Que cachent les murs et les barbelés ? Regards croisés sur la frontière
Les mouvements de décolonisation et la fin de la guerre froide ont montré qu’un système de construction du monde est arrivé à son terme, et qu’avec lui s’est achevée une époque qui considérait l’espace comme un instrument efficace pour maîtriser l’Autre, lui-même sujet à une double expropriation : spatiale et culturelle. Si la chute du mur de Berlin a entraîné une période de paix et de liberté en Europe, elle a aussi marqué l’avènement d’un monde sans frontières, caractérisé par l’intensification des flux transnationaux et la standardisation des modèles économiques et des pratiques culturelles. En réalité, la mondialisation n’a pas fonctionné pleinement comme cette force globalisante ayant la faculté d’uniformiser les modes de vie et d’annuler les spécificités locales1. Au contraire, sur le plan culturel, elle les a accentuées, réinventées, déterritorialisées, créant une multiplication de « sphères publiques diasporiques2 ». De même, l’effondrement du mur de Berlin n’a pas empêché la construction d’autres murs et clôtures de séparation à travers le monde. Son imaginaire a contribué en effet à renforcer le pouvoir symbolique de la ligne frontalière, entraînant une politique d’emmurement du monde3.
À partir de 2010, et plus particulièrement depuis 2015, on assiste à une recrudescence des murs aux frontières européennes sous prétexte de bloquer l’immigration clandestine. Le géographe Michel Foucher estime que, trente ans après Berlin, soixante-dix-sept frontières nouvelles ont été dressées sur le globe ; traduit en chiffres, on compte plus de 40 000 kilomètres de démarcations territoriales, ce qui équivaut à la circonférence de la Terre4. Notre monde est resté westphalien, découpé par des lignes géographiques et culturelles, matérielles et idéologiques. Ce constat révèle une conception « cloisonnée » de l’espace qui se heurte à l’hétérogénéité des flux migratoires et se manifeste dans les discours que les médias et les débats politiques construisent sur ce sujet. Si la migration met en évidence le caractère mobile et hétérogène des espaces, le migrant qui les traverse continue à figurer de manière négative dans la narration médiatique et politique, réduit souvent à une entité abstraite, problématique, qui se détache des contextes d’appartenance et des parcours singuliers. En effet, on associe généralement la migration à la criminalité, au terrorisme, à l’invasion, au choc des civilisations. Le résultat est une simplification extrême du phénomène qui renforce la vague de peurs liée à la menace sécuritaire, au piège identitaire, à la radicalisation, et à l’incompatibilité culturelle5. Selon l’eurodéputé et vice-président de la Lega Roberto Vannacci, le migrant est celui qui « vole et viole6 » et impose sa propre langue et culture dans un pays qui ne lui appartient pas. Il s’agit d’une considération partagée par d’autres personnages du monde politique qui reflète la pensée de l’extrême droite, et inscrit les discours nationalistes, xénophobes et racistes comme un fait politique majeur de notre époque7. Mais pourquoi la peur des migrants doit-elle se transformer nécessairement en repli sur soi, mépris et rejet des autres8 ?
Dès la fin du xxe siècle, et notamment à partir de 2010, le débarquement d’immigrés africains à Gibraltar, Lampedusa, Malte, et Lesbos – et simultanément les naufrages et les drames au large des côtes européennes – ont incité les chercheurs et les experts internationaux à reconsidérer la priorité accordée par les États à la fermeture des frontières pour freiner l’immigration clandestine. De fait, ils ont constaté que cette politique d’emmurement n’est pas seulement irréaliste, mais qu’elle entraîne aussi des conséquences tragiques, se traduisant souvent en perte de vies humaines et en souffrances importantes. C’est l’orientation du travail de Cristina Cattaneo, professeure de médecine légale et directrice du laboratoire LABANOF9 à Milan, en Italie. Dans Naufrages sans visages (2019), Cattaneo raconte son travail d’enquête après le naufrage d’un chalutier transportant près de mille personnes vers l’Europe10. À travers l’identification des dépouilles des migrants avec un gilet, un jean ou une chemise, l’auteure s’engage à identifier chaque migrant mort en Méditerranée pour redonner un nom et un visage à ces naufragés auxquels tant les institutions que leur communauté ne semblaient pas s’intéresser11. C’est la même posture qu’adopte la géographe Camille Schmoll dans Les Damnées de la mer, une enquête sociospatiale sur la visibilisation des femmes en contexte migratoire ; elle y dénonce les effets tragiques des politiques migratoires et met en lumière la dimension humaine des franchissements12. Pourquoi l’Europe se barricade-t-elle, presque militairement, contre une prétendue invasion alors qu’il s’agit simplement de personnes recherchant un avenir meilleur ailleurs ?
En réalité, la rhétorique de la stigmatisation du migrant est une stratégie sécuritaire visant à protéger les territoires des dangers extérieurs, y compris de celui seulement perçu comme menaçant et indésirable pour la communauté. Le blocage du navire humanitaire Sea-Watch par le gouvernement italien, suivi de l’arrestation de sa capitaine, Carola Rackete, illustre clairement la manière dont les institutions considèrent le migrant, et légitiment leurs politiques migratoires. En effet, le migrant qui arrive en Europe est souvent représenté comme une menace selon différents types de représentation, allant du sens commun à la propagande politique, et même au sein de certaines recherches académiques. L’étranger qui arrive constitue d’abord un « problème » pour l’Europe qui doit gérer l’entrée massive de milliers de personnes sur ses territoires. Puis, il représente un « dysfonctionnement du système », car sa présence demande la mise en place de politiques d’intégration adéquates afin de prévenir les conflits sociaux pour assurer une cohabitation pacifique. Enfin, le migrant apparaît comme une « nuisance » qu’il faut enrayer, masquer, pour rétablir une situation antérieure perçue comme rassurante, ce que le mur de Berlin symbolisait de manière exemplaire13. Certes, le mur rassure, protège, met à l’abri ; mais il est aussi un « support de consolidation des différences14 » portant à la disparition de l’autre, c’est-à-dire à l’effacement de cette altérité qui est nécessaire à notre existence sociale et à notre humanité. Quel type de message peut alors véhiculer l’érection d’un mur en béton ou l’installation d’une clôture de barbelés entre deux pays proches, voisins ? La crise des migrants n’est-elle pas, en réalité, une crise des politiques d’hospitalité15 ?
Selon la philosophe américaine Wendy Brown, l’institution du mur n’a aucune efficacité sur le plan fonctionnel, mais son retour revêt un pouvoir discursif, symbolique et théâtral16, comme le montrent les barrières de séparation de Ceuta et Melilla, la fermeture des ports italiens, la grande muraille entre les États-Unis et le Mexique, et bien d’autres. Celui-ci en particulier prend une acuité nouvelle ces derniers temps avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Avec sa politique de « tolérance zéro », le président américain fait de la lutte contre l’immigration illégale son cheval de bataille ; il promet à son électorat d’organiser « l’opération de déportation de masse la plus importante de l’Histoire17 » afin de reprendre la souveraineté et de restaurer l’ordre aux États-Unis. Le 20 février 2025, la diffusion de la photographie d’un groupe de migrants expulsés des États-Unis, avec les chevilles et les poignets entravés, en train d’embarquer sur un avion militaire vers l’Amérique du Sud, produit un effet de « choc et effroi » sur le paysage de la frontière18. D’après le journaliste Roberto Saviano, il s’agit d’une stratégie discursive, propre à la communication politique, qui est désignée par l’expression « propagande négative19 ». Elle consiste à utiliser une information vraisemblable (vraie ou fausse) contre l’ennemi, dans ce cas le migrant, pour le délégitimer, en tirant parti des peurs et des anxiétés que celui-ci peut susciter chez les membres d’une communauté. C’est ainsi, selon Saviano, que s’ancrent les figures du migrant envahisseur ou de l’Arabe fondamentaliste dans l’imaginaire collectif, et que se matérialisent les limites territoriales. De fait, la présence de murs et de barbelés autorise en quelque sorte la légitimité de l’hostilité et du mépris qui sont convoqués pour exacerber l’opposition, le contraste et l’incompatibilité fondés sur des positions identitaires et des connotations de nature socio-économique, culturelle et raciale. À l’ère de la libre circulation des marchandises, des biens et des personnes, est-il encore envisageable de mettre en place des processus de frontiérisation pour empêcher des personnes en détresse de rejoindre les côtes européennes ? Que veut-on signifier, se demande la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary, lorsque l’on rend visibles les limites géographiques de son territoire20 ? Dans une optique affirmative, la mondialisation annonce l’avènement d’un espace mondialisé qui se veut garant de la libre circulation et des droits de l’homme. Cependant, en contexte migratoire, les États mettent en place des filtres et des dispositifs de surveillance et de contrôle afin de limiter la mobilité des étrangers en situation irrégulière, les reléguant aux marges du monde habitable. Or, face à ces « géo-graphies » marginalisées, et amplifiées par les discours politiques et médiatiques, les arts mimétiques ne sont pas absents. En particulier, les écrivains et les cinéastes contemporains se focalisent sur la représentation du périple migratoire vers l’Europe, mettant en exergue les implications sociales, culturelles, linguistiques et éthiques que ces déplacements engendrent dans la sphère de l’imaginaire à l’échelle mondiale.
Dès le début du xxie siècle, un grand nombre d’artistes et écrivains de renommée internationale se sont attelés à déconstruire le discours dominant sur la migration, abordant cette thématique selon une perspective inédite : le transit (le passage du détroit de Gibraltar, la traversée du désert et de la Méditerranée, le franchissement de murs, le contournement de dispositifs règlementaires, etc.). Pourtant, le voyage des migrants ne se réduit pas à un trajet linéaire, à un déplacement d’un point de départ à un point d’arrivée, avec tous les risques que cela implique, comme les médias le racontent. Il s’agit en réalité d’une expérience rude, douloureuse, traumatique, qui se cristallise de nos jours dans l’image d’embarcations chargées de migrants à la dérive en Méditerranée21. La notion de traversée se situe alors au centre de notre étude dans la mesure où le transit vers l’Europe est conçu comme une pratique de franchissement de frontières multiples (géographiques, culturelles, sociales, linguistiques, idéologiques) qui s’inscrit dans une dimension relationnelle des espaces, et qui entrecroise le vécu émotionnel et tragique des trajectoires parcourues. Bien que la traversée soit une expérience qui met à rude épreuve le voyageur, ici le migrant, celui-ci conçoit son expérience non seulement comme étant pénible et périlleuse, mais aussi comme un mirage, un rêve, une rédemption des souffrances qui lui offre la possibilité de se construire une nouvelle vie en Europe. Les auteurs et les cinéastes proposent ainsi des discours, des représentations sociales et des modèles alternatifs du vécu migratoire, dans lesquels ce qui émerge n’est pas tant la figure du migrant, de l’expulsé, mais plutôt la charge humaine et émotive de ses déplacements. On peut citer à titre d’exemples les romans et les textes suivants : Cannibales, Mbëke mi, Dans la mer il y a des crocodiles, Ne me dis pas que tu as peur, La Frontiera, Esodo, In mare non esistono taxi, Exit West et Mur Méditerranée. Parmi les œuvres filmiques, on peut mentionner : La Pirogue, Terraferma, Ceuta douce prison, La Isla de Perejil, Atlantique, Fuocoammare et Io Capitano22. Ce ne sont que quelques-uns des ouvrages qui composent le panorama culturel des représentations des espaces frontaliers et qui incitent les chercheurs en sciences humaines et sociales à repenser la notion de frontière au xxie siècle. Le but est de sonder l’imaginaire de la frontière pour proposer une façon autre de voir le migrant et le monde qui nous entoure23. Bien que la frontière soit généralement « conçue » comme une ligne de démarcation nette séparant deux espaces contigus, elle n’est pas « perçue » pourtant comme le point de fixation des identités politiques et culturelles24. La représentation de cet artefact ancestral converge, chez les auteurs et les cinéastes, vers une vision cosmopolite de la frontière, laquelle se reflète dans la construction d’un espace ouvert, composite, fragmenté, qui est traversé par une multitude de flux et de trajectoires. Ici, les expériences du passé s’entremêlent et se superposent aux expériences traumatiques du présent, en modifiant l’imaginaire de la ligne frontalière. Une telle approche remet en cause aussi la figure du migrant, lequel est perçu dorénavant comme un aventurier, un nomade, un individu qui transgresse les divisions spatiales et symboliques du monde en quête d’un refuge et d’une nouvelle vie ailleurs. On est confronté à des géographies chaotiques et imprévisibles, mais également singulières et complexes, qui exigent l’effort de concevoir le processus de la migration autrement que dans sa seule acception géographique de déplacement de personnes et de changement de territoire. Les ouvrages abordant le périple migratoire intègrent aux discours spatiaux sur ce sujet une dimension culturelle inédite qui émerge de la valorisation des transferts et des échanges transculturels engendrés par la transgression des espaces frontaliers. Il en dérive une conception renouvelée de la migration en tant que « mobilité », c’est-à-dire mode de vie d’une condition sociale spécifique : la condition globale, voire cosmopolite25. Or, c’est dans ce contexte géographique et socioculturel – que l’on peut qualifier de transnational, transculturel, rhizomatique, mondial, hybride – que les écrivains et les cinéastes abordent la question de la mobilité et reconfigurent les espaces migratoires par le truchement de l’imaginaire de la frontière. Bien que les termes de mobilité et de frontière constituent de leur part une tautologie éclatante, il est avéré aussi que les arts mimétiques peuvent contester cette vérité par la représentation d’une mobilité humaine qui assigne à cet entredeux un espace-temps complètement nouveau. Comment son espace est-il agencé par les arts mimétiques ?
Dans une approche spatiale de type anthropologique, la frontière est conçue comme une zone de contact, un espace dialogique, où peuples, langues, cultures, traditions et croyances, provenant d’aires géographiques diverses, se rencontrent, s’affrontent et s’échangent en intégrant de nouveaux éléments dans leur répertoire culturel. Pour ce faire, les individus en déplacement élaborent des réponses singulières, transforment les pratiques acquises et les réadaptent aux modèles culturels de référence26. La frontière devient alors un espace relationnel qui acquiert la forme du rhizome où tout élément peut être relié à tout autre selon un principe de connexion a priori imprévisible, aléatoire ; ainsi, ce qui est proche et familier s’entremêle et s’entrecroise avec ce qui est lointain et étrange27. En d’autres termes, les cultures en voyage se déterritorialisent, puis se territorialisent, pour enfin se reterritorialiser dans d’autres types d’espaces, réels ou imaginaires28. C’est ainsi que l’Europe acquiert, pour le migrant qui la rêve et la convoite, une dimension chimérique, fantasmée, qui se réactualise constamment par la représentation du référent spatial. « Voilà l’Espagne ! Du sommet de la colline j’ai eu envie du coup de plonger et de m’envoler pour me retrouver en Espagne29 », s’exclame l’un des migrants du film documentaire Ceuta, douce prison. Bien que Ceuta soit espagnole, elle n’est pas perçue par les migrants comme étant un territoire européen, car une stricte politique d’externalisation des frontières est en vigueur depuis les années 1990. En outre, une barrière de séparation, équipée d’un système de surveillance sophistiqué, la sépare de l’Afrique du Nord, ce qui renforce son assimilation à une prison à ciel ouvert aux portes de l’Europe, comme l’évoque d’ailleurs le titre du film. Le lexique carcéral est souvent utilisé pour décrire les lieux de confinement de l’expérience migratoire où la maîtrise du temps et de l’espace est contrôlée et limitée30. Au contraire, l’Espagne continentale est perçue comme étant une terre de rêve, un lieu fantasmé, vers lequel les yeux des migrants se tournent et leurs désirs se dirigent, dans l’attente d’obtenir l’asile ou un titre de séjour. C’est dans cet espace-temps mythifié que les migrants trouvent un refuge contre la brutalité de la frontière, l’ennui de l’attente et la dureté de leur condition sociale qui les empêche de rejoindre l’Europe. Si la proximité géographique entre les deux pays semble se contracter par la représentation du référent spatial, leur distance temporelle, en revanche, s’accentue considérablement jusqu’à tendre vers l’indéfini sinon l’infini dans l’itinéraire existentiel de la migration. Dans le film documentaire, en effet, le temps s’écoule lentement pour ceux qui attendent de passer de l’autre côté. En réalité, c’est l’attente le véritable protagoniste du film, non les migrants : elle transforme la courte distance physique en un espace-temps dilaté où le quotidien se fige dans une routine marquée par l’ennui, l’immobilisme, la frustration et les sentiments d’impuissance et d’inutilité31. Pour échapper à cette précarité existentielle, les migrants se projettent alors dans un monde imaginaire, mais que la vue cristallise. En contemplant l’Espagne depuis Ceuta, les migrants réinventent leur présent et imaginent leur futur au-delà de cette ligne de sable, que nous appelons frontière, mais qu’ils considèrent comme une chimère. Cette attitude témoigne d’une forme de résistance à l’enfermement pour préserver un projet de vie voué au contraire au déplacement permanent. C’est le même regard que porte le migrant sénégalais sur l’ilot Persil (ou ilot Leila) dans La Isla de Perejil32 ou les naufragés sur Lampedusa dans Terraferma. La thématique de la transformation du temps, provoquée par l’immobilisme ou le mouvement de l’individu à travers l’espace, est une constante aussi des « écritures du périple33 » comme on le constatera plus tard dans Dans la mer il y a des crocodiles et dans Exit West. Or, cette tension entre proximité spatiale et distance temporelle met en lumière une évidence : la violence et l’épaisseur de la frontière moderne ; mais à celle-ci s’ajoute la condition liminale caractérisant depuis toujours l’être migrant, c’est-à-dire le fait d’habiter entre plusieurs mondes, plusieurs ancrages34. En général, on peut affirmer que, chez les « candidats à la migration35 », le temps s’efface au profit d’un espace qui s’étend à l’infini dans le voyage périlleux qu’est la migration.
Nonobstant leurs diversités éclatantes, les territoires frontaliers sont perçus généralement comme des lieux emblématiques, des sites de (non-)rencontre, des espaces du dedans (« nous ») et du dehors (« eux ») qui s’ouvrent à l’altérité de manière brutale. Cela se traduit sur le plan de la représentation par une pensée contemporaine de type transnational, faisant l’éloge de la mobilité et de la relation et prenant en compte le divers, l’hybride, dans toute sa singularité et sa complexité. Car si chaque société « produit » un espace (c’est l’espace « qui tue » de la racine unique36), la mobilité en produit un autre, plus abstrait, qui contient les sédiments et les strates de chaque société humaine l’ayant traversé auparavant et qui continue à le traverser aujourd’hui. Le sociologue Ulrich Beck met quant à lui l’accent sur le fait que la condition cosmopolite diffère de la conscience cosmopolite, « c’est-à-dire que le constat de la mondialisation des vies n’amène pas nécessairement vers un désir et une volonté d’être cosmopolites37 ». En effet, être global n’implique pas nécessairement le cosmopolitisme, car la connaissance du monde passe aussi, précise l’anthropologue Michel Agier, par la conscience de l’indésirable au monde, ce que l’expérience traumatique de la frontière matérialise. Bien que la conscience cosmopolite soit pragmatique et situationnelle, écrit Agier, elle n’est pas du tout séparable de la condition cosmopolite qu’il définit comme « le fait de vivre ici et maintenant (localement) avec le monde en tête, à la fois contexte et protection38 ». Dans les représentations littéraires et cinématographiques, le voyage de migration est montré comme une pratique de franchissement de frontières, réelles et imaginaires, où le migrant est décrit comme un aventurier, un être courageux capable de surmonter les plus grands dangers et difficultés par son héroïsme et sa bravoure afin d’atteindre l’Eldorado européen. Car ils se disent des aventuriers, des voyageurs, des candidats au départ, refusant toute forme de préjugé et de victimisation39. Au demeurant, élaborer des stratégies, s’imaginer en aventurier, comprendre qu’on entre dans l’épreuve d’un labyrinthe culturel en franchissant les frontières du monde, ne sont-ce pas là des manifestations claires et évidentes d’une conscience cosmopolite, telle que l’interroge Agier dans La Condition cosmopolite40 ? Dans une approche géocritique41 centrée sur l’étude de la spatialité de la frontière, la mobilité devient le dispositif de compréhension de la diversité et de la différence au sein d’un contexte plus large, qui s’étend désormais au-delà du simple cadre local, voire national, et qui s’insère dans un contexte de circulation des identités, de déplacements permanents et d’échanges. Comme le dit Agier, « c’est dans la diversité de leurs raisons d’être, de leurs motivations, des sentiments, des croyances ou des convictions […] [que] ces expériences transforment les personnes dans leur rapport à l’État-nation comme aux étrangers42 ». Les arts mimétiques jouent alors un rôle premier dans l’étude des représentations des formes de la frontière, à supposer qu’elles puissent être bien plus qu’une pure provocation au voyage : opposant l’identité-relation à l’identité-racine, le rhizome43 à la racine-unique, le « lisse » au « strié44 », elles impliquent l’hospitalité envers les autres et appellent le monde au partage et à la compréhension réciproque45.
Réécrire le monde par la frontière. Le cas d’Exit West et Nel mare ci sono i coccodrilli
Au-delà de son aspect physique, une frontière représente simultanément plusieurs choses : protection et interdiction d’un côté, zone de créativité, d’échange et de partage de l’autre. À partir des années 2010, on observe une recrudescence d’œuvres focalisées sur la représentation de la frontière moderne. D’après Amilhat-Szary, en effet, chaque fois qu’une frontière s’érige, de nouvelles formes d’art émergent à travers le monde, dont le sens est extrêmement complexe46 ; révélant entre autres les formes et les modalités selon lesquelles le paysage frontalier est perçu, vécu et conçu par les cinéastes, les artistes et les écrivains de l’époque. Mais, à quoi servent véritablement les murs et les barbelés définissant les limites géographiques d’un pays et le champ de compétence d’un pouvoir politique ? Qu’est-ce qui suscite cette « obsession des frontières47 » dans un monde de plus en plus dématérialisé, fluide, mobile ? Il est notoire qu’une frontière sert à endiguer des flux, à empêcher des étrangers d’entrer dans un pays, mais aussi à limiter les phénomènes de transculturation, de créolisation et d’hybridation pour préserver l’« identité de la racine unique48 ». D’après Foucher, en effet, les frontières ne sont que des « marqueurs symboliques49 » nécessaires aux nations en quête d’un dedans pour interagir avec un dehors : elles servent à renforcer le sens d’appartenance nationale pour certains, à construire les discours sur les identités culturelles pour d’autres. À ce stade, une question s’impose : comment les auteurs de la fiction rendent-ils compte de la diversité du monde par la mise en récit de l’espace frontalier ? Comment prennent-ils part à la construction d’un imaginaire cosmopolite où la frontière se situe au centre du processus discursif en tant qu’espace d’ouverture et de coexistence ?
Les franchissements de frontières et les mouvements de population, surtout en contexte migratoire, ont toujours inspiré la littérature et les arts contemporains, comme en témoignent le Border Art, la littérature de la migration, la littérature postcoloniale, les écritures migrantes, la World Literature, etc. Selon l’anthropologue d’origine indienne Arjun Appadurai, les déplacements de personnes et l’emprise médiatique sont les deux nouvelles forces de la modernité ayant de fortes répercussions sur le plan de l’imagination et, par conséquent, sur la représentation des espaces et sur les espaces de représentation50. Comprendre la mobilité veut dire étudier aussi les effets que les représentations de la frontière provoquent sur le « travail de l’imagination » pour voir à quel point les représentations que nous produisons sont influencées par nos perceptions et nos croyances ainsi que par les flux d’images et d’informations qui nous enveloppent et qui façonnent notre imaginaire. Dans cette partie, on abordera la question de la mobilité au travers de la notion de frontière à partir de deux romans : Exit West de Mohsin Hamid et Dans la mer il y a des crocodiles de Fabio Geda. L’accent est mis notamment sur la frontière en tant qu’espace de transgression afin d’étudier la relation que sa représentation entretient avec le monde de référence51. À ce propos, Bertrand Westphal, précurseur de la géocritique, écrit : le réel existe, « c’est le mur qui est devant nous [et] le langage permet d’en faire autre chose qu’un empilement de briques52 ». L’objectif des écrivains est alors double : primo déjouer le dispositif frontalier par le biais du langage afin de créer de nouvelles alliances politiques et culturelles pour lutter contre l’enfermement, la xénophobie et le refoulement des migrants, secundo déconstruire la représentation stéréotypée du migrant par la mise en cause du référent spatial.
Bien que la représentation de l’espace frontalier diffère d’un texte à l’autre, les auteurs de la fiction veulent construire un discours sur la frontière qui soit universellement partagé et qui vise à dépasser les particularités territoriales et les spécificités ethniques et culturelles pour embrasser une perspective cosmopolite du monde. Car comme l’estime Agier, « une condition cosmopolite se forme en même temps que la modernité se transforme en régime mondial, hybride, encore naissant53 ». Que la mondialisation et la mobilité entretiennent une relation mimétique avec le référent est avéré : les deux participent à la production de l’espace du monde et du texte. Mais, que se passerait-il si du jour au lendemain la fiction faisait disparaître les frontières des cartes du monde ? Que la frontière soit ambiguë, contradictoire, irrationnelle, inégale et discontinue est une évidence. Bien qu’elle serve à matérialiser les limites internationales, elle les rend toutefois susceptibles de bouger, de se déplacer, en raison des nombreuses mobilités qui la parcourent. Au-delà de son apparente continuité, son épaisseur ressentie met en évidence son caractère discontinu, fragmenté, hétérogène. En effet, c’est dans cet espace mouvant que peuvent se construire et constituer des espaces identitaires nouveaux où la limite devient potentiellement créatrice de nouveaux liens et génératrice de rencontres cosmopolites.
Publié en 2018, Exit West de Mohsin Hamid aborde la thématique migratoire par le récit du voyage de migration de deux amoureux, Nadia et Saeed, qui fuient leur pays natal ravagé par la guerre et la violence. Lorsque des troubles civils éclatent, les deux héros découvrent des portes qui les transportent magiquement vers des terres lointaines. Dans ce roman dystopique, aux limites parfois de la science-fiction et du fantastique, la frontière prend la forme d’un « portail magique » reliant les espaces les plus distants de la planète comme d’un simple « clic ». Des liens vers d’autres sites souvent imaginaires, sinon dématérialisés, peuvent ainsi éclore instantanément et conduire « n’importe où, souvent très loin de ce piège mortel qu’est devenu le pays54 ». À l’instar de l’internaute, les deux personnages se déplacent vers d’autres espaces et d’autres temps échappant à une distance qui embrasse un « tiers du globe55 ». À la place de postes de contrôle ou de barrières de fils de fer barbelés, des portes s’offrent aux héros dans les lieux les plus insolites de la planète (« une clinique dentaire dépourvue d’analgésiques et de médicaments56 »), leur ouvrant le chemin vers l’Occident. Exit West est sans doute le roman le plus révolutionnaire, contestataire, que l’on puisse mentionner sur ce sujet. Tandis que l’Europe se blinde pour contrer le mouvement des migrants, Hamid efface les murs et les visas en imaginant des portes magiques. Avec ce récit dystopique sur la migration, Hamid propose une compréhension moins rigide de l’altérité qui, au xxie siècle, passe nécessairement par la réinvention de l’espace de la frontière. On ne sait pas exactement où les portes se situent, combien elles sont et à quel moment de la journée elles vont s’ouvrir, mais on sait qu’elles ne sont pas identiques et qu’elles se différencient par le lieu auquel elles amènent. Il y aura ainsi les « portes de sortie » qui sont des portes de première classe conduisant vers les pays les plus riches ; et puis, il y aura les « portes d’entrée », de deuxième classe, moins surveillées, menant les héros vers les pays les plus indésirables :
Les portes de sortie, c’est-à-dire celles qui mènent à des destinations plus prospères encore, sont sévèrement gardées, tandis que celles d’entrée, ouvrant sur des contrées plus pauvres, ne sont pratiquement pas surveillées, peut-être dans l’espoir que les nouveaux arrivants finiront par retourner là d’où ils sont venus, même si très peu d’entre eux l’ont jamais fait, ou tout bonnement parce qu’elles sont trop nombreuses – et les points d’origine défavorisés trop divers – pour être toutes placées sous surveillance57.
La distinction entre les portes d’entrée et de sortie permet à Hamid de mettre en lumière les effets pervers de la mondialisation sur la mobilité dont la problématique questionne le droit international, lequel distingue le « droit de sortie » et le « droit d’entrée ». Si auparavant il était plus difficile de sortir de chez soi que d’entrer dans un autre pays, car les États avaient souvent besoin de main-d’œuvre ou voulaient peupler les territoires vides du « Nouveau Monde », aujourd’hui, la situation migratoire s’est visiblement inversée58. Plusieurs travaux académiques l’expliquent, la littérature le montre. On peut sortir de son pays, certes, mais il est toujours plus compliqué d’entrer dans un autre pays, voire un autre continent. Murs, camps, prisons, centres de détention se sont multipliés, avec une militarisation des contrôles59. C’est l’expérience que fait Enaiatollah Akbari, le héros de Dans la mer il y a des crocodiles, lequel est confronté régulièrement à une ligne-frontière qui l’empêche de progresser dans son périple de migration vers l’Europe. Le héros fait donc acte de résistance et transgresse les interdits en franchissant les frontières qu’il ne reconnaît pas et qui en même temps ne le reconnaissent pas en tant qu’être humain. L’assimilation du migrant à l’animal est une figure de style récurrente dans les textes littéraires et elle date de très longtemps. Dans l’histoire coloniale, l’animal a souvent valu comme métaphore dépréciative pour désigner l’altérité et la sauvagerie de l’être colonisé au point de constituer une catégorie incluant toutes les victimes de la prédation impérialiste des Européens60. Cette logique binaire semble se réactualiser aujourd’hui parmi les partisans de l’idéologie du frontiérisme, lesquels tendent à reléguer les migrants à la marge, en « espaces d’exception », loin des périmètres d’action des États nationaux et de la communauté internationale, comme en témoignent par exemple les récentes opérations de sauvetage en mer. Sur le plan de la représentation, cela se reflète dans la situation de héros placés dans des espaces clos caractérisés par le silence, le manque d’air, l’absence de lumière et la présence d’odeurs nauséabondes. Dans la trajectoire migratoire qui se déploie de Nava (Pakistan) à Turin (Italie), Enaiatollah expérimente ce que sont la terreur, l’enfermement, la marginalisation, la clandestinité, mais aussi la souffrance et la déception de voir ses amis disparaître par les frontières solides et liquides du monde, comme c’est le cas pour Liaqat, son ami, que « l’obscurité avait avalé61 ». Après avoir été renvoyé en Afghanistan, Enaiatollah transgresse de nouveau l’interdit pour rejoindre la ville de Qom, en Iran, où une personne l’attend. Un autre poste de contrôle met le personnage à rude épreuve et modifiera son itinéraire ainsi que ses projets de vie. Comment faire pour échapper aux contrôles ? se demande le héros recroquevillé sur son siège de bus. Pour Enaiatollah, il n’y a qu’une solution possible quand on n’a pas de documents : c’est de devenir « invisible ». Comment ? En faisant semblant de dormir « parce que dormir c’est un peu être absent ; faire semblant de dormir c’est faire semblant de rien, en espérant que les choses se résolvent toutes seules62 ». Malheureusement, le désir de l’invisibilité lui vaut « un gros coup de pied dans le tibia63 ». La forme de la frontière se réduit alors à des points sur la carte géographique dont les noms correspondent aux prisons de Telisia et Sang Safid. Le temps du récit se (con)fond et se superpose aux temporalités discontinues d’autres récits provenant de ces lieux infernaux. Telisia et Sang Safid, deux noms, deux lieux, qui cachent une infinité de narrations possibles et de mondes plausibles, car « tous les réfugiés afghans en Iran savent ce que sont Telisia e Sang Safid64 ». Il s’agit de véritables prisons, d’espaces clos qui rappellent en quelque sorte les camps de concentration et où les réfugiés (souvent des Afghans) sont enfermés dans des conditions très dures et insalubres. Ici, les migrants sont maltraités, battus, torturés, privés d’eau et de nourriture. Les toponymes prennent alors l’épaisseur de la frontière vécue – passée et présente – et dessinent un paysage sensoriel où l’espace évolue dans la durée et inscrit le texte dans un schéma visuel, olfactif, tactile dont la direction est dictée par le point de vue du héros65 :
Telisia, Sang Safid.
Des tambours dans la nuit.
Telisia, Sang ? Safid.
Je peux payer, j’ai dit tout de suite. Je peux payer l’expulsion. En effet, j’avais mon rouleau de billets gagné sur le chantier. Mais ils ne m’ont pas entendu, ou je ne sais pas. L’un des policiers, un Iranien énorme, m’a fait franchir une porte. Pendant une fraction de seconde, j’ai imaginé une salle de torture tachée de sang, parsemée de débris d’os, un puits encombré de crânes ou bien un trou jusqu’au centre de la terre, de petits insectes noirs rampant le long des murs, des éclaboussures d’acide au plafond66.
Pourquoi considérer alors le droit d’émigrer des ressortissants des pays du Sud comme un si grand danger pour le Nord au point d’ériger des murs et d’accepter les traitements les plus atroces des migrants aux frontières, alors que le droit de circulation est inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? se demande la spécialiste des migrations internationales Catherine Wihtol de Wenden67. Le droit international n’est pas toujours synonyme de garantie et de justice. Et la littérature ? Peut-être… Pour revenir à Exit West, la porte magique prend simultanément diverses formes. D’abord, elle constitue un point de connexion dans l’espace, révélant ainsi la mise en relation entre endroits a priori éloignés. Ensuite, elle incarne la résistance des migrants face aux interdits qui leur sont imposés par les gouvernements et les lois sur la migration. Enfin, elle met en évidence la contestation du statu quo international persistant, qui continue de classer les formes de migration en fonction de leur origine et de leur destination. La représentation de portes magiques et la mise en scène de paysages apocalyptiques contribuent ensemble à produire un effet de dépaysement et à façonner une altérité dont l’identité serait à concevoir comme un « foyer virtuel […] sans existence réelle68 ». Du reste, comme le montre Hamid dans ce roman, « nous sommes tous des émigrés à travers le temps69 », sans attachement à un lieu spécifique. Si dans Dans la mer il y a des crocodiles le référent géographique garde toujours un rapport direct avec le réel, dans Exit West ce n’est pas le cas, car celui-ci se réactualise en permanence par le régime dystopique du récit. Cela permet d’une part de brosser de nouveaux espaces dans l’imaginaire, de l’autre de dessiner une nouvelle topographie urbaine où l’« être-migrant » remplace l’« être-natif », en promouvant une vision cosmopolite du monde. Avec Exit West, Hamid a su raconter la trajectoire imprévisible de l’exil articulant une délocalisation et un dépaysement radicaux, en réinventant l’objet le plus familier et rassurant qu’est la porte. Celle-ci exprime à la fois le lien familial, le proche, et l’éloignement des racines, le lointain, mais préfigure aussi le triomphe du sans-frontiérisme et du cosmopolitisme. À l’instar du trou de ver d’Interstellar70 ou du système de communication d’internet, Exit West autorise le chercheur à entrer dans une infinité de mondes parallèles, possibles, même si parfois les informations de localisation obligent à des restrictions d’accès. Mais que se passe-t-il si, au contraire, la porte s’ouvre sur un territoire géographique ? Si le fantastique et le réel cèdent le pas au merveilleux, au surnaturel ? On dirait que d’autres mondes sont plausibles.
