Lorsque le narrateur du roman italien Résister ne sert à rien (Resistere non serve a niente, 2012) de Walter Siti demande aux membres du réseau criminel sur lequel il enquête de lui révéler l’étendue de leur organisation1, leur réponse est livrée sans réticences :
“Gliela diciamo la verità?”
“Si, tanto i suoi lettori non la reggerano2…”
On la lui dit, la vérité ?
– Oui, de toute façon, ses lecteurs ne la supporteront pas3.
Par sa dimension réflexive, la désinvolture des comploteurs de papier à l’égard du secret censé les protéger pose une question complexe : que fait la fiction des complots dont l’existence est probable ou avérée ? Contrairement aux protagonistes des conspirations délirantes imaginées par Umberto Eco dans le Pendule de Foucault4, ou par Ernesto Sábato dans Héros et tombes5, fictions qui « renvers[ent] en éloge de la fabulation littéraire les prétentions performatives des récits conspirationnistes6 », les romans qui, à l’instar de celui de Siti, mettent en scène les mafias et leurs appuis économiques et institutionnels font généralement référence à des organisations bien réelles, qui protègent, par l’intimidation, la violence et la désinformation, le secret de leurs activités.
L’actuelle montée en puissance des organisations criminelles transnationales réactive, en même temps qu’une curiosité collective parfois morbide à l’égard de ces groupes, l’inquiétude plus vaste d’une substitution des processus criminels aux circuits décisionnels officiels de la démocratie libérale, suspectés d’être influencés ou parasités par ces organisations. La peur contemporaine des réseaux transnationaux de la criminalité organisée a ainsi suscité une profusion de discours et de récits, tant fictionnels que non fictionnels. La problématique du complot criminel fait ainsi l’objet de nombreux reportages et d’enquêtes, toujours doublés de commentaires alarmistes sur l’expansion de cette nouvelle menace, et dont le succès, d’après les spécialistes, doit fort peu à la précision de la notion qu’ils manient7.
Cette prolifération littéraire et médiatique de récits sur les mafias du monde suit‑elle, comme nombre de fictions du complot, la mode d’une époque obsédée par la « face obscure de la mondialisation8 » ? Ou offre-t-elle plutôt (ou simultanément) un commentaire pertinent de ces nouvelles menaces planétaires, poursuivant l’objectif conjoint du sociologue et de l’auteur de romans policiers de dévoiler « des solidarités, à des connivences et des liens personnels tramés en sous-main, en vue de s’emparer du pouvoir ou de l’exercer secrètement9 » ?
Cette (double) question à l’égard des pouvoirs critiques et de la responsabilité du discours littéraire à l’égard des réalités du crime organisé – discours parfois accusé de simplification, voire de glorification du phénomène mafieux – a pris ces dernières années une épaisseur singulière, dont les débats sur l’influence des séries télévisées comme Gomorra sur la perception publique de la mafia ne représentent que la surface10. Le crime organisé faisant l’objet d’une attention de plus en plus grande de la part des responsables politiques et de la société civile11, la critique de ces récits – qu’ils soient fictionnels ou non – tend d’ailleurs à projeter sur ces derniers une exigence accrue d’exactitude référentielle et de véridicité, en invoquant des critères tant éthiques que déontologiques12. C’est qu’il est tout aussi dangereux, selon les spécialistes, de minorer l’existence des organisations criminelles que de prêter à celles-ci un pouvoir démesuré, au risque d’alimenter le mythe de leur invincibilité. Ces critiques dénoncent aussi une tendance, dans ces récits, à perpétuer la légende d’une autonomie des organisations criminelles, alors que, comme le rappelle l’historien italien Francesco Benigno, toute une tradition sociologique influencée par l’École de Chicago « nous a appris à croiser l’analyse des gangs criminels avec celle des réseaux de pouvoir au sein des villes, des clientèles et de la politique, portant un regard où se mêlent la violence criminelle et la violence politique et institutionnelle13 ».
Si ce type d’intrication les concerne tous deux, récits du crime organisé et récits du complot ne peuvent toutefois être rapprochés sans précautions. Tout d’abord, la notion de crime organisé, en dépit des problèmes définitionnels qu’elle pose14, se distingue de celle de complot – bien que le secret du lien d’association, ou l’existence de rituels symboliques, contribuent à expliquer qu’une mise en scène de la mafia puisse parfois convoquer le motif de la conspiration. La célèbre métaphore de la « Pieuvre » employée pour Cosa Nostra, dénoncée comme une caricature par certains spécialistes de la mafia italienne parce qu’elle exagérerait la thèse d’une centralisation forte et d’une autonomie absolue de cette organisation15, en fait foi. De fait, les récits du crime donnent souvent lieu à un traitement très élastique des représentations du complot, nous invitant à interroger les frontières mêmes de la notion.
À quel moment, dès lors, l’association criminelle, la corruption, les trafics d’influence, les collusions d’intérêts privés ou bien les « jeux politico-mafieux16 » deviennent-ils un complot ? Comment les récits qualifient-ils ces liens d’association secrets ? Faut-il opposer le schématisme de la fiction complotiste, qui donnerait au crime organisé l’apparence de la Pieuvre, à la mise en scène « sérieuse » des collusions d’intérêts privés dans toute leur complexité ? Ou bien faut-il, à propos des œuvres qui s’aventurent sur cette ligne de crête, s’interroger sur l’usage des figures du complot et des tropes conspirationnistes pour évoquer des menaces réelles ? Afin de fournir quelques éléments de réponse à ces questions, je propose de faire dialoguer entre elles les œuvres d’un corpus essentiellement italien, à la fois fictionnel et non fictionnel, du Jour de la chouette de Leonardo Sciascia (1961) au roman Résister ne sert à rien de Walter Siti (2012), en passant par l’enquête de Roberto Saviano sur le trafic international de cocaïne, Extra pure, paru en 2013. Centrés sur la réalité historique et sociale de mafias qui peuvent être locales ou transnationales, ces récits de dénonciation interrogent tant l’expansion globale de cette criminalité que les connexions qu’elle forme avec les milieux politiques et les milieux d’affaires. Fortement ancrés dans l’histoire immédiate, ces récits s’inscrivent néanmoins dans la mouvance des fictions du complot puisqu’ils « déclinent de manière plus ou moins métaphorique l’élaboration et/ou la mise en œuvre de desseins secrets ourdis par plusieurs actants visant à infléchir le devenir sociohistorique17 », faisant « se côtoyer dans un même plan la réalité apparente mais fictive et la réalité cachée mais réelle », pour reprendre la définition proposée par Luc Boltanski de la « forme-complot »18. Si l’on suit le raisonnement proposé par Chloé Chaudet et Ivanne Rialland dans l’introduction du numéro 12 de la revue ELFe XX-XXI consacré aux fictions du complot, ces récits ne traduisent pas seulement la fascination de leurs auteurs pour la conspiration, mais deviennent susceptibles de modeler l’imaginaire de la criminalité organisée d’après celui du complot, au point de considérer celui-ci comme un mode de perception de la réalité politique.
J’aborderai donc les représentations et perceptions du complot à partir de deux topiques qui rapprochent les récits du crime organisé de la mise en intrigue d’entreprises conspiratoires : la relation entre mafia et politique, d’une part, la mondialisation criminelle, d’autre part. J’envisagerai les manières dont elles informent des œuvres qui mobilisent la terminologie du « réseau » pour proposer, voire cultiver, une lecture ambivalente des phénomènes dont elles traitent. Outre la représentation proprement dite des organisations criminelles, où les données réelles se mêlent aux données imaginaires, je me focaliserai sur l’étude des modalités narratives auxquelles obéit la levée du secret qui entoure leurs opérations illicites. On verra ainsi que l’instrumentalisation des topoi liés au motif du complot suscite, voire cultive des lectures ambiguës, entre adhésion (presque) sans nuances à des schémas de pensée complotistes et formulation d’une analyse plus distanciée, entrant notamment en écho avec la pensée de Zygmunt Bauman, Manuel Castells ou Guy Debord.
Le complot dans les récits du crime : de la critique politique aux configurations métaphoriques
Complexes à appréhender, les enjeux éthiques et politiques d’une représentation du crime organisé comme complot peuvent d’abord varier selon les époques et les contextes. Les mythes qui attribuent la naissance des mafias italiennes à la fondation de sociétés secrètes d’« hommes d’honneur » sont un exemple paradigmatique de ce problème : nés au xixe siècle et propagés par la littérature romanesque et la littérature de voyage, ils ont longtemps contribué à donner à ces organisations une image honorable bien éloignée de leur réalité sordide19. On peut ainsi arguer que la fascination littéraire pour les complots criminels ne s’exempte pas toujours de biais, d’exagérations ou d’invraisemblances. Il importe cependant de ne pas oublier que les textes littéraires sur le crime organisé, en interprétant cette réalité, contribuent aussi à l’élaboration de modèles sociaux qui influencent non seulement les représentations, mais aussi l’action publique20. Il arrive à ce titre que les discours publics amalgament les notions de crime organisé et de complot à des fins pragmatiques, en attribuant l’origine du mal social à l’influence néfaste de sectes ou sociétés secrètes. À propos de la genèse des catégories de « mafia21 » et « camorra », les travaux de l’historien Francesco Benigno sur l’imaginaire de la secte dans les discours publics en Italie dans la deuxième moitié du xixe siècle ont ainsi éclairé l’usage intéressé par les pouvoirs publics de ces termes, dont les représentations officielles ont pu être informées par des sources policières mais aussi littéraires. À l’époque du Risorgimento, où « les formes de l’opposition politique étaient […] pensées comme de nature éminemment conspiratrice et donc inévitablement sectaire22 », les termes de mafia ou camorra devenaient commodes, en cas de crise, pour attaquer toute forme de rébellion politique.
Or, la perception sectaire du crime organisé (au moins pour la camorra) s’est longtemps accommodée d’une minoration, voire d’une négation, du caractère organisé des associations mafieuses en Italie, surtout en Sicile. Cette ignorance a été aggravée par la persistance des stéréotypes culturels sur le Mezzogiorno23, parfois entretenus par les élites de cette région et avalisés par un certain discours scientifique24. À la fin du xixe siècle, par exemple, l’anthropologue Giuseppe Pitrè fit prévaloir une définition abstraite et bénigne de la mafia comme simple adhésion à un code d’honneur archaïque25. Si des intellectuels et des magistrats participèrent au cours du xxe siècle à la déconstruction de cette « mystique mafieuse26 », la dénonciation du caractère organisé de la mafia, d’une part, et de sa négation intéressée par les principaux partis politiques italiens, d’autre part, a pu employer les voies littéraires d’un usage fictionnel de thématiques et de tropes narratifs associés au complot. C’est le cas du Jour de la chouette (Il Giorno della civetta, 1961) de Leonardo Sciascia, compté parmi les premiers écrivains à parler dans ses livres des réseaux d’intérêts politiques et économiques derrière la mafia sicilienne. La condamnation de don Mariano, commanditaire d’un assassinat, y est mise en échec par l’action concertée de puissants appuis à la Chambre des députés à Rome. En battant en brèche les écueils de l’interprétation culturaliste de la mafia, Sciascia fait des groupements d’intérêts politico-mafieux la force secrète qui fait échouer la quête de vérité et de justice d’un capitaine de police. La « note » incluse par Sciascia justifie les choix narratifs et stylistiques de la brièveté, de l’allusion et de l’ellipse par les suites dangereuses qui auraient pu être induites par une dénonciation plus directe :
Perché in Italia, si sa, non si può scherzare né con santi né con fanti […] Perciò […] mi sono dato a cavare, a cavare […]27.
On n’ignore pas qu’en Italie il ne faut pas jouer avec le feu […]. C’est pourquoi […] j’ai commencé à supprimer, supprimer, supprimer […]28.
En l’occurrence, Sciascia ne peut pas être uniquement suspecté de faire jouer un « complotisme » contre un autre : l’histoire a donné raison à ses analyses.
De fait, c’est principalement par des voies juridiques que les magistrats du pool antimafia constitué dans les années 1960 ont fait publiquement reconnaître la mafia sicilienne et l’étendue des jeux d’influence réciproque entre mafia et politique. Ce sont ainsi les procès qui, en traduisant la mafia en justice, catalysèrent une nouvelle perception publique du phénomène mafieux en Italie29. Les révélations qui succédèrent à l’Opération Mains propres30, suivies par celles de la Trattativa Stato-Mafia – nom donné aux négociations secrètes entre d’importants édiles italiens et des membres de Cosa Nostra après les attentats mafieux de 1992-1993 – provoquèrent un fort émoi collectif dans la société civile. Or, les années suivantes virent advenir un affaiblissement du pouvoir d’intervention de la magistrature, qui se traduisit par l’acquittement de Giulio Andreotti, mis en cause pour ses liens présumés avec la mafia, et plus récemment encore, celui des fonctionnaires jugés pour leur implication dans la Trattativa. La magistrature se voyait là confrontée à une remise en cause de sa légitimité à révéler au public des arrangements politiques occultes31.
Il est probable qu’à la suite de tels revirements, la difficulté des procédures judiciaires à sanctionner les collusions politico-criminelles et l’échec des aspirations suscitées par la transformation du champ politique italien aient donné lieu à de nouvelles problématisations des relations entre mafia et politique dans la littérature italienne. Assumant à partir de cet échec une prise de position critique vis-à-vis des enjeux de corruption et de manipulation, le roman noir italien entend alors jouer face à ces évolutions,
[u]n rôle de « contre-information », se positionnant à l’écart (et en opposition à) du pouvoir qu’il contesterait dans ses démarches d’occultation de l’histoire, des processus économiques, des relations mafieuses et des secrets d’État […]32.
Nul hasard si l’approche choisie dans les récits concernés procède souvent d’un soupçon sur les mises en scène officielles de la réalité politique et médiatique que Luc Boltanski considère comme caractéristique de l’imaginaire du complot contemporain33. En lien avec les « années de plomb34, la singularité de l’histoire de l’Italie, affectée par des manipulations politiques autour des attentats néofascistes et de la « stratégie de la tension35 », peut aussi expliquer, parallèlement, le succès des interprétations de l’histoire italienne au prisme du complot – telles celles de Guy Debord, qui lui consacre plusieurs sections de La Société du spectacle et des Commentaires sur la société du spectacle36 ». Le succès littéraire de l’articulation entre motif du crime et motif du complot, enfin, découle des difficultés à exposer sur la scène publique les complots soupçonnés d’avoir eu réellement lieu. Les travaux qui relient la genèse du roman policier, et plus largement, de la crime fiction, au développement des systèmes politico-juridiques des États37 montrent ainsi qu’en cas de crise de confiance dans les institutions, et compte tenu de l’affaiblissement des contre-pouvoirs (presse et magistrature), le roman est susceptible de devenir le véhicule privilégié d’une dénonciation des « complots contre la démocratie », pour reprendre une expression de Glen S. Close portant sur la littérature hispanique38, en même temps qu’un support de lecture alternative de l’histoire.
À cet égard, certaines dynamiques de « contre-information », de « réappropriation critique »39 du passé récent par la levée du secret qui entoure l’exercice de la souveraineté politique et économique, ont emprunté dans l’Italie de la période postérieure aux « années de plomb40 » des voies romanesques qui s’accommodent volontiers d’allusions à des entreprises conspiratoires réelles ou fantasmées. La saga historico-policière du romancier et magistrat Giancarlo de Cataldo, initiée avec Romanzo Criminale41 pour la période des « années de plomb », suivie de La Saison des massacres (publié en Italie sous le titre Nelle mani giuste42) pour la période des attentats de Cosa Nostra, convoque ainsi le personnage du Vieux, détenteur d’archives secrètes qui contiennent la clé des principaux attentats sur lesquels enquête le protagoniste. Détenteur des vérités occultées de l’histoire italienne, le Vieux est dépeint comme un homme aux pouvoirs immenses, au point d’être présenté comme l’instigateur de certains événements majeurs de l’histoire italienne43. Cette façon de remplir les « blancs » de l’histoire immédiate et de les expliquer par le dessein démiurgique de personnages inventés est clairement présentée par l’auteur comme un artifice littéraire, une « métaphore44 » qui convertit en mythe contemporain la relation entre pouvoir politique et pouvoir criminel. Élaborée dans l’esprit des principes romanesques du New Italian Epic, dont l’œuvre De Cataldo a été rapprochée45, la (principale) figure conspiratrice n’est pas présentée comme la cause réelle des événements historiques, mais plutôt comme une incarnation des rêves collectifs qui se sont élaborés autour des attentats de la période des « années de plomb » et du terrorisme mafieux, selon une interprétation stabilisée par l’explicitation du pacte romanesque dans l’Avertissement au lecteur46.
On peut objecter que la finalité critique des récits qui portent sur les arrangements secrets entre mafia et pouvoir politique ne les empêche pas toujours de renforcer les ramifications non avérées des complots qu’ils évoquent. Pour prendre l’exemple significatif d’une œuvre non fictionnelle, les mots par lesquels Roberto Saviano ouvre son ouvrage Extra pure (ZeroZeroZero, 2013), enquête sur les réseaux transnationaux du trafic de cocaïne, n’échappent ainsi pas tout à fait à l’imaginaire du complot, qui informe le discours développé sur la mondialisation criminelle. Celui-ci est mobilisé dès le début du texte :
Erano tutti intorno a un tavolo, proprio a New York, non lontano da qui47.
Ils étaient tous assis autour d’une table, ici même à New York, pas très loin48.
L’évocation d’une réunion secrète entre les chefs des principales mafias du monde ancre l’enquête de Saviano dans la représentation complotiste d’une menace planétaire rapportée à la réorganisation des réseaux criminels transnationaux liés au trafic de drogues. Or, le narrateur d’Extra pure n’a pas été directement témoin de cette réunion – dont l’authenticité est contestable, Saviano ne donnant aucune information susceptible d’authentifier l’événement dont il parle. Cette première phrase n’est en effet qu’un élément du discours rapporté d’une source anonyme : un policier, qui confie cette information au narrateur en vue de la faire publier. Ce policier précise que son compte-rendu est lui-même issu d’une transcription de l’enregistrement clandestin, par un petit criminel mexicain, des paroles prononcées lors de cette réunion secrète.
Il y a dans cette multiplication des médiateurs entre le fait criminel et l’enquêteur de quoi jeter le trouble : en effet, le cadre pragmatique du récit de Saviano n’est pas celui d’une fiction, au sens de « feintise ludique partagée », selon la célèbre formule de Jean-Marie Schaeffer. Le récit n’en comporte pas moins un singulier décrochage sur le plan de la vraisemblance, avec d’une part l’impossibilité de vérifier l’adéquation du récit à une quelconque réalité factuelle, et d’autre part le caractère peu plausible de l’épisode. D’emblée, la probabilité du complot se retranche derrière la profusion des intermédiaires :
Ero stato contattato perché scrivessi il racconto di un racconto di un racconto49.
On m’avait contacté pour que je rédige le récit du récit d’un récit50.
Cette incertitude n’estompe en rien la sensation de péril :
Se vere, quelle parole avrebbero segnato la più temibile delle svolte possibili. [...] Una miscela pronta a comandare i mercati, a dettare legge nella finanza, a dominare gli investimenti51.
Si elles étaient vraies, ces paroles représenteraient le plus terrible des virages. […] Un mélange prêt à s’imposer aux marchés, à dicter sa loi à la finance, à dominer les investissements52.
Le programme de lecture d’Extra pure s’énonce donc ici sous l’auspice d’une perception conspirationniste du devenir sociohistorique, d’abord parce que son réalisme apparent renvoie aux soupçons liés à cette perception, dont celui d’un projet de domination du monde par une société secrète. Le livre de Saviano, à ce titre, articule bien le motif du complot criminel au registre qui caractérise quantité de fictions récentes faisant du complot un mode de perception de la réalité politique et sociale et du devenir de la société53. Significativement, la référence au crime organisé dans Extra pure reprend les schémas narratifs éprouvés des discours associés aux théories du complot :
Après tout, les « théories du complot » se présentent généralement comme des bribes d’un récit plus vaste sur les réalités cachées du monde. Ce sont des « révélations » qui ont le pouvoir de « tout changer », pour peu qu’on en saisisse les implications et les ramifications54.
De plus, les paroles prononcées lors de cette réunion ne révèlent rien de concret, du moins en termes de noms, de stratégies, ou même de faits. L’information transmise au narrateur ne fait dès lors qu’attiser sa fièvre interprétative, en relançant une compulsion herméneutique potentiellement infinie :
Io lo ascoltavo e setacciavo le parole come fossero sabbia per trovare la pepita, il nome. Ascoltavo quelle parole, ma cercando altro. Cercando indizi55.
Je tamisais ses mots comme s’il s’agissait de sable au milieu duquel dénicher la pépite, le nom. J’écoutais ces mots, mais je cherchais autre chose. Je cherchais des indices56.
Saviano envisage donc la présence du crime organisé à partir de traces, d’indices lacunaires, ce qui engage le lecteur dans une lecture « paranoïaque » de la réalité57. Même dans une œuvre pensée comme un texte de divulgation, la représentation du crime organisé ne s’exempte donc pas toujours du risque du figement de son objet dans un discours fasciné et alarmiste, au risque d’amenuiser sa portée dénonciatrice. Le récit factuel peut donc, lui aussi, mettre en relation le récit d’actions conspiratrices du crime organisé avec l’élaboration du complot comme mode de perception du réel. Sans se départir de clichés complotistes, elle est néanmoins mise ici au service d’une réflexion politique sur la gouvernance, qui verrait dans une criminalité implantée au cœur du monde légal l’agent de nouvelles formes insidieuses de contrôle de l’économie et de la société, par l’entretien délibéré de l’addiction aux drogues, ou par l’exploitation des crises économiques.
Configurations criminelles du secret à l’ère de la « société en réseaux »
Les profondes transformations des modes de production et d’échange économique à la fin du xxe siècle ont mis en lumière la question d’une concentration des capitaux et des processus décisionnels entre les mains de certains groupes d’intérêt privé disposant d’un pouvoir de conditionnement opaque, voire secret, des politiques publiques. Les thèses de Manuel Castells sur la structuration réticulaire des formes sociales, accélérée par la diffusion des technologies de l’information58, réactivent depuis leur diffusion initiale des questionnements sur la répartition du pouvoir entre acteurs étatiques et acteurs non étatiques, officieux, voire invisibles59. C’est ainsi que se pose, à l’endroit de cette répartition, la question de la pertinence d’interprétations qui prêtent aux mafias du monde, ou à des groupes d’intérêts privés, cette influence décisive. Par exemple, dans Le Nouveau Capitalisme criminel, le commissaire général de police et politologue français Jean-François Gayraud concède que « si la question “[Q]ui contrôle l’économie [?]” fascine les esprits avides d’explications par le complot, elle n’en demeure pas moins pertinente, surtout à l’ère d’un capitalisme financiarisé et mondialisé60 ». Il soutient cependant que l’hypothèse du complot s’avère insuffisante à expliquer ces processus : dans la mesure où les systèmes démocratiques « tol[èrent] une concentration excessive du pouvoir de l’argent au profit d’une oligarchie financière61 », cette concentration relèverait plutôt d’une « convergence », que Gayraud juge « naturelle et spontanée » plus qu’occulte62, d’intérêts privés issus des sphères légales et illégales.
L’hésitation entre éclairage des vices systémiques du capitalisme financier et interprétation conspirationniste est au cœur de Résister ne sert à rien de Walter Siti. Ce roman récent se présente comme le récit autofictif d’une amitié entre l’auteur et Tommaso, un brillant trader issu des quartiers pauvres de Rome, dont on apprend qu’il a été secrètement formé par la mafia pour étendre ses activités dans le secteur bancaire. Inspiré par « les révélations d’un repenti de la mafia63 », dont le double apparaît dans le roman sous les traits inventés de Morgan Lucchese, Résister ne sert à rien est une autofiction qui met en scène la rencontre de son auteur avec les membres du « Réseau », un conglomérat mondialisé, composé des membres d’anciennes et de nouvelles mafias ainsi que d’acteurs privés qui ont su tirer parti de la vitesse et de la liquidité des opérations de trading pour s’enrichir.
La nature hybride de ce conglomérat est détaillée dans deux tableaux64, insérés dans un long développement essayistique sur l’interpénétration des sphères de la mafia et de la finance. Ces passages descriptifs assortis d’organigrammes schématisent respectivement l’organisation des réseaux criminels impliqués dans le système bancaire, et le réseau financier lui-même, « avec le grouillement de sociétés associées, des banques dépositaires et des participations65 ». En creux, Siti formule par ce biais la thèse centrale de son roman : l’homologie croissante du fonctionnement de la société mafieuse et de la société tout court au sein d’une économie hybride où les frontières du légal et de l’illégal s’estompent jusqu’à disparaître. Pour Siti, le propos n’est pas tant de dénoncer l’existence d’un complot transnational que d’exposer comment l’influence des mafias profite du triomphe de l’individualisme et de l’irresponsabilité collective, des vices entretenus par un système économique dont il est devenu impossible de s’extraire.
Cette représentation réticulaire du fait criminel peut être renvoyée, pour une part, aux travaux de Manuel Castells sur l’avènement de la « société en réseaux ». Mais Siti articule surtout sa figuration du fonctionnement du capitalisme financier aux analyses de la « modernité liquide » de Zygmunt Bauman, notion qui désigne la disparition de repères sociaux stables et leur substitution par des modes d’organisation et de cohabitation lâches, au sein d’une société en perpétuel mouvement66. De fait, l’association criminelle du « Réseau » est composée d’individus qui ne sont plus liés par le sang, mais par des relations d’intérêt provisoires et révocables :
[M]a non siamo una Spectre, non ci conosciamo tutti... molte cose, poste certe premesse e una visione comune, vanno in automatico... si allarga l’influenza convincendo altre signorie locali67…
[N]ous ne sommes pas un Spectre, nous ne nous connaissons pas tous… beaucoup de choses, une fois certaines prémisses et une vision commune posées, fonctionnent automatiquement… l’influence s’élargit en convaincant d’autres seigneuries locales68…
Siti semble aussi puiser chez Guy Debord la critique de l’économie du secret qui régirait la société du « spectaculaire intégré », selon les Commentaires sur la société du spectacle :
[I]l est difficile d’appliquer le principe Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au point de confluence d’un très grand nombre de mystères69.
Dans Résister ne sert à rien, le secret qui profite aux intérêts du « Réseau » n’est presque plus imposé par l’omerta, quoique ses membres n’hésitent pas à recourir, à l’occasion, à l’assassinat de journalistes, de lanceurs d’alerte ou d’opposants politiques. Il est bien plus sûrement garanti par la nature même des transactions financières qui lui permettent de s’enrichir. Les métaphores de la liquidité et de « l’argent fantôme », qui répondent aux paradigmes anthropologiques de la « modernité liquide » et de « la société du spectacle », se présentent comme des outils heuristiques permettant de décrypter les menaces qui pèsent sur nos systèmes politiques et économiques. Siti écarte donc, en apparence, les représentations complotistes du devenir sociohistorique (et socio-économique) dans son roman.
Cependant, la relève des élites criminelles par une nouvelle élite affranchie des limites de l’Ancien Monde, tout en suivant une logique de sélection presque mécanique, comme dénuée d’intentionnalité, est associée à des entreprises conspiratoires selon des formulations inspirées, là encore, par les thèses de Debord70. Plus significatif encore, les opérations du « Réseau » n’obéissent pas uniquement à une volonté d’enrichissement personnel, mais s’inscrivent d’après le roman dans un projet de gouvernance générale :
La nuova criminalità finanziarocentrica [...] gradisce piuttosto gli animali che si credono liberi e corrono verso il cibo senza essersi accorti che il percorsco seguito era in realtà un labirinto rigorosamente predisposto. [...] Morgan lo sa da quand’era ragazzo: se vuoi essere sicuro che gli altri prendano la decisione B, non devi porli davanti al dilemma A o B, ma fare in modo che A non si presenti nemmeno alla loro mente e che la loro libertà si eserciti unicamente nella possibilità di scegliere tra B1 e B271.
La nouvelle criminalité financiéro-centrique […] apprécie plutôt les animaux qui se croient libres et courent vers la nourriture sans s’être aperçus que leur parcours est en réalité un labyrinthe rigoureusement prédisposé. […] Morgan le sait depuis son adolescence : si vous voulez être sûr que les autres prennent la décision B, vous ne devez pas les placer devant le dilemme A ou B, mais faire en sorte que A ne se présente même pas à leur esprit et que leur liberté s’exerce uniquement sur le choix entre B1 et B272.
Le terme même de « Réseau », associé de longue date à la terminologie des sociétés secrètes73, permet en l’occurrence de désigner le vecteur de nouvelles formes d’exploitation par le capitalisme financier. Mais l’usage axiomatique qu’en fait Siti – à l’exemple de nombreux discours qui reprennent le terme de façon parfois « fétichiste74 » – ne finit-il pas par résonner, au fond, avec l’idée d’un dessein secret gouvernant le monde, à suggérer des dynamiques autonomes échappant au contrôle de la société civile et du politique ? En recourant à la terminologie du « réseau », s’acquitte-t-on à si bon marché des représentations complotistes qui peuvent informer, voire modeler la critique du pouvoir ? Il est vrai, par ailleurs, que la nouveauté relative de la notion de réseau dans la recherche en sociologie ne doit pas faire oublier l’ancienneté de l’imaginaire réticulaire associé aux sociétés secrètes.
Cette ambivalence est encore plus visible dans les modalités narratives de la levée du secret sur les activités du « Réseau » par le narrateur. Morgan autorise en effet ce dernier à publier son roman à condition d’effacer les indications qui permettraient de l’identifier. L’opération de dévoilement effectuée dans la diégèse présente donc, au niveau de la lecture, un contraste avec le brouillage méthodique entre fait et fiction, programmé par l’inscription du livre dans le genre de l’autofiction. La note finale du texte précise à cet égard la teneur du pacte de lecture :
I riferimenti ad aziende, partiti politici o amministrazioni locali sono da ascrivere al registro del verosimile e non del vero75.
Les références aux entreprises, partis politiques ou administrations locales sont à inscrire au registre du vraisemblable et non du vrai76.
La distorsion des données réelles est ici présentée comme condition nécessaire à la transmission des histoires relatées par le livre. Au régime de l’indice, qui se prête à une quête paranoïaque et sans fin des traces laissées par un pouvoir occulte, Siti préfère, en somme, l’ambiguïté d’un pacte fiduciaire avec son lecteur, qu’il laisse entièrement juge du protocole choisi :
[S]arò lo strumento retorico attraverso cui passano i fatti per depurarsi e acquistare senso, deformandosi : un pagliaccio al servizio delle cose77.
[J]e serai l’instrument rhétorique à travers lequel les faits passent pour s’épurer et prendre du sens, en se déformant : un pitre au service des choses78.
Ainsi, l’actualisation romanesque des représentations du crime organisé, ici perçu au prisme de la notion de réseau, ne préjuge pas de la persistance de certains effets de lecture, particulièrement des effets provoqués par le dévoilement, qui tendent à spectaculariser l’objet de la critique politique.
À la fois influencées par l’histoire et par des savoirs en perpétuelle construction sur les sociétés criminelles, les narrations du crime organisé dans le roman et dans l’essai italien contemporains sont donc aussi informées par des représentations et perceptions protéiformes du complot. C’est du moins ce que souligne l’étude du Jour de la chouette, de La Saison des massacres et de Résister ne sert à rien, où des allusions à des complots criminels concrets entrent en tension avec les évocations de connexions entre d’inaccessibles systèmes de pouvoir ramifiés et décentralisés. Le motif du complot permet à ce titre d’évoquer un monde substituant au « contrat social » de nouveaux phénomènes d’allégeance, de collusions d’intérêts, et plus largement, de modes de gestion et de contrôle opaques. Par ailleurs, la requalification des phénomènes de crime organisé en phénomène de pouvoir, qui permet de figurer l’éclatement de la chose publique sous la pression d’intérêts privés et convergents, tend à s’articuler à un éloge voilé de la lecture du réel au prisme du complot – à la valorisation d’une pensée complotiste, en somme. Il faut à ce titre souligner l’ambivalence des effets de lecture programmés par les textes dont il a été question, où la mise à distance des fantasmes de complot n’empêche pas leur réapparition sous d’autres images et termes proches, à l’instar de celui de « Réseau ».
Il reste que, derrière les références plus ou moins avouées aux manifestations multiples de l’imaginaire du complot, la façon qu’ont les œuvres de Saviano, Siti et d’autres d’investir la marge entre le connu et le probable leur permet de prendre position face aux crises politiques et institutionnelles, de revendiquer un pouvoir d’élucidation de l’histoire immédiate, et de s’autoriser à formuler un diagnostic à l’égard du politique dans les sociétés dites postmodernes. Ces ruses des récits du crime à l’égard des pans mal connus de l’histoire ne leur permettent pas toujours de se défaire de la séduction qu’offre le complot sous toutes ses formes. Elles n’en contribuent pas moins à éclairer la position en tiers qu’ils cherchent à occuper, entre rigueur documentaire et écueils de l’imagination.