Il convient de prendre au sérieux certaines images qui innervent le contre-canon queer1. Ainsi, dans La Chambre de Giovanni (1956), James Baldwin nous fait pénétrer, à la suite de son narrateur David, dans l’antre d’un bar parisien de la rive gauche qui recèle son peuple de tantes, de gigolos, de macs, de folles exubérantes, de travestis et autres oiseaux de nuit :
And I had been in this bar, too, two or three times; once very drunk, I had been accused of causing a minor sensation by flirting with a soldier. My memory of that night was, happily, very dim, and I took the attitude that no matter how drunk I may have been I could not possibly have done such a thing. But my face was known and I had the feeling that people were taking bets about me. Or, it was as though they were the elders of some strange and austere holy order and were watching me in order to discover, by means of signs I made but which only they could read, whether or not I had a true vocation.
Et j’étais aussi venu dans ce bar deux ou trois fois. On m’avait accusé d’avoir fait sensation en flirtant avec un soldat. Mes souvenirs de cette soirée étaient heureusement très confus et j’affirmais avec conviction que, aussi ivre que j’aie pu être, je n’aurais jamais fait une chose pareille. Mais mon visage était familier et j’avais l’impression que les paris étaient ouverts en ce qui me concernait. Ou bien c’était comme si les habitués étaient les anciens d’un ordre sacré, étrange et austère, et qu’ils m’observaient pour déterminer si, selon certains signaux que j’émettrais mais qu’ils étaient les seuls à pouvoir interpréter, j’avais réellement la vocation2.
Dans une perspective plus théorique et moins ésotérique, la pionnière des études queer Eve Kosofsky Sedgwick s’attardait longuement, au seuil d’Épistémologie du placard, sur le « drame de l’identification en tant que juif ou juive3 », personnifié chez Proust, tout au long des pages de Sodome et Gomorrhe, par le Livre d’Esther et par sa reformulation racinienne. Pour elle, la « race maudite4 » constitue bien une de ces métaphores qu’il nous faut incessamment revitaliser pour répondre, d’un point de vue queer, à la question du roi Assuérus : « Vous ? Quel peuple5 ? » Mutadis mutandis, il s’agira bien ici de prendre au sérieux les manières dont un imaginaire pluriséculaire du complot informe la représentation de certaines minorités sexuelles – et inversement. À cette fin, nous nous pencherons sur un corpus encore peu exploré au sein des conspiracy studies pour entreprendre de dévoiler cet « ordre sacré, étrange et austère » qui ouvre ses portes au jeune initié américain, sur le sol de la vieille Europe, bien avant que la rue du Temple et ses alentours ne soient de nouveau envahis (puis désinvestis) par de semblables moines-chevaliers.
La menace souterraine que les « perfides templiers6 » font peser sur les fondements de la société apparaîtra bientôt dans toute sa lumière : elle consiste, ni plus ni moins, dans le fait de dégénitaliser la sexualité. Or, tout de suite, la paranoïa s’en mêle. Aussi un premier temps de la réflexion servira-t-il à poser le cadre d’une sociopoétique de l’abject qui rendra à la paranoïa mais aussi à la problématique des violences sexuelles leurs justes places dans l’étude des sexualités hérétiques. À partir d’une enquête du bibliographe étasunien Gershon Legman, nous nous demanderons ensuite de quoi les chevaliers de l’ordre sont toujours coupables avant de nous pencher sur deux scénographies littéraires de l’initiation templière, qui recouvrent une réalité souvent traumatique. À la lisière de cette forêt de signes qui cache une insupportable béance, notre pulsion d’investigation pourrait bien ressembler à celle de Robert Langdon, célèbre professeur de « symbolique religieuse7 » à Harvard : sommes-nous prêt·e·s à affronter la menace de l’Opus Dei qui œuvre en secret pour empêcher la résurgence du Temple ? Nous pourrions tout aussi bien emprunter la voie d’Umberto Eco et nous enfoncer dans les « tératologies bibliographiques8 » du romancier fictif Jacopo Belbo. Celui-ci avait pourtant pris soin de nous avertir :
Le fou, on le reconnaît à la liberté qu’il prend par rapport au devoir de preuve, à sa disponibilité à trouver des illuminations. Et ça vous paraîtra bizarre, mais le fou, tôt ou tard, met les Templiers sur le tapis9.
Sociopoétique de l’abjection
Avant de reprendre à bras le corps le « sottisier templier10 », pour mieux le nommer Littérature, il peut paraître judicieux de recourir à la notion d’abject, telle qu’elle a été théorisée par Judith Butler à la suite de Julia Kristeva, dans la mesure où cette notion élargit le processus d’exclusion sociale, ou plutôt de mise en dehors du domaine de la légitimité, tout en le ramenant au plus près du corps désirant, de ses affects et de ses secret(ion)s. Dans Ces corps qui comptent, Butler utilise le concept d’« abjection » (du latin ab-jicere, littéralement « jeter dehors, jeter au loin ») pour penser la matière corporelle et les dynamiques de pouvoir qui la constituent :
L’abject désigne ici précisément ces zones « invivables », « inhabitables », de la vie sociale, qui sont néanmoins densément peuplées par ceux qui ne jouissent pas du statut de sujet, mais dont l’existence sous le signe de l’“invivable” est requise pour circonscrire le domaine du sujet11.
Cette définition d’un dehors, à la fois social et corporel, de la subjectivité résonne avec la conception de l’abject proposée par Kristeva :
Surgissement massif et abrupt d’une étrangeté qui, si elle a pu m’être familière dans une vie opaque et oubliée, me harcèle maintenant comme radicalement séparée, répugnante. Pas moi. Pas ça. Mais pas rien non plus. Un « quelque chose » que je ne reconnais pas comme chose. Un poids de non-sens qui n’a rien d’insignifiant et qui m’écrase12.
Sans suivre forcément les voies esquissées par les deux théoriciennes, voies qui d’ailleurs ne s’accordent guère entre elles, nous sommes forcés de reconnaître qu’il entre presque toujours une part d’abjection dans les différents imaginaires du complot : le tremblé d’une frontière s’y donne à lire, quelque chose d’un dedans-dehors de l’espace social, corporel (voire académique) nous y interpelle. Il faut donc partir de ce malaise pour tenter d’en proposer une lecture.
Une sociopoétique de l’abject ne peut que s’intéresser aux marges de l’imaginaire social. Elle ne néglige pas le domaine des représentations collectives dont elle tente au contraire d’approfondir l’histoire et, partant, d’embrasser l’hétérogénéité. C’est à cette démarche épistémologique que se rattache l’étude de l’imaginaire des sociétés secrètes que nous avons esquissée dans des publications antérieures13. L’inflexion queer de cette recherche peut néanmoins se réclamer d’une étude que l’anthropologue Gayle Rubin a consacrée aux mythiques Catacombes de San Francisco :
La première fois que j’entendis parler des Catacombes, ce nom éveilla en moi les images de ces souterrains peuplés de tombes de la Rome antique, où les premiers chrétiens se réfugiaient pour échapper à la persécution de l’État et pratiquer leur religion hors la loi aussi secrètement qu’il leur était possible. Les Catacombes de San Francisco étaient, elles aussi, un établissement souterrain où les hérétiques sexuels du xxe siècle pouvaient pratiquer leurs propres rites et leurs rituels dans un lieu aussi écarté que possible des regards curieux ou hostiles14.
Utilisée pour décrire les pratiques de ce temple californien du BDSM15 des années 1970, la métaphore de l’hérésie donne à penser. Dans un essai fondateur, Guy Hocquenghem emploie une image similaire pour décrire la contre-sociabilité gaie : « La rencontre des homosexuels se constitue en confrérie secrète lisible seulement aux signes qu’ils échangent entre eux et qui trouble quelques instants la limpidité des relations sociales16. » En vérité, ces motifs récurrents au sein des imaginaires du complot et de la conspiration questionnent la nature de nos procédures de déchiffrement.
C’est Eve Kosofsky Sedgwick elle-même qui a initié le processus d’autoexamen des études queer auquel le présent article fait écho. Inspirée par l’histoire littéraire du xixe siècle et notamment par cet objet de recherche fondamental que fut pour elle le roman gothique, Sedgwick tient compte de la centralité du soupçon non seulement dans les fictions qu’elle étudie mais aussi dans les différentes herméneutiques poststructuralistes dont sa démarche se réclame. Ce faisant, la théoricienne retient surtout de la pensée, aujourd’hui controversée17, de Guy Hocquenghem le renversement remarquable qui lui fait appliquer la catégorie de paranoïa non plus aux homosexuels, pour les pathologiser comme le fait encore aujourd’hui une certaine psychanalyse freudienne, mais plutôt à la société hétérosexiste homophobe elle-même18. Si le paradigme de la paranoïa vient rendre compte, mieux peut-être que celui de la phobie, de certains mécanismes structurels d’oppression systémique, cette maladie de l’interprétation s’avère contagieuse : elle se retrouve également à l’autre bout de la chaîne, du côté des théories critiques qui sont censées dénoncer ces mêmes mécanismes. L’identification de ce consensus paranoïaque pousse alors Sedgwick, dans un de ses derniers écrits, à promouvoir, au sein des études queer, de nouvelles pratiques de lecture, qu’elle qualifie de « réparatrices19 », en référence à la théorie des positions psychiques de Mélanie Klein20. Les pratiques encouragées par la chercheuse étasunienne renoncent à dénoncer la fausse conscience des structures sociales ; elles tendent plutôt à valoriser de nouvelles formes de lien, à susciter de nouveaux affects et à soigner les blessures tant individuelles que collectives. C’est donc dans ce balancement herméneutique fécond entre deux modes de déchiffrement que se situera notre exploration sociopoétique. La nécessité d’une herméneutique de la réparation apparaîtra plus clairement lorsqu’il s’agira de confronter les différentes scénographies littéraires de l’initiation templière aux mémoires des luttes homosexuelles, à la question du traumatisme et aux nouveaux enjeux, issus des luttes féministes, qui entourent la représentation des violences sexuelles.
De quoi les Templiers sont-ils (toujours) coupables ?
Dans un mandement daté du 14 septembre 1307, le roi de France Philippe le Bel ordonne à tous les baillis de son royaume d’organiser l’arrestation générale des Templiers. Depuis quelque temps déjà, une « mauvaise renommée » (mala fama) impute de graves crimes commis contre la foi à ces moines-chevaliers, récemment discrédités par la chute d’Acre en 1291, celle-ci ayant marqué la fin du royaume franc de Jérusalem. La rumeur enfle et la papauté s’apprête même à lancer une enquête quand le pouvoir royal s’abat brutalement sur l’ordre militaire. Dans le « procès politique le plus trouble du Moyen Âge21 », cinq accusations seront finalement retenues contre les chevaliers du Temple. Ces derniers sont d’abord soupçonnés de pratiquer des cérémonies d’initiation antichrétiennes avec crachat sur le crucifix. Dans leurs rites, les membres de l’ordre s’adonneraient à une forme de baiser ignominieux, un baiser « au bas de l’épine dorsale22 », selon la formule euphémisée par la procédure, et non un baiser sur la bouche (comme dans les rites d’allégeance traditionnels où il symbolise l’échange des souffles). Des statuts secrets confèreraient à chaque nouvel initié une obligation exorbitante : celle de se livrer au péché de sodomie (peccatum sodomicum) avec tous les membres de l’ordre qui iraient le solliciter. Enfin, les Templiers sont accusés de ne pas consacrer l’hostie et de vénérer une tête d’idole païenne : Baphomet (nom sans doute dérivé de Mahomet). Grâce aux soins diligents des inquisiteurs, de nombreux aveux viennent tout de suite corroborer ces accusations. Scandalisé, le pape Clément V doit se résoudre à abandonner l’ordre du Temple qui sera dissout en 1312. Deux de ses dirigeants, Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay, tenteront encore de clamer leur innocence, ce qui leur vaudra de mourir sur le bucher le 11 mars 1314.
C’est ici que débute l’efflorescence du mythe. Philippe Josserand nomme « templarisme23 », par analogie avec le terme de « médiévalisme », les nombreuses résurgences imaginaires de l’ordre dissout, celui-ci ayant réussi à survivre, avec une étonnante vigueur, dans les représentations culturelles et sociales des cinq derniers siècles. Dès 1581, l’alchimiste Cornélius Agrippa désigne les Templiers comme une secte de magiciens, détenteurs d’un savoir ésotérique ramené d’Orient. Cette idée refleurit au xviiie siècle dans les milieux maçonniques allemands, soucieux de reprendre à leur compte, contre l’égalitarisme démocratique de certaines loges, les anciennes hiérarchies chevaleresques et de s’inventer des généalogies. Cette production imaginaire se ramifie en différents courants. À l’aube du xixe siècle, lorsqu’il publie ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, l’abbé Barruel ne manque pas d’inscrire les chevaliers du Temple, aux côtés des manichéens, des cathares, des Albigeois et des Illuminés de Bavière, dans l’enchaînement des causes souterraines qui ont selon lui donné lieu à la Révolution française. À côté des discours complotistes, le courant ésotérique culmine en 1818 avec la parution du Mysterium Baphometis Revelatum de l’orientaliste autrichien Joseph Hammer, censé dévoiler l’ultime secret des cérémonies d’initiation menées par les Frères. Au cours des deux derniers siècles, de nouveaux ordres templiers ont vu le jour, dont celui de Joséphin Péladan ou encore l’Ordo Templi Orientis du mage britannique Aleister Crowley. Au tournant des xxe et xxie siècles, enfin, la droitisation du templarisme politique retient l’attention des observateurs et observatrices à mesure qu’un certain nombre d’activistes identitaires et suprémacistes, à l’instar du terroriste norvégien Anders Breivik, se fantasment en chevaliers héroïques engagés dans une guerre de civilisations.
C’est donc au sein de cette profusion de représentations contradictoires, pour ne pas dire de cette anarchie, qu’il nous faut situer l’étrange enquête de Gershon Legman intitulée La Culpabilité des Templiers (The Guilt of the Templars, 1966). Le titre de l’ouvrage semble rattacher ce dernier à la longue tradition des études historiques qui prolongent la « logique procédurale24 » initiée par Philippe le Bel. Comme le souligne Julien Théry, cette approche a largement prévalu dans l’historiographie, un grand nombre d’auteurs et d’autrices s’étant acharnés à évaluer la fiabilité des confessions des Templiers pour répondre à la question : étaient-ils ou non coupables et, le cas échéant, de quoi étaient-ils coupables ? Ce faisant, cette « accumulation bibliographique25 » rate le véritable enjeu politique du procès qui concerne l’appropriation royale des pouvoirs pontificaux à la source de l’absolutisme de droit divin. L’originalité de l’étude de Legman tient néanmoins à la personnalité de son auteur prolifique, à la singularité de sa trajectoire et la variété déroutante de sa bibliographie.
Issu d’une famille juive de Pennsylvanie, Gershon Legman (1917-1999) se trouve au croisement de plusieurs cercles de reconnaissance. Comme le souligne sa biographe Susan G. Davis, ses recherches participent avant tout d’une « croisade pour l’ouverture sexuelle26 » en réaction aux politiques étasuniennes de censure des années 1940-1950. L’activité de cet auteur est bien connue de la scène underground new-yorkaise mais aussi des lecteurs et lectrices de magazines pornographiques américains comme Screw ou Playboy. Elle ne passe pas non plus inaperçue des enseignants-chercheurs des plus prestigieuses universités nord-américaines, institutions auxquelles Legman n’a lui-même jamais appartenu. Retenu par la postérité pour ses travaux de folkloriste mais aussi d’éditeur de très nombreuses erotica27, Gershon Legman a débuté sa carrière en participant, en tant que bibliographe, à l’élaboration des fameux rapports Kinsey. Au seuil des années 1940, ses premières publications nous donnent quelques clés pour ressaisir la cohérence d’un parcours intellectuel mais aussi pour situer sa version de l’histoire templière dans un contexte. Sous-titré en anglais « An encyclopedic outline of oral excitation », son ouvrage Oragénitalisme (1940) s’inscrit aussi bien dans le champ scientifique de la nouvelle sexologie que dans celui des manuels et autres modes d’emploi voués à l’épanouissement personnel.
Mais c’est surtout son article de 1941 sur le « langage de l’homosexualité28 » qui reste à ce jour un travail de référence pour l’historiographie des minorités sexuelles. Dans Gay New York, Geoffrey Chauncey s’appuie par exemple sur ce glossaire pour recenser les termes servant à l’identification des sujets minoritaires (gay, trade, fairy, queer…)29. Les recherches de Legman sur le langage ésotérique des homosexuels attirent notamment notre attention sur une évolution sémantique de l’expression « coming out ». Dans les années 1920, celle-ci désigne en effet le processus par lequel un individu en vient à reconnaître qu’il est attiré par des hommes. On décrit ce processus en disant que l’individu « a été révélé à lui-même » (he was brought out, « tiré au dehors »), ce qui peut impliquer le fait d’être initié par un autre. Par analogie avec le bal des débutantes, l’expression en vient à désigner l’action de faire son entrée dans la confrérie des gays et des lesbiennes. Or, comme le souligne Legman à la veille d’une période de répression particulièrement virulente, cette « expression est en train de perdre sa connotation originale d’initiation par une autre personne, et les circonstances ou le destin sont en train de devenir les facteurs déterminants de l’initiation30 ».
C’est donc à la lumière de ses travaux sur « les traditions souterraines du sexe31 » qu’il nous faut relire l’étude consacrée par Legman au procès des Templiers dans la mesure où celle-ci nous invite à prendre au sérieux les accusations du procès de 1307. Sans doute en écho au contexte étasunien de début de la guerre froide, marqué par une double paranoïa anticommuniste et anti-homosexuelle32, l’auteur voit dans ces accusations une constante ; « [t]out le reste serait aujourd’hui modifié pour correspondre aux tabous variables selon les siècles : du blasphème religieux aux problèmes économiques, de l’hérésie au communisme » ; ajoute-t-il33. Comme souvent dans la littérature templière, l’enjeu est alors bien celui de l’héritage de l’ordre, voire de sa survie :
Le propos de cet ouvrage n’est point de récrire ici une nouvelle histoire des chevaliers du Temple, excepté dans la mesure où l’analyse de leur prolongement dans les temps modernes entraîne de constantes références à leurs hérésies, soit au niveau des croyances populaires selon lesquelles les Templiers survivraient aujourd’hui en la personne des francs-maçons – soit au niveau des traditions qui affirment l’existence, à l’heure actuelle, de pratiques qui rappellent leurs initiations et leurs épreuves34.
Associées au culte de l’idole androgyne Baphomet, ces pratiques ne peuvent renvoyer, selon Legman, qu’à des « formes érotiques orientales d’adoration anti- ou pré-chrétiennes35 » dues à la rencontre interculturelle entre Templiers chrétiens et musulmans en Palestine. Dès lors, tout le rituel des moines-chevaliers, censément repris par certaines loges, n’a peut-être qu’une seule signification : celle de « dissimuler, sous le couvert d’une cérémonie, ce qui est essentiellement une fête sexuelle36 ». L’auteur d’Oragénitalisme (Oragenitalism, 1969) s’intéresse en particulier au baiser d’ignominie dont il essaie de retracer la réalité historique en se posant la question : « Qui a fait quoi à qui37 ? » Plus généralement, Legman s’inquiète de la perpétuation de ces pratiques chez les descendants des « révoltés sexuels de l’époque médiévale38 ». Ce sont finalement les armes du saint ordre, censées représenter deux chevaliers sur un même cheval, l’un en selle et l’autre en croupe, qui livrent le fin mot de l’histoire en proclamant à la fois la promiscuité coupable des Templiers et la dangereuse propagation de cette promiscuité jusqu’à nos jours.
Scénographies de l’initiation templière
Surprenant par ses contenus à la fois paraphiliques et homophobes, l’ouvrage de Gershon Legman a bien toute sa place sur les étagères éclectiques du templarisme même si nous pouvons, à juste titre, remettre en cause la solidité de sa démarche historique. Or, qu’en est-il, dans cette littérature, des œuvres qui se reconnaissent elles-mêmes comme fictions et qui entremêlent les thématiques historiques à la représentation d’un abject sexuel ? Nous en retiendrons deux exemples en tâchant, une fois de plus, de faire dialoguer culture légitime et culture illégitime.
Publié par Pierre Klossowski au Mercure de France, Le Baphomet reçoit en 1965 la consécration du prestigieux prix des Critiques, non sans provoquer les protestations d’un éminent membre du jury en la personne de Roger Caillois. Dédicacé à Michel Foucault, ce roman invente une forme hybride pour tenter de raconter la survie de l’ordre du Temple. Le texte débute en effet à la manière d’un roman historique et va même jusqu’à emprunter ses noms propres à un modèle du genre : Ivanhoé (1819) de Walter Scott. Dans le premier chapitre du Baphomet, les patronymes de deux frères Templiers, Malvoisie et surtout Bois-Guilbert, évoquent la conspiration des amis du prince Jean pour retirer son trône au roi Richard Cœur de Lion. Alors même que, dans l’intertexte scottien, Brian de Bois-Guilbert avait déjà commencé, par allusions, à « soulever le voile [des] mystères39 » du Temple, l’intrigue du roman de Klossowski se révèle bien différente. Il y est d’abord question des manœuvres d’une dame, Valentine de Saint-Vit, pour récupérer les terres d’une commanderie voisine de son fief. Le personnage s’engage alors à fournir au roi Philippe et à son conseiller Guillaume de Nogaret des « preuves accablantes pour le Temple quant à la moralité de l’Ordre40 ». Nous sommes en 1307, à la veille de l’arrestation. Pour réaliser ses desseins, Valentine de Saint-Vit utilise son neveu de treize ans, le (lui aussi) bien nommé Ogier de Beauséant, dont l’arrivée au sein de la commanderie provoque un désordre de rumeurs. Ce prologue s’achève par la grande scène de la tour de la Méditation, épisode ambigu, à la fois cérémonie d’initiation et scène de châtiment, au cours de laquelle le jeune page finit par mourir strangulé.
La suite du texte est autrement plus difficile à résumer. Dans un « au-delà tourbillonnaire41 », les âmes expirées de Jacques de Molay et de ses Frères survivent à l’état de souffles. Aussi peuvent-ils commémorer, en paroles et en spirales, l’événement de leur propre disparition, entre les murs de l’ancienne forteresse, tout en dissertant sur l’identité, le temps et l’éternel retour avec les esprits de Nietzsche et de sainte Thérèse d’Ávila. Au milieu de cette profusion opaque de discours théologiques, une scène du troisième chapitre se construit entièrement sur la reprise parodique d’une accusation célèbre portée à l’encontre des Templiers. Dans la tour de la Méditation, bien des siècles après l’événement du procès, l’esprit du Grand Maître aperçoit, suspendu dans le vide, « le corps nu d’un superbe adolescent42 » (il s’agit vraisemblablement d’Ogier) dont la forme demeurée intacte contraste avec l’état désincarné des autres Templiers dans l’attente du Jugement dernier. Espérant sonder « les secrets ressorts de cette présence qui feignait la gloire future43 », le Grand Maître tente de s’insuffler par la bouche du jeune homme qui lui demeure close. Face à ce corps « inexplorable44 », alors même qu’Ogier lui interdit ses « orifices nobles », le souffle s’en va tourbillonner plus bas, jusqu’à l’« orifice d’ignominie45 ». S’en suit une découverte :
Voici que scellant l’anus, brillait le diamant d’un anneau, frappé aux armes du Saint Ordre.
Cette double profanation, nul autre que l’horrible Malvoisie ne l’avait pu perpétrer.
Était-ce pour désavouer l’accusation infamante portée contre ses Frères ? Était-ce pour se venger de la défaillance de son autorité sur ce corps en dormition ?
Telle fut l’indignation du Grand Maître qu’il concentra toute l’intensité de son souffle sur la pierre précieuse : qui l’eût cru ? Relâchant leur rayonnant gardien, s’offrirent, béants, les sinistres seuils46.
Ce passage semble relever de ce que Maurice Blanchot appelle « l’hilarité du sérieux47 », phénomène propre à l’écriture de Klossowski dans lequel le critique identifie « une force qui n’est pas seulement parodique ou de dérision, mais qui appelle l’éclat du rire et désigne dans le rire le but ou le sens ultime d’une théologie48 ». Assez inattendue chez l’auteur de L’Espace littéraire (1955), cette interprétation joyeuse de la conspiratio49 templière appelle un certain nombre de remarques. Dans une lettre adressée dans les années 1990 au chercheur Jean Decottignies, lettre qui sert désormais de postface à l’édition contemporaine du Baphomet, Pierre Klossowski est revenu, à demi-mot, sur les sources autobiographiques de son récit, liées d’après lui à « certaines émotions de [son] adolescence50 ». Or une sociopoétique de l’abject ne peut ignorer la part de violence inaugurale qui tente de se dire dans la succession des supplices infligés au personnage d’Ogier jusqu’à sa métamorphose finale en idole androgyne. L’illisibilité du Baphomet tient peut-être essentiellement à cette blessure d’une initiation sexuelle précoce que Klossowski, dans son œuvre, ses dessins et sa vie, n’aura sans doute jamais cessé de répéter, faute de trouver, dans la sphère publique, l’espace social qui puisse en recevoir et en mettre en travail la parole.
Joyeux, les Templiers fictifs de notre deuxième exemple le sont peut-être davantage même si l’œuvre et l’écrivain qui les mettent en scène ne jouissent pas tout à fait de la même légitimité. Parmi les cinquante-trois publications de Jay Starre recensées sur le site internet goodreads51, nous retiendrons The Lusty Adventures of the Prince of Knossos ainsi que sa contribution à plusieurs anthologies comme Kink, Lovers Who Stay with You ou encore Muscle Worshipers. L’exotisme et la distance temporelle caractéristiques du premier titre se retrouvent dans Erotic Tales of the Knights Templar, publié en 2007 chez l’éditeur étasunien spécialisé STARbooks press. Comme l’indique la quatrième de couverture, le recueil a pour ambition de révéler les « secrets exotiques et érotiques de l’Ordre mystérieux52 » en proposant vingt récits plus ou moins autonomes qui suivent les aventures de Guy de Brussiers, jeune Maître templier de Castle Rock dans la Palestine du xiiie siècle. Jay Starre ne se préoccupe guère des destinées posthumes du Temple. Il lui importe plutôt de représenter l’ordre à son apogée dans de somptueux décors orientalisants où les chants religieux et les volutes d’encens s’entremêlent aux performances spectaculaires des Templiers sous les hautes voûtes de leurs souterrains. Bien qu’elle multiplie les voyages et les aventures, la narration se concentre surtout sur des scènes d’initiation, toujours très visuelles, qu’elle a tendance à accumuler dans la pure tradition des erotica du xviiie siècle.
À travers cette succession de rites sexuels sophistiqués, les objets acquièrent une importance considérable : harnais, godemichets, cordes de bondage, colliers, piercings, contraintes et entraves servent à faire entrer l’extraordinaire des pratiques BDSM dans l’univers des fictions templières. De l’ordre du Temple et de son histoire, Jay Starre retient les hiérarchies mais aussi l’internationalisme, en s’attachant particulièrement à restituer la couleur des accents. Le Français Guy de Brussiers domine cette population cosmopolite : relevons, de manière non exhaustive, les noms du Bavarois Heinz Brauhauf, du Souabe Siegfried von Bartlet, des frères espagnols Alfonse et Jaime Della, de l’Éthiopien Dado, sans oublier ceux des Russes Piotr et Gueorgui Stepov… Or, dans ces récits infinis de domination-soumission, tous les Templiers ont-ils vraiment l’occasion de donner leur libre consentement ? L’éthique sexuelle de la fiction se heurte une fois de plus à ses limites car certains de ces hommes sont assurément contraints. Si « la douleur déchirante se transform[e] inexorablement en une forme de plaisir bizarre53 », emportant tous ces chevaliers vers une seule et même apothéose de jouissance, cette dynamique ne dissimule jamais entièrement la récurrence d’une violence inaugurale que la narration s’empresse de transformer en jeu. De la subculture BDSM et de son éthique, le recueil retient toutefois la figure du « switch » et son principe fécond d’inversion des rôles : de fait, quand Guy de Brussiers renonce à son statut de Master après avoir perdu le défi lancé par le géant suédois Olaf Thorsen, il peut alors goûter lui aussi les joies du bottoming, ce qui modifie profondément sa relation au groupe et à ses anciens subordonnés. Dès le premier récit, il est dit du personnage de Guy et de son tout premier amant, l’esclave arabe Mamluk, qu’ils avaient passé la nuit à « redéfinir la relation entre maître et esclave, entre infidèle et Chrétien, entre ami et amant54 ». Cette négociation des places débouche, à la fin du périple en Terre sainte, sur une clôture de l’initiation, Guy de Brussiers ayant en somme « beaucoup appris sur ses désirs cachés mais aussi sur ceux des autres55 ».
Abjects sont donc assurément ces Templiers d’encre et de papier qui, loin de vouloir toujours recommencer leurs croisades, se proposent de jouir différemment de leurs corps et de ceux leurs compagnons. La dégénitalisation des sexualités passe dans ces textes par l’investissement d’un dedans-dehors, d’une zone érogène malfamée, dans laquelle une démarche sociopoétique peut, à son tour, venir s’engouffrer. Avons-nous franchi certaines limites acceptables de l’interprétation littéraire en passant les sinistres seuils de ces catacombes ? La paranoïa, dont on connaît les liens marqués avec l’imaginaire du complot, pourrait bien être le nom d’une telle dérive. Située à la source de l’efflorescence du mythe templariste moderne, cette pathologie d’ordre herméneutique s’est avérée particulièrement productive au cours des trois derniers siècles. Intriguée par les obscurités du procès politique le plus fascinant du Moyen Âge, l’imagination humaine s’est acharnée à faire renaître l’ordre du Temple sous de multiples visages. Les bibliographies monstrueuses de Gershon Legman participent de cette prolifération. Relue à la lumière de ses premiers travaux, l’enquête de cet auteur atypique aura permis de mettre en relief les sens multiples d’une initiation, de nature à la fois ésotérique, sexuelle et éthique.
La cérémonie des moines-chevaliers se répète-t-elle vraiment jusqu’à nos jours ? Sans prendre toute son étude pour argent comptant, nous pouvons nous appuyer sur Legman pour tenter d’infléchir la conception « grand public » du coming out : au lieu d’en faire un acte isolé et ponctuel de révélation d’une vérité intérieure, il est possible d’y voir, selon les mots de Gayle Rubin, « une sorte de périple dans lequel on s’engage, depuis le monde straight où l’on a commencé sa vie vers le monde gai ou celui d’une autre variation sexuelle, où l’on veut s’établir56 ». Cet article n’en est qu’une des nombreuses illustrations. Les écrits de plusieurs théoriciennes lui ont fourni son armature conceptuelle. Or, aujourd’hui, c’est encore du champ des luttes féministes et de leurs débats que nous viennent les moyens de penser la violence sexuelle enfouie sous les différentes scénographies littéraires de l’initiation57. Et ce n’est donc pas un délire d’interprétation – celui-là même qui est souvent associé aux complotistes – qui nous fait désigner le supplice d’Ogier pour ce qu’il est, à savoir l’anamnèse d’un viol. S’il nous faut examiner à nouveau frais l’alliance des discours propédophiles des années 1970 avec le mouvement des luttes homosexuelles, alliance remise au centre du débat public par la réception du Consentement (2020) de Vanessa Springora et incarnée à cette occasion par la figure d’Hocquenghem, nous avons plus que jamais besoin d’une herméneutique de la réparation. Celle-ci doit se tourner vers la figure abjecte du « pédéraste » pour la regarder en face sans en laisser le spectre en pâture aux discours d’extrême droite, discours sur lesquels se focalise souvent exclusivement l’étude des imaginaires du complot58.