L’intrigue de Maria Chapdelaine1, ce célèbre chef-d’œuvre du « roman de la terre » québécois, écrit par le Français Louis Hémon2, est entièrement rythmée par des scènes de repas d’une part et par des observations sur le temps qu’il fait d’autre part. Il s’agira donc dans cet article d’étudier ce roman emblématique de la littérature canadienne-française3 – point culminant du genre aussi appelé « roman du terroir », « roman régionaliste » ou « roman de mœurs paysannes4 » – à la lumière des Food and Weather Studies, discipline récente réunissant les méthodes de l’histoire de l’alimentation et de la météorologie dans leurs versants socioculturels, anthropologiques et littéraires5.
Ainsi, l’analyse portera sur l’interdépendance constante entre la production, la préparation et la consommation alimentaire (denrées, cuisine, repas, etc.) et les conditions atmosphériques (neige, pluie, canicule, etc.) dans ses implications pour la vie quotidienne des protagonistes, sur les plans à la fois pratiques et symboliques. Car leur existence est complètement déterminée par la victoire difficilement remportée sur une nature ressentie comme hostile, redonnant à la notion de « culture » toute sa valeur mythique. Précisons que la recherche ne s’est pas encore penchée sur l’interaction entre l’alimentation et la météorologie dans ce roman, bien que les deux sujets aient été abordés séparément d’une manière plutôt succincte6.
La tyrannie des saisons : hivers extrêmes, étés torrides
La structure chronologique de la narration linéaire s’avère assez complexe, se composant de plusieurs plans superposés, qui allient le temps qui passe au temps qu’il fait. Le rythme mécanique des jours et des mois est ainsi associé au temps cyclique de la nature, à la ronde éternelle des saisons. Les 16 chapitres du roman suivent d’abord l’ordre des mois de l’année, en commençant en avril et en se terminant en mai de l’année suivante. Cette suite mensuelle très régulière est doublée par un second agencement de repères temporels : la succession des fêtes de l’année selon le calendrier religieux (jours de sainte Anne et de sainte Catherine, Noël, le jour de l’An) qui rompent la monotonie des travaux et des jours par des événements festifs. Mais sur un troisième plan, le déroulement de l’histoire de Maria et de ses proches est avant tout influencé par le temps météorologique du lieu, avec la manifestation des phénomènes extrêmes qui caractérisent le climat de la vallée du Saint-Laurent. Ceux-ci sont dépeints par l’auteur (étranger7) avec force détails qu’il importe de récapituler ici, afin de bien mesurer leur importance pour le domaine alimentaire.
Le mois d’avril du premier chapitre est encore sous l’empire de la neige : « le soleil d’avril n’envoyait entre les nuages gris que quelques rayons sans chaleur et les grandes pluies de printemps n’étaient pas encore venues » (p. 7). Cet incipit atmosphérique est significatif pour le roman entier : « tout parlait d’une vie dure dans un pays austère » (p. 7) – les rigueurs du climat conditionnent l’existence difficile des « habitants8 ». En mai (chap. 3), on observe « une alternance de pluies chaudes et de beaux jours ensoleillés, qui triomphait peu à peu du gel accumulé du long hiver », car le printemps est lent à s’installer sur ce « sol canadien, si loin vers le nord » (p. 36). Ce n’est qu’au mois de juin (chap. IV) que « le vrai printemps vint brusquement » : « La terre canadienne se débarrassa des derniers vestiges de l’hiver avec une sorte de rudesse hâtive, comme par crainte de l’autre hiver qui venait déjà » (p. 43). À peine arrivé, ce printemps se transforme déjà en été (chap. IV), « car la chaleur arriva soudain, torride, une chaleur presque aussi démesurée que l’avait été le froid de l’hiver » (p. 52). En juillet (chap. V), « le beau temps continua » (p. 54), « et quand le milieu d’août vint » (p. 73, chap. VI), « le vent du nord-ouest souffla trois jours de suite, fort et continu, assurant une période de temps sans pluie » (p. 74). Or, « septembre arriva, et la sécheresse bienvenue […] persista et devint une catastrophe » (p. 81, chap. VII).
« Puis le vent tourna brusquement un soir, […] et au matin la pluie tombait. Elle tomba irrégulièrement pendant une semaine, et quand elle s’arrêta et que le vent du nord-ouest recommença à souffler, l’automne était venu » (p. 82, chap. VII). Le passage d’une saison à l’autre s’opère, là encore, avec une rapidité étonnante : « le trop court été » cède ainsi soudainement à l’automne, aux « premières gelées sèches » qui annoncent « le retour de l’inexorable hiver, le froid, bientôt la neige… » (p. 82). La famille Chapdelaine et leurs voisins, tous agriculteurs, déplorent sans cesse la rudesse de ce « climat sans indulgence », dans cette « éternelle lamentation des paysans, si raisonnable d’apparence, mais qui revient tous les ans, tous les ans » : « Si seulement ç’avait été une année ordinaire ! ». Ils comparent ainsi « dans leur esprit la saison écoulée à quelque autre saison miraculeuse dont leur illusion faisait la règle » (p. 83-84) – un indice qui suggère que les phénomènes décrits relèvent en fait de la normalité au Bas-Canada.
Ce constat vaut d’autant plus pour l’évocation minutieuse du long hiver, sur lequel Louis Hémon insiste beaucoup plus que ses prédécesseurs. La première neige tombe en octobre (p. 84, chap. VIII), suivie d’une alternance de « jours de gel » et de « jours de pluie » (p. 85). En novembre, le froid s’installe définitivement (p 86, chap. VIII), entrecoupé seulement par quelques jours plus doux pendant lesquels « la neige tombait dru cachant tout » (p. 88). « Puis le lendemain le ciel était clair de nouveau ; mais le vent du nord-ouest soufflait, terrible », soulevant la neige « en poudre9 » (p. 88). « Au milieu de décembre la neige tomba avec abondance10 » (p. 91) ; les tempêtes sont alors fréquentes, les chemins deviennent impraticables. Ceux qui s’aventurent dans ce « monde étranger, hostile » (p. 88) risquent leur vie, comme François Paradis, l’amoureux de Maria, qui meurt en « s’écartant » dans la forêt. Il faut attendre février (chap. XI) pour reprendre contact avec le monde. La brutalité du climat dans ce « pays sans pitié et sans douceur » (p. 131) se trouve parfois décrite de l’extérieur, notamment par Lorenzo Surprenant, un autre prétendant de Maria, qui fait l’éloge du confort de la vie urbaine et dénonce violemment la tyrannie des saisons à la campagne, « l’été qui commence trop tard et qui finit trop tôt, l’hiver qui mange sept mois de l’année sans profit, la sécheresse et la pluie qui viennent toujours mal à point » (p. 130, chap. XII).
Le roman se termine sur les « jours tristes » de mars : « un vent froid poussait d’un bout à l’autre du ciel les nuages gris, ou balayait la neige ; il fallait étudier le calendrier […] pour comprendre que le printemps venait » (p. 145, chap. XIII). Suit le mois d’avril, avec une nouvelle tempête qui accompagne l’agonie de la mère Chapdelaine (chap. 14), puis la « première pluie de printemps » (p. 172, chap. 15) – une ambiance dans laquelle Maria entend les mystérieuses « voix du Québec ». Elles lui suggèrent d’accepter son destin et de rester fidèle à ce pays sauvage, en épousant l’« habitant » Eutrope Gagnon « le printemps d’après ce printemps-ci » (p. 189, chap. XVI). Maria choisit héroïquement « une existence misérable qui restera de saison en saison, d’année en année, un éternel recommencement11 ». Sur le plan météorologique, le roman retourne donc, dans son dernier chapitre, au déprimant tableau initial d’un printemps bien hivernal, dans un mouvement circulaire qui symbolise, par la composition même, le thème du perpétuel retour des saisons et de l’immuabilité des éléments naturels. En faisant le tour d’une année, Hémon choisit un laps de temps représentatif qui couvre à la fois un fragment et la totalité du climat laurentien.
Un approvisionnement précaire dicté par les aléas du ciel
Les données météorologiques influencent au jour le jour la vie pratique des « habitants12 », qui consiste par définition dans le travail de la terre, dans l’agriculture primitive et vivrière, dans l’élevage du bétail, occasionnellement dans la pêche et la chasse. Tous les labeurs relèvent d’une simple économie de subsistance, visant la production d’une nourriture satisfaisant les propres besoins de la famille, en exploitant les possibilités restreintes d’un petit lot de terre peu fertile, arraché avec grande peine à la forêt. Tout comme le « roman rustique » français de la même époque13, le « roman de la terre » canadien-français insiste sur la lutte quotidienne des paysans contre les aléas d’un ciel imprévisible, mais en accentuant la dureté excessive du climat septentrional qui s’ajoute aux préjudices géographiques du Bas-Canada14. Tout au long de l’année, les activités des fermiers se déclinent en fonction des conditions atmosphériques, dont leur dépendance est quasiment totale, et les circonstances variables de la production des vivres ont évidemment des répercussions sur la préparation et la consommation des denrées. Ainsi, le système alimentaire entier est dicté par le temps qu’il fait, jusqu’aux propos de table, qui doublent la narration – et ceci pendant l’acte de manger même – en thématisant justement ce lien précaire entre la terre et le ciel. « La température décide de tout, du travail, de la nourriture, et même de la conversation15 ! ».
Dans pratiquement toutes les scènes de repas qui parsèment le roman, les convives discutent les problèmes agraires liés au climat. Citons quelques exemples, relevés dans les différents « dîners16 » et « soupers » successifs : « ils causent du temps, du printemps qui venait, de l’état de la glace sur le lac Saint-Jean, […] de la récolte probable » (p. 8-9). « Tout en mangeant, les deux hommes parlèrent de l’avancement de leurs terres et de l’état de la glace du printemps » (p. 16). « C’était commencer ainsi une de ces conversations de paysans qui sont comme une interminable mélopée pleine de redites […]. Et le sujet en fut tout naturellement l’éternelle lamentation canadienne : la plainte sans révolte contre le fardeau écrasant du long hiver » (p. 30). « Pendant que les autres prenaient leur repas, […] la conversation roula naturellement sur les travaux de la terre et le soin du bétail » (p. 56). Le sujet est même abordé en présence de deux curés, et le narrateur constate de façon laconique : « Le repas ne fut qu’une longue discussion agricole » (p. 118). La répétition de ces soucis existentiels, souvent repris par des formules identiques, est un moyen rhétorique efficace pour exprimer l’unique préoccupation des « habitants » : l’influence du temps sur l’approvisionnement de la famille, dont il faut assurer la survie.
Les besognes des terriens concernent deux sphères strictement séparées : les travaux des champs, qui sont l’affaire des hommes, et les soins domestiques, réservés aux femmes (dont la préparation des repas17). Étudions d’abord le dur labeur des cultivateurs sur une terre récalcitrante, exposés à la violence du froid ou de la canicule, dans un « corps à corps terrible […] de l’homme et de la glèbe18 ». Ces ouvrages au grand air, qui demandent parfois des efforts surhumains19, se limitent évidemment à la belle saison : dans la première partie du roman (chap. IV à VIII, juin à novembre), le lecteur est donc confronté à une succession de tableaux qui décrivent, d’une façon presque picturale20, les diverses semailles et moissons entièrement à la merci des caprices du temps. Or, la terre à exploiter doit d’abord être défrichée : « Faire de la terre ! C’est la forte expression du pays, qui exprime tout ce qui gît de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité des champs labourés et semés » (p. 32). Les travaux se font en juin, où les hommes travaillent dans une atmosphère de fournaise, abattant les arbres et arrachant les racines aux souches.
Il faut en moyenne attendre deux ans pour « avoir du grain » sur une terre défrichée (p. 32). Dès les semailles du printemps (p. 141, p. 189), on vit dans l’espoir de moissons abondantes. En attendant, de juillet à septembre (et particulièrement le jour de sainte Anne, le 22 juillet), on se consacre à la cueillette des « bleuets » : « le bleuet, qui est la luce ou myrtille de France, est la plus abondante de toutes les baies et la plus savoureuse » (p. 55). Le mois d’août, période de sécheresse, est le moment de la fauche et de l’engrangement du foin (p. 73). Le manque d’eau, bénéfique pour le foin, s’avère fatal pour les récoltes de céréales en septembre : « L’avoine et le blé jaunirent avant d’avoir atteint leur croissance » (p. 81), et « toutes les autres récoltes achevaient seulement d’extraire leur substance du sol » (p. 82). Ainsi, « l’on remettait de jour en jour la moisson pour permettre au pauvre grain de dérober encore un peu de force aux sucs de la terre et au tiède soleil. Il fallut moissonner pourtant, car octobre venait. L’avoine et le blé furent coupés et mis en grange […]. La récolte de grain fut médiocre » (p. 83). De surcroît, les premières gelées « noircirent les feuilles des plants de pommes de terre21 » (p. 82).
En automne, « après la première neige, on a encore un mois avant l’hivernement » (p. 84) : il s’agit alors d’amasser les provisions de bouche nécessaires, car de décembre à février, la maison est coupée du monde, de sorte qu’il faut vivre en autarcie dans un isolement forcé. Ainsi, en octobre et novembre, on « fait boucherie » (p. 87) : « Les quartiers de lard s’entassèrent dans le saloir ; à la poutre du hangar se balança la moitié d’une belle génisse grasse […] que le froid devait conserver fraîche jusqu’au printemps » (p. 87). Les hommes se mettent aussi à « confectionner des collets pour tendre aux lièvres » (p. 87). En outre, « des sacs de farine furent rangés dans un coin de la maison » (p. 87). Avec la mise en stock des denrées à l’intérieur de la maison, les produits entrent dans le domaine de la responsabilité féminine, consistant dans la conservation et la cuisson des aliments. Avant de nous pencher sur ce second volet de la production des nourritures (le passage du cru au cuit), il importe de souligner que la notion du travail en général est fortement valorisée dans ce roman, en dépit ou justement en raison des difficultés causées par un temps inclément : les « habitants » ne cessent de mettre en relief l’importance des tâches agricoles et domestiques22.
Les repas roboratifs, signes d’une vie laborieuse et répétitive
Les besognes des femmes comprennent « la tenue de la maison, la confection des repas, la lessive et le raccommodage du linge, la traite des trois vaches et le soin de volailles, et une fois par semaine la cuisson du pain » (p. 76). Souvent, le lecteur les voit s’affairer dans la cuisine, au milieu « des bruits de vaisselle et de poêlons secoués » (p. 16). Ne citons que deux extraits : « La mère Chapdelaine attisait le feu dans le grand poêle de fonte, allait, venait, tirait de l’armoire les assiettes et les couverts, le pain, le pichet de lait, penchait au-dessus d’un pot de verre la grande jarre de sirop de sucre » (p. 25). Ou encore : « La soupe aux pois fumait déjà dans les assiettes. Les cinq hommes s’attablèrent lentement […]. Les deux femmes les servaient, remplissant les assiettes vides, apportant le grand plat de lard et de pommes de terre bouillies, versant le thé chaud dans les tasses » (p. 48). Ces « dîners » roboratifs sont destinés aux hommes revenant des corvées dans les champs et les forêts, et ils dévorent tout avec une faim animale, « vite et sans un mot » (p. 48). Les femmes elles-mêmes ne se mettent pas à table : leur propre alimentation est entièrement escamotée du récit.
Les plats servis se répètent avec une monotonie qui se résume dans le terme « l’ordinaire » (p. 142, p. 174) et qui reflète « la routine du travail journalier » (p. 80) à la ferme, la tristesse d’une existence terne et répétitive : « soupe aux pois » (p. 16, 48, 54, 129), « lard » (p. 18, 48, 129), « pommes de terre » (p. 48), « thé » (p. 48), « lait » (p. 25), « sirop de sucre » dans lequel on trempe le pain (p. 25, 48), « crêpes » (p. 58, 92, 148) et « confitures » (p. 28, 55). Ce « choix » limité des mets est surtout imposé par la disponibilité des aliments locaux en fonction du sol et de la saison23, mais aussi par les pratiques universelles de la cuisine paysanne24, et en partie par la fidélité à la tradition de l’ancienne France, par exemple en ce qui concerne les crêpes. Deux confiseries, faites avec le sucre d’érable, sont pourtant des spécialités relevant d’une invention laurentienne. Les « bleuets » cueillis en été servent à confectionner les « tartes fameuses qui sont le dessert national du Canada français » (p. 55). Et le sirop à base de mélasse refroidi sur la neige donne « la tire » – le mets traditionnel de la Sainte-Catherine (25 novembre), dont la fabrication, située par Hémon le jour de l’An, est méticuleusement décrite (p. 102-103). Ainsi, l’élément naturel, la neige, devient partie intégrante de la friandise25.
Ces deux mets sucrés mis à part, le roman ignore les plats festifs, malgré le nombre important de « grandes veillées » qui ont lieu pendant l’hiver, période conviviale où « la maison devint le centre du monde » (p. 87) face à un environnement hostile26. Sur le plan « gastronomique », Maria Chapdelaine présente donc une lacune évidente, par rapport à d’autres « romans de la terre » qui, eux, contiennent bien des repas exceptionnels27. C’est pour souligner l’existence rustre des terriens (« C’est de la misère, de la misère, de la misère du commencement à la fin », dit Lorenzo, p. 130), que Louis Hémon se borne à dépeindre la grossière alimentation de la vie de tous les jours. Deux passages peuvent illustrer cette approche. Le premier, qui ouvre le roman, raconte un dîner où un convive commente le service des mets fait par la ménagère en lui reprochant, d’une tonalité moqueuse, d’avoir failli à remplir ses tâches : « Avez-vous cuit ? […] Votre cochon était-il ben maigre ? » (p. 18-19). Le second, que Lorenzo décrit comme le repas typique des « habitants », dévoile le caractère déshumanisant de cette culture alimentaire, en raison de la soumission complète de l’individu aux nécessités du travail de la ferme : forcés de quitter sans arrêt la table pour quelque besogne urgente, les mangeurs retrouvent « la soupe aux pois refroidie et pleine de mouches, le lard sous la table, grugé par les chiens et les chats, et l’on mange n’importe quoi, en hâte » (p. 129).
Malgré cette vision dysphorique sinon pessimiste, qui semble exclure une fonction civilisatrice des repas, les dîners et soupers jouent bien un rôle positif sur le plan familial et social, car ils contribuent, par leur caractère régulier et uniforme même, à souder la communauté des « habitants » et à stabiliser l’identité du groupe. La critique farouche de Lorenzo n’est qu’une voix parmi d’autres dans ce concert polyphonique que constitue le roman. Loin d’être l’alter ego de l’auteur, il ne représente qu’une facette de cette étude de mœurs laurentiennes, qui coexiste avec des jugements plus affirmatifs, voire identificatoires portés sur le mode de vie des cultivateurs, y compris leurs coutumes de table. C’est dans cette diversité des points de vue que consiste la richesse du roman, dans lequel le réalisme descriptif fait disparaître l’optique d’un narrateur omniscient. L’intention de Louis Hémon semble aujourd’hui plus énigmatique que jamais : « Dans l’ensemble, les critiques littéraires n’ont pas réussi à s’entendre sur le sens premier de Maria Chapdelaine. […] Sorte de roman-orchestre, Maria Chapdelaine se prête à toutes les significations28. »
Les usages de table au service de la communauté des « habitants »
La cohésion sociale consolidée par les repas frustes, mais harmonieux des fermiers est à interpréter dans le contexte de l’idéologie « agriculturiste29 » du « roman de la terre ». Le genre chante, telle une épopée nationale, les exploits d’une collectivité repliée sur elle-même, sans égard pour les ambitions des individus30, qui ne vise qu’un seul but : la survivance de la « race ». Depuis le traumatisme causé par la « Cession » de la Nouvelle-France à l’Angleterre en 1760 et la rentrée des élites en France, la population rurale du « pays de Québec » se cramponne à sa vocation agricole, à un style de vie archaïque, à l’attachement à la terre nourricière et à la défense des traditions (langue française, religion catholique, coutumes paysannes), refusant les forces du progrès et sacrifiant les volontés des particuliers à la grande mission de la communauté des « habitants » : maintenir l’identité spécifique de cet ancien peuple de colons. Ainsi, le « roman de la terre » représente un « instrument de combat », une « littérature de résistance31 » qui exalte les mœurs rustiques, et les usages de table constituent justement un facteur essentiel de cette « philosophie de la vie qui idéalise le passé32 ». Ainsi, nourriture, langue et religion fusionnent : « le souper fut servi. Les signes de croix autour de la table ; les lèvres remuant en des Benedicite muets, Télesphore et Alma-Rose récitant les leurs à haute voix ; puis d’autres signes de croix ; le bruit des chaises et du banc approchés, les cuillers heurtant les assiettes » (p. 29).
Dans Maria Chapdelaine, cette apologie des valeurs ancestrales s’exprime sans réserves dans le discours que tiennent, à la fin du roman, les « voix du Québec » qui suggèrent à l’héroïne33, dans une « mélopée exhortative » qui confine à un « hymne » lyrique34, de suivre le modèle de sa mère défunte, de se consacrer corps et âme à la sainte cause canadienne-française et de préserver ce « patrimoine sacré transmis au peuple québécois par la vieille France monarchique35 » :
Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes restés […]. Ici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culte, notre langue, nos vertus et jusqu’à nos faiblesses deviennent des choses sacrées intangibles et qui devront demeurer jusqu’à la fin. […] Au pays de Québec, rien n’a changé. Rien ne changera, parce que nous sommes un témoignage (p. 186-187).
Les différents éléments de cet héritage légué aux « Canadiens36 » constituent une civilisation séculaire érigée en mythe dans la partie finale du roman. Langue, foi et coutumes reposent sur une expérience partagée depuis les origines de la colonie et actualisée au jour le jour – incontestablement un « phénomène de longue durée » (dans la terminologie de la Nouvelle Histoire). Ainsi, la culture alimentaire des « habitants », émanant de leur travail agricole, marque leur mentalité communautaire et influe sur leurs actions et leurs pensées. L’alimentation humaine, définie par Marcel Mauss comme un « fait social total », agit sur tous les domaines de la vie d’une société donnée37. Or, le climat d’un lieu a un impact analogue : conçu comme un « temps vécu38 », il est ressenti de façon identique par les membres d’un groupe et détermine leur mode de vie et leurs idées collectives. Pour les « Canadiens », c’est notamment le long hiver, qui conditionne l’existence entière du homo quebecensis (comme disent les sociologues). La lutte contre les contraintes hivernales « façonne l’appartenance nationale », l’hiver étant une sorte de « contre-saison identitaire39 ».
Ainsi, alimentation et météorologie ont toutes les deux une fonction unificatrice pour les protagonistes, de par leur continuité immuable et leur caractère holistique40. Et ce constat vaut d’autant plus pour l’interférence permanente entre food and weather :
Il s’agit de deux facteurs primaires de la condition humaine, relevant à la fois d’une expérience corporelle, de facteurs émotionnels et d’un apprentissage socioculturel. Dans les deux cas, il importe de surmonter la dichotomie nature/culture, car tout humain est à la fois un être biologique et un être social qui cherche à régler, par des normes collectives, l’interaction entre lui et son environnement, entre l’intérieur et l’extérieur, dans une visée de contrôle, de prévision et de protection41.
Par conséquent, il s’agit pour l’homme de transformer les éléments naturels en biens culturels, les saisons en « constructions sociales42 », pour s’affranchir d’une dépendance souvent fatale. La conservation et la préparation des denrées constituent un moyen puissant pour dépasser les contraintes saisonnières, dans une sorte de « météorologie de cuisine43 » : « la cuisine s’est conçue comme un art de la maîtrise du temps », sinon « un défi à la nature44 ». Au « pays de Québec », cette nature – le climat, la terre et ses produits – présente donc un caractère bien plus sauvage et dur à domestiquer, que dans d’autres régions du monde. Dans le « roman rustique » français, par exemple, la dialectique inhérente à la nature (soit nourricière, soit menaçante) semble plus équilibrée, même si un Zola insiste avant tout, dans La Terre (1887), sur la dimension « cataclysmique » des forces naturelles déchaînées45. Or, c’est justement la rudesse de la nature laurentienne qui fait des « habitants » des héros qui sortent victorieux de cet éternel combat. L’hiver, « surmonté plus qu’enduré », « en distinguant le fort du faible, fonctionne comme un révélateur de caractères46 » : « l’homme canadien acquiert le prestige de celui qui a triomphé de l’hiver américain47 ». Dans le roman de Louis Hémon, un lexique lié à la guerre trahit d’un bout à l’autre cette conception de la vie comme une lutte incessante : ainsi, dans une mise en abyme, la mère Laura « se fit le chantre des gestes héroïques des quatre Chapdelaine […], de leur bataille contre la nature barbare et de leur victoire » (p. 51).
Une mentalité conditionnée par les éléments naturels
Outre les conséquences qu’elle a pour la vie pratique, la nature ambiante (macrocosme) affecte évidemment le bien-être corporel et l’état d’âme des hommes (microcosme) : une influence exercée sur le système sensoriel des individus que les écrivains français du xixe siècle appellent « cénesthésie48 ». Cet effet physiologique et psychologique est très manifeste dans Maria Chapdelaine, même s’il n’est pas au premier plan du roman : il détermine la mentalité des « habitants », unis dans une même perception des éléments naturels, que leur origine soit expliquée par la raison, l’observation et le savoir empirique ou attribuée à quelque « divinité » bénéfique ou fatale (p. 52, 74, 8149). Quant à la « météo -sensibilité50 » des protagonistes, le narrateur met particulièrement en relief les états successifs de l’héroïne : dans son amour naissant pour François, Maria s’abandonne à l’influence bienfaisante du printemps ; ensuite, l’été torride exacerbe son désir ; en hiver, les flocons de neige la portent à rêver de son ami absent ; mais au moment d’apprendre la nouvelle de sa mort, la nature longtemps complice de ses sentiments se mue en ennemie, et « le froid descendit sur elle comme un couperet » (p. 112). Le lecteur peut donc suivre le « moi météorologique51 » de Maria dans une analogie continue qui relie intimement ses émotions et les phénomènes atmosphériques pénétrant tour à tour son corps et son esprit52.
Or, cette coïncidence entre beau temps et disposition joyeuse, et mauvais temps et tristesse est une interférence dont le sens peut s’inverser, de sorte que le temps qu’il fait, au lieu d’influencer l’état d’âme du personnage, en devient la métaphore, dans un symbolisme bien suggestif53. Ainsi, le calme paysage neigeux, « baigné de lumière », est le signe facilement déchiffrable de la belle pureté du cœur de Maria qui dit « les mille Ave » pour son pauvre ami perdu dans les bois (p. 101). L’épisode de la « tire », situé au point médian du roman, associe écriture métaphorique et interprétation cénesthésique, tout en combinant discours alimentaire et discours météorologique : « la mère Chapdelaine laissait tomber le sirop en ébullition goutte à goutte sur la neige, où il se figeait à mesure en éclaboussures sucrées, délicieusement froides. Chacun fut servi à son tour, les grandes personnes imitant plaisamment l’avidité gourmande des petits » (p. 102). La seule « scène de repas » où prédominent la jouissance physique, le raffinement du goût et une joie de vivre toute innocente est justement une situation significative dans laquelle le cadre conventionnel d’une table routinière et d’une cuisine médiocre est abandonné en faveur d’une nourriture toute naturelle, prise au grand air, qui réconcilie le mangeur avec son environnement d’habitude réfractaire.
Sur le plan stylistique54, l’écriture de Louis Hémon imite, par la simplicité du vocabulaire, par une syntaxe transparente grâce aux phrases brèves et par une alternance entre narration et dialogues55 la mentalité des « habitants » dont l’existence se fonde complètement dans l’ambiance naturelle, dans une « sorte de communion mystique56 ». Le romancier crée ainsi une poétique bien particulière, qui repose à la fois sur la « compréhension en profondeur de l’âme paysanne57 » et sur un langage proche de la nature, suggérant par le rythme du récit le cours de la vie selon les saisons et un univers en continuel renouvellement. En adoptant l’optique des « Canadiens », attachés viscéralement au sol, l’auteur réussit à parler de la nature du lieu dans une tonalité qui paraît authentique et qui fait toute la fascination du roman jusqu’à nos jours. Hémon relève ainsi le défi de fixer par l’écrit des phénomènes fugitifs, car les météores tout comme les aliments appartiennent aux expériences faites sur le vif, ponctuelles, mais pourtant récurrentes, dont l’auteur immortalise les effets palpables. Ses descriptions des « paysages météorologiques58 » et ses tableaux de genre dessinant les repas familiaux cherchent donc à capter des impressions momentanées, dans des pages hautes en nuances (visuelles, sonores, tactiles etc.59) et mimant, sur un mode incantatoire, le mouvement perpétuel de la métamorphose universelle60.