La représentation symbolique de l’apiculteur et de la ruche dans L’Esprit de la ruche (Víctor Erice, 1973)

The Symbolic Representation of the Beekeeper and the Beehive in The Spirit of the Beehive (Víctor Erice, 1973)

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1918

Résumés

L’Esprit de la ruche est un film espagnol réalisé en 1973 par Víctor Erice. Le long-métrage traite de l’enfance d’Ana durant l’après-guerre civile en Espagne. Après avoir vu Frankenstein (James Whale, 1931) avec sa sœur Isabel et les habitants de son village, Ana souhaite réaliser un voyage initiatique afin de découvrir le monde qui l’entoure. Elle désire trouver des réponses à ses questions sur le passé et le présent ainsi que sur la vie et la mort. Fernando et Teresa sont les parents d’Ana. Absents et solitaires, ils tentent de survivre dans la société franquiste, en vivant renfermés avec leurs problèmes, leurs nostalgies et leurs frustrations. Le père, Fernando, est un apiculteur qui consacre l’ensemble de ses journées à l’élevage des abeilles tandis que la mère est absorbée par ses rêveries d’un temps passé en écrivant des lettres à un amant disparu depuis la guerre civile. Cet article s’intéresse à la figure de la ruche et de l’apiculteur dans le cinéma, à travers l’exemple du long-métrage espagnol L’Esprit de la ruche (El Espíritu de la colmena) de Víctor Erice (1973). Le cinéaste décrit la ruche et l’apiculteur par le biais de leurs caractéristiques entre métaphores et symboles implicites ainsi que par leurs réalités plurielles et contradictoires. Il s’agira ainsi d’étudier la représentation symbolique et poétique de la ruche et de l’apiculteur dans un cadre et contexte historique précis, celui de l’après-guerre civile espagnole.

The Spirit of the Beehive is a Spanish film directed in 1973 by Víctor Erice. The feature film is about Ana’s childhood in post-Civil War Spain. After seeing Frankenstein (James Whale, 1931) with her sister Isabel and the villagers, Ana wishes to take an initiatory journey to discover the world around her. She wants to find answers to her questions about the past and the present as well as life and death. Fernando and Teresa are Ana’s parents. Absent and lonely, they try to survive in Franco’s society, living withdraw with their problems, their nostalgia and their frustrations. The father, Fernando, is a beekeeper who devotes all his days to raising bees while the mother is absorbed in her daydreams of a bygone era, writing letters to a lover who has disappeared since the Civil War. This article focuses on the figure of the beehive and the beekeeper in cinema, through the example of the Spanish feature film The Spirit of the Beehive (El Espíritu de la colmena) by Víctor Erice (1973). The filmmaker describes the beehive and the beekeeper through their characteristics between metaphors and implicit symbols, and through their plural and contradictory realities. The article highlights the symbolic and poetic representation of the beehive and the beekeeper in a specific historical context, that of the post-Spanish Civil War.

Index

Mots-clés

cinéma, cinéma espagnol, Erice (Víctor), apiculteur, ruche

Keywords

cinema, Spanish cinema, Erice (Víctor), beekeeper, beehive

Plan

Texte

Fig. n° 1, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Image

Sous l’impulsion de sa sœur Isabel, Ana devient progressivement envoûtée par le monstre de Frankenstein, allant jusqu’à rechercher son « esprit » dans les méandres de l’oubli et autres lieux singuliers du village d’Hoyuelos.

Filmoteca Española ©. Imágenes facilitadas por Filmoteca Española.

L’Esprit de la ruche est un film espagnol réalisé en 1973 par Víctor Erice. Le long-métrage traite de l’enfance d’Ana durant l’après-guerre civile en Espagne. Après avoir vu Frankenstein (James Whale, 1931) avec sa sœur Isabel et les habitants de son village, Ana souhaite réaliser un voyage initiatique afin de découvrir le monde qui l’entoure. Elle désire trouver des réponses à ses questions sur le passé et le présent ainsi que sur la vie et la mort. Fernando et Teresa sont les parents d’Ana. Absents et solitaires, ils tentent de survivre dans la société franquiste, en vivant renfermés avec leurs problèmes, leurs nostalgies et leurs frustrations. Le père, Fernando, est un apiculteur qui consacre l’ensemble de ses journées à l’élevage des abeilles tandis que la mère est absorbée par ses rêveries d’un temps passé en écrivant des lettres à un amant disparu depuis la guerre civile.

Cet article s’intéresse à la figure de la ruche et de l’apiculteur dans le cinéma, à travers l’exemple du long-métrage espagnol L’Esprit de la ruche (El Espíritu de la colmena) de Víctor Erice (1973). Fernando Fernán-Gómez1 incarne le rôle de Fernando, un apiculteur durant la période d’après-guerre civile en Espagne, pendant les premières années du franquisme. Le cinéaste décrit la ruche et l’apiculteur par le biais de leurs caractéristiques entre métaphores et symboles implicites ainsi que par leurs réalités plurielles et contradictoires. Il s’agira ainsi d’étudier la représentation symbolique et poétique de la ruche et de l’apiculteur dans un cadre et un contexte historique précis, celui de l’après-guerre civile espagnole.

L’article se penchera donc sur le questionnement suivant : quels sont la place et le rôle de la ruche et de l’apiculteur dans la société espagnole d’après-guerre ? Comment est représentée la société espagnole sous le franquisme ? Que symbolise « l’esprit de la ruche » ? Quelles sont les portées symboliques de l’apiculteur et de la ruche ? Que représentent ainsi les figures de l’abeille et de l’apiculteur dans ce long-métrage espagnol ?

Contexte cinématographique

La censure au cinéma du régime franquiste

L’histoire contemporaine de l’Espagne a été marquée par un événement majeur : la guerre civile entre 1936 et 1939, qui opposa les nationalistes aux républicains issus de la Seconde République espagnole (1931-1936). Après trois années de conflit, cette dernière se termina par la victoire des nationalistes dirigés par Francisco Franco qui imposa alors, de manière autoritaire, une dictature durant trente-six ans de 1939 à 19752.

La censure cinématographique du régime franquiste s’exerça en Espagne durant quarante ans : de mars 1937, en pleine guerre civile, au moment où la censure s’établit en zone nationale à Séville et à La Corogne3, jusqu’en novembre 1977, lorsque le premier gouvernement d’Adolfo Suárez mit un terme officiellement au processus censorial en Espagne4. Néanmoins, la censure cinématographique espagnole n’est pas propre au régime franquiste. En effet, celle-ci trouve ses origines en Espagne, en 19125. Devant le développement immédiat du septième art à l’orée du xxe siècle, le ministre de l’Intérieur durant le règne d’Alphonse XIII (1886-1931), Juan de la Cierva y Peñafiel publie une ordonnance royale, le 27 novembre 1912, créant la censure cinématographique en Espagne6. Le cinéma, à ses prémices, exerçait d’ores et déjà une influence notable sur les foules et plus exactement sur la jeunesse, qui était prédisposée à imiter les actes immoraux vus dans des films policiers ou films d’horreur7. Ainsi, l’ordonnance royale du 27 novembre 1912 stipula la réglementation des exhibitions cinématographiques en adoptant des mesures censoriales.

De fait, la censure cinématographique s’est particulièrement illustrée durant le franquisme. Entre 1937 et 1977, des longs-métrages de tout genre et de toute origine, des documentaires, des courts-métrages et films d’animation ainsi que les affiches publicitaires passèrent par le strict et rigoureux filtre censorial, qui opéra de manière catégorique contre toute déviance au régime franquiste. L’intervention de la censure dans les films nationaux comme L’Esprit de la ruche se caractérisait par plusieurs étapes : lecture attentive du scénario, manipulation des dialogues et de l’histoire incluant des modifications, coupes de plans, de scènes et de séquences, etc. À cet égard et afin de déjouer habillement la censure, Víctor Erice créa un langage cinématographique étayé par une kyrielle de métaphores, paraboles, analogies et symboles et, justement, l’apiculteur, la ruche ainsi que les abeilles se retrouvent au cœur même de cet artifice narratif et cinématographique.

Le cinéma espagnol des années 1960

En 1962, José María García Escudero, critique cinématographique et colonel du corps juridique de l’armée de l’Air, fut nommé directeur général de cinématographie et de théâtre au sein du ministère de l’Information et du Tourisme8. Ce dernier prit une série de mesures favorisant l’apparition de nouveaux metteurs en scène dans le cadre du panorama cinématographique espagnol. Ces derniers appartenaient au « Nouveau Cinéma Espagnol » (Nuevo Cine Español, NCE), mouvement cinématographique hétérogène qui forma 48 réalisateurs débutants entre 1962 et 1967 dont Carlos Saura, Mario Camus, Miguel Picazo, José Luis Borau, Angelino Fons, Basilio Martín Patino ou encore Víctor Erice. Le Nouveau Cinéma espagnol s’apparentait à une sorte de « Nouvelle Vague » où les composants du groupe étaient majoritairement jeunes, issus de l’École Officielle de Cinéma (Escuela Oficial de Cine, EOC) et dont la collaboration avec l’administration leur permettait l’apport de subventions et la présentation de leurs films lors de divers festivals internationaux tels le Festival de Cannes, la Mostra de Venise ou encore le Festival de Berlin9. De plus, ces jeunes cinéastes profitaient d’innovations technologiques qui leur permettaient de faciliter l’approche des tournages par le biais de caméras plus légères et d’une pellicule nettement plus sensible qui offrait la possibilité de filmer en extérieur avec une lumière naturelle. Ils développaient également un style plus immédiat et plus proche du documentaire et du réel, recourant souvent à des acteurs non professionnels, à l’instar des premiers films néoréalistes comme Rome, ville ouverte (Roberto Rosselini, 1945) ou Le Voleur de Bicyclette (Vittorio de Sica, 1948). Par ailleurs, les membres du mouvement formaient une génération de cinéastes dits « cinéphiles » puisque nombre d’entre eux étaient d’anciens critiques cinématographiques comme Víctor Erice ou José Luis Borau, qui finirent par se lancer dans la réalisation. Pour ces réalisateurs, la censure n’était plus une contrainte mais un authentique moyen de production. En d’autres termes, la censure était a fortiori contraignante mais ils réussirent à la contourner et à s’en affranchir grâce à leur style cinématographique. Il n’y avait alors qu’une solution : créer un langage elliptique et métaphorique, parsemé de doubles sens et de symboles, afin d’endiguer la censure cinématographique du régime franquiste. En effet,

La pression effectuée par la censure franquiste a induit chez de nombreux réalisateurs une tendance marquée au montage elliptique, à la métaphore et au langage symbolique qui, par son ambivalence fondamentale, crée une polysémie et permet de multiplier les niveaux d’interprétation. Cette contrainte, née d’un système répressif, est devenue un style qui s’est prolongé chez les jeunes cinéastes arrivés à la fin du franquisme, moins par nécessité que par choix explicite d’indiquer que le sens n’est pas donné mais à construire10.

Ainsi, au sein du Nouveau Cinéma espagnol, Mario Camus débute avec Los Farsantes (1963) tandis que Miguel Picazo signe en 1964 un des films les plus représentatifs du mouvement en adaptant La tía Tula de l’écrivain et philosophe basque Miguel de Unamuno (La tía Tula, 1921). Basilio Martín Patino met en scène Nueve cartas a Berta en 1965 tandis qu’en 1966, Pedro Lazaga et Angelino Fons réalisent respectivement La Ciudad no es para mí et La Busca. Carlos Saura initie sa carrière cinématographique avec son premier long-métrage en 1960, Les Voyous puis en 1963 avec La charge des brigands mais c’est avec La chasse en 1965 que son talent s’est véritablement affirmé. Ces films abordent des thèmes relatifs à la guerre civile ou à l’après-guerre civile, autant sur l’exil intérieur qu’extérieur des personnages. Pour ce faire, les réalisateurs utilisent un langage basé sur la métaphore comme principal élément discursif et viennent se placer toujours du côté des perdants de la guerre, autrement dit du côté des républicains. Néanmoins, ces propositions sont trop absconses pour le grand public et leur portée réelle reste limitée. Cette technique de réalisation ou plus exactement ce style cinématographique établi sur la métaphore et les symboles, permettait aux réalisateurs de déjouer la censure du régime franquiste par le prisme de l’engagement implicite.

La décennie postérieure fut très rentable pour le cinéma espagnol11. On peut le constater à travers l’exemple du producteur Elías Querejeta, qui transforma des films d’auteurs en succès nationaux, sans altérer nullement la réalisation cinématographique et artistique. Ce dernier a notamment contribué au lancement de la carrière de Manuel Gutiérrez Aragón (Habla, mudita, 1973) et de Víctor Erice (L’Esprit de la ruche, 1973). Entre 1970 et 1983, il a produit plusieurs films à grands succès tels Le jardin des délices (1970), Anna et les loups (1973), La Cousine Angélique (1974), Cría Cuervos (1976), Elisa, mon amour (1977), Maman a cent ans (1978) et Vivre vite ! (1981) de Carlos Saura mais aussi le second film de Víctor Erice, Le Sud (1983).

Víctor Erice

Víctor Erice a réalisé quatre films au cours de sa carrière cinématographique : L’Esprit de la ruche (1973), Le Sud (1983), Le Songe de la lumière (1992), et tout dernièrement, en 2023, Fermer les yeux. Ces œuvres ont vivement marqué l’histoire du septième art espagnol. Erice, avec quatre films inscrits à sa filmographie, s’est imposé comme une figure importante du cinéma espagnol des années 1970-1990 par la poésie de son cinéma, la rareté de son œuvre, ses thèmes de prédilection, son intérêt pour la photographie, l’utilisation de la lumière et de l’obscurité, la minutie des dialogues et les silences.

Le réalisateur espagnol est né le 30 juin 1940 à Karrantza dans la communauté autonome du Pays basque en Espagne. Il a vécu à Saint-Sébastien jusqu’à ses dix-sept ans. En 2006, il raconte dans son court-métrage intitulé La Morte rouge sa première expérience avec le septième art lorsqu’il était âgé de cinq ans. Avec sa sœur aînée de douze ans, ils sont allés au grand Kursaal de Saint-Sébastien afin de voir La Griffe sanglante de Roy William Neil (1944) avec Basil Rathbone et Nigel Bruce dans les rôles respectifs de Sherlock Holmes et Dr Watson. Dans ce film, les deux protagonistes créés par Arthur Conan Doyle s’aventuraient dans le village de La Morte rouge pour enquêter sur un meurtre. Cette expérience du cinéma eut un impact émotionnel considérable dans la vie du réalisateur basque. En effet, dans son court-métrage, Erice dévoile les enjeux du film d’horreur à l’intérieur de la salle de cinéma en parallèle de la dictature de Franco à l’extérieur, soit une peur constante, alimentée par la société espagnole dévastée, d’un côté par la sanglante guerre civile tout récemment terminée et de l’autre côté par le conflit mondial qui venait de commencer.

À dix-sept ans, Erice part étudier à Madrid afin de poursuivre ses études universitaires12. Il étudie le droit et les sciences politiques à l’université Complutense de Madrid, puis il s’inscrit à l’École Officielle de Cinéma où il obtient rapidement le diplôme de réalisateur en 1963 après la réalisation de divers courts-métrages et d’un moyen métrage intitulé Los Días perdidos. Ces premiers essais cinématographiques soulignent les prémices de son cinéma. On y retrouve le réalisme poétique, le style elliptique et métaphorique parsemé de symboles, l’importance de la photographie et de la lumière jouant sur l’ambivalence apportée par l’obscurité et la luminosité, la recherche de la symétrie mais également une démarche naturaliste dans la réalisation grâce à la caméra portée à l’épaule. En parallèle de ses études, il devient critique de cinéma en publiant de nombreux articles et critiques dans Cuadernos de arte y pensamiento et dans Nuestro Cine de 1961 à 196713. En 1969, Víctor Erice rejoint les cinéastes Claudio Guerín et José Luis Egea pour un projet collectif produit par Elías Querejeta, sous le nom de Los desafíos. Le synopsis repose sur la trame narrative de deux couples qui échangent leur conjoint avant de conclure sur un final violent conjugué à la mort d’un ou plusieurs personnages14.

En 1973, Víctor Erice réalise son premier long-métrage, L’Esprit de la ruche (El espíritu de la colmena). Le film reçoit le 25 septembre 1973 la Coquille d’or, la plus haute distinction du Festival international de Cinéma de Saint-Sébastien, pour sa qualité poétique et lui permet alors d’accéder à une reconnaissance mondiale15. Il traite de l’enfance d’Ana durant l’après-guerre civile espagnole à partir d’un style cinématographique reposant sur l’engagement implicite et le réalisme poétique. Le film aborde autant une période de l’histoire de l’Espagne, le franquisme, qu’une période commune à tous les êtres humains, l’enfance. En 1983, soit une décennie après son premier long-métrage, Víctor Erice revient avec un second film, Le Sud (El Sur), d’après un roman d’Adelaida García Morales. Ce deuxième film reste dans la lignée des thématiques abordées dans L’Esprit de la ruche : l’enfance, le contexte historique d’après-guerre, la relation père-fille, l’exil intérieur et extérieur et l’expérience du cinéma. À travers ses deux premiers films, le cinéma de Víctor Erice peut se définir par la recherche d’une forme poétique afin de représenter un contenu historique en filigrane comme dans le cinéma de Pier Paolo Pasolini (Accattone, 1961 ; Mamma Roma, 1962). Puis, il réapparaît en 1992 avec Le songe de la lumière (El sol del membrillo), un documentaire sur l’artiste peintre Antonio López García, représentant du mouvement artistique pictural de l’hyperréalisme, qui tente de représenter un cognassier dans son jardin à Madrid pendant la période automnale. Le film aborde certaines réflexions mélancoliques et philosophiques sur la portée de l’art et de la mort. Trois décennies plus tard, Víctor Erice retrouve le devant de la scène cinématographique, en présentant lors du dernier Festival de Cannes son nouveau film : Fermer les yeux (Cerrar los ojos, 2023). Ce drame abordant les thèmes de la mémoire, de la disparition, de l’identité et des souvenirs est sorti courant août 2023 en France et fin septembre en Espagne.

Diégèse de L’Esprit de la ruche

Dans les années 1940, Fernando et Teresa vivent avec leurs deux filles, Isabel et Ana (interprétée par Ana Torrent16) dans le village d’Hoyuelos situé dans la province de Ségovie en Castille. Tout commence par la projection du film Frankenstein (1931) de James Whale à l’intérieur d’un édifice délabré qui sert pour tout événement – mairie, salle de réception et cinéma. Pendant 90 minutes, dans les rues solitaires du village qui semble abandonné, résonnent les dialogues du film américain des années 1930. Isabel et Ana participent à cette projection cinématographique aux côtés des habitants du village. Ana, du haut de ses six ans, demande à sa grande sœur de huit ans, Isabel, pourquoi le monstre a tué la petite fille près du fleuve et pourquoi le monstre a-t-il été tué à la fin du film. Ces deux questions sont les premières qu’Ana se fait sur la vie et la mort ainsi que sur le monde qui l’entoure. Isabel indique à sa sœur que le monstre est un esprit qui peut apparaître en l’invoquant par quelques mots précis. Ce qui est pour Isabel un simple jeu créé par son imagination devient pour Ana une réalité.

Un jour, un soldat fugitif saute d’un train, il se retrouve blessé à la jambe et se dirige hâtivement vers une bergerie abandonnée. Ana fait sa rencontre et croit avoir trouvé « l’esprit ». Elle lui apporte le lendemain un manteau muni d’une montre à gousset ainsi qu’une pomme. Cependant, cette amitié singulière se termine brusquement. Un soir, du bruit résonne au loin de la bergerie. Elle est illuminée par de nombreux tirs de mitraillettes, produits par la garde civile franquiste. Fernando est appelé le lendemain par celle-ci, et le lien est rapidement fait entre les deux hommes. Les forces de l’ordre supposent que le fugitif avait volé les affaires de l’apiculteur. Le matin, lors du petit-déjeuner familial, les quatre protagonistes sont attablés et filmés un par un17, et Fernando tente de découvrir laquelle de ses deux filles a rencontré le fugitif. Il s’aperçoit que c’est Ana. Cette dernière se dirige avec hâte vers la bergerie abandonnée. Elle y découvre un lieu vide avec des taches de sang au sol. Son père arrive et elle prend la fuite dans l’immensité des champs du plateau castillan. Ana réalise la dernière étape de son voyage initiatique durant la nuit. Elle touche un champignon vénéneux et découvre enfin l’esprit sous la forme du monstre de Frankenstein. Son père la retrouve le matin près d’un édifice en ruines. Ana a changé. Elle s’est transformée par le biais du voyage initiatique. Lors de la dernière scène, de retour dans la maison familiale, elle ouvre la fenêtre de sa chambre et invoque l’esprit de la ruche.

Réalisation et cadre de création

Pour son premier long-métrage, Víctor Erice souhaitait réaliser un film engagé relatant la situation politique de l’Espagne. En effet, il voulait mettre en scène une allégorie politique en représentant une Espagne transformée en camp de concentration et dirigée par les technocrates de l’Opus Dei du régime franquiste. Il avait pour intention de réaliser un film de genre en créant une ambiance marquée par les diverses influences du cinéma en noir et blanc, du cinéma muet, mais plus particulièrement par celle du cinéma expressionniste allemand de Fritz Lang – Metropolis, 1928 et M le Maudit, 1931 – ou d’autres films issus de ce mouvement tels Le cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920) et Nosferatu, le vampire (Friedrich W. Murnau, 1922). En prenant pour influence primaire Metropolis, il souhaitait mettre en œuvre l’idée d’une dystopie pour son premier film, soit un monde où les ouvriers étaient aliénés par leur travail, réduits en esclavage, asservis et écrasés par des institutions supérieures18. Néanmoins, tout cela était abordé par le prisme de la métaphore avec l’insertion des abeilles travaillant constamment et sans relâche dans la ruche. En s’inspirant du classique de Fritz Lang, Erice voulait représenter la ville des travailleurs formée par des blocs comme dans des ruches, en développant la métaphore de la société soumise et laborieuse des abeilles avec celle de l’Espagne franquiste. Cependant, le régime politique et la menace de la censure l’obligèrent à abandonner le projet dans un premier temps. Le cinéaste choisit d’amplifier la métaphore pour la représenter en véritable thème névralgique de son premier long-métrage de manière implicite. Víctor Erice et son scénariste Ángel Fernández Santos travaillent alors sur un film plus intimiste, plus universel et personnel en racontant leurs souvenirs d’enfance tout en décrivant les fantômes représentés par les adultes ainsi que les chemins difficiles rencontrés et empruntés durant leur enfance et adolescence dans l’Espagne d’après-guerre. Pendant la rédaction du scénario, Erice possédait une image d’exploitation au-dessus de son bureau qui représentait la petite Maria du film Frankenstein avec le monstre en train de jeter des marguerites dans le lac situé près de chez elle. Cette image déclenche littéralement le processus de création du réalisateur. Son premier film ne sera pas une recréation littéraire adaptée au cinéma mais un film sur l’enfance et la perte de l’innocence dans un contexte historique d’après-guerre.

Le cinéaste élabore alors une nouvelle métaphore du franquisme, désormais implicite et plus poétique sous le titre de L’Esprit de la ruche. La ruche des abeilles est dès lors, et ce, de manière métaphorique, la parabole du régime franquiste, et tous les liens qui unissent les abeilles entre elles ou entre l’ensemble des abeilles et la reine sont par jeu de miroir, une représentation symbolique de la société espagnole d’après-guerre : les abeilles au sein de la ruche correspondent aux habitants de la société franquiste tandis que la reine des abeilles dirigeant la ruche représente métaphoriquement Francisco Franco. À cet effet, Víctor Erice emprunte l’expression de « l’esprit de la ruche » pour le titre de son film à l’œuvre La Vie des abeilles (1901) de Maurice Maeterlinck, primé du prix Nobel de littérature en 1911, dix ans après la publication de son livre sur l’apiculture et les abeilles. L’écrivain belge aborde dans son essai le fonctionnement et les caractéristiques plurielles de la ruche, qu’on peut mettre d’ores et déjà en relation avec la société espagnole sous le joug du régime franquiste. Il met en lumière le travail acharné et continu des abeilles tel le travail constant des Espagnols sous le franquisme, l’absence de repos, la condition « d’esclaves » des abeilles, la foule, l’esprit des lois de la ruche, etc. En effet, il indique que :

En vérité, chacune de ces petites baies à peu près immobiles travaille sans répit et exerce un métier différent. Aucune ne connaît le repos, et celles, par exemple, qui semblent les plus endormies et pendent contre les vitres en grappes mortes, ont la tâche la plus mystérieuse et la plus fatigante ; elles forment et sécrètent la cire. Mais nous rencontrerons bientôt le détail de cette activité unanime. Pour l’instant, il suffit d’appeler l’attention sur le trait essentiel de la nature de l’abeille qui explique l’entassement extraordinaire de ce travail confus. L’abeille est avant tout, et encore plus que la fourmi, un être de foule. Elle ne peut vivre qu’en tas. Quand elle sort de la ruche si encombrée qu’elle doit se frayer à coups de tête un passage à travers les murailles vivantes qui l’enserrent, elle sort de son élément propre. Elle plonge un moment dans l’espace plein de fleurs, comme le nageur plonge dans l’océan plein de perles, mais sous peine de mort il faut qu’à intervalles réguliers elle revienne respirer la multitude, de même que le nageur revient respirer l’air. Isolée, pourvue de vivres abondants et dans la température la plus favorable, elle expire au bout de quelques jours, non de faim ou de froid, mais de solitude. L’accumulation, la cité, dégage pour elle un aliment invisible aussi indispensable que le miel. C’est à ce besoin qu’il faut remonter pour fixer l’esprit des lois de la ruche. Dans la ruche, l’individu n’est rien, il n’a qu’une existence conditionnelle, il n’est qu’un moment indifférent, un organe ailé de l’espèce. Toute sa vie est un sacrifice total à l’être innombrable et perpétuel dont il fait partie. […] pour arriver enfin, de degrés en degrés, à la société à peu près parfaite mais impitoyable de nos ruches, où l’individu est entièrement absorbé par la république, et où la république à son tour est régulièrement sacrifiée à la cité abstraite et immortelle de l’avenir19.

Pour définir métaphoriquement l’esprit de la ruche, Víctor Erice, en s’inspirant de l’essai de Maurice Maeterlinck sur la vie des abeilles, le décrit comme un « esprit tout-puissant, énigmatique et paradoxal dont les abeilles semblent toujours obéir, et que la raison des hommes n’arrivera jamais à comprendre »20. Il reprend également l’idée de Maeterlinck selon laquelle « dans la ruche, l’individu n’est rien » et qu’il n’a « qu’une existence conditionnelle, il n’est qu’un moment indifférent, un organe ailé de l’espèce ». Ces deux allusions quant à la représentation complexe de la ruche et des abeilles servant inlassablement la reine des abeilles apparaissent comme des références implicites aux habitants de l’Espagne franquiste qui survivent et obéissent aveuglément au Caudillo21 Francisco Franco, sans comprendre le régime politique auquel ils appartiennent.

Par ailleurs, Víctor Erice livre un premier film contemporain sur un sujet historique, qui peut être évidemment lu à la lumière de son contexte politique. En 1973, la fin du franquisme se précipite et Franco meurt deux ans plus tard, le 20 novembre 1975. Pour son premier film, Erice utilise la fiction afin de retransmettre les séquelles de la guerre civile ainsi que la répression sociale, politique et culturelle de la société des années quarante durant les premières années de la dictature. L’Esprit de la ruche est donc autant un film sur l’enfance qu’un témoignage des ravages laissés par la guerre civile. Le cinéaste choisit d’aborder la période franquiste en filigrane de l’enfance, et l’intrigue peut ainsi surprendre car mis à part le contexte historique implicite, peu d’éléments sont en rapport avec le régime dictatorial de Franco. Or, l’ensemble du film repose précisément sur cette analogie implicite du franquisme. En effet, le film est sorti pendant la période franquiste et pour éviter la censure, il a fallu concevoir de nombreuses analogies qui ont permis de créer de multiples niveaux de lecture. Ainsi, la lecture du film par le biais de la métaphore est inévitable, ne serait-ce que pour les liens formels et thématiques attribués à la reine des abeilles dans la ruche en comparaison de Franco et la dictature. Toutefois, au-delà du contexte politique et historique, Erice propose un film universel, un film sur l’enfance, sur la découverte du monde intérieur et extérieur, sur les premières interrogations sur la vie et la mort, sur les premiers pas vers l’âge adulte.

De plus, pour représenter l’Espagne des années quarante, le cinéaste élabore un microcosme comme cadre historique et géographique, en plaçant l’histoire dans un petit village de Castille, loin de la capitale, maintes fois représentée au cinéma. En effet, Erice présente une Espagne d’après-guerre blessée et ankylosée en s’intéressant à un village inconnu, dépeint par des bâtiments détruits et délabrés. Il filme ensuite les habitants au cœur de ce microcosme. On observe des visages mornes et inquiets ainsi que des regards tristes et perdus. Autour du village, nous apercevons une suite de maisons détruites, d’autres vides et inhabitées, des murs noircis et décatis, des vitres brisées, une maisonnette abandonnée qui servira de refuge pour « l’esprit » que rencontrera Ana. Le réalisateur utilise des lumières faibles et ténues afin de montrer la réalité historique de l’après-guerre civile en Castille. Les spectateurs sont alors témoins de la solitude et de la tristesse du plateau castillan qui reflète la situation du pays soumis à la dictature. Les paysages sont en résonance avec le contexte historique et les conséquences du franquisme se manifestent dans tous les espaces. De plus, Erice n’a pas besoin de recourir à des dialogues afin de souligner ces propos, les images le font d’elles-mêmes favorisant l’engagement implicite du cinéaste.

La société-ruche du régime franquiste : entre métaphores et analogies

« L’esprit de la ruche » symbolise la ruche comme comparaison implicite avec la société espagnole sous le joug du régime franquiste. Dans cette ruche-société, aucun habitant n’éprouve de sentiment ni ne ressent d’émotion et tout individu qui s’oppose aux règles établies par le régime mis en place est expulsé. De plus, les habitants de la ruche qui ne remplissent pas leurs devoirs et qui n’apportent aucune contribution à la collectivité sont également destitués et remplacés. Maurice Maeterlinck dans La Vie des abeilles démontre que « les abeilles ne sont guère sentimentales, et quand une des leurs revient du travail si grièvement blessée qu’elles estiment qu’elle ne pourra plus rendre aucun service, elles l’expulsent impitoyablement22. » On retrouve cette idée dans les écrits de Fernando et Teresa quant aux agissements du régime franquiste à l’égard des habitants de la société : lorsque l’une des abeilles au sein de la ruche-société est blessée et doit arrêter le travail continu et laborieux, la communauté des abeilles juge qu’elle n’a plus aucune utilité, et celle-ci est alors définitivement expulsée de la ruche. À la tête de cette collectivité, une abeille reine dirige la ruche de manière agressive et autoritaire, tel Franco dirigeant l’Espagne. Maeterlinck ajoute que la majorité de la ruche défend la reine coûte que coûte devant chaque attaque provenant de l’extérieur, en l’alimentant et en travaillant continuellement, les abeilles allant jusqu’à mourir pour leur reine.

La relation métaphorique entre la vie des abeilles au sein de la ruche et la vie espagnole à l’intérieur de l’Espagne franquiste est représentée à divers moments du film par la représentation de la communauté qui se consacre au travail continu dans une société d’immédiat après-guerre aliénée et liberticide. À cet effet, le réalisateur décrit les membres de la famille à travers le thème de l’enfermement : Fernando, après ses matinées dédiées à l’élevage des abeilles, rentre à la maison et s’enferme directement dans son bureau. Il ouvre sa fenêtre au vitrage alvéolé puis écoute ce qui se passe à l’extérieur de la ruche ; Teresa, lorsqu’elle écrit sa carte au début du film, est également enfermée dans son bureau puis Ana observe à son tour les ruches de son père lors d’une scène où elle ne comprend pas la société-ruche. De surcroît, lorsque la caméra se déplace dans la maison familiale, Erice choisit de montrer ces divers personnages enfermés dans la maison derrière des vitres en formes d’alvéoles rappelant inévitablement une ruche. Afin de souligner la métaphore implicite de la ruche-société, Víctor Erice a travaillé avec son chef opérateur, Luis Cuadrado sur la représentation de la ruche à l’intérieur de la demeure familiale. Ils ont opté pour une lumière ocre conjuguée à une couleur miel caractéristique des abeilles pour tous les plans en intérieur dans l’ensemble des pièces de la demeure des protagonistes. Le film présente donc une teinte ambrée, grâce à la lumière filtrée par des fenêtres dorées découpées en motifs hexagonaux homogènes des alvéoles, formant dans son ensemble une ruche de verre. L’utilisation de losanges hexagonaux de couleur ambre-miel pour les vitres des fenêtres rappelant les alvéoles d’une ruche met en lumière l’homologie entre les deux espaces d’enfermement et d’isolement, familial et national. Ainsi, ces fenêtres transmettent assurément le lien avec les abeilles en tant que thème étendu et en tant que métaphore filée. Dans cette demeure, la famille d’Ana « devient » un essaim d’abeilles conditionné à servir la ruche mais également à (sur)vivre en son sein comme l’indique Teresa dans sa lettre23.

Le régime franquiste durant l’après-guerre civile exerça une répression impitoyable sur les opposants24. Le film évoque cette répression à travers divers symboles liés à l’oppression sur les membres de la ruche : par le truchement des connotations projetées par le joug et les flèches à l’entrée du village puis par les hexagones de la ruche qui enferment les habitants dans la demeure. Chaque personnage est confiné dans sa propre ruche, dans son propre monde séparé par une vitrine hexagonale. Erice, par le biais de ce singulier mimétisme métaphorique, organise la vie familiale comme la vie d’une ruche organisée par son cheptel apiaire : les parents et les enfants possèdent les mêmes attributs que les abeilles. La ruche est donc une représentation de la vie d’après-guerre au sein de la société espagnole.

Fig. n° 2, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

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La société espagnole sous le régime franquiste s’apparente à une ruche énigmatique où les abeilles semblent obéir à une force supérieure. Les losanges hexagonaux de couleur ambre-miel formant dans son ensemble une ruche de verre viennent souligner la métaphore implicite du cinéaste.

Filmoteca Española ©. Imágenes facilitadas por Filmoteca Española.

Dans l’Espagne des années 1940, la cellule familiale fut l’un des principaux piliers du franquisme. En revanche, dans L’Esprit de la ruche, Víctor Erice présente une famille désunie, aux antipodes du modèle familial perpétré par le régime franquiste. Chaque membre de la ruche vit dans son propre espace, et les parents ne rentrent pratiquement jamais en contact avec leurs filles – en dehors de deux séquences : quand Fernando emmène ses filles voir des champignons dans la forêt castillane et lorsque Teresa coupe les cheveux de sa fille Ana. La demeure familiale, synonyme d’espace d’enfermement et d’isolement, est composée de multiples pièces formant une myriade d’alvéoles permettant aux occupants de la ruche de s’isoler aisément : Fernando dans son bureau, Teresa dans le sien ou dans sa chambre, et Ana et Isabel dans leur chambre. Ces innombrables pièces soulignent l’idée de la famille désunie et fragmentée au sein de la ruche. Les échanges verbaux sont rares voire inexistants comme lors de la scène du petit-déjeuner où aucun mot n’est prononcé, seuls les bruits résonnent : l’allumette qui craque pour allumer la cigarette de Fernando, les pas de la servante Milagros sur le parquet en bois, les cloches de l’église qui sonnent, Isabel qui souffle et qui tousse, les rires discrets et précieux d’Ana et d’Isabel, le tintement de la cuillère de Teresa qui se sert du sucre et le mélange à son café, puis la musique de la montre à gousset de Fernando et le son métallique qui s’échappe lorsque celui-ci referme la montre. Ces bruits qui remplacent les dialogues dans cette scène renforcent la froideur et le détachement de la réalité familiale. On observe que la communication entre les personnages est réalisée par les regards, les gestes, les sourires et surtout par les silences. Les échanges sont donc le plus souvent chuchotés et murmurés, et apparaissent comme la parabole d’un monde où l’on vit caché, meurtri et apeuré. Cette déconnexion des univers de chacun met en lumière l’absence d’unité au sein de la famille, éloignée du modèle idéal de la famille franquiste. Ainsi, la ruche familiale est seulement symbolisée par les allées et venues des abeilles prisonnières de la société dans laquelle elles (sur)vivent.

Le cinéaste développe ensuite le thème de l’isolement d’une abeille et ses conséquences sur la ruche. Ana, une des abeilles et habitante de la ruche, cherche des échappatoires afin de quitter cette ruche menaçante. Pour ce faire, elle essaie de communiquer avec l’extérieur qui apparaît sous la forme du train, du champignon, du fugitif ou de l’esprit et qui sont formellement interdits dans l’enceinte cloisonnée de la ruche. Après la mort du fugitif-esprit, Ana s’enfuit avant d’être retrouvée par son père à l’aube. Elle réintègre la ruche au petit matin. Néanmoins, lors de la dernière scène de nuit, elle ouvre la fenêtre et des rayons bleus plein d’espoir apparaissent : ce sont les mêmes que ceux du projecteur cinématographique qui lui fit débuter son voyage initiatique. Cette source lumineuse souligne ainsi son éloignement et son émancipation de la ruche.

Fernando et Teresa : deux abeilles étrangères au sein de la ruche

Le cinéaste s’intéresse particulièrement au rôle des parents durant l’après-guerre à travers son premier long-métrage. En se rappelant sa propre enfance, il retransmet à l’écran une image des adultes apathiques et désœuvrés, réapprenant à vivre dans un pays brisé, suite à cette guerre fratricide de trois années consécutives. Fernando et Teresa, deux parents et habitants de la ruche, sont représentés que sous la forme de silhouettes, de fantômes, d’ombres. Ils essaient, tant bien que mal, de survivre dans ces innombrables pièces vides à l’intérieur de leur maison familiale. Ils marchent lentement dans la demeure. Ils s’expriment à peine et sont continuellement enfermés dans leur bureau. Ce sont des personnages dévastés et anéantis par la tristesse d’un monde qui s’est effondré et qui n’existe plus. Tous leurs rêves et perspectives de bonheur ont été annihilés. Dans cette nouvelle société, ils ne rencontrent aucun signe de gaieté ni d’espoir.

Le réalisateur espagnol souligne la thématique de la famille absente. Il présente une mère fantomatique, préoccupée par une relation mystérieuse qu’elle aurait eue avec un amant (républicain) avant la guerre civile et un père désabusé, intellectuel solitaire, ancien républicain et survivant du franquisme qui consacre désormais ses journées à l’apiculture. Ces derniers sont blafards, indolents, livides. Erice, par le biais de sa caméra, recherche constamment l’indicible et l’ineffable dans les regards de ces deux personnages singuliers. De plus, il s’intéresse au domaine de la linguistique, science qui a pour objet l’étude du langage et des langues25, à travers l’acte de parole et de communication pour les personnages de Fernando et Teresa. Il aborde ainsi la difficulté de ces derniers à s’exprimer, c’est-à-dire de passer de la sémiotique, science des systèmes de signes de communication, soit l’étude des signes et de leur signification, à la sémantique, science qui étudie les différents sens des mots et du langage, soit l’étude des signifiés lorsqu’on parle. Ainsi, la difficulté des adultes est le passage des mots au discours. De fait, leurs discours, introvertis, sont le plus souvent lacunaires, vides de sens et inachevés, et les enfants ne peuvent ni les assimiler ni les comprendre. Les moments de véritable communication demeurent muets telle la scène du petit-déjeuner familial. Le langage oscille donc entre gestes et regards mettant en lumière l’incapacité de communication des parents au sein de la ruche.

Cependant, Víctor Erice ne s’intéresse pas à leur passé et choisit d’intégrer cette époque dans le domaine de l’engagement implicite. En effet, le spectateur ne possède pas de contexte relatif au passé des parents. Nous ne connaissons rien quant à leurs origines avant le franquisme : qui sont-ils ? Qu’ont-ils fait durant la Seconde République espagnole (1931-1936) et surtout pendant la guerre civile (1936-1939) ? Le réalisateur oblique uniquement sur le temps présent comme facteur spatio-temporel de l’histoire. Toutefois et même si Erice n’indique pas clairement leur passé, une mémoire historique est mise en lumière par le caractère quotidien des actions des parents. Le réalisateur présente ces derniers réalisant en permanence les mêmes actions : Fernando écrit ses commentaires sur l’élevage des abeilles et s’occupe de celles-ci tandis que Teresa écrit des cartes à un amant perdu puis se dirige vers la gare pour les poster. Tout semble répétitif et habituel. Jour après jour, les silences se font ressentir, le temps marque leurs visages et l’absence d’émotion se note au cœur de la ruche. Le réalisateur représente par l’expression de leurs regards, les séquelles et conséquences de la guerre, en développant l’individualisation de leurs actions. La guerre civile a inexorablement changé le comportement des êtres humains et leur manière de vivre. Ils doivent désormais s’adapter à l’intérieur d’une société détruite et bouleversée.

L’interaction entre Fernando et Teresa est pauvre, voire inexistante, notamment en matière de symbolique amoureuse. Même s’ils partagent quelques plans conjointement, cela reste trop peu pour que le spectateur ne retienne les sentiments entre ces personnages et s’attache à ces derniers comme un couple. Tout d’abord, les parents d’Ana et d’Isabel sont pour la première fois réunis dans le même cadre lorsque Teresa fait semblant de dormir au lever du soleil et que Fernando pénètre dans la chambre après avoir écrit ses commentaires sur les abeilles durant toute la nuit. Cependant, ce dernier apparaît hors champ et s’installe aux côtés de sa femme dans le lit conjugal. Le réalisateur se contente de filmer l’ombre qu’il produit sur sa femme renforçant la caractéristique de fantôme attribué au père de famille. Teresa reste immobile et silencieuse, puis elle ouvre les yeux mais elle ne se tourne pas vers Fernando. Elle ne souhaite pas lui adresser un mot, et évite la communication avec son mari. Lors de cette scène, Teresa est littéralement enfermée dans la ruche. Les barreaux de son lit représentent l’enfermement et l’impossibilité d’échapper à la société, ce qui renforce l’aspect cloisonné de la ruche, pendant qu’elle écoute au loin le son du train qui s’éloigne. Une seconde scène les réunit et un premier signe affectif apparaît : Fernando part en voyage pour quelques jours mais il oublie son chapeau, et Teresa lui lance par la fenêtre avant qu’il s’en aille. La troisième et avant-dernière scène réunissant Fernando et Teresa est celle du petit-déjeuner : aucune parole, aucun geste, aucun regard ni aucune tendresse n’apparaissent entre ces personnages. Puis, après le terrible accident d’Ana, Teresa commence à changer son rapport avec son mari. Fernando s’endort en écrivant ses commentaires dans son bureau, et elle apparaît derrière lui, en le couvrant chaleureusement d’une couette et en lui enlevant ses lunettes.

L’absence des parents dans la vie et l’éducation des enfants est une conséquence de l’immédiat après-guerre. Ces derniers sont introvertis, mélancoliques et atones, nostalgiques et silencieux. De plus, ils sont isolés, renfermés dans leurs pensées dont leur état s’exprime par leur condition de survivants vaincus de la guerre civile. L’un des principes fondamentaux du franquisme reposait sur la conception de la famille unie qui permettait une éducation correcte pour les enfants. Ces derniers recevaient en premier lieu une éducation transmise au sein de la famille par un amour mutuel entre les parents. Néanmoins, la dictature franquiste empêche Fernando et Teresa de vivre pleinement leur amour ou simplement de vivre. Víctor Erice met en lumière le fait que le franquisme ait aspiré la raison d’être et l’envie de vivre des adultes. Dans l’Espagne d’après-guerre, la vie se déroule lentement et douloureusement pour ces derniers entre silence, incommunication, désillusion, tristesse, mélancolie et nostalgie. La répression pour une phrase prononcée jugée « incorrecte » pouvait être très violente. Ainsi, le silence représente également l’autocensure, la répression et l’exil intérieur. La société à l’intérieur de la ruche se définit par le respect de l’ordre établi. La manipulation de la société par le régime commence par la création d’un ensemble de règles comprenant la pensée, la parole, l’expression et les croyances, auxquelles doivent se plier les habitants appartenant à la société. Il existe aussi certaines règles, un ensemble de comportements et de valeurs non acceptés et par conséquent prohibés par le régime mis en place. Ainsi, pour les parents, la seule solution pour échapper à cette société-ruche demeure le silence. Ils rédigent constamment leurs écrits tels des réflexions solitaires et mélancoliques, dans une optique purement personnelle et privée. Pour Fernando et Teresa, l’écrit personnel remplace la parole publique et politique puisqu’au sein de la ruche-société, on interdit tout questionnement sur un sujet quelconque. Les lois de la ruche obligent les habitants à se taire, à oublier le passé ou à le cacher. Fernando et Teresa emploient alors la parole écrite en rédigeant à longueur de journée ce qu’ils ne peuvent prononcer de vive voix dans cette société dictatoriale. À cet effet, comme les personnages ne peuvent s’exprimer au sein de la ruche, Erice utilise un outil de narration cinématographique, permettant l’introspection et l’isolement : la voix off. Ainsi, Fernando lit intérieurement ses commentaires sur la culture des abeilles tandis que Teresa lit ses cartes adressées à son amant perdu. Le cinéaste retranscrit la caractéristique principale du cinéma muet, le silence, qui, malgré ses limites, était capable de transmettre autant voire plus d’émotions que le cinéma sonore en jouant sur les regards et les gestes des personnages. Le cinéma d’Erice est silencieux et poétique, en contradiction de certains films verbeux où le discours prolixe des personnages prime parfois sur l’esthétique et la trame narrative d’un long-métrage.

Par ailleurs, dans L’Esprit de la ruche, le cinéma arrive dans la vie quotidienne du village, sans que Teresa ni Fernando n’y prêtent attention. Les filles vont seules au cinéma, sans la présence de leurs parents pour les accompagner ou assister à la projection. Or, Víctor Erice a précisé à divers moments de sa carrière que le cinéma dans les années d’après-guerre était d’une importance primordiale pour les habitants de l’Espagne franquiste26. Les projections cinématographiques leur permettaient de s’évader le temps d’un instant et d’oublier les traumatismes subis durant la guerre civile. Toutefois, Teresa et Fernando demeurent à l’intérieur de la ruche, dans un monde si différent de celui représenté par Ana et Isabel, qui passent leur temps à jouer, rire, s’amuser, découvrir et explorer tandis que leurs parents ne s’amusent plus, ne rient plus, ne parlent plus. Ils semblent résignés à vivre dans une société qui ne leur convient pas. La première apparition de Fernando à l’écran est signifiante : son visage est protégé par le masque d’apiculteur comme s’il se protégeait du monde qui l’entoure.

Erice transpose son enfance et retransmet les souvenirs de ses parents et des adultes durant l’immédiat après-guerre dans son premier film. Le cinéaste, né en 1940, est un enfant de l’après-guerre et il décrit les parents comme des ombres ou des fantômes qui représentaient un vide, une absence dans la vie et l’éducation de leurs enfants. Au sein des familles, les parents pouvaient être absents, certains étaient morts ou disparus, certains s’étaient exilés dans d’autres régions ou d’autres pays ou certains s’étaient exilés intérieurement. Il se réfère en particulier aux parents « vaincus » tels Fernando et Teresa. Cependant, il ne rentre pas dans les détails concernant leur absence de communication ni sur leur passé. Ana découvre quelques bribes de leur passé lors d’une après-midi. Elle ouvre un album de photos dédié à la jeunesse de ses parents pendant que Teresa joue quelques notes au piano d’un morceau populaire pendant la Seconde République espagnole (1931-1936), Zorongo gitano écrit par Federico García Lorca en 1931. Cet air musical rappelle la jeunesse perdue des parents et introduit le spectateur dans leur mémoire à travers le regard insondable d’Ana. Par le prisme du piano, le son et l’image s’assemblent pour évoquer des émotions grâce aux souvenirs d’enfance. Les photographies de Teresa et Fernando remémorent des moments de gaieté de l’enfance et de la jeunesse. La mère est souriante sur les portraits scolaires en opposition au présent sous le franquisme, où Teresa ne sourit plus. Teresa décrit son mari sur une photo avec une dédicace « à mon cher misanthrope » confirmant le caractère solitaire et mélancolique de Fernando. On l’aperçoit ensuite aux côtés de son professeur de l’université de Salamanque, Miguel de Unamuno ainsi que de José Ortega y Gasset. Les deux parents sont représentés par un territoire sentimental qui a été interrompu à cause de la guerre civile et de la mise en place du franquisme. De plus, la référence dans une même séquence au poète Federico García Lorca, à l’écrivain et philosophe basque Miguel de Unamuno et au philosophe José Ortega y Gasset est significative. Tous les trois furent des acteurs majeurs du mouvement intellectuel progressiste espagnol. Le premier fut assassiné par les troupes nationalistes en août 1936 ; le deuxième prononça un discours le 12 octobre 1936 à l’université de Salamanque s’opposant à ces derniers et le troisième dut s’exiler durant la guerre et ne revint en Espagne qu’en 1945. Cette référence met en exergue le caractère répressif du régime franquiste envers les intellectuels : elle se manifeste par la mort de ces derniers, l’exil forcé ou l’exil intérieur au sein de la ruche comme c’est le cas de Fernando.

Fernando : entre isolement interne et absence dans la vie familiale

Dès le générique, quatre motifs sont liés à la figure de Fernando : une ruche d’observation, une maison, un apiculteur et une ligne en pointillée de la maison à la ruche d’observation qui préfigure l’idée de mouvement perpétuel entre la maison et la ruche. Ce mouvement est quotidien et habituel pour Fernando depuis la fin de la guerre civile. Après l’élevage des abeilles, il rentre chez lui et s’échappe de la réalité en écrivant dans un journal tout ce qui ne peut être dit publiquement. Il rédige ses pensées de manière métaphorique en développant la vie monotone, répétitive, laborieuse et exténuante des abeilles tout en représentant son monde sous le joug du franquisme. Les écrits de Fernando s’adressent à un mystérieux personnage, caché sous le nom énigmatique de « quelqu’un » à qui il explique le fonctionnement de la ruche des abeilles, et qui nous semble être la description de la société espagnole sous le régime franquiste.

Fig. n° 3, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

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Fernando Fernán-Gómez interprète Fernando, l’apiculteur taciturne et solitaire au sein de la ruche.

Filmoteca Española © Imágenes facilitadas por Filmoteca Española.

Après le générique, la première image que l’on voit est la ruche, ce qui vient souligner son importance fondamentale au cœur du récit. On y retrouve un apiculteur « menaçant » qui surveille attentivement les abeilles qui s’agitent avec frénésie. L’apiculteur, masqué, énigmatique et tout-puissant, les anesthésie en les enfumant afin de les manipuler. Cette image peut apparaître comme une analogie de l’Espagne d’après-guerre soumise aux lois imposées par le régime franquiste et à la puissance du Caudillo qui viendrait « anesthésier » les habitants de la société qui souhaiteraient se rebeller contre les règles établies. Lors de cette séquence d’introduction, le cinéaste utilise une technique cinématographique liée au montage parallèle, en superposant la voix de Teresa – qui lit la lettre qu’elle vient d’écrire – aux images de l’apiculteur en plein travail dans les ruches. La lecture de la lettre portant sur l’absence et la solitude, la dialectique entre le passé et le présent, tout en montrant le travail de Fernando, met en lumière la situation de l’Espagne d’après-guerre mais aussi la représentation symbolique de l’apiculteur et de la ruche-société :

Même si nous ne revivrons plus ces instants de bonheur, je prie Dieu d’avoir la joie de te revoir un jour. Je lui demande sans cesse, depuis que la guerre nous a séparés. Je lui demande encore aujourd’hui, en ce lieu reculé où Fernando, les filles et moi-même essayons de survivre. Il ne reste plus que les murs de la maison que tu as connue. Je me demande souvent ce que sont devenues nos affaires. Je ne le dis pas par nostalgie. Il est difficile d’être nostalgique après tout ce que nous avons vécu ces dernières années. Mais parfois, quand je regarde autour de moi et que je découvre autant d’absence, toutes ces choses détruites, et en même temps, autant de tristesse, je me dis que notre capacité à vivre pleinement notre vie a disparu avec tous ces événements. Je ne sais même pas si tu recevras cette lettre. Les informations que nous recevons de l’extérieur sont si rares et si confuses27.

Le personnage de l’apiculteur et père de famille, Fernando, est caractérisé par l’isolement interne et l’absence dans la vie familiale. En effet, il développe une passion obsessionnelle pour l’apiculture, en s’occupant des abeilles à longueur de journée et en écrivant des commentaires sur le fonctionnement de la ruche et l’attitude des abeilles la nuit. Néanmoins, comment Fernando peut-il autant s’intéresser à la ruche et son fonctionnement, alors que la ruche elle-même est à l’origine de son désarroi et de sa tristesse ? Autrement dit, comment cette valeur négative associée à la société des abeilles peut-elle être compatible avec l’attachement de l’apiculteur pour ces mêmes abeilles ? Comment Erice parvient-il à articuler ces deux significations plus ou moins paradoxales ? Certes, Fernando dédie intégralement ses journées à l’apiculture, mais en revanche, il exprime un certain dégoût vis-à-vis de la société à laquelle il appartient. Ainsi, sa mission principale demeure l’étude du comportement et du fonctionnement des abeilles dans la ruche pour essayer de comprendre l’acquiescement et le silence de ces dernières. En effet, elles suivent à la lettre les ordres, règles et autres contingences imposés par cet esprit tout-puissant et énigmatique sans aucun signe de rébellion apparent. Les écrits de Fernando jouent ainsi le rôle de miroir entre la réalité des abeilles au sein de la ruche et la réalité historique, sociale et politique de l’Espagne franquiste. En réalité, ces phrases sont issues de La Vie des abeilles de Maurice Maeterlinck et Fernando écrit celles-ci sur son cahier et les récitent intérieurement chaque nuit dans son bureau, à l’abri des regards indiscrets :

Quelqu’un à qui je montrais dernièrement, dans une de mes ruches de verre, le mouvement de cette roue aussi visible que la grande roue d’une horloge, quelqu’un qui voyait à nu l’agitation innombrable des rayons, le trémoussement perpétuel, énigmatique et fou des nourrices sur la chambre à couvain, les passerelles et les échelles animées que forment les cirières, les spirales envahissantes de la reine, l’activité diverse et incessante de la foule, l’effort impitoyable et inutile, les allées et venues accablées d’ardeur, le sommeil ignoré hormis dans des berceaux que déjà guette le travail de demain, le repos même de la mort éloigné d’un séjour qui n’admet ni malades ni tombeaux, quelqu’un qui regardait ces choses, l’étonnement passé, ne tardait pas à détourner les yeux où se lisait je ne sais quel effroi attristé28.

Fernando évoque « l’effroi attristé » par la ressemblance singulière et inquiétante entre l’univers implacable de la ruche et celui instauré par Franco. Il se réfère au Caudillo/reine des abeilles caractérisé par « ses spirales envahissantes » ainsi qu’aux habitants de l’Espagne d’après-guerre en les comparant aux abeilles par « l’activité diverse et incessante de la foule » et par leur « effort impitoyable et inutile » en référence aux républicains devenus « esclaves » de Franco ou simplement aux habitants de l’Espagne franquiste qui travaillent continuellement par « les allées et venues accablées d’ardeur, le sommeil ignoré hormis dans des berceaux qui guette déjà le travail du lendemain » et qui a une seule issue « le repos même de la mort ». La métaphore de la ruche représente cette société espagnole sous le franquisme où les hommes obéissent comme des abeilles respectant les ordres, les règles et les lois dans un régime dirigé et soumis par un esprit tout-puissant et énigmatique. À la fin du film et après le retour d’Ana dans l’enceinte cloisonnée de la ruche, Fernando relit le même monologue, ce qui prouve que sa réflexion n’a nullement avancé et que la situation politique espagnole n’a pas changé.

Fig. no 4  : L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

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Tout en observant ses ruches, l’apiculteur Fernando, devant le travail constant et laborieux des abeilles, s’interroge : « Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ? D’où les abeilles tiennent-elles cette énergie vitale alors que les hommes ont parfois tant de mal à vivre ? ». Fernando ne conçoit pas l’attitude des abeilles au sein de la ruche. Il ne comprend pas comment la plupart des Espagnols peuvent obéir aveuglément, travailler sans relâche et exécuter les ordres d’un régime autoritaire et dictatorial.

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Fig. no 5 : L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

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Par ces deux photogrammes (photo 4 et 5), le cinéaste souligne l’incompréhension de certaines personnes au sein de la ruche tels Fernando et Ana, qui ne comprennent pas comment on peut suivre l’ordre imposé par une dictature. Ils décident alors d’opter pour la voie de l’isolement et de l’exil, intérieur pour Fernando et extérieur pour Ana.

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Fernando, en observant sa ruche de verre, constate également que l’esprit de la ruche est celui d’une indifférence totale de l’ensemble de l’essaim envers la mort, comme dans la société franquiste où la mort de quelques individus pouvait passer inaperçue. Il précise que face à cette indifférence à l’égard de la mort, quelqu’un à qui il montrait sa ruche de verre s’est détourné de ce spectacle devant cette « triste épouvante ». Pour souligner le thème de la mort, Víctor Erice met en exergue son omniprésence tout au long du récit, de manière explicite ou implicite. Tout d’abord, la mort est représentée dans le village d’Hoyuelos par l’absence de certaines personnes, des hommes pour être précis, qui se note notamment lors de la première scène dans l’édifice où a lieu la projection de Frankenstein. On y retrouve essentiellement des femmes et des enfants. De plus, l’attitude des adultes-abeilles dans la société-ruche se rapproche de la thématique de la mort, en s’inscrivant dans la solitude, la tristesse, l’apathie et le manque d’envie de continuer à vivre ou à se battre dans cette société. Ensuite, les enfants rencontrent pour la première fois de leur vie l’idée de la mort : au cinéma avec la mort de Maria puis celle du monstre de Frankenstein dans le film éponyme de 1931 ; puis à l’école quand la maîtresse enseigne aux enfants que le mannequin don José ne peut vivre sans cœur et ensuite lorsqu’une des élèves lit un poème de Rosalía de Castro qui est une référence explicite à la mort : ¡Yo voy a caer en donde nunca el que cae se levanta29¡ La mort s’observe également dans le paysage, dans l’immensité des champs castillans et dans la maison abandonnée. Le vide et le silence occupent ces espaces. En outre, l’attitude des filles s’apparente au concept de la mort : Ana sur les rails, qui attend la dernière minute, pour s’écarter du train qui arrive à toute vitesse ; Isabel qui feint sa propre mort pour effrayer sa sœur ; lorsqu’elle saute par-dessus le feu lors de « la noche de San Juan » ou quand elle étrangle son chat. De plus, on mentionne à divers moments la mort d’une ou plusieurs personnes de manière implicite : l’amant disparu de Teresa, Miguel de Unamuno et Federico García Lorca durant la guerre civile, puis d’une certaine manière, Ana à la fin du film meurt afin de renaître. En effet, lors de sa dernière étape du voyage initiatique, Ana touche le champignon vénéneux auquel son père lui avait préalablement interdit durant leur balade en forêt, et elle rencontre ensuite le monstre de Frankenstein, sous la forme de l’esprit, qui vient la prendre dans ses bras près du fleuve. Erice réalise ensuite une ellipse, et le spectateur retrouve Ana au petit matin, près d’un édifice en ruines. Fernando récupère sa fille et la ramène dans leur demeure. Néanmoins, Ana a changé. Elle a obtenu les réponses à ses questions sur le passé et le présent ainsi que sur la vie et la mort mais aussi sur la ruche, les abeilles, et par conséquent sur l’esprit de la ruche. Ainsi, le thème de la mort comme extension de la guerre civile et comme instauration du franquisme imbibe l’ensemble du film de manière implicite, et représente l’ambiance de l’Espagne des années 1940 grâce à ce microcosme ancré en Castille.

L’attitude contemplative de Fernando envers les abeilles et leur mode de fonctionnement ressemble à celle du Prince de Salina dans Le Guépard (1963) de Luchino Visconti et sa passion dévouée pour l’astronomie. Ce dernier s’interroge sur les mystères de la vie durant un nombre d’heures important où il reste à l’écart de sa famille puisqu’il trouve son bonheur dans la solitude ainsi que dans la contemplation des étoiles. Erice utilise pour son film, le même thème de l’incommunication et de l’ineffabilité, influencé également par le cinéma de Michelangelo Antonioni (L’Avventura, 1960 ; La Nuit, 1961 ; L’Éclipse, 1962) pour représenter Fernando. Le cinéaste espagnol distingue deux types d’incommunication : soit un fait caractéristique de la nature humaine ou soit comme un fait dérivé d’une situation historique précise, telle l’après-guerre civile.

Fernando écrit ses commentaires dans son bureau, qui est doté d’une grande bibliothèque et d’un tableau de saint Jérôme, traducteur de la Bible de l’hébreu en latin et docteur de l’Église, accroché au mur. On retrouve tout le talent d’écriture et la minutie de Víctor Erice dans cette séquence car saint Jérôme a souvent évoqué dans ses écrits philosophiques « la beauté vertueuse des essaims » comme soulignent les frères Tavoillot dans leur ouvrage L’Abeille (et le) philosophe : étonnant voyage dans la ruche des sages30. Le tableau présente saint Jérôme muni d’une plume à la main en train d’écrire – sur les abeilles ? –, avec une tête de mort à ses côtés. Ce tableau symbolise parfaitement la situation de Fernando qui se consacre à écrire sur les abeilles et la « beauté vertueuse des essaims » dans un monde entouré par la mort, synonyme de la guerre civile mais également des débuts de la dictature franquiste. De plus, l’apiculteur est présenté comme un intellectuel qui tente de s’informer par la radio et la presse, notamment par le biais du périodique Mundo31 qui souligne la rupture entre la vie intérieure et enfermée du village et la curiosité intellectuelle extérieure et cosmopolite. Dans son bureau, Fernando rédige chaque nuit une sorte d’essai philosophique sur le monde et la vie des abeilles, et cet écrit peut paraître solipsiste dans la mesure où il rédige ses commentaires dans un cahier à une fonction purement privée et personnelle. Erice filme tout d’abord Fernando de manière frontale, sans révéler quoique ce soit sur le contenu de ses écrits, puis le personnage s’arrête d’écrire et regarde la caméra comme s’il souhaitait nous parler dans une logique métaleptique32. Fernando, après sa journée de travail, s’assied sur son fauteuil afin de lire le journal, mais les sons lointains provenant de la salle municipale où Frankenstein est projeté, éveillent sa curiosité. Il ouvre la fenêtre au moment où la phrase issue du film « réveillez-vous et essayez de regarder les choses en face (voyez la réalité)33 » est prononcée. Cette dernière apparaît comme une métaphore de la situation politique et sociale de l’Espagne d’après-guerre puisqu’on lit sur le visage de Fernando une certaine inquiétude. Fernando, en tant qu’habitant de l’Espagne, doit se rebeller contre l’ordre établi par le régime, il doit se réveiller de ce « cauchemar » et regarder la réalité en face. La caméra s’arrête et se fige sur son visage qui se trouve derrière le vitrage hexagonal correspondant à l’intérieur de la ruche. Cette image symbolise le fait que l’apiculteur demeure soumis à l’esprit de la ruche.

Par ailleurs, ses activités sont contraires à celles de ses voisins. Il se consacre uniquement à la culture des abeilles et à la lecture, deux activités solitaires qui mettent en lumière son isolement au sein de la société. Il est étranger dans le village auquel il appartient. Il apparaît à l’écran en déambulant lentement tel un fantôme et en demeurant dubitatif devant l’affiche du film projeté alors que ses filles font partie de l’assemblée présente pour assister à la projection. Il est distant avec ses voisins en les saluant à peine devant le cinéma. Il demande ensuite à Milagros où est sa femme, où sont ses enfants et s’il y a quelque chose à manger pour le déjeuner. On remarque ainsi qu’il est véritablement obnubilé par l’élevage des abeilles et ne s’intéresse ni au cinéma, ni à sa femme, ses enfants, la vie de famille, les heures pour manger ainsi que la vie en elle-même. Fernando semble complètement perdu et hors du temps. Le soir, il s’enferme toujours dans son bureau afin d’écrire ses commentaires sur ce qu’il a pu observer pendant la journée. Il ne partage aucun moment avec sa femme. Dans son bureau, il siffle l’air du tango Caminito tout en observant avec minutie l’intérieur de la ruche d’observation où les abeilles infatigables continuent de butiner et de travailler sans relâche pour la reine des abeilles. Fernando fabrique ensuite des origamis, précisément des oiseaux en papier, allusion transparente à la figure de Unamuno, symbole de l’impuissance de l’écrivain et intellectuel espagnol face au choc de la guerre civile. La filiation intellectuelle de Fernando est représentée par le montage photographique où il apparaît en compagnie de son professeur de l’université de Salamanque, Miguel de Unamuno. Erice dénonce par le biais de ce montage l’attitude de certains intellectuels comme Unamuno qui ont tout d’abord soutenu le coup d’État du général Franco avant de se raviser et de se joindre à l’évidence lors des premiers actes violents des nationalistes. Il s’est donc inspiré de la figure de l’écrivain basque et de son idéologie politique versatile entre la Seconde République et la guerre civile pour écrire le personnage de Fernando, dont le bruit de son silence peut être interprété comme l’acquiescement au régime dictatorial.

En conclusion, l’apiculteur représente la solitude quotidienne qui oppresse les hommes sous le régime franquiste. Il se referme sur lui-même puisqu’il a perdu la capacité de vivre, l’envie d’aimer dans cette société rigide où il demeure aliéné et trouve alors dans l’isolement un moyen de surmonter la douleur inhérente à la ruche espagnole. Fernando ne partage pas son malheur avec sa femme ni avec ses enfants et préfère souffrir seul et en silence dans la ruche. À ce sujet, l’historienne espagnole, spécialiste de cinéma, Carmen Arocena indique que « le silence de Fernando, son incapacité à participer à la vie sociale du village, son isolement dans le travail apicole nous donne l’image d’un vaincu. Son passé est archivé comme sur ses vieilles photographies collées sur l’album photo34 ». Ainsi, Fernando apparaît bel et bien, de manière symbolique et métaphorique, comme un vaincu, enfermé dans le silence et la nostalgie du passé, qui vit exclusivement dans le présent au sein de la ruche, et qui contemple désormais et à longueur de journée la vie des abeilles dans « l’esprit de la ruche ».

1 Écrivain, scénariste, metteur en scène au théâtre, réalisateur et acteur au cinéma (1921-2007). Il a réalisé entre autres La Vida por delante (1958)

2 Fernando García De Cortázar, El Franquismo 1935-1975, Madrid, Anaya, 2009, p. 9.

3 Román Gubern, La Censura: función política y ordenamiento jurídico bajo el franquismo (1936-1975), Madrid, Marcial Pons, 1981, p. 24.

4 Alberto Gil, La Censura cinematográfica en España, Barcelona, Ediciones B., 2009, p. 9.

5 Teodoro González Ballesteros, Aspectos jurídicos de la censura cinematográfica en España, con especial referencia al periodo 1936-1977, Madrid

6 Ibid., p. 109.

7 Ibid., p. 351.

8 Casimiro Torreiro, « Una dictadura liberal (1962-1969) » in Historia del cine español, Román Gubern, José Enrique Monterde, Julio Pérez Perucha,;

9 Emmanuel Larraz, Le Cinéma espagnol, des origines à nos jours, Paris, Cerf, 1986, p. 167.

10 Pascale Thibaudeau, Image, mythe et réalité dans le cinéma de Víctor Erice, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 404.

11 Casimiro Torreiro, « El cine de oposición y su espectador » in Historia del cine español, Román Gubern, José Enrique Monterde, Julio Pérez Perucha

12 Carmen Arocena, Víctor Erice, Madrid, Cátedra, 1996, p. 9.

13 Ibid., p. 11.

14 Emmanuel Larraz, Le Cinéma espagnol des origines à nos jours, op. cit., p. 191.

15 José Luis Tuduri, San Sebastián: un festival, una historia (1967-1977), San Sebastián, Donostia, Euskadiko Filmategia, 1992, p. 220-221.

16 Actrice espagnole (1966-) qui a joué notamment dans Cría Cuervos (Carlos Saura, 1976), El Nido (Jaime de Armiñán, 1980), Vacas (Julio Medem, 1992)

17 Dans L’Esprit de la ruche, il n’existe aucun plan d’ensemble des quatre personnages.

18 Miguel Rubio, Jos Oliver, et Manuel Matji, « Interview avec Víctor Erice réalisée à Madrid en octobre 1973 » in El Espíritu de la colmena, Víctor

19 Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, Paris, Fasquelle, 1901, chapitre VII, p. 20.

20 José Luis Tuduri, San Sebastián: un festival, una historia (1967-1977), op. cit., p. 220.

21 Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole (Real Academia Española, RAE)) définit le caudillo comme un chef de guerre à la tête d’un groupe

22 Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, op. cit., chapitre VII, p. 62.

23 Víctor Erice, L’Esprit de la ruche, 1973, [00:07:42-00:09:06] : « Même si nous ne revivrons plus ces instants de bonheur, je prie Dieu d’avoir la

24 Fernando García De Cortázar, El franquismo 1935-1975, Madrid, Anaya, 2009, p. 14.

25 Voir Ferdinand De Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, [1916], 1968.

26 Mario Campaña, « Camino a la revelación » (reportage avec Víctor Erice), La Jornada de México, 2000.

27 Víctor Erice, L’Esprit de la ruche, 1973. [00:06:46-00:09:08].

28 Ibid., Monologue de Fernando (FERNÁN-GÓMEZ, Fernando) [00:26:03-00:27:09]. Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, op. cit., chapitre XXIV, p. 

29 « Je vais tomber là où celui qui tombe ne se relève jamais ! » : Traduction personnelle du poème de Rosalía de Castro : Ya ni rencor ni desprecio

30 Pierre-Henri et François Tavoillot, L’Abeille (et le) Philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, Paris, Odile Jacob, 2015.

31 La revue Mundo (1939-1987) fut fondée à Madrid en 1939 par le journaliste Vicente Gállego Castro. Elle était publiée tous les dimanches et elle fut

32 Cette technique était utilisée de manière régulière par les réalisateurs de la Nouvelle Vague en particulier Jean-Luc Godard qu’il l’utilisa dans À

33 Víctor Erice, L’Esprit de la ruche, 1973. [00:16:50-00:16:56].

34 Traduction personnelle de Carmen Arocena, Víctor Erice, op. cit., p. 106 : « El silencio de Fernando, su incapacidad para participar en la vida

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Notes

1 Écrivain, scénariste, metteur en scène au théâtre, réalisateur et acteur au cinéma (1921-2007). Il a réalisé entre autres La Vida por delante (1958), La Vida alrededor (1959), La Venganza de Don Mendo (1961), El Mundo sigue (1963), El Extraño viaje (1964), Mi hija Hildegart (1977), Mambrú se fue a la guerra (1986) ou El viaje a ninguna parte (1986) et il a joué dans de nombreux films espagnols de renom dont Esa pareja feliz (Juan Antonio Bardem et Luis García Berlanga, 1953), Anna et les loups (Carlos Saura, 1973), Belle Époque (Fernando Trueba, 1992).

2 Fernando García De Cortázar, El Franquismo 1935-1975, Madrid, Anaya, 2009, p. 9.

3 Román Gubern, La Censura: función política y ordenamiento jurídico bajo el franquismo (1936-1975), Madrid, Marcial Pons, 1981, p. 24.

4 Alberto Gil, La Censura cinematográfica en España, Barcelona, Ediciones B., 2009, p. 9.

5 Teodoro González Ballesteros, Aspectos jurídicos de la censura cinematográfica en España, con especial referencia al periodo 1936-1977, Madrid, Editorial de la Universidad Complutense, 1981, p. 9.

6 Ibid., p. 109.

7 Ibid., p. 351.

8 Casimiro Torreiro, « Una dictadura liberal (1962-1969) » in Historia del cine español, Román Gubern, José Enrique Monterde, Julio Pérez Perucha,; Esteve Rimbau, et Casimiro Torreiro (dir.), Madrid, Ed. Cátedra, « Signo e imagen », 1995, p. 299.

9 Emmanuel Larraz, Le Cinéma espagnol, des origines à nos jours, Paris, Cerf, 1986, p. 167.

10 Pascale Thibaudeau, Image, mythe et réalité dans le cinéma de Víctor Erice, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 404.

11 Casimiro Torreiro, « El cine de oposición y su espectador » in Historia del cine español, Román Gubern, José Enrique Monterde, Julio Pérez Perucha,; Esteve Rimbau, et Casimiro Torreiro (dir.), Madrid, Ed. Cátedra, « Signo e imagen », 1995, p. 352-359.

12 Carmen Arocena, Víctor Erice, Madrid, Cátedra, 1996, p. 9.

13 Ibid., p. 11.

14 Emmanuel Larraz, Le Cinéma espagnol des origines à nos jours, op. cit., p. 191.

15 José Luis Tuduri, San Sebastián: un festival, una historia (1967-1977), San Sebastián, Donostia, Euskadiko Filmategia, 1992, p. 220-221.

16 Actrice espagnole (1966-) qui a joué notamment dans Cría Cuervos (Carlos Saura, 1976), El Nido (Jaime de Armiñán, 1980), Vacas (Julio Medem, 1992) ou encore Tesis (Alejandro Amenábar, 1996).

17 Dans L’Esprit de la ruche, il n’existe aucun plan d’ensemble des quatre personnages.

18 Miguel Rubio, Jos Oliver, et Manuel Matji, « Interview avec Víctor Erice réalisée à Madrid en octobre 1973 » in El Espíritu de la colmena, Víctor Erice, Ángel Fernández Santos (dir.), Madrid, Elías Querejeta Ediciones, 1976.

19 Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, Paris, Fasquelle, 1901, chapitre VII, p. 20.

20 José Luis Tuduri, San Sebastián: un festival, una historia (1967-1977), op. cit., p. 220.

21 Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole (Real Academia Española, RAE)) définit le caudillo comme un chef de guerre à la tête d’un groupe armé pour le premier sens, et pour le second comme un dictateur politique, généralement militaire. En effet, le général Francisco Franco durant ses trente-six ans de dictature se fit appeler le « Caudillo de l’Espagne par la grâce de Dieu » (Caudillo de España por la gracia de Dios).

22 Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, op. cit., chapitre VII, p. 62.

23 Víctor Erice, L’Esprit de la ruche, 1973, [00:07:42-00:09:06] : « Même si nous ne revivrons plus ces instants de bonheur, je prie Dieu d’avoir la joie de te revoir un jour. Je le lui demande sans cesse, depuis que la guerre nous a séparés. Et je lui demande encore aujourd’hui, en ce lieu reculé où Fernando, les filles et moi-même, essayons de survivre. […] »

24 Fernando García De Cortázar, El franquismo 1935-1975, Madrid, Anaya, 2009, p. 14.

25 Voir Ferdinand De Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, [1916], 1968.

26 Mario Campaña, « Camino a la revelación » (reportage avec Víctor Erice), La Jornada de México, 2000.

27 Víctor Erice, L’Esprit de la ruche, 1973. [00:06:46-00:09:08].

28 Ibid., Monologue de Fernando (FERNÁN-GÓMEZ, Fernando) [00:26:03-00:27:09]. Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, op. cit., chapitre XXIV, p. 113.

29 « Je vais tomber là où celui qui tombe ne se relève jamais ! » : Traduction personnelle du poème de Rosalía de Castro : Ya ni rencor ni desprecio, ya ni temor de mudanza, tan solo sed…, una sed de un no sé qué que me mata. Rios de vida ¿do vais ? ¡Aire ! Que el aire me falta. ¿Qué ves en el fondo oscuro ? ¿Qué ves que tiemblas y callas ? jNo veo! Miro cual mira un ciego al sol cara a cara. ¡Yo voy a caer en donde nunca el que cae se levanta !

30 Pierre-Henri et François Tavoillot, L’Abeille (et le) Philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, Paris, Odile Jacob, 2015.

31 La revue Mundo (1939-1987) fut fondée à Madrid en 1939 par le journaliste Vicente Gállego Castro. Elle était publiée tous les dimanches et elle fut notamment importante durant la Seconde Guerre mondiale en prenant position pour l’Axe jusqu’en 1943 avant de se diriger vers la neutralité en s’ajustant aux positions politiques du franquisme face au conflit mondial.

32 Cette technique était utilisée de manière régulière par les réalisateurs de la Nouvelle Vague en particulier Jean-Luc Godard qu’il l’utilisa dans À bout de souffle (1960) avec le personnage de Michel Poicard interprété par Jean-Paul Belmondo qui s’adresse directement au spectateur en brisant le quatrième mur dans une scène culte où il prononce : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville… Allez-vous faire foutre ! ».

33 Víctor Erice, L’Esprit de la ruche, 1973. [00:16:50-00:16:56].

34 Traduction personnelle de Carmen Arocena, Víctor Erice, op. cit., p. 106 : « El silencio de Fernando, su incapacidad para participar en la vida social del pueblo, su aislamiento en las faenas apícolas nos dan la imagen de un perdedor. Su pasado está archivado con esas viejas fotografías pegadas en un álbum en una de las cuales aparece junto a Unamuno ».

Illustrations

Fig. n° 1, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Fig. n° 1, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Sous l’impulsion de sa sœur Isabel, Ana devient progressivement envoûtée par le monstre de Frankenstein, allant jusqu’à rechercher son « esprit » dans les méandres de l’oubli et autres lieux singuliers du village d’Hoyuelos.

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Fig. n° 2, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Fig. n° 2, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

La société espagnole sous le régime franquiste s’apparente à une ruche énigmatique où les abeilles semblent obéir à une force supérieure. Les losanges hexagonaux de couleur ambre-miel formant dans son ensemble une ruche de verre viennent souligner la métaphore implicite du cinéaste.

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Fig. n° 3, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Fig. n° 3, L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Fernando Fernán-Gómez interprète Fernando, l’apiculteur taciturne et solitaire au sein de la ruche.

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Fig. no 4  : L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Fig. no 4  : L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Tout en observant ses ruches, l’apiculteur Fernando, devant le travail constant et laborieux des abeilles, s’interroge : « Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ? D’où les abeilles tiennent-elles cette énergie vitale alors que les hommes ont parfois tant de mal à vivre ? ». Fernando ne conçoit pas l’attitude des abeilles au sein de la ruche. Il ne comprend pas comment la plupart des Espagnols peuvent obéir aveuglément, travailler sans relâche et exécuter les ordres d’un régime autoritaire et dictatorial.

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Fig. no 5 : L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Fig. no 5 : L’Esprit de la ruche, Víctor Erice, 1973.

Par ces deux photogrammes (photo 4 et 5), le cinéaste souligne l’incompréhension de certaines personnes au sein de la ruche tels Fernando et Ana, qui ne comprennent pas comment on peut suivre l’ordre imposé par une dictature. Ils décident alors d’opter pour la voie de l’isolement et de l’exil, intérieur pour Fernando et extérieur pour Ana.

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Référence électronique

Vincent LEROY, « La représentation symbolique de l’apiculteur et de la ruche dans L’Esprit de la ruche (Víctor Erice, 1973) », Sociopoétiques [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 19 octobre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1918

Auteur

Vincent LEROY

Nantes Université/Universidad Complutense de Madrid

Droits d'auteur

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