisait en y prodiguant le plus grand soin, d’une manière infiniment délicate, comme si sa vie en dépendait. » (A, p. 57.) L’apiculteur éponyme se positionne ainsi contre l’attachement atavique à la terre et contre les valeurs de la famille et, en un sens, cherche à déconstruire et à réinventer l’image de la société parfaitement organisée qui est pourtant celle de la ruche. Il dérégule au lieu de réguler, puisqu’aussi bien les cataclysmes naturels se sont chargés de détruire l’ordonnancement premier du rucher construit manuellement sur la terre des ancêtres. Dès lors ses gestes, tout aussi précis et précautionneux que ceux de Pauline étiquetant ses flacons, sont amenés à évoluer afin de modifier l’image préconstruite du métier et celle de l’ethos de l’apiculteur. Car si celui-ci peut choisir la transhumance, déplaçant ses ruches en fonction des saisons et des terrains, il le fait toujours avec méthode et en fonction de critères rationnels, en conformité avec les mœurs régulées des abeilles et la précision de leur organisation propre13. La représentation commune qui lui est attachée est donc celle d’un homme de système, aux antipodes du rêve qui aimante Aurélien et l’entraîne vers l’ailleurs insituable de l’idéal.
La destinée du personnage s’accompagne dès lors d’un brouillage des représentations, le type de l’aventurier doublé d’un rêveur se substituant à celui de l’apiculteur, qu’il métamorphose pour en présenter une nouvelle version. En effet sur le plan de la narration l’histoire de « l’apiculteur » – dont le déterminant défini pointe en l’occurrence toute la singularité – est en réalité celle d’un voyage vers l’inconnu. Après la catastrophe qui détruit son rucher, Aurélien au nom prédestiné décide de partir « chercher de l’or » (A, p. 51) en Afrique. Il a alors dans les yeux, est-il dit, « toute l’immensité de la terre » (A, p. 53). À partir de ce moment, les jalons du récit suivent ceux de son périple depuis l’arrivée en Afrique14 (A, p. 73) jusqu’au retour au pays15. Mais il ne s’agit pas d’un voyage banal et le narrateur recourt à deux références culturelles correspondant à deux types de figures sociales complémentaires pour redéfinir les contours du personnage de l’apiculteur, comme on vient de le signaler.
Le référent majeur est Arthur Rimbaud, un poète à la destinée imprévisible qui part en Éthiopie en décembre 1880 à l’âge de 26 ans16, à peu de choses près de la même façon que le protagoniste éponyme : Aurélien part à vingt-trois ans « le jour de la Sainte-Céline » (A, p. 65), soit le 21 octobre 1888. Lui aussi semble être d’abord promis à une vie de négociant (A, p. 57). Et dans un premier temps c’est bien cette recherche qui détermine les étapes de son périple. C’est d’ailleurs la lecture d’un roman qui « se passait en Afrique et narrait les aventures d’un chercheur d’or » (A, p. 47) qui lui a donné cette impulsion : « Dans le livre, il avait lu qu’en Abyssinie on pouvait encore faire fortune en fouillant la terre. Le pays recelait, disait-on, des territoires aussi vastes et aussi riches que la Californie » (A, p. 59). Bien que la figure de l’apiculteur soit présente – et même, finalement déterminante – dans ces séquences17, on va le voir, elle ne coïncide plus avec la représentation collective que l’on s’en fait en raison de la projection d’une autre image héritée, parfaitement incarnée par Rimbaud, celle de l’aventurier. L’ethos du personnage coïncide avec l’image mentale d’un homme intrépide, prêt à affronter tous les dangers pour parvenir au but qu’il s’est fixé. En débarquant dans le port d’Aden, au Yémen, Aurélien, est-il dit, « ne possédait rien sinon son courage et son insouciance » (A, p. 73). Le texte dès lors se réoriente et se fait roman d’aventure, en même temps qu’il déplie les virtualités premières du personnage éponyme. Pour ce faire, le narrateur n’hésite pas à recourir à des stéréotypes, dont témoigne par exemple ce passage :
Au premier groupe d’hommes qu’il rencontra sur le port, il dit :
– Je viens chercher de l’or. Où puis-je trouver un boutre pour traverser la mer et une caravane pour me conduire à Harar ?
Les hommes se mirent à rire de toutes leurs forces. L’un d’eux, édenté, montrait ses gencives vertes, infestées de pourriture. Il cracha sur le sol une salive noirâtre, comme pour mieux exprimer son dégoût.
– Il n’y a rien à chercher en Afrique, si ce n’est la misère, la maladie et la mort. Retourne d’où tu viens si tu ne veux pas y mourir !
– Ça ne fait rien, j’irai quand même.
Il prit son sac, salua d’un signe de tête et s’enfonça dans la ville (A, p. 74).
L’apiculteur voit donc son identité se moduler en fonction de ces « conventions » romanesques, qui sont aussi des « conventions18 » sociales, dès lors centrées sur la figure de l’explorateur téméraire. Pour autant, le récit d’aventures se détourne lui-même de son objectif premier en superposant au type de l’aventurier celui du néophyte en quête d’initiation, guidé par un rêve, qui n’aura in fine que peu de choses à voir avec sa motivation première. « Au xviie siècle on écrit advanture ou adventure », font remarquer Pierre Ronzeaud et Michèle Rosellini :
Le rappel insistant du ad latin indique une conscience du caractère inattendu de l’aventure, son surgissement imprévu dans un continuum temporel. Ce préfixe réunit en effet la famille lexicale des choses et des êtres venus d’ailleurs, comme l’advena et l’adventicus (« étranger »), l’adventus (« arrivée ou avènement »), l’adventor (« visiteur »). Le verbe advenire lui-même s’emploie absolument en tant qu’il désigne la survenue de l’inattendu, du plus infime au plus crucial […]19.
De fait, Aurélien est plus profondément mû par un rêve, qui est associé à une seconde référence culturelle, celle du peintre Vincent Van Gogh, convoqué en rapport avec l’association chromatique dominante du jaune et du bleu. Cette autre figure contemporaine, mobilisée à deux reprises, avant le départ et après le retour d’Aurélien, fonctionne comme un point d’ancrage qui contribue à sa façon au brouillage de la représentation qui fait l’originalité du roman. C’est à Arles qu’Aurélien remarque « un homme étrange, debout dans la rue, en train de peindre » :
Cet homme peignait avec fureur, presque avec folie, et pourtant en silence, comme s’il était enfermé dans une bulle de rêve et qu’il était seul au monde. Il avait les cheveux roux, portait un chapeau de paille et une chemise bleu lavande (A, p. 61).
Aurélien échange un flacon d’essence de lavande contre un portrait, celui d’une femme à la peau « couleur d’or » (A, p. 62), celle-là même dont il a rêvé juste avant son départ et qui, d’un geste, transformait une « cascade d’eau pure » en « une cataracte gigantesque et parfumée d’où coule un torrent de miel » (A, p. 49). Le troc est celui de la rationalité contre le rêve. L’apiculteur rejoint donc résolument la catégorie des porteurs d’idéaux et cette seconde mutation – au vrai annoncée dès le début – renoue avec une représentation plus symbolique – et plus ancienne – de la figure de l’apiculteur : celle du spirite. Van Gogh, avec sa « barbe jaune et rouge », ses « yeux bleus », ses « cheveux roux » (A, p. 62), incarne la solarité des abeilles20. C’est pourquoi il parvient à peindre un rêve, la figure imaginaire évoquée par Aurélien : « une femme aux yeux et cheveux noirs, à la peau couleur d’or qui [vous] regardait d’une manière étrange » (A, p. 63). De retour d’Afrique, le peintre disparu21, Aurélien entrera en possession de la toile, « un tableau jaune d’or, avec une pointe de bleu pour le soleil », « un chef-d’œuvre » (A, p. 157-158). Or, Aurélien a croisé la femme de son rêve à Harar et cette rencontre sous le signe de la fulgurance amoureuse l’a conduit jusqu’à un lieu secret (et sacré), la « Falaise aux abeilles22 ». Le chercheur d’or devient chercheur de miel, dans une aventure désormais plus spirituelle que matérielle et le récit se métamorphose, reconfigurant l’aventure en quête initiatique – quête qui ne trouvera d’issue que bien plus tard, après qu’Aurélien redevenu simple apiculteur en son pays acceptera l’idée d’intégrer le rêve au quotidien et de troquer cette fois l’illusion contre ce qu’il appellera « l’or de sa propre vie » (A, p. 222). Les sections qui constituent le cœur du roman – le voyage et la tentative de recréer à Langlade un mirage fabuleux en créant Apipolis, un gigantesque rucher23 qui sera détruit à son tour – modifient fortement la perception de l’apiculteur, qui se dénature avant de se parer d’une dimension plus symbolique par la grâce de l’imaginaire. De la sorte, le dénouement de l’histoire et la leçon du roman – apprendre à voir « l’or de sa propre vie » – permettent une réévaluation de la figure de l’apiculteur et restaurent une représentation plus noble de cette figure.
Deuxième exemple de réappropriation : le thérapeute et l’officiant (Henri Vincenot)
Il n’est pas anodin que la figure de l’apiculteur chez Vincenot soit désignée par une périphrase anoblissante, « le maître des abeilles », qui pose un double horizon d’attente en partie contradictoire : l’expression est-elle distanciée, critique voire ironique – stigmatisant dès lors la posture du personnage – ou est-elle au contraire pleinement sacralisante ? Le titre de fait est repris dans le livre, notamment à propos du fils de Louis Châgniot, Loulou, le drogué qui sera guéri puis initié par le « Mage » Balthazar, adorateur et serviteur de la ruche : « C’est ainsi que commença pour Loulou le métier de maître des abeilles », est-il dit au moment de remplacer les vieilles cires par d’autres, fraîchement laminées (MA, p. 107).
Si de fait le personnage de Balthazar oscille entre grotesque et poésie, lui-même étant prêt à se livrer au besoin à une « truculente raillerie de soi-même » (MA, p. 111), la dimension comique de la figure a pour effet d’en rehausser l’originalité et la force en lui donnant tout le relief qu’elle mérite. C’est donc vers une autre interprétation qu’il faut se tourner. Or le Mage, grâce à ses connaissances et aux propriétés des produits de la ruche, se fait thaumaturge. Telle est du reste la trame principale du roman : parvenir à la guérison de Loulou, le drogué. L’entreprise se place sous le signe de la foi inébranlable du Mage et se présente comme une action de purification. La métamorphose, placée sous l’égide du « Miracle » de la transformation des larves en « insectes parfaits, capables de s’adapter au terrible régime de travail de la ruche » (MA, p. 108), est celle de Loulou en homme capable de chanter, de travailler, d’aimer, jusqu’à retrouver son vrai nom à la fin du roman en signe de renaissance : François (p. 157). Balthazar, qui a commencé par faire avaler de la gelée royale à Loulou24, procède à une médication systématique : il « prenait […] une cuillérée de pollen, la mélangeait à un demi-verre de miel et disait : “ …Alors, tu vas m’avaler ça ! et tous les jours ! et, larve que tu es, tu vas devenir un sacré gaillard ! Marche ! Plus ce Loulou ! Fini le Loulou la piquouse !” » (MA, p. 108). L’analogie est au service de la persuasion du patient qui, d’inerte qu’il était25, est devenu comme ensorcelé :
L’autre, l’œil chaviré, acceptait de mâcher la mixture. Il faisait alors une drôle de grimace car le pollen donnait au miel une amertume puissante et une rugosité qui le déroutaient. Il avalait pourtant, subjugué, comme poussé par un instinct (MA, p. 109).
L’ensemble des processus techniques mis en œuvre par l’apiculteur est ainsi doublé d’une fonction thérapeutique. Le sabrage du miel d’opercules par exemple, s’il est destiné à la « maturation26 », a aussi pour objectif de purifier Loulou : « Toi, bouffes-en de l’opercule. Ça finira de te nettoyer… » (Ibid.) De sorte que le geste curatif vaut aussi comme initiation : le jeune homme offre à son tour le « miel médicinal » (MA, p. 156) à son amie Catherine en lui expliquant que c’est « une marchandise pleine de propriétés » (MA, p. 157). Mais l’apithérapie doit toute son efficacité à l’enseignement parallèle du Mage qui a trouvé en Loulou un parfait disciple. Maître et disciple donc, thérapeute et patient, forment le duo central de ce roman où la figure de l’apiculteur s’enrichit d’un faisceau de représentations finalement convergentes, la plus frappante étant sans doute celle de l’officiant.
Dès le départ en effet, l’originalité des choix de ce savant rural ouvre des perspectives transcendantes qui renouent d’une certaine manière avec les croyances antiques27. Les abeilles sont élevées dans un grenier et les « trous de vol aménagés dans la toiture ». Pour faciliter l’observation, « la paroi postérieure des ruches [est en outre] en verre » (MA, p. 44). Si cette singularité s’explique de façon toute rationnelle, elle modifie la perception du rucher qui, de monde clos et secret qu’il est réputé être, devient un univers voué à la transparence et à la verticalité. Virgile déjà disait vouloir chanter « le miel aérien, présent céleste28 », désir qu’exauce Balthazar en le christianisant. Car dès l’arrivée, l’impression est saisissante : p’tit Louis s’approche des ruches au « bourdonnement […] cosmique » « comme il l’aurait fait du saint sacrement » (44). Plus tard, le désoperculage aura lieu dans le « taborgnau », autre lieu sacré :
Le mot « taborgnau » qui, en Bourgogne, est comme il se doit un frère du mot « tabernacle », désignait ici une arrière-petite-chambre à four éclairée par une lucarne. Les rayons à désoperculer étaient au fur et à mesure empilés dans l’antichambre du taborgnau. Tout cela sentait bon le miel, la fumée, la propolis (150-151).
Mais si les lieux se distinguent des espaces naturels préconisés par le poète virgilien comme par les traités d’apiculture, le plus frappant est la posture de l’apiculteur :
Le mage, pendant des heures, le plus souvent après la soupe, au moment de l’étoile Vesper, parlait du pollen. Il prenait alors une voix haut perchée et soutenue, comme celle des moines de Cîteaux entonnant complies. Il chantait la louange de cette poussière d’or, de ce « sperme cosmique », comme il l’appelait, lorsqu’il arrivait au paroxysme de cette excitation verbale qui le transformait (MA, p. 108).
Le lyrisme de l’apiculteur se fait liturgie, il est le médiateur entre les hommes et le Ciel, dans une perception panthéistique de l’univers. C’est bien toutefois la liturgie chrétienne qui prévaut lorsqu’il procède au baptême symbolique de Loulou :
Un jour, même, alors qu’il avait rassemblé un demi-bol de pollen particulièrement impalpable, du pollen de sureau, semblait-il, le Mage répandit à la main cette poussière d’or sur le front du jeune homme. Elle descendit en fine cascade sur son nez, sur ses lèvres et sur son menton, ce qui eut pour effet de le faire éternuer et pleurer comme un blaireau enfumé (MA, p. 109).
Les retournements humoristiques quasi systématiques n’attentent en rien à la profondeur de ces séquences liturgiques. Ils introduisent simplement une distance qui correspond à l’état d’esprit facétieux et libre de Balthazar, et la variété des langages et des tonalités vocales qui sont les siens témoigne de sa liberté d’être et de la richesse de sa personnalité protéiforme. En fait la conjonction de ces figures a pour effet d’élargir de façon cohérente la réception de la figure de l’apiculteur, célébrant des forces cosmiques.
En guise de conclusion
Le sacré et la transcendance : l’apiculteur comme figure de la merveille
Une imagerie commune sous-tend ces deux romans aux partis-pris d’écriture pourtant fort divergents, l’un optant pour une lecture critique du monde contemporain, quand l’autre privilégie une fable initiatique fortement teintée de merveilleux. Plutôt que d’insister sur la force du rêve29, qui fait peut-être in fine de l’apiculteur un poète, c’est-à-dire un personnage médiateur qui fait le lien entre la technè et l’intuition, les savoirs et les croyances, le terrestre et le céleste, qu’il traduit volontiers en images d’envol et de lumière, j’extrairai pour terminer de ces deux textes l’harmonie dorée, aurifère, qu’ils dégagent.
L’or est celui des abeilles et de leur miel. Maxence Fermine décide d’en faire le fil directeur de son récit poétique30. La ligne directrice de la vie d’Aurélien est l’or, celui du pollen qui a laissé son empreinte sur sa main (A, p. 15), celui du miel « qui coule comme de l’or en fusion » (22) quand il procède à sa première récolte, celui de la peau « jaune comme de l’or » (49) de la femme vue en rêve et qui s’avèrera être une énigmatique apicultrice lors de son séjour en Afrique31 ; c’est celui bien sûr « de la terre d’Afrique » (65) et plus spécialement celui du « pays des abeilles » (107) et de sa Falaise légendaire, celui enfin d’Apipolis où « l’opéra de l’or et du silence » (200) est donné en spectacle aux habitants de Langlade ébahis et qui s’achève sur « [l]a note d’or. Quand la première goutte de miel tomba dans un pot de verre » (201).
Certes, on l’a vu, cet or prend tour à tour plusieurs valeurs, mais la tentation fugace de l’or matériel cède finalement la place à l’or philosophique, celui de la Sagesse – que concrétise le labeur d’Aurélien qui, ayant perdu toute sa fortune, décide de redevenir un modeste apiculteur, capable d’affronter les aléas de l’existence. Lorsque Pauline décide de lui rendre visite à la fin du roman, il est en train « de fabriquer sa septième ruche », une ruche en bois cette fois : « Alors qu’il peignait la septième ruche en jaune d’or, Pauline entra et s’approcha de lui » (A, p. 219). Enrichi spirituellement par son initiation, Aurélien s’installe dans son pays, ce pays où l’on chasse des papillons « si jaune[s] qu’il[s] se confond[ent] avec les boutons-d’or des champs » et qui « ressembl[ent] à une éclaboussure de soleil » (A, p. 43) et où l’on cueille en automne des « champignons à chapeau jaune d’or » (ibid.). Un pays où se trouve, pour le dire autrement, « l’or [simple] de la vie » (p. 11), une formule qui ouvre et ferme le livre : « Et il se sentit heureux parce qu’il avait enfin trouvé l’or de sa propre vie » (A, 222).
Si l’or est également présent dans Le Maître des abeilles, il prend d’emblée une dimension plus symbolique en évoquant le processus alchimique. Ainsi le Mage, qui a mis au point une technique censée permettre de filtrer une partie du pollen rapporté par les abeilles dans la ruche, récolte à des fins d’analyse
une partie de leur butin qui tombait en poussière d’or vert dans un auget où on le récoltait. Cela donnait une matière granuleuse dont la consistance se situait entre la fleur de soufre et le cérumen, d’une odeur étrange, très forte et qui commandait le respect (MA, p. 104).
Or, le discours de Balthazar au sujet de cette poussière aurifère évoque la quête de l’or spirituel :
Le pollen, ça s’approche sur la pointe des pieds. Avec le sang, c’est la denrée la plus mystérieuse du monde – qui tient dans sa structure les secrets de la Vie. Faut pas gaspiller ça, garçon ! Faut l’état de grâce ! Faut la main sacerdotale ! (Ibid.).
Sous cet angle, l’ensemble des gestes de l’apiculteur s’apparente à ceux de l’alchimiste, comme la manipulation de la presse à gaufrer, dont les différentes étapes se déroulent « dans cette belle odeur blonde de cire travaillée alors que les premières abeilles venaient les surveiller, en tournant autour d’eux » (MA, p. 107). L’apiculteur officiant, j’ai déjà cité ce passage, « chante la louange de cette poussière d’or » (108) conçue comme un principe vital de l’univers, comme un moyen de résurrection (pour Loulou) et comme une assomption de l’âme, fondue dans les éléments naturels. De même on sait que « [d]ans l’opus, (l’œuvre) alchimique il ne s’agit pas, pour la plus grande partie, uniquement d’expériences chimiques en tant que telles, mais aussi de quelque chose ressemblant à des processus psychiques exprimés dans un langage pseudo-chimique32 ». Et l’on sait qu’est essentielle la différence entre or matériel et or spirituel – ce qu’évoquent les deux textes.
Mais en outre, parlant d’harmonie, il importe enfin d’évoquer la puissance de la musique des abeilles, « opéra », on l’a vu, chez Maxence Fermine, « bourdonnement que l’on aurait dit cosmique » (MA, 44) ou « vrombissement [qui] ressembl[e] à un ensemble de violoncelles en train de s’accorder » chez Vincenot, Loulou restant subjugué par « les rythmes, les pulsations de la ruche qu’il avait choisie : on eût dit qu’il voulait comprendre ce profond langage cosmique » (MA, p. 144). C’est cet ordonnancement supérieur qu’il convient de servir pour en comprendre les arcanes et s’en trouver régénéré. De là, la nécessité pour le Mage de trouver un héritier digne de perpétuer le sacerdoce qui a pouvoir de « donner un sens à la vie » (MA, p. 149).
La formule est commune aux deux histoires, qui sont deux histoires de transmission. D’un vieil original rural à un jeune citadin en perte de repères dans Le Maître des abeilles ; d’une femme rêvée, reine des apiculteurs mais aussi bien, peut-on croire, du rucher33, à un jeune homme en quête d’initiation dans le récit poétique de Maxence Fermine.
S’agissant des représentations sociales de l’apiculteur, on pourrait conclure à l’édification d’une figure de la Sagesse, placée sous l’égide de l’Alchimiste, référent culturel majeur au croisement des figurations de la Connaissance et de l’exploration de la matière et des figurations de l’Esprit.