Patrick Cloux, ancien libraire, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, publie, en 2022 aux éditions La fosse aux ours, Trois ruches bleues. Ce texte évoque ses trois ruches, nouvellement héritées d’« un paysan qui ne pouvait plus conduire son rucher » (p. 15) et peintes en bleu « pour faire grec, pour voyager à moindres frais » (p. 16). Entre récit intime, manuel d’apiculture et essai contemplatif, il suit, au fil de l’année, le travail du narrateur-apiculteur qui vit, comme ses « chétives abeilles », en dehors de l’« espace public » (p. 47), « en bordure, en lisières » (p. 143), « échapp[ant] à la cohorte de tous » (p. 11). Patrick Cloux a accepté d’évoquer son texte, lauréat du Prix Marianne 2023, lors d’un entretien avec Stéphanie Urdician et Nathalie Vincent-Munnia.
Votre récit, dans sa dimension autobiographique, retrace le parcours de l’apiculteur, depuis son apprentissage des « rudiments du métier » (p. 16) jusqu’à sa connaissance encyclopédique des abeilles – à travers bestiaires, références livresques et historiques –, en passant par des descriptions minutieuses des gestes techniques de l’apiculture. À travers un vocabulaire spécialisé, sont donc évoquées très précisément l’évolution des pratiques d’apiculture, les techniques d’entretien des ruches, l’activité des abeilles et leurs méthodes de communication… Mais l’apiculteur se livre aussi à la contemplation et à la réflexion. Seriez-vous d’accord pour, par-delà le descriptif, parler de méditation voire d’un art de vivre ?
Patrick Cloux : Merci d’abord pour votre lecture. Oui ce texte s’apparente à une méditation tardive sur le rucher dont je m’occupe. Trois ruches, un jeu modeste et parcellaire mais qui m’apporte une joie immédiate, celle de voir vivre sous mes yeux et à l’oreille ce magnifique cadeau d’une miellée. La méditation dépend des ralentissements où la vie me met. Je rejoins en cela l’amitié sereine dont parlait Jean-Loup Trassard dans son livre L’Amitié des abeilles.
À cette oscillation entre intime et macrocosme, entre savoirs techniques et rêverie philosophique, se mêle de plus une grande poéticité, celle d’une prose qui, dans sa densité non lyrique, est tout de même poétique, celle aussi des nombreuses références artistiques et littéraires qui rythment le texte, convoquant notamment d’autres écrivains apiculteurs et écrivaines apicultrices : Virgile, Maurice Maeterlinck, Rigoni Stern ou, beaucoup plus longuement, l’Américaine Sue Hubbell et son Année à la campagne. Tout cela conduit à des comparaisons récurrentes des ruches avec l’écriture, le livre, puisqu’« une abeille seule n’existe pas. Elle n’est qu’une virgule, un code secret, un chiffre. Une simple syllabe. […] Elle ne fonctionne qu’une fois reliée en réseau. En phase. En devenant une phrase à plusieurs. Puis une page, un conte, un livre » (p. 59). Réciproquement, que représente pour vous la figure de l’apiculteur ?
Patrick Cloux : C’est un lecteur du monde réel. Une sorte d’initiateur sur le chemin équivoque qui nous lie à la nature. Un relais d’évidence. Le monde des insectes est assez particulier, les abeilles en sont presque l’exemple contraire tant depuis longtemps il est humanisé. Nos pratiques pour nous procurer de la cire et du miel datent du néolithique. L’apiculteur fait le lien entre les siècles car en termes d’artisanat les techniques au moins pour un petit rucher n’ont guère changé. Cette continuité me fascine d’autant, elle est une sorte de pattern, un acquis de l’humanité lente, un code, un geste ancestral, l’inscription d’une relation essentielle et durable. Autant puiser l’eau à sa source.
À plusieurs reprises, c’est également l’érotisme des abeilles qui est évoqué, notamment lorsque, au printemps, « les fleurs des pommiers s’ouvrent et s’offrent enfin à leurs voluptés », que les abeilles « y courent » et que « la miellée du printemps est dans cet étonnant érotisme, dans cette offrande déployée sans pudeur » (p. 46). Là encore, cela peut faire pendant au point de vue de vieux paysans pour qui les abeilles sont « des femmes gaies et volages », aux « seins de cire et de passion » (p. 102), et à celui de l’écrivain-apiculteur sur ses propres amours. À quoi cette dimension érotique renvoie-t-elle pour vous ?
Patrick Cloux : Vous avez raison, il y a une sensualité brusquée, relative ou diffuse dans la nature, au moins au niveau de l’observation ; pas mal d’écrivains l’ont souligné. Le fait est que la nature qui m’environne en moyenne montagne tempérée est assez calme. Les abeilles sont une danse ouverte, un ballet sur les fleurs, une joie projective. Il y a une sorte de dépense d’énergie incroyable à l’intérieur d’une ruche. Un espace secret, caché dans le noir absolu, invite à croire en une magie d’évidences et de projections. Il y a énormément de commentaires de la part des apiculteurs pour saisir empiriquement ce foisonnement et l’ordonnancement relatif des tâches et des conduites à adopter face à ce qui se passe dans le « temple ». J’en rajoute un peu mais il y a bien quelque chose de religieux dans ces transformations du pollen en matière digeste et sucrée. Une énorme minoterie au regard du poids réel d’une abeille. Une force à l’œuvre donc.
La ruche est en outre un spectacle naturel dans lequel chaque abeille interprète un rôle préétabli, un « théâtre animé » où l’apiculteur n’est qu’un simple « souffleur » (p. 24) et dans lequel la violence est présente, comme dans une « tragédie élisabéthaine » (p. 25). La communauté des abeilles, maisonnée, « école de vie » (p. 101), couvent ou monastère, voire loge maçonnique (p. 104), fonctionne aussi comme « modèle social » (p. 82). Pouvez-vous préciser en quel sens ?
Patrick Cloux : Depuis toujours la communauté que forme une ruche induit les humains à l’interroger. Comment des insectes peuvent structurer des cadres, gaufrer des alvéoles parfaites en termes de forme et d’équilibre, décider ensemble d’essaimer, reconstruire ? La présence d’une abeille plus grosse, d’une reine, d’un chef, d’un roi, tente d’expliciter ce type de questions. On a longtemps transposé nos modèles historiques, nos schémas sur la bonne gouvernance de la ruche. C’est un petit royaume, un palais ; ce peut-être une république ; ou l’image même d’un monastère ; les abeilles sont pures, sont-elles des moniales, des vestales ? Au fil des siècles et des penseurs, nous avons sans cesse interrogé leur relatif silence, médusés comme le furent les hommes par la réussite constante de leur établissement en leurs petites maisons d’équilibre, là où nous doutions de la solidité de nos valeurs. On sait qu’il y a des combats, des reines tuées, des préfigurations de nos propres tragédies. Le royaume n’a rien d’apaisé. Il se régule ; je crois que les philosophes espèrent trouver en elle une part originelle de la civilité. Il y a de très belles pages déjà dans Virgile à leur sujet. L’ancien mode rural était empreint de ces références au moins au regard des images de la Bible ou les repères développés par les almanachs et autres productions du colportage. Cette fameuse bibliothèque bleue qui d’ailleurs redouble le titre de mon livre.
L’apiculteur apparaît donc à la fois comme celui qui se place en dehors du brouhaha social et comme celui qui est invité, par l’observation des abeilles, à une réflexion sur le monde et la société. Pouvez-vous par exemple expliquer le lien que vous évoquez à plusieurs reprises entre le mouvement des abeilles et celui des migrations ?
Patrick Cloux : C’est la grande leçon hors de toute morale et de tout racisme en vogue : l’animal voyage en quête de nourriture. Le renne, le saumon, la baleine, la mouche. Les populations mutent et s’adaptent à de nouvelles circonstances. L’essentiel est de vivre, de continuer, de ne pas crever dans le manque total de perspectives ; pour le coup tout ce qui est vivant produit une réponse pour tenir. Le modèle apparemment casanier de ce type d’insecte n’est qu’un leurre. Les ruchers bougent, répondent à des négativités, à des faims, à la chaleur intense en se déplaçant. Il existe depuis toujours une transhumance naturelle. C’est l’essaimage, un extraordinaire besoin de changer d’espace. Nous avons simplement positionné nos intérêts d’humains à un mouvement vital, originel.
Votre récit renvoie également à la place importante faite aux abeilles dans la pensée écologique contemporaine. Vous évoquez même la nécessité de « légiférer » pour maintenir la « diversité du vivant », « car sans pollinisation naturelle nous ne mangerons plus rien de sain » (p. 187). Mais vous vous démarquez des ouvrages apicoles qui entrent dans la catégorie éditoriale des « sujets porteurs » (p. 184). Sur quelles réflexions sociopolitiques débouchent donc au final les observations de votre narrateur-apiculteur ?
Patrick Cloux : Sur l’idée même de tempérance. Penser sa vie pour être le moins intrusif, le moins prédateur. L’expérience a minima d’élever des abeilles est un premier pas ; elle ouvre sur des constats, interroge assez vite l’usage nocif des pesticides, le rapport de forces de l’agro‑industrie et des apiculteurs. C’est une focale de plus pour saisir le niveau de concurrence et d’impéritie d’un système productiviste. Je n’ai pas eu envie d’aborder dans ce livre assez écrit et assez poétique, une économie de survie pour l’abeille. Beaucoup d’essais et de témoignages militent en ce sens et j’en rejoins souvent les conclusions ; mais il y a dans chaque célébration une leçon d’émerveillement et de courage. Ces lieux dont je parle sont beaux, gardons-les en l’état.
En conclusion, seriez-vous d’accord pour dire que votre récit est, comme l’autobiographie de Sue Hubbell, « à la fois un manuel de survie et un poème concret » (p. 121) ? Mais en quoi vous situez-vous malgré tout loin du « bunker revivaliste » (p. 184) ?
Patrick Cloux : La vie de Sue Hubbell est un exemple concret, tangible, facile à partager. Il y en a d’autres autour de chacun de nous. Il nous faut nous relier. J’exprime au fil de chacun de mes livres une forme réelle et charpentée d’espérance. Je crois à l’intelligence de notre propre envie de survivre et aux croisements d’une nouvelle conscience à la fois pratique, militante et cultivée. Elle arrivera à inventer de nouveaux rapports à la nature. Nous serons bientôt obligés de réfléchir à cela par la force des choses. Une certaine poétique du monde nous aide à sceller un nouveau contrat social ; il sera à la fois individuel, collectif et transversal. Chaque pierre est utile.
Propos recueillis par Stéphanie Urdician et Nathalie Vincent-Munnia.