Cet ouvrage passionnant plonge le lecteur dans l’articulation du biographique, du social et du poétique à travers la notion du vieillissement des œuvres littéraires et la façon dont les écrivains éprouvent celui-ci. Tout en signifiant le caractère relatif de la notion de vieillesse (biologique et social), l’auteure mentionne que « phénomène éminemment social, le vieillissement met en jeu des éléments complexes où interviennent la position sociale des individus, leur statut professionnel et le fonctionnement spécifique des différentes sphères dans lesquelles ils se sont engagés » (p. 14). La conscience du vieillissement se caractérise par l’évaluation critique d’une trajectoire et par certains symptômes comme le passage à l’autobiographie chez ceux qui ne l’avaient jamais pratiquée auparavant, la publication des œuvres de jeunesse, de brouillons, d’écrits inachevés, ou l’élaboration d’œuvres complètes. Ces phénomènes d’autoperception, de représentation et de désignation (Nathalie Heinich), autrement dit se percevoir vieux, se dire et être dit vieux, nécessitent des ajustements qui sont liés « à la connaissance incorporée que possède l’écrivain du jeu littéraire et des règles implicites qui régissent le monde social de la production artistique ». En reprenant la définition d’Alain Viala de la posture, définie comme « interface commun aux sociologues de la culture et aux poéticiens » par Jérôme Meizoz, l’auteure analyse comment les œuvres de la fin s’ajustent à la perception que l’écrivain a de sa trajectoire, de la perception qu’il a de son œuvre et celle que les autres ont de lui (comme écrivain vieillissant, arrivé, reconnu). Le vieillissement littéraire est ici pensé dans sa dimension de socialité et en relation avec les processus de reconnaissance et de consécration.
L’obligation de gérer (face aux jeunes) en termes de postures et d’autofiguration de soi l’évolution de sa propre image dans le champ littéraire prend des formes et des modalités originales étudiées sur des cas particuliers répartis sur le xxe siècle et les réactions différentes face à la menace de vieillissement littéraire.
La notion de génération (Henri Peyre, Jean Pommier, Karl Mannheim) et d’unité générationnelle entre l’écrivain et son public, met en évidence la transformation des goûts et la perte relative de la valeur d’un auteur pour le public de son époque. Aussi le vieillissement littéraire apparaît comme un phénomène de réception gérant l’ancien et le nouveau et l’historicisation impliquée par la notion de génération est une source potentielle d’ironie et d’angoisse mêlées chez l’écrivain. L’entrée des écrivains dans l’histoire littéraire (avec l’exemple du prix Nobel) peut être vécue comme un déclassement comme chez Roger Martin du Gard dont l’auteure, grande spécialiste de l’écrivain, montre qu’il est un exemple paradigmatique du vieillissement générationnel. Roger Martin du Gard expose le problème d’être ou de ne pas être contemporain de son propre temps. Les années de la Seconde Guerre mondiale furent pour lui décisives et le dernier tome des Thibaut actualise l’image de l’auteur reconnu que la reconnaissance même fait potentiellement vieillir. La relecture de l’Épilogue consacre cette rupture d’où émerge le sentiment de sa propre altérité dans une distance avec le présent. « La rupture de la guerre est donc aussi rupture dans l’identité auctoriale : les ajustements entre image de soi pour soi et image de soi pour autrui construites dans et par le texte ainsi que les ajustements dans le temps des images de soi pour autrui ne sont plus en mesure de s’opérer » (p. 71). L’effort de traiter le prisme générationnel amène l’écrivain dans l’impasse de Maumort dont le personnage doit assumer tout le poids de la posture auctoriale que l’auteur cherche à construire. « Je ne me sens plus contemporain » est le constat de Maumort dans ce projet testamentaire récapitulatif qui ne peut rester qu’inachevé. Ainsi est montré le sentiment d’impuissance à construire une posture d’un vieillissement littéraire en corrélation avec le contexte historique.
Un écrivain comme Simone de Beauvoir a conscience que l’œuvre est fixée à jamais et que l’ajout de volumes supplémentaires ne changera rien : « J’éprouve ma finitude. Même enrichie de deux ou trois volumes, mon œuvre restera ce qu’elle est » (Tout compte fait). Ce topos du rapport négatif de l’écrivain vieillissant à une œuvre qu’il perçoit comme derrière lui (traité avec ironie par Éric Chevillard dans Scalps) et qu’un discours journalistique décapant qui dévalue dans le même temps le livre et l’écrivain ne peut qu’aggraver, amène à réécrire l’histoire personnelle pour ajuster la figure. Tel l’exemple de Mauriac construisant une figure de vieil écrivain assumée, abandonnant alors la fiction pour le journalisme et une écriture brève, polémique, actuelle. Colette encore plus que Mauriac sait faire de sa figure de vieille écrivaine l’instrument qui lui sert à parachever sa propre légitimation littéraire. Avec L’étoile Vesper et Fanal bleu, elle assume la liaison intime et essentielle entre écriture et immobilité, comme en témoigne l’anecdote du petit meuble anglais de la princesse de Polignac ou l’évocation du tissu lustré de la manche droite de l’écrivain. Colette fait du vieillissement un luxe, celui d’écrire encore, de recevoir des visites, des entretiens, un luxe qui revendique la gratuité, celle de n’écrire sur rien ou presque rien, celle de gratter du papier. Du coup Colette invente une forme sans forme, « un texte qui relevant d’un art consommé de la composition feint de ne pas être composé et prétend par là s’affranchir de tout ce qui, dans un livre, détermine sa fin et l’obligation d’en finir » (p. 115).
Récuser la forme pour annuler la fin est une stratégie de retournement positif dans la possibilité de ne pas publier et de rejeter les procédures professionnelles, tout en assumant une figure d’autorité vis-à-vis de son œuvre, en rassemblant les fils renoués par l’écriture de ses anciens textes. Aussi pour Colette, comme pour d’autres évoqués dans cet ouvrage aux analyses pénétrantes et fécondes, « du point de vue d’une sociologie qui tente d’analyser les conditions d’exercice du métier d’écrivain, la question des conditions d’encadrement de la fin est en effet tout aussi intéressante à analyser que celle des débuts ».
Comment et quand finir ? Question presque beckettienne qui hante également Robert Pinget, le « retraité bricoleur » (selon la formule de Roland Barthes dans La préparation du roman) qui se livre à une poétique de la désécriture avec Monsieur Songe dont les textes se donnent comme parti pris d’une écriture propre au vieillissement. L’étude du dispositif énonciatif et du jeu avec les stéréotypes témoigne de l’échec du langage à échapper à la fossilisation, aussi l’écrivain ne joue-t-il que pour s’en défaire. L’écriture fragmentaire est écriture de la fin dans une déconstruction de l’autorité énonciative, écriture du contre-pied selon Marie-Odile André.
Avec Sartre, l’anti-autobiographie critique de Les Mots est une réinvention de soi contre la fossilisation que représente la consécration. Chez Cocteau, avec La difficulté d’être, la difficulté de se percevoir soi-même comme vieux (« jeune homme fourvoyé dans la vieillesse »), exige la distance, et de récuser la posture auctoriale. Chez lui le vieillissement littéraire est un Janus avec tension entre le « jeune » et le « vieux », tension que l’on retrouve également chez Nathalie Sarraute dans Enfance.
Le dernier chapitre consacré à Annie Ernaux, interroge avec Les Années la place de l’individu dans le collectif (et particulièrement dans les scènes de repas). Là encore l’écrivain modifie les perspectives par rapport à l’image héritée des œuvres antérieures en creusant l’écart énonciatif entre la narratrice et son personnage.
Enfin le cas de Romain Gary (Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable) et Émile Ajar (La vie devant soi, L’angoisse du roi Salomon), l’un assumant jusqu’au bout le motif du vieillissement, l’autre opérant un renouvellement radical de l’écriture à travers des figures jeunes, est exemplaire de la construction de deux œuvres d’un âge littéraire différent.
Marie-Odile André, qui connaît bien les travaux du CRLMC sur le vieillir pour y avoir participé, démontre ici toute la pertinence de la notion d’« âge littéraire » en tant qu’outil d’analyse. L’analyse sociopoétique de la posture comme « élaboration textuelle d’une réponse à une position objective » en jeu lorsqu’un écrivain est confronté au « vieillissement littéraire qui affecte tout à la fois sa personne publique et son œuvre », met au jour les stratégies de déprise et/ou de reprise en fonction de sa propre trajectoire.
Ce riche ouvrage est muni d’un index des noms et d’une bibliographie bien organisée, articulant textes littéraires du xxe siècle, ouvrages monographiques et critiques générale, autour du vieillissement littéraire, des approches biographiques et des approches sociologiques et des figures de l’auteur dans le vieillissement (image, ethos, posture).