Dans La Théorie de la démarche, Balzac cherche à donner une assise scientifique au traitement littéraire du mouvement et cite le physiologiste Borelli (1608-1679). Ce dernier voulut appliquer des principes mathématiques à l’étude du mouvement et des faits biologiques et fonda l’iatromécanisme, conception mécaniste de l’être vivant et de ses activités, inspirée du mécanisme cartésien1.
Henry James et Marcel Proust, tous deux lecteurs assidus de Balzac, ont sans nul doute retenu l’idée de « l’aire humaine » au sein ou hors de laquelle le personnage se meut. Le maintien, l’allure révèlent beaucoup de choses pour qui sait interpréter : milieu social, vices, désirs. Plus que le vêtement2, c’est la relation entre l’accessoire et l’allure, dans une description qui fait souvent la part belle au mouvement, qui retiendra ici notre attention. Écrivains de la mondanité, du voyage et de la modernité, Proust et James, souvent perçus comme proches3, posent un regard aigu sur le lien entre société et vêtement. Chez James, la dimension sociale – le rapport entre bourgeoisie et aristocratie – se double d’une dimension nationale et culturelle, puisque les bourgeois sont américains et les nobles européens.
Pour Balzac : « Tout mouvement saccadé trahit un vice, ou une mauvaise éducation4 ». Les descriptions proustienne et jamesienne des personnages reposent souvent sur une satire de leur manque de grâce, dans un système du mouvement tout droit hérité de Balzac.
La gymnastique élémentaire de l’homme du monde se manifeste lors de la cérémonie du salut. Comparable à un gymnaste, l’homme du monde accompli n’est jamais trahi par son corps. Hors de cet idéal, il n’y a plus que des cibles satiriques. On peut citer la maladresse de Bloch renversant un vase chez Mme de Villeparisis, maladresse qui est un symptôme de son snobisme – ou encore Cottard, comparé par Bergotte à un « ludion qui cherchait son équilibre5 », le ludion étant un appareil formé d’une sphère creuse percée d’un trou à sa partie inférieure (et parfois lestée par une figurine) qui monte et descend dans un bocal fermé par une membrane, quand on y modifie la pression). Pour asseoir son autorité de grand médecin, un « ami charitable » lui conseille « l’air glacial ». Mais le satiriste a vite fait d’exhiber l’imposture de cette affectation et Cottard passe en réalité d’un excès à l’autre, du mouvement permanent à l’immobilité absolue, ne faisant que changer de ridicule.
Inversement, la souplesse, la fluidité de la marche et du geste, permise ou pas par le vêtement et la façon de le porter, sont la marque de l’aisance sociale. Loin d’être un détail sans importance, l’accessoire parachève une tenue. Bien choisi et bien porté, il est un condensé d’élégance et de raffinement. Dans le cas contraire, il trahit celui qui en est affublé.
Le port joue un rôle essentiel : altier, il révèle une origine aristocratique, raide, il trahit l’obsolescence des valeurs de l’aristocratie face à la montée en puissance d’une bourgeoisie industrieuse et habile, le passage de l’un à l’autre n’étant parfois qu’une question de point de vue. Inversement, une allure souple et déliée indique une harmonie entre le personnage et la société contemporaine, une façon d’être de son temps sans pour autant devenir l’esclave de la mode, ce qu’on appellerait aujourd’hui une élégance « intemporelle ».
Des accessoires essentiels : le monocle, le chapeau, la fleur, la plume
Saint-Loup, écartelé entre sa naissance aristocratique et ses idées « modernes », comme son goût pour Proudhon, illustre les impératifs contradictoires du respect de la hiérarchie et des penchants révolutionnaires jusque dans sa démarche, mélange de raideur et de mobilité désordonnée : « le col haut, équilibrant perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité6 ». Le salut militaire de Saint-Loup offre un autre exemple des contradictions du personnage7, de son respect absolu envers la hiérarchie qui fige, comme de l’élan personnel qui l’anime et le poussera à se distinguer par son héroïsme, sur le champ de bataille comme dans le restaurant où il n’hésitera pas à faire fi des conventions et à monter sur les banquettes pour apporter un manteau au héros plus rapidement8. Képi et monocle parachèvent l’esquisse de la silhouette de Saint-Loup exécutant son salut, dessin dont la réussite réside dans l’art du détail, non pas exhaustif, mais significatif, et dans le rendu du mouvement, dont la brusquerie est peut-être un signe du désir homosexuel que Saint-Loup réprime difficilement et qui sera dévoilé plus tard. Nous sommes à présent loin de la profusion balzacienne, mais plutôt dans un art de la condensation, voire de la caricature selon Beerbohm. En effet, la caricature constitue une « étude » et livre une vérité sur une personne ; elle résulte de l’observation et fait ressortir les caractéristiques propres au modèle : « The perfect caricature is not a mere snapshot. It is the outcome of study; it is the epitome of its subject’s surface, the presentment (once and for all) of his most characteristic pose, gesture, expression9 » (« La caricature parfaite n’est pas un simple cliché photographique. C’est le fruit de l’étude, la structure de la surface du sujet, la mise en évidence (une fois pour toutes) de sa pose, de son geste, de son expression les plus caractéristiques »). La caricature de Saint-Loup capture non pas sa pose la plus caractéristique, mais sa manière de se mouvoir, condensée dans la trajectoire désordonnée du monocle.
Le salut règle la vie mondaine, il est le portique qui autorise ou interdit l’accès à tel personnage, et à travers lui, à tel cercle. Motif d’une extraordinaire variété, décliné notamment sous le régime de la mécanisation, il est source de comique et livre un certain nombre d’informations sur le salueur, développées et confirmées par ailleurs. Le salut des jeunes gens qui croisent Odette au Bois, tout comme celui de Swann, est « comme un mouvement d’horlogerie10 ». Le haute-forme de Swann est désigné par sa forme géométrique, dans une stylisation extrême qui évoque le croquis de mode.
Du tube, on passe au triangle et la stylisation de la forme et du mouvement caractérise également la description de Charlus : « La houppette de ses cheveux gris, son œil dont le sourcil était relevé par le monocle et qui souriait, sa boutonnière en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d’un triangle convulsif et frappant11 ». Quelques traits suffisent à créer une impression d’énergie et de mobilité. Cette image étonnante de Charlus est à rapprocher de la phrase de Proust dans la lettre à Mme Straus sur l’unité de la langue, qui « n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle12 ». Charlus, incarnation de la véritable éloquence, par opposition avec le style convenu de Norpois, devient une image du style lui-même, aussi bien vestimentaire que littéraire. Reconnaissable entre tous, le style ne se définit pas par l’excentricité, mais par une allure générale unique, un rythme des formes. Une simple plume, plus ou moins bien portée, peut faire ou défaire une silhouette. La princesse et la duchesse de Guermantes donnent deux interprétations différentes de l’élégance. Tandis que la première n’hésite pas à créer un effet de profusion et d’opulence par l’accumulation de perles, de plumes et de diamants, la seconde opte pour une relative sobriété13. Quant à Mme de Cambremer, son imitation ratée de la duchesse de Guermantes la fait ressembler « à quelque pensionnaire provinciale, montée sur fil de fer, droite, sèche et pointue, un plumet de corbillard verticalement dressé dans les cheveux14 ». L’accessoire surmonte la silhouette et « achève » le personnage.
Une des fleurs rouges qui orne la boutonnière de Charlus se retrouve dans l’œuvre de James, au sommet de la perruque de Mme Carré, la comédienne de La Muse tragique :
Célimène, who wore a big red flower on the summit of her dense wig, had a very grand air, a toss of the head and sundry little majesties of manner; in addition to which she was strange, almost grotesque, and to some people would have been even terrifying, capable of reappearing, with her hard eyes, as a queer vision of the darkness. She excused herself for having made the company wait, and mouthed and mimicked in the drollest way, with intonations as fine as a flute, the performances and the pretensions of the belles dames to whom she had just been endeavouring to communicate a few of the rudiments15.
Célimène, qui portait une grosse fleur rouge sur le sommet de son épaisse perruque, avait fière allure, un port de tête de reine et diverses majestés de manières ; elle était aussi bizarre, presque grotesque, et aux yeux de certains eût pu paraître terrifiante, susceptible de se transformer, avec ses yeux durs, en une vision insolite surgie de l’obscurité. Elle s’excusa d’avoir fait attendre la compagnie, et raconta en grimaçant avec beaucoup de drôlerie, et des intonations fines comme des sons de flûte, la représentation et les prétentions des belles dames auxquelles elle avait, un moment plus tôt, essayé d’enseigner quelques-uns des rudiments de son art16.
Dans ce passage, Mme Carré-Célimène rejoue la célèbre scène des portraits du Misanthrope. Tout comme le personnage de théâtre, le personnage de roman se moque, mais ses fanfreluches, la fleur fichée sur sa perruque – qui apparaît comme un lointain souvenir de la coiffure de la Zénobie de Hawthorne dans The Blithedale Romance – tout concourt à la transformer en personnage grotesque. À moins que la charge ne porte sur les « belles dames », qu’elle imite avec talent. De Zénobie, reine de Palmyre, en passant par la Zénobie américaine de Hawthorne, et finalement Mme Carré – chez qui le souvenir de Zénobie se résume à la fleur d’une coiffure – une série de femmes indépendantes, qu’elles soient reine, transcendantaliste ou comédienne, traverse l’histoire et la littérature relue par l’inspiration créatrice. James indique la filiation entre ces différents personnages par un accessoire emblématique. Le personnage de la comédienne contient toutes ces femmes réelles ou imaginaires. Maîtresse dans l’art du mouvement, du geste, elle est le cadre (carré ?) capable de convoquer un personnage et de le faire surgir du néant, une sorte de divinité, à la fois reine et bohémienne. Dépourvue de style propre, elle peut tous les incarner, comparable en cela à Mme Swann, dont la toilette est un palimpseste d’époques différentes, et donc de styles distincts, mais finalement fondus en une harmonieuse concomitance :
[…] comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles […] faisaient circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d’autres plus anciennes qu’on aurait pu y trouver effectivement réalisée par la couturière ou la modiste. […] elle était entourée de sa toilette comme de l’appareil délicat et spiritualisé d’une civilisation17.
Sous l’énumération des accessoires, le parallèle entre le style vestimentaire et le style littéraire, tous deux mémoires d’époques antérieures, refait surface18.
Les accessoires proustiens et jamesiens expriment non seulement des rapports sociaux entre membres de milieux ou de sous-catégories sociales distinctes – place de la femme dans la société chez James, subtils liens de parenté ou d’allégeance entre personnages de noblesse plus moins illustre et fortunée chez Proust – mais traduisent également un rapport à la littérature, susceptible de déplacer des colifichets, par la magie des mots, de siècle en siècle et d’œuvre en œuvre.
La question féminine au prisme du vêtement
La question féminine occupe une place centrale chez James : la jeune fille américaine est le symbole de la modernité de cette fin de siècle. Elle veut choisir elle-même son destin, c’est-à-dire son mari, et refuse les diktats de la société aristocratique et européenne. Les figures malheureuses de Daisy Miller, et plus tard d’Isabel Archer, se détachent d’une longue galerie de portraits. En face des belles Américaines, on trouve, par exemple, les figures opposées de la soumission à la société patriarcale : l’aristocrate anglaise, Lady Agnes, symbole de la force d’âme d’un peuple colonisateur dans La Muse tragique, ou la frêle Pansy Osmond dans Portrait de femme. Henry James l’Américain porte un regard des plus ambivalents sur les valeurs morales incarnées par Lady Agnes, orgueilleuse mère d’un fils qui a l’idée saugrenue à ses yeux de préférer la carrière de peintre à celle d’homme politique et l’art au pouvoir. Veuve, menacée dans ses attentes, particulièrement remarquable en figure de la dignité offensée, Lady Agnes fait montre d’un stoïcisme à la romaine incarné par son maintien :
Lady Agnes walked straight and stiff, never turning her head, never stopping to pluck the least little daisy of consolation. It was in this manner she wished to signify that she had accepted her wrongs. She draped herself in them as in a Roman mantle and had never looked so proud and wasted and handsome as now that her eyes rested only on ruins19.
Mais Lady Agnes gardait la tête haute, ne la tournait jamais, ne s’arrêtait jamais pour offrir le plus petit mot de réconfort. C’était là la façon dont elle entendait montrer qu’elle savait supporter sa douleur. Elle s’en drapait comme d’une toge romaine, et elle n’eut jamais l’air plus fier et plus désolé ; elle ne fut jamais plus belle que lorsqu’elle posait ses yeux sur les ruines alentour20.
Le vêtement romain qui symbolise l’attitude morale de Lady Agnes dans la vie est devenu métaphorique21. Lady Agnes ne porte pas de toge, arborée par les femmes au début de l’histoire romaine, puis réservée aux hommes, ni même de « stola », tunique à demi-manches portée par les femmes, mais c’est tout comme. Son maintien est celui d’une personne obligée de se tenir droite dans un ample drapé pour éviter d’avoir l’air perdu dans l’étoffe. Paradoxalement, c’est la dignité de Lady Agnes qui la rend un tantinet ridicule aux yeux de James. Le flegme, version britannique et moderne du stoïcisme, lorsqu’il se durcit, tourne à la pose. Lady Agnes entend « signifier » au monde, qui n’en a cure, qu’elle a accepté ses malheurs, en l’occurrence devoir quitter la confortable maison de son ex-future belle-fille, Julia, au moment où le mariage de cette dernière avec son fils est annulé, une situation au cœur d’un autre récit jamesien, Les Dépouilles de Poynton. Il s’agit donc de biens matériels, et non d’honneur, ce qui contribue à l’effet tragi-comique de la description. Le détournement parodique de la référence antique se trouve également chez Proust ; il a été étudié par Margaret Topping qui rappelle l’origine journalistique du procédé. On peut penser que James était aussi familier de ces caricatures inspirées de l’Antiquité22.
Ce qui caractérise la femme européenne, du point de vue de l’Américaine, c’est d’être entravée, comme le sont les jupes à tournure, étroites au niveau des hanches, qui ont remplacé l’ample crinoline au cours du xixe siècle.
Dans « Un épisode international », l’Américaine Bessie observe les promeneurs. Elle revient juste du musée Tussaud où elle a vu les effigies de cire, et tout se passe comme si les figurines du musée s’animaient, à la façon des petits personnages « salueurs » de Proust. Mrs Westgate, la sœur de Bessie, remarque le rythme saccadé de leur marche, dû à de fréquentes rencontres et salutations :
“Did you ever see anything like the way they are pinned back?” Mrs Westgate resumed. “They never know where to stop”.
“They do nothing but stop,” said Willie Woodley. “It prevents them from walking23”.
– Avez-vous jamais vu des jupes entravées à ce point ? reprit Mrs Westgate. Les femmes ne savent jamais s’arrêter à temps.
– Au contraire, elles ne font que ça, dit Willie Woodley ; leur jupe les empêche de marcher24.
La traduction explicite l’original – il s’agit bien des jupes – et restitue l’idée que les Européennes sont retenues, physiquement et moralement, empêchées d’avancer, aussi bien sur la promenade que dans la vie. Bessie Alden renonce sans regret à la vie élégante que lui apporterait un mariage européen, dans une société perclue de normes sociales implicites, et retourne aux États-Unis jouir d’une vie plus libre.
Chez Proust, la succession des modes est interprétée sous un angle temporel plus que géographique. C’est la nostalgie du narrateur pour le passé, et son dégoût pour le présent, qui rendent sensible le passage du temps, tandis que la mode passe de la simplicité à la profusion : « Mais comment des gens qui contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d’une volière ou d’un potager, pourraient-ils même sentir ce qu’il y avait de charmant à voir Mme Swann coiffée d’une simple capote mauve ou d’un petit chapeau que dépassait une fleur d’iris toute droite25 ? » L’utilisation que fait Proust des ressources comiques du vêtement féminin est ainsi étroitement associée au sentiment d’étrangeté, voire de ridicule qui est attaché à l’expression nouvelle du beau, ou au contraire à ce qui est démodé :
Les coussins, le « strapontin » de l’affreuse « tournure » avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l’air d’être composée de pièces disparates qu’aucune individualité ne reliait26.
Les observations de Poiret sur le corset auquel il livre la guerre sont très similaires27. Les critiques formulées par les médecins et les esthètes, contribuent sans doute à l’évolution de la mode, incarnée par Odette dans le roman proustien : « Maintenant : le corps d’Odette a une expression humaine, maintenant qu’il s’était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l’enveloppement nébuleux des modes détrônées28. » Comme le dit l’adage : « la Chaussée d’Antin propose, le Faubourg Saint-Germain consacre, le Marais exécute et enterre29. » Les deux élégantes de la Recherche sont la cocotte et l’aristocrate, Odette et la duchesse de Guermantes. Mais si Odette et la duchesse peuvent créer la mode, il n’est pas encore question d’émancipation : la femme reste soumise au désir masculin et la mode n’est que l’interprétation de ce désir par quelques-unes, et bientôt par les grands couturiers, ou son renouvellement. La plus grande aisance de mouvement est due à l’avènement du sport dans la haute société, notamment au développement des bains de mer et à l’invention de la plage, qui met à la mode des tenues plus souples, adaptées au goût nouveau venu d’Angleterre pour l’hygiène et le sport, le « tub » et le « footing30 ».
Tandis que l’Angleterre représente pour James le pays de la rigueur et de la discipline individuelle et collective – la nation du sport, de la chasse et de la conquête coloniale – l’anglomanie d’Odette permet un relatif assouplissement de l’allure, qui n’est plus martyrisée par le corset, mais se coule dans des coupes plus fluides libérant le mouvement. L’Angleterre incarne une certaine modernité dans la Recherche, là où un vieil aristocrate comme Charlus lui préfère l’Allemagne. Pour Henry James, l’Angleterre apparaît au contraire délicieusement surannée et certains de ses représentants sont l’emblème de la mentalité coloniale jusque dans leur manière de voyager, annonciatrice du tourisme moderne.
Démocratie américaine ou aristocratie européenne : scènes de genre jamesiennes
De manière générale, l’opposition entre une noblesse figée, incapable d’évoluer, et une bourgeoisie américaine industrieuse et habile traverse l’œuvre de James. La haute bourgeoisie proustienne, elle, est rentière et aspire à rivaliser avec l’aristocratie sur le terrain des valeurs symboliques, des manières et de la culture de salon. Qu’elle soit allemande, anglaise ou italienne, l’aristocratie, chez James, partage les mêmes caractéristiques et on voit se dessiner deux blocs, l’un européen et l’autre américain. Le prince Casamassima, de « la plus grande maison », le comte Vogelstein dans la nouvelle « Pandora », plus pierre qu’oiseau, appartiennent à une classe improductive et, dans ces deux cas, sont insensibles à l’art et médiocres31. Au-delà des personnages individuels, l’œuvre de James recèle des descriptions de groupes révélatrices, chez un auteur qui a la réputation de s’intéresser essentiellement à la vie intérieure, de cette sensibilité à la société et aux groupes qui la constituent. L’accessoire, l’allure, la démarche, jouent un rôle prépondérant dans ces croquis.
Les touristes américains alignés sur une terrasse de Saratoga évoquent ainsi tout l’ethos d’une classe industrieuse. Une fois encore, le portrait physique se mêle au portrait moral ; cette foule démocratique est « […] the dense, democratic, vulgar Saratoga32 » (« Saratoga, vulgaire, démocratique et densément peuplée », composée des « worthy sons of the great Republic » (« valeureux fils de la grande République ») :
They suggest to my fancy the swarming vastness – the multifarious possibilities and activities – of our young civilisation. They come from the uttermost ends of the Union – from San Francisco, from New Orleans, from Alaska. As they sit with their white hats tilted forward, and their chairs tilted back, and their feet tilted up, and their cigars and toothpicks forming various angles with these various lines, I seem to see in their faces a tacit reference to the affairs of a continent. They are obviously persons of experience – of a somewhat narrow and monotonous experience certainly; and experience of which the diamonds and laces which their wives are exhibiting hard by are, perhaps, the most substantial and beautiful result; but at any rate, they have lived, in every fibre of the will33.
Ils suggèrent à mon imagination l’immensité foisonnante – les multiples possibilités et activités – de notre jeune génération. Ils arrivent des confins de l’Union – de San Francisco, de La Nouvelle-Orléans, de l’Alaska. Tandis que je les regarde, assis, leurs chapeaux blancs inclinés vers l’avant, leurs chaises inclinées vers l’arrière, leurs pieds inclinés vers le haut, ainsi que les angles que leurs cigares et leurs cure-dents forment avec ces différentes lignes, il me semble lire sur leurs visages une référence tacite aux affaires d’un continent. De toute évidence, ce sont des personnes d’expérience, d’une expérience étroite et monotone c’est certain ; une expérience dont les diamants et les dentelles que leurs épouses arborent sont, peut-être, le résultat le plus tangible et le plus beau ; mais en tout cas, ils ont vécu, de toutes les fibres de leur volonté.
Saratoga est un lieu symbolique, le champ d’une bataille qui constitue un tournant dans l’histoire de l’indépendance des États-Unis. Lorsque le général britannique Burgoyne est contraint de se rendre au général Horatio Gates le 17 octobre 1777, à Saratoga, la France comprend que l’Angleterre peut être battue34. Paradoxalement, c’est en décrivant un moment de repos et de loisir que James dépeint l’énergie de ces pionniers, dans un tableau extrêmement graphique et stylisé, où l’apparente variété des lignes révèle en réalité une triste uniformité. En dépit de la variété des provenances, ouest, sud-est, nord, les pionniers, après avoir sillonné, voire quadrillé, le continent, convergent tous et s’agglutinent au même endroit. Derrière l’apparente diversité des trajectoires individuelles de ces « self-made men », on devine l’uniformité et les limites d’une ambition qui se borne à la réussite matérielle. Leur allure, à la fois volontaire et décontractée, dessinée par une multitude de lignes – chapeau, pieds, cigares, cure-dents – traduit la détermination faussement nonchalante des messieurs, les diamants et les dentelles de leurs épouses manifestant leur réussite. Les accessoires font la silhouette et le personnage. Plus tard, dans La Coupe d’or, la volonté de conquête de l’Américain portera sur l’art : c’est la collection d’Adam Verver, qui est vue comme le prolongement des luxueuses toilettes et des bijoux achetés pour son épouse à Paris lors de leur voyage de noces35.
Parfois, un vêtement symbolise toute une classe sociale, voire toute une nation. C’est le cas du tweed et de l’imperméable, emblématiques du peuple britannique prêt à braver les éléments pour partir à la conquête du monde. Le génie colonisateur et civilisateur de l’Angleterre fait l’objet d’un éloge paradoxal dans l’incipit de La Muse tragique. Le roman s’ouvre sur le tableau d’une famille anglaise en visite au Palais de l’Industrie36.
La capacité de la langue anglaise à créer des adjectifs participe de l’effet de typification en désignant une classe sociale sur la base du vêtement : « that tweed-and-waterproof class ». Mais en dépit de leur énergie et de leur volonté, les représentants de la nation britannique sont défaits par la France, et par l’Italie. La volonté, l’énergie sont vues cum grano salis, tout comme celles des « valeureux fils de la grande République ». En effet, les Américains ont conservé l’énergie des Anglais et la fierté nationale, dans une sorte d’allégeance mystique à la république pour les premiers, à la couronne pour les seconds. Mais d’autres qualités sont nécessaires pour apprécier la beauté, et la sensibilité est plus utile que la volonté. Or, ces touristes voyagent comme on s’acquitte d’un devoir et le touriste anglais « visite chaque recoin du monde comme un agent de police visite un tiroir37 ». Ce dernier semble particulièrement bien armé pour ne pas retirer la moindre impression personnelle de son voyage, car il se prépare à résister à toute influence extérieure de toute son énergie et recouvert de son imperméable, devenu l’emblème d’une insensibilité dont il serait presque fier. L’insensibilité érigée en vertu produit des êtres méprisant le danger, non pas tant peut-être par véritable héroïsme que par stérilisation volontaire de toute capacité à imaginer. Ces personnages impropres à l’émotion esthétique, qui traversent la ville en professionnels et non en amateurs, sont finalement vaincus par Paris, qui les épuisent sans leur livrer ses trésors.
Conclusion
Posant sur la société contemporaine un regard perçant, Proust et James nous offrent de savoureuses descriptions de personnages dans l’esprit de la Théorie de la démarche, de Balzac. Ils renouvellent l’esthétique du portrait par le recours à une culture graphique contemporaine, celle des revues et des caricatures, des types et des physiologies38. Le goût pour l’ellipse domine ; Proust et James « croquent » leurs personnages, avec un talent pour la simplification qui permet d’aller à l’essentiel par le détail et éclaire tout le personnage, voire la classe à laquelle il appartient, d’un trait de plume. Ce qui intéresse n’est pas tant la pose figée que l’on prend devant le portraitiste officiel, que l’allure, la façon de se mouvoir, c’est-à-dire le rapport du corps à son environnement immédiat, celui du personnage à la société dans laquelle il évolue.
Cet art de la simplification est un art de la généralisation à la portée sociologique. Au travers de descriptions du vêtement, de l’accessoire, de l’allure, Henry James compare l’Europe et l’Amérique, nous livrant une variation sur le thème international et sur la question féminine qui parcourent son œuvre. Marcel Proust, traitant des mêmes objets, nous parle de la guerre des salons et des milieux, de l’évolution des modes et des mœurs. L’espace et le temps apparaissent une fois de plus comme leurs obsessions respectives, même si l’essentialisation jamesienne de l’Europe et de l’Amérique comporte aussi un élément temporel, la modernité américaine semblant parfois près d’entraîner l’Europe dans son sillage et ce, en dépit des fortes résistances de sa noblesse ou de la volonté d’intégration de l’élite américaine à la noblesse européenne.
On distingue les accessoires portés sur le corps et ceux que l’on porte à la main : chapeaux, bonnets, gants, manchons, bas et guêtres, chaussures d’une part, sacs, bourses, ombrelles et parapluies, cannes, mouchoirs, éventails d’autre part. Une troisième catégorie regroupe les bijoux et objets de nécessité, boucles, boutons, boutons de manchette, épingles à chapeau, épingles de cravate, fixe-cravates, fixe-col39. Dans le cadre d’une étude sur l’allure, ce sont surtout les accessoires qui parachèvent la silhouette qui comptent, ceux qui la surmontent – les couvre-chefs – ceux qui la finissent – les fameux souliers rouges que le duc de Guermantes tient à voir sa femme porter avec sa robe rouge plutôt que des souliers noirs – ou qui la bordent, éventails, ombrelles, monocles. À côté des objets qui définissent les contours, on trouve ceux qui sous-tendent la silhouette, son « armature » – le corset – ou qui l’enveloppent, les peignoirs de Mme Swann.
Le vêtement dissimule et révèle, il est un élément signifiant d’une dynamique satirique à l’œuvre chez Proust et James : les apparences n’ont pas besoin d’être percées à jour, car elles sont signifiantes en elles-mêmes, pour peu qu’on sache les interpréter. La dialectique satirique traditionnelle qui oppose une apparence trompeuse à une réalité demandant à être dévoilée, laisse la place à une herméneutique des apparences, du vêtement, et de l’accessoire devenu essentiel, dans une société où l’ascension sociale, matérielle et symbolique, est la préoccupation première, que l’on soit dans la République américaine ou en République française. La mode est l’expression de cette tension entre volonté d’intégration et désir de distinction. Le régime politique ne change rien à cette donnée sociologique fondamentale qui est une constante chez James comme chez Proust.