Le propos de cet ouvrage est de donner à lire « une expérience de lecture historienne d’un texte littéraire », c’est-à-dire non pas de capter dans le texte quelque reflet supposément révélateur de la vie culturelle et sociale de l’époque de l’histoire narrée (et de lui assigner une valeur documentaire), mais de saisir le mode de fonctionnement et la puissance de signification de ce que Pierre Barbéris nommait un « reste du littéraire », soit ce qui, précisément, échappe au principe documentaire tout en recelant une « signification historique » (p. 21). Cette lecture porte sur la dernière des nouvelles du recueil de Jules Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, paru chez Dentu en 1874 : « La Vengeance d’une femme », texte considéré par l’historienne comme représentatif du littéraire (en raison de la densité de son style et de sa force de scandale notamment) et surtout, texte construit sur un ensemble de « brèches » (p. 32) qui font apparaître en creux dans la fiction un temps indirectement remémoré. Ce sont ces « griffes du temps » que désigne le titre : c’est-à-dire, les empreintes textuelles d’une époque dont serait captée l’essence grâce aux « expériences passées », toujours sensibles, de l’auteur-narrateur.
L’ouvrage est construit de façon démonstrative en trois temps : introduction théorique, édition du texte, analyse. L’analyse se découpe en sept chapitres qui investissent les différents objets de cette investigation qui vise à mettre en œuvre une herméneutique singulière.
Le chapitre premier s’intéresse au contexte de l’histoire incluse dans la nouvelle de Barbey – la prostitution à Paris « vers la fin du règne de Louis-Philippe » –, avec pour objectif de dépasser une lecture historique (qui compare les savoirs du romancier aux études et documents d’époque et qui lit dans l’œuvre un reflet plus ou moins adéquat du réel) au profit d’une lecture historienne, qui relèverait, quant à elle, davantage d’une analyse des représentations – terme convoqué à maintes reprises sans qu’en soit vraiment précisée la valeur sociologique, pourtant fort pertinente en l’espèce. De fait, la littérature produit des objets qui, tout en se nourrissant des représentations sociales en vigueur (lecture historique), portent ses représentations propres de la vie (ici, parisienne) de l’époque (lecture historienne). Celles-ci relèvent précisément de ce « reste » qui conduit par d’autres voies, indirectes car intériorisées, mais non moins efficaces, à cette réalité parisienne du XIXe siècle qui se reconstitue efficacement sous nos yeux. C’est cette appropriation subjective que met en lumière le chapitre suivant en insistant sur les postures de « l’écrivain -manifeste » qu’est Barbey (p. 105) et sur sa « conscience littéraire du manuscrit » (p. 110). Dans ce cadre, l’exploitation que propose Judith Lyon-Caen des variantes entre le manuscrit et les versions imprimées du texte met en lumière le processus d’appropriation par l’écrivain de la scène topique de déshabillage de la « fille » : d’un texte à l’autre, la suppression d’accessoires provocants (les « bas soie rose » et les « bottines de maroquin rouge »), le principe plus global d’euphémisation des échanges verbaux entre les personnages, s’ils peuvent s’expliquer par la crainte de la censure, sont surtout représentatifs d’une poétique (oserai-je dire d’une sociopoétique ?) qui consiste à ne pas sombrer, tout en traitant le sujet sans « bégueulisme », dirait Barbey, dans le « goût affreux » qui caractérise à ses yeux le réalisme (p. 120).
S’entrecroisent ainsi dans cette nouvelle, comme le montrent avec finesse les chapitres suivants, de frappantes réappropriations de topoï d’époque, de références picturales et de réécritures intertextuelles. Barbey mobilise en effet tout un catalogue d’« images [de ce] temps » marqué par la culture du regard : images de mode, de tableaux ou de physiologies, images flottantes d’une époque qui renvoient à une nébuleuse de pratiques et à un faisceau d’impressions qui constituent, précisément, l’esprit du temps. Pour ce faire, la poétique à l’œuvre est celle de la suggestion ou, pour reprendre un terme cher à Barbey, de « l’entrevision » : c’est pourquoi ne pas retrouver le référent de la statuette en bronze de « Madame Husson » (énigme textuelle) mentionnée par le narrateur n’est pas une vraie déception pour l’historien car, si sa réalité n’est « autre que littéraire », elle n’en fait pas moins signe vers « la ville d’alors » : par ce détail, c’est en effet toute la question de « l’obscénité publique » (p. 143) et de ses éventuels détournements qui est ici convoquée, comme le démontre l’analyse avec précision et brio. L’époque s’inscrit ainsi dans les béances même de la fiction et « cette introuvable statuette » fait surgir au cœur du texte « la configuration érotique, historique, esthétique et matérielle dont elle est issue » (p. 168). Le livre montre ainsi que l’époque que contient en creux l’écriture spectrale de Barbey d’Aurevilly est en réalité celle d’« une modernité » tout à la fois contemporaine, quand surgissent en filigrane les silhouettes de Constantin Guys, et plus éloignée, comme en témoignent les jeux intertextuels avec La Fille aux yeux d’or (voir le chapitre V), intertextualité elle-même dotée « d’une puissance historiographique singulière » (p. 184), en ce qu’elle témoigne de l’intégration, par Barbey, de la « formulation », par Balzac, « de l’expérience sociale, politique et esthétique de la “modernité” des années 1830 et 1840 » (p. 191). Le chapitre VI, consacré à la « mémoire morphologique de la ville » et le suivant qui, par contraste, oppose l’abstraction d’une Espagne atemporelle à « l’historicité vivante de la modernité de 1840 » (p. 236), visent l’un et l’autre à mettre en lumière les principaux ressorts d’une entreprise littéraire qui nourrit la fiction des « traces », multiples, « d’une expérience, non fictive, de la modernité parisienne » (p. 236).
Le beau livre de Judith Lyon-Caen offre une lecture riche et subtile de « La Vengeance d’une femme ». Pour autant, si l’« herméneutique historienne » (p. 242) ici à l’œuvre est fructueuse et si la démarche « d’archéologue de la littérature » revendiquée par l’auteure permet d’exhumer avec une acuité remarquable toute l’épaisseur mémorielle et sensible d’un texte jugé représentatif d’une littérature définie comme « un ensemble de pratiques de textualisation du monde » de l’époque (p. 243) et valant comme « historiographie alternative » (p. 226), on peut s’interroger sur la pertinence de la posture adoptée : la lecture historienne d’une historienne parviendrait-elle seule à mettre au jour cette postulation de fait essentielle de la littérature qui est « d’informer l’expérience sociale et historique des individus » ? Une lecture littéraire non seulement soucieuse de contextualisation (lecture documentaire), mais traquant les mécanismes parfois sophistiqués qui font du texte le lieu même de production des représentations sociales serait-elle exclue, par nature ? Et la littérature serait-elle aux yeux des littéraires hors sol, comme suspendue dans un essentialisme éthéré ?
Ce que l’on préférera retenir de La Griffe du temps, c’est la démarche adoptée, qui consiste à sonder poétiquement les dessous du texte, cet « immense territoire arraché à l’histoire », caché sous des allusions furtives, des objets introuvables ou des énigmes descriptives, et qui produit une lecture remarquablement éclairante de ce texte foisonnant.