La thématique et l’esthétique du repas constituent la clé de voûte du dispositif narratif et satirique du film Parenti serpenti de Mario Monicelli. Sorti en Italie en 1992, ce film est la dernière grande comédie du réalisateur italien. C’est aussi, avec Un borghese piccolo piccolo (1977), l’une des plus noires et des plus désespérées. Une famille se réunit pour fêter Noël dans un petit village des Abruzzes et se déchire, notamment au cours de la longue scène du Veglione (le repas de réveillon du 24 décembre au soir) puis pendant celle du repas de Noël (le 25 à midi) avant la catastrophe finale qui aura lieu au moment du repas de Capodanno (le Nouvel An). Ces trois scènes de repas sont disposées non seulement à des moments-clé de l’économie narrative du film mais c’est à travers elles et leur mise en scène, en s’appuyant sur les représentations familiales et sociales qui les façonnent, que Monicelli s’attache à révéler, pour en faire la satire, les mutations politiques, sociologiques et anthropologiques qui bouleversent l’Italie à un moment-charnière et douloureux de son histoire et de son identité (la fin de la Première République, les années qui suivent la chute du Mur de Berlin et précèdent la prise de pouvoir de Silvio Berlusconi) entre rites ancestraux vidés de leur sens et monstruosités naissantes de la modernité.
Un microcosme emblématique
Le temps de la diégèse de Parenti Serpenti s’étend sur une semaine fortement symbolique et ritualisée, de la fête de Noël jusqu’à la soirée du jour de l’An. À cette occasion, dans la petite ville de Sulmona, dans les Abruzzes, un couple de retraités reçoit, comme des millions d’autres Italiens, leurs quatre enfants avec conjoints et enfants. Ces derniers sont venus, comme chaque année, de différentes régions d’Italie. Saverio, le grand-père est un carabinier à la retraite et Trieste, la grand-mère, est la typique ménagère méridionale qui a vécu pour élever ses quatre enfants. L’aînée, Lina, fille modèle, hypocondriaque, travaille comme fonctionnaire à la bibliothèque de Teramo, dans les Abruzzes, non loin de Sulmona. Son mari, Michele, est un fonctionnaire démocrate-chrétien, amateur de chasse et de femmes. Il a une liaison avec sa belle-sœur Gina. Lina et Michele ont un jeune fils, Mauro, qui est le narrateur du film. Leur seconde fille, Milena, hystérique et dépressive car elle ne peut pas avoir d’enfants, est mariée à Filippo qui travaille dans l’aéronautique, à Rome, et qui est impuissant à combler sa femme. Alessandro, leur frère, habite Modena où il est employé à la poste. Bien que communiste, il a obtenu son emploi de fonctionnaire grâce à la « raccomandazione » de Michele, son beau-frère démocrate-chrétien. Sa femme, Gina, méprisante et hautaine, est détestée par ses deux belles-sœurs et entretient une liaison secrète avec Michele, son beau-frère, le mari de Lina. Alessandro et Gina ont une fille boulimique, Monica, qui rêve de devenir danseuse dans le show télévisé intitulé Fantastico. Le dernier fils, Alfredo, vit à Côme où il travaille dans un institut pour jeunes filles. Homosexuel, il vit en couple avec un vigilantes, mais personne, dans la famille, n’est au courant de sa vie intime.
Tous ces personnages sont fortement stéréotypés et emblématiques. Ils constituent d’emblée un microcosme sociologique signifiant. Ils dessinent symboliquement les familles italiennes de la fin des années 1980 et vont en révéler les transformations sociologiques et anthropologiques en cours. Ils en sont une image sociale dont Monicelli cherche à faire la satire et à dénoncer les schémas aliénants. Or ces schémas vont être mis à nu à travers la représentation des trois repas traditionnels qui jalonnent cette période de festivités familiales.
Avant cela, dans ce qui constitue une sorte de prologue au film, la petite ville de Sulmona et ses habitants, puis les membres de la famille, sont présentés au spectateur à travers un dispositif narratif essentiel : l’utilisation d’une voix off, d’une instance narratrice, qui commente les images. Cette voix est celle de Mauro, le jeune fils de Lina et Michele, âgé d’une dizaine d’années. Il y a là, dans la naïveté de la perception de l’enfant, un premier procédé comique. En effet, si le procédé n’est pas sans rappeler celui qu’utilisait Federico Fellini au début d’Amarcord1, à la différence du narrateur d’Amarcord qui était un érudit (certes risible et moqué), une sorte d’historien de la ville qui en gardait la mémoire collective, le jeune Mauro, lui, n’a aucun savoir. Il ne sait rien d’autre que les balivernes apprises de ses parents auxquelles il croit et qu’il répète, comme le font souvent les enfants2. Pour lui, comme on le lui a dit, Sulmona est « il paese più bello del mondo ». Ces fables sont en réalité les stéréotypes et les légendes que les Italiens véhiculent et qu’ils construisent sur eux-mêmes et sur leur pays et sur lesquels ils forgent une histoire citadine et, au-delà, une mythologie nationale. La petite ville provinciale de Sulmona, comme partout ailleurs en Italie, peut ainsi s’enorgueillir de ses lieux sacralisés (la rue où serait passé Garibaldi et qui porte désormais son nom, l’endroit où la Vierge serait apparue, sa grande place avec la statue de l’illustre inconnu local, Ovide Alone, son grand café, son église). La mémoire de ces lieux publics s’entrecroise avec celle, intime et familiale, comme lorsqu’est évoquée l’école qu’a fréquentée maman, renforçant l’enfermement provincial et familial : « Il paese dei miei nonni dove sono nati i miei genitori. Qui è nata mia madre e qui abitano ancora i miei nonni ».
Porté par de longs plans-séquences qui épousent la promenade triste et autiste des citadins à travers les rues ennuyeuses de la ville (selon, là encore, un dispositif qui rappelle celui du début d’Amarcord), ce prologue présente aussi, toujours à travers la voix de Mauro, les habitants de Sulmona. Grotesques et caricaturaux, saturés d’attributs typiques, ils rappellent ceux de Borgo San Giuliano, la petite ville fasciste d’Amarcord : l’avocat de droite homosexuel avec sa jolie femme, le coiffeur homosexuel, les notables de la ville, la prostituée dont « papa dice che è importante perché serve a rendere la vita dei militari meno dura », ses « vitelloni » désœuvrés accoudés au comptoir du café. Comme la petite ville d’Amarcord, microcosme symbolique de l’immaturité et du caractère provincial de l’Italie pendant la période fasciste, Sulmona et ses habitants, laids et apathiques, représentent eux aussi un morceau caractéristique et emblématique d’Italie. Ici, nous sommes à la fin des années 1980, à l’ère de la télévision et de la société de consommation triomphante, au moment où chancelle et s’apprête à s’effondrer la première République italienne.
Ce qui est également intéressant à remarquer dans ce prologue, c’est l’aspect à peine forcé des images. En fait, elles font penser à un documentaire, comme si Monicelli avait laissé tel quel ce que l’on appelle le pro-filmique pour laisser le spectateur, sans filtre ni reconstruction, devant les lieux, leurs habitants et leur laideur, faisant œuvre, plus encore que de satiriste, de sociologue et d’anthropologue. Ce qui nous est alors donné à voir, comme le souligne Massimiliano Schiavoni, c’est « la provincia italiana, assunta quasi a categoria dello spirito fuori dalla storia », une « antropologia provinciale nostrana », une « geografia del brutto3 ».
Après Sulmona et ses habitants, Mauro présente les membres de sa famille, au fur et à mesure de leur arrivée : « Quella che si affaccia è propria nonna Trieste. Ma forse sarebbe meglio conoscere prima me e la mia famiglia ». Ces arrivées sont rythmées par les coups de sonnettes successifs comme autant d’entrées en scène des uns et des autres dans l’appartement des grands-parents4. Cela confère évidemment au film sa dimension fortement théâtrale : chacun arrive pour accomplir un rite, pour participer à une cérémonie, dont les repas vont être les points d’orgue. Comme les habitants de Sulmona, chacun des membres de la famille représente un échantillon sociologique exemplaire de l’Italie de cette fin des années 19805. Cette théâtralité est soulignée également par le respect des trois unités : de temps (la semaine de Noël au jour de l’An), de lieu (la quasi-totalité des séquences ont lieu à l’intérieur de l’appartement de Saverio et Trieste) et d’action (le film n’est rien d’autre qu’un alignement successif de rituels familiaux et sociaux)6. En effet, la trame narrative de Parenti serpenti est rigoureusement attendue puisqu’elle est scandée par tous les moments obligés, ritualisés, qui traversent la semaine des fêtes de fin d’année. Tout le film est une succession de mises en scène aux dialogues prévisibles et répétés chaque année à l’identique : l’arrivée, les préparatifs du Réveillon, la procession traditionnelle du soir de Noël, le repas du 24 décembre, la messe de minuit, le dépôt des cadeaux au pied du sapin (« E come sempre durante la notte… »), l’échange des cadeaux le lendemain matin (« Prima del pranzo di Natale c’erano gli scambi dei regali »), le repas de Noël, le loto du 25 décembre, la fête du Nouvel An. Dans leurs attitudes comme dans leurs dialogues, les personnages obéissent ainsi rigidement à des schémas mentaux et sociaux transmis depuis des générations. Ce sont des masques construits sociologiquement et anthropologiquement.
Or, à l’intérieur de ces rituels, comme des rituels dans le rituel, les repas et leur préparation, où se dévoilent aussi des traditions culinaires régionales et nationales ancestrales, jouent une place narrative prépondérante. Ils sont situés à des moments-charnière du film. Pris entre obéissance à des traditions aliénantes et émergence d’une modernité monstrueuse qui préfigure l’écroulement imminent d’un monde métaphorisé par l’explosion narrative finale, ils vont servir de catalyseurs et de révélateurs à des archétypes sociologiques et anthropologiques et seront les moments déclencheurs des conflits familiaux. On compte dans le film trois repas qui sont distribués à des moments-clés de l’économie narrative dont ils sont les moteurs.
Le repas : un espace théâtralisé et régressif
À un simple niveau thématique, la nourriture et les repas sont au cœur des préoccupations des personnages. Dès le début du film, on voit Trieste, la grand-mère, dans son rôle traditionnel de mère-nourricière, dans sa cuisine, en train de préparer le repas du réveillon de Noël. Avant même le repas, les moments de préparation en cuisine sont des marqueurs forts de la division familiale et sociale stéréotypée entre les hommes et les femmes. De la même façon que les hommes restent au salon, où ils commentent la politique, jouent aux cartes ou regardent un match de foot, vont à la chasse (« E come ogni anno la mattina di Natale Papa ci costringeva ad andare alla ricerca di qualche pollo o uccellino »), les femmes bavardent, médisent et… font la cuisine. La seule exception est Alfredo, que l’on voit, le jour de Noël, aider à la préparation du repas, mais Alfredo est homosexuel. Il prépare la dinde, plat traditionnel du 25 décembre, et se plaint que manque le non moins traditionnel « maraschino » (liqueur à la cerise) qu’il devra remplacer par un hérétique « mandarinetto ». Le menu de chacun des repas s’inscrit aussi scrupuleusement dans une tradition familiale, sociale et nationale. Pour ce qui concerne le repas du Réveillon du 24 décembre au soir (Il Cenone) : spaghetti , baccalà et l’incontournable « capitone7 ». La dinde pour le 25 décembre à midi et les lentilles du repas de la Saint Sylvestre accompagnées du proverbe proféré par Gina : « Chi mangia lenticchie a Capodanno fa quattrini tutto l’anno » qui invite ainsi sa belle-sœur à les goûter : « È una tradizione. Almeno un po’ le devi assaggiare ».
À l’intérieur du vaste rituel de la semaine des fêtes de fin d’année, les repas sont des cérémonies au cours desquelles tout est ritualisé et théâtralisé. Ils sont le lieu privilégié d’une comédie familiale et sociale que chacun récite chaque année. C’est le cas tout particulièrement du tout premier d’entre eux, celui du Réveillon du 24 au soir qui devient l’occasion d’une représentation de stéréotypes et de clichés sociaux qui commencent pourtant – comme nous le verrons – à s’effriter. La séquence de ce premier repas est la plus longue longue du film (20’51). Tout y est convenu et chacun des convives y joue un rôle prédéfini sur la base d’un « copione scritto e recitato tante volte8 ». Ces schémas caractéristiques envahissent tous les niveaux de la représentation.
Les plats servis sont l’occasion de faire resurgir des crises latentes et profondes, emblématiques de frustrations familiales typiques, qui se cachent derrière le dispositif bien réglé de la représentation. Par exemple, la crise conjugale est sur le point d’exploser entre Lina et Michele lorsque celle-ci reproche à son mari de « mangiare come un cassonetto », renvoyant implicitement à son appétit sexuel. Ils sont aussi le moment où, à travers de petits incidents répétés chaque année, refont surface des névroses infantiles. Dès avant le repas, en cuisine, les deux filles de Trieste avaient refusé de goûter les « taralucci da quando eravate bambine » de leur mère et Lina, l’aînée, souffre de colite chronique, signe de son rapport déréglé à la nourriture. Au cours du repas, la seconde fille de Trieste, Milena, déclare à propos du baccalà et des arêtes « Non ci riesco da quando sono piccolina », déclenchant la nostalgie satisfaite de sa mère qui se met à pleurer. De manière archétypale les plats préparés par la grand-mère soulignent l’infantilisme dans lequel est maintenu chacun des personnages assis autour de la table. Lorsque Trieste apporte le plat de spaghetti, elle lance, dans une formule toute faite qui renvoie à une représentation et à des valeurs familiales figées : « Prima i bambini ! ». Après avoir dévoré avidement une première fourchettée de pâte, son fils Alessandro se lève et embrasse sa mère avec tout autant d’avidité : « Sono troppe buone, mamma ! ». L’identification pasta/mamma est totale. De la même manière, lorsque Filippo apporte le plat du traditionnel « capitone », les souvenirs d’enfance émergent et tous les adultes sortent jouer dans la neige à faire de la luge, un bonhomme de neige ou une bataille de boules de neige tandis que leurs propres enfants et les grands-parents les regardent du balcon ! À l’image de cet épisode significatif, le repas est un moment de régression infantile au sein des rôles attribués à chacun à l’intérieur de la famille.
La nourriture est ainsi un ciment fort non seulement de cette cohésion familiale qui enferme chacun dans un rôle régressif, dans une obéissance immuable aux valeurs du groupe, dans un « familismo » caractéristique qui perdure et s’auto-alimente, mais aussi d’une représentation a-politique et a-historique du monde. Cette dimension apparaît par exemple à travers une remarque de Michele imprégnée d’anti-communiste typique et qui est déjà, dans son fond, pré-berlusconienne. La nourriture y est célébrée comme le premier bien national, le plus important, partagé par les Italiens, avant même les valeurs morales et politiques essentielles : « Grazia di Dio. E pensare che in Italia c’è qualcuno che si lamenta. Qui da noi c’è tutto. Cibo in quantità, democrazia, libertà […] Un paradiso ».
Les dialogues qui s’échangent autour de la table sont eux aussi stéréotypés, identiques à ceux des années précédentes, constitués exclusivement de phrases toutes faites et de formules qui dénotent à nouveau l’enfermement familial et social tout autant que la régression psychologique.
Il y a tout d’abord la grand-mère, Trieste, qui, par ses remarques lancées à ses enfants, remplit son rôle de pilier de la famille mais aussi d’aiguillon à en perpétuer les valeurs. Son évocation du suprême bonheur, de la valeur cardinale de l’existence, aussi bien familiale que sociale, qui consiste à « avere dei figli », provoque la crise hystérique de sa fille Milena qui ne peut en avoir. On assiste alors à un psychodrame attendu et très théâtral lorsque cette dernière court se réfugier en cuisine où, dans un aparté, comme en coulisse, sa sœur Lina essaie de la consoler. L’arrivée maladroite de son mari redouble la crise : c’est que la femme n’est pas d’abord épouse mais doit être mère, ne peut être que mère, sociologiquement, pour vivre sa pleine identité. De la même manière Trieste se montre d’une insistance dérangeante envers son fils Alfredo, dont elle ignore l’homosexualité, la contre-valeur familiale et sociale par excellence : « Fammi una promessa. Voglio vederti sistemato ». Mais plus encore, c’est à nouveau Michele, inscrit à la Démocratie-Chrétienne, qui dévoile hypocritement (puisque lui-même trompe sa femme avec sa belle-sœur) dans une diatribe sur les jeunes « sbandati » qui ont perdu le « senso della famiglia », le credo des valeurs familiales et sociales qui à la fois réunissent et enferment tous les personnages : la maison, le travail, les enfants et une solidarité familiale de façade : « cercare di tenersi uniti il più possibile e poi tenersi per mano ».
Michele énonce surtout ce que tous les personnages sont, autour de la table, au cours de ce repas sacralisé et ritualisé, en jouant et en rejouant une pièce désormais vidée de sa réelle substance : « Siamo soltanto dei replicanti ». Des « replicanti » : voilà ce que sont en réalité ces personnages emblématiques. Et ils le sont au double sens du terme parce qu’ils sont à la fois des personnages qui reproduisent et répètent à l’identique des discours, des postures, des typologies marquées sociologiquement mais aussi parce qu’ils sont des comédiens, des acteurs qui jouent une pièce qui désormais n’est plus qu’une parodie. Ils revêtent des costumes qu’ils n’habitent plus dans la mesure où ces rôles sociaux et familiaux traditionnels sont en train de disparaître devant l’émergence d’une modernité monstrueuse qui va se faire jour dans la deuxième partie du film rendant significativement impossible… la possibilité de discuter ensemble autour d’un repas.
Vers une « modernité » monstrueuse
Cette « modernité » est présente à table cependant, dès le premier repas, à travers un autre personnage qui a désormais assuré dans l’Italie de la fin des années 1980 son omniprésence au sein des familles et qui en détermine les discours, les points de vue, les identités. Ce nouveau convive, c’est la télévision9. Les différents moments du repas, qui s’inscrivent comme autant de petites saynètes, sont signalés par une sorte de plan de coupe identique qui consiste en un gros plan sur la télévision allumée, plan initial qui s’élargit ensuite, en un lent travelling arrière, sur l’ensemble de la tablée. La télévision assure ainsi le passage d’une séquence du repas à l’autre, d’un dialogue à l’autre. Elle orchestre le repas par sa présence et son interaction avec les convives.
Au début du dîner, Alfredo prend soin d’installer le poste de télévision afin que tout le monde puisse en profiter : « Vedete bene ? ». Souvent, la discussion des membres de la famille est déclenchée et orientée par ce qui se passe à la télévision comme si celle-ci était l’invité principal du repas et qu’un dialogue pouvait s’engager avec elle : « La Tv comincia a essere una presenza ingombrante, leitmotiv borbottante che fa da sottofondo ai dialoghi dei protagonisti e condiziona le cose da dire10 ». Comme la nourriture, la télévision est un catalyseur de nostalgie enfantine et une source de régression : « Guarda questa, io me la ricordo tale e quale da quando sono piccola ». Elle sert également de révélateur des identités rêvées ou, au contraire, des frustrations familiales. Par exemple, lorsqu’un jeu télévisé interrompt le repas, il est l’occasion pour Milena, qui donne la bonne réponse à la question posée par la présentatrice, de se mettre en valeur, elle qui n’a pas d’enfant. Elle est le signe de l’envahissement progressif des vedettes qui suscitent des vies phantasmées. L’anecdote que raconte Gina, la belle-sœur, sur Ornella Muti qu’elle aurait rencontrée en vacances lui permet d’asseoir sa supériorité sur les autres membres de la famille par le simple fait d’avoir croisé la star et, par ricochet, d’avoir le droit en famille, par ses manières hautaines, de s’identifier à elle. Source de remarques graveleuses de la part des hommes, la télévision est un moyen par lequel Alfredo rejoue sans cesse, sur la scène familiale, sans la nommer, son identité d’homosexuel et ses frustrations. Se prêtant, sous l’insistance un peu perverse de ses frères et sœurs, à un numéro renouvelé chaque année, Alfredo se donne en spectacle en imitant les célèbres sœurs jumelles Kessler. Sa prestation, touchante et pathétique à la fois dans le malaise qu’elle provoque, et au cours de laquelle, en transe, il finit par s’oublier lui-même, révèle son aliénation, alimentée par les hypocrisies familiales et sociales.
De la même façon, le monde extérieur – l’Histoire – traverse la famille exclusivement par la manière dont elle est filtrée par la télévision et la sous-culture populaire qu’elle véhicule. L’Histoire, redimensionnée aux limites du petit écran, n’apparaît que sous une forme autocentrée (la compassion condescendante pour les populations des pays de l’Est) ou à travers le spectacle immuable — et justement non historique – de la religion (la bénédiction du Pape). Au final, en marquant la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, comme le souligne un plan pris depuis l’extérieur de la maison montrant la famille enclose derrière la fenêtre allumée du salon, la télévision renforce son enfermement psychologique et social.
La séquence du repas du 25 décembre (« il pranzo di Natale ») est aussi importante dans la structure narrative du film, bien qu’elle soit significativement très courte (4’23). Si la longue séquence du repas du Réveillon de Noël avait servi à représenter les stéréotypes et les rites, les schémas et les masques sociaux véhiculés par les personnages, la scène du second repas provoque une fracture dans le rituel. « Qualcosa di inaspettato11 » survient.
Cette fracture, qui ouvre sur les péripéties de la deuxième partie du film, est déclenchée par la demande faite à ses enfants par Trieste qui annonce une « cosa importante ». Il s’agit pour une fois d’une demande d’affection réelle puisque Trieste souhaiterait que l’un de ses enfants l’accueille chez lui, avec Saverio, pour leurs vieux jours, en échange d’une part d’héritage et de leur maison. Or, cette demande de solidarité arrête net la scène du repas, pourtant commencée sous les bons auspices télévisuels de la bénédiction du Pape Jean-Paul II. Face à l’irruption d’une parole qui rompt l’ordre de la cérémonie, le repas ne peut plus continuer. Les rites et les stéréotypes sont en crise et ne tiennent plus face à une demande qui impose une réponse vraie. Ce deuxième repas avorté constitue une ligne de démarcation forte dans le film qui va provoquer une véritable déflagration au sens littéral du terme. Les masques familiaux et sociaux tombent et laissent entrevoir les conflits latents, les jalousies et les haines. « Ma allora ci saranno dei segreti fra di noi » lance ironiquement le belle-sœur Gina.
Une autre sociologie des personnages apparaît qui révèle les transformations en cours à l’intérieur de la réalité familiale et sociale, pétrie d’égoïsme, de cette Italie de la fin des années 1980, notamment lors du troisième repas, celui de la Saint Sylvestre.
La séquence du troisième repas (5’43) se joue significativement hors de la maison familiale. C’est au cours de ce repas qu’a lieu le dénouement monstrueux et impensable du film. Un peu avant, c’est en écoutant justement la télévision allumée dans un café – l’annonce d’un fait divers tragique – que les enfants de Trieste et Saverio ont échafaudé la solution à leur problème, comme si cette dernière leur avait été soufflée par le présentateur du journal télévisé lui-même : se débarrasser physiquement de leurs propres parents en les tuant et en déguisant leur crime en accident. Désormais tous les schémas familiaux et sociaux traditionnels ont volé en éclat devant les règlements de compte généralisés entre frères et sœurs. Significativement, lorsque leurs parents sont susceptibles d’avoir vent de leurs mésententes profondes, les enfants se taisent et… allument la télévision afin de retrouver le climat d’étouffement et les discours stéréotypés.
Ce repas du 31 décembre a lieu au restaurant Palumba en présence des autres notables de la ville (« Tutte la famiglie importanti del paese ») comme si, emblématiquement, chacune de ces familles, appartenant sociologiquement à la classe moyenne italienne, étaient en mesure de prendre le même repas, innocemment, tout en fomentant le même assassinat. Au début de la séquence, un vaste mouvement panoramique de la caméra balaye la salle du Palumba dévoilant son caractère sordide, son décor laid marqué par l’esthétique arrogante et pailletée des shows télévisés, comme si désormais les personnages étaient entrés eux-mêmes dans l’univers faux de la télévision. Ce repas constitue aussi un alibi pour les personnages car, dans un montage alterné, a lieu une double explosion finale : celle des pétards du réveillon après les « Auguri ! » échangés au Palumba qui viennent célébrer le passage à la nouvelle année mais aussi celle, bien réelle, de la maison des grands-parents.
Cette élimination est fortement symbolique et annonciatrice de la transition douloureuse d’une Italie à l’autre à la fin des années 1980, de l’élimination de vieux schémas sociaux et familiaux, quelques mois avant l’effondrement de la Première République, fondée en 1946.
On peut tenter d’élargir, de manière emblématique, les signes que nous avons perçus à une nouvelle sociologie de l’Italie à la fin années 1980. Nous nous trouvons là au moment final de la Première République. Ce sont les années qui suivent immédiatement la chute du Mur de Berlin et l’effondrement des vieux partis traditionnels de l’arc constitutionnel (Démocratie-Chrétienne, PCI et PSI) qui avaient constitué jusque-là le ciment de la société italienne. Ce sont aussi les années qui précédent la longue période du pouvoir politico-médiatique triomphant de Silvio Berlusconi. Le portrait de cette famille d’Italiens appartenant à la classe moyenne italienne, mis au jour à travers les rituels représentés par Monicelli aux moments névralgiques des trois différents repas du film, offre un aperçu des transformations sociales et anthropologiques en cours à la fin des années 1980 en Italie.
En effet, nous avons vu l’importance thématique, narrative et surtout sociologique des trois scènes de repas. De ce point de vue, elles sont le lieu où se cristallisent les frictions entre tradition et modernité. En ce moment particulier d’agonie de la Première République et d’effritement de l’identité nationale annoncée par la disparition imminente des partis de l’antifascisme – ceux-là même qui avaient écrit ensemble la Constitution de 1947 –, de la future remise en cause du ciment qu’avait constitué jusqu’alors la référence à la Résistance, ces conflits sont le lieu où apparaissent de nouveaux comportements qui annoncent les « monstruosités » de la société italienne d’après la Première République (domination de la télévision, de l’individualisme, de la société de consommation et de la dépolitisation).
Mais elles sont aussi, en contrepoint, le lieu où se répètent et où se jouent des schémas familiaux, sociaux et anthropologiques anciens, notamment ce réflexe permanent d’enfermement familial « soffocante [e] tipicamente italiano » qui sacralise la « genitorialità, il dovere di fare dei figli12 ». En effet, malgré l’explosion finale, les crises dont les repas sont le catalyseur ne débouchent en réalité sur aucune catharsis. Ce qui se dessine alors autour de la table de Saverio et Trieste est bien « un’Italia terminale che rimanda in scena se stessa in modo meccanico e svuotato di senso, ormai fuori dalla realtà13 » et de l’Histoire. Car les scènes de repas sont bien le moment où se révèle ce repli, cet enfermement a-historique et a-politique. Un enfermement destructeur qui ne fait que figer un peu plus les identités étouffantes de chacun, en aiguisant les frustrations et les névroses. On assiste ainsi à une représentation emblématique de toute la société italienne, qui s’insère dans le désarroi causé par l’essoufflement du système politique ancien. Dans cette tradition parodiée et vide, mâtinée des égoïsmes d’une modernité monstrueuse qui se fait jour, ce qui se donne à voir, en somme, c’est « L’Italia, eterna progenetrice di se stessa14 » : une Italie qui (se) rejoue elle-même, sur une scène familiale, sociale et politique de plus en plus dégradée.