Au XIXe siècle, les hommes supportent impatiemment le despotisme de l’habit noir. Les élégants se plaignent de son uniformité ; les tailleurs regrettent les costumes chamarrés de l’aristocratie d’antan dont ils tiraient un plus grand profit. Les conservateurs déplorent cet habit égalitaire qui trouble l’ordre social en confondant les classes et les âges. Enfin, les écrivains et les artistes regimbent contre ce vêtement qui étrique les gestes, emprisonne les muscles et étouffe la beauté des corps. C’est le cas de Taine qui, à Venise, éprouve une « sorte de timidité et de respect » en montant l’escalier du palais des Doges ; « honteux » de son « triste habit noir », il songe aux « simarres de soie brochée » et aux « seigneuriales magnificences pour qui ces marches de marbre étaient faites1 ». Avant lui, en 1832, Delacroix est animé d’un sentiment analogue lorsqu’il découvre au Maroc l’antiquité vivante ressuscitée par les Maures, « ces fils du soleil2 ». Il s’émerveille de « l’extrême simplicité3 » de leur costume qui imprime aux gestes une noblesse et une lenteur majestueuse totalement opposée « à nos habitudes et à notre agitation continuelle4 ». Le peintre envie la liberté de mouvement permise par ce drapé intemporel, et interdite aux Européens contraints de subir « la tyrannie des tailleurs et des cordonniers, ces artisans de géhenne et de torture5 ». Et pourquoi ? Pour un résultat bien médiocre, car nous autres, « dans nos corsets, nos souliers étroits, nos gaines ridicules, nous faisons pitié. La grâce se venge de notre science6. »
L’avant-garde romantique des années 1820 proteste aussi, à sa façon, contre l’habit noir : en déambulant dans les jardins des Tuileries avec des chapeaux pointus, des souliers à la poulaine, des pourpoints à la Van Dyck et des gilets à la Robespierre, elle manifeste sa haine de tous les prudhommes. Mais elle ne se limite pas à ces extravagances théâtrales puisées à la « friperie des siècles7 ». Elle revêt aussi l’habit noir en montrant qu’il peut exprimer autre chose que le conformisme bourgeois. Elle trouve dans sa couleur sombre l’écho visible de ses drames personnels et du mal du siècle qui l’habite. À la mort de sa mère, Gautier a « boutonné » son « noir chagrin » sous « sa redingote noire8 ». Musset, « l’orphelin vêtu de noir9 », voit dans cet habit le « symbole terrible » des enfants qui portent le deuil des illusions perdues de leurs pères afin qu’on les console10. »
Dans la génération suivante, celle de 1840, donc celle de Baudelaire, l’habit noir tout-puissant continue d’être ou contesté ou revendiqué : la bohème de Murger, moins fortunée et moins raffinée que celle des Jeunes-France, lui oppose sa mise désordonnée. Mais à côté de cette bohème un peu débraillée, quelques jeunes littérateurs portent ostensiblement l’habit noir11. Baudelaire, qui en fait partie, ne se contente pas de suivre cette mode : il lui donne une dimension nouvelle. Paradoxalement, lui qui prend tant de soin à cultiver sa singularité ne se révolte pas contre la livrée du siècle. Il en fait au contraire la pierre de touche de son dandysme en la sophistiquant à l’extrême, en l’élevant au rang d’une création continuée et en lui conférant une vaste portée esthétique.
L’habit noir, un chef-d’œuvre dandy
L’ultra-fashionable
Au Quartier latin, les amis étudiants de Baudelaire sont stupéfaits du soin qu’il apporte à sa parure. Un ancien condisciple lyonnais, qui le croise près du théâtre de l’Odéon, remarque son « justaucorps de velours serré à la taille12 », à la manière d’un jeune patricien de Venise de l’époque du Titien. Mais le poète délaisse rapidement cette mise pittoresque pour se britanniser et faire l’admiration de ses amis de la pension Bailly. Gustave Le Vavasseur, est ébloui par sa « tenue à la fois anglaise et romantique ». Baudelaire, dit-il, c’est « Byron habillé par Brummell13 ». L’éloge est mérité car le grand dandy n’aurait pas désavoué ce jeune homme dont l’élégance est aussi originale et élaborée que la sienne. Comme lui, Baudelaire, l’« ultra-fashionable14 », impose sa loi à son tailleur. Lors d’une de ses premières commandes, il est derrière son dos et promène avec lui la craie sur l’étoffe jusqu’à ce qu’il aboutisse au résultat voulu, c’est-à-dire un habit bleu, semblable à celui de Goethe, dont le « haut collet » lui permettrait de « rentrer sa tête les jours d’orage, comme un colimaçon dans sa coquille15 ».
Après le justaucorps à la Titien et cette fantaisie bleue, Baudelaire s’en tient à l’habit noir auquel il reste fidèle toute sa vie, un habit qui devient sa marque identitaire. Toujours soucieux de la maîtrise de son exécution, il demande à son tailleur de l’agrémenter de nombreux plis16, et obtient un vêtement « fantastique17 », unique en son genre, qui lui dessine une silhouette longue évasée par « en haut comme un cornet », un peu à la manière de ses aînés romantiques.
Voici un aperçu plus précis de l’élégance baudelairienne au début des années 1840. Alors que la mode est aux basques larges, le poète porte un frac terminé « par deux pans étroits et pointus, en queue de sifflet18 ». Sous un « gilet long fermant très haut le premier de ses douze boutons », apparaît une chemise en toile fine et plissée dont le col est serré d’une cravate « nouée, sans raideur, plus près du foulard que du carcan19 ». Des gants rose pâle et un haut chapeau couronnent l’ensemble dont aucun détail n’est laissé au hasard. En observant plus attentivement ce chef-d’œuvre, on note que Baudelaire le construit sur plusieurs principes d’opposition. Tout d’abord, il éclaire le noir de l’habit par la blancheur immaculée de la chemise. À ce contraste chromatique classique, il en ajoute d’autres, plus originaux en faisant jouer la rigidité du gilet boutonné haut avec la souplesse de la chemise dépourvue de tout empois. Il joue aussi de la fausse négligence de son pantalon étroit qui tirebouchonne sur des souliers « d’un lustre irréprochable20 ». Et enfin, il complète son vêtement ajusté et raffiné d’une blouse ou d’un large paletot droit en bure dont il a « le secret21 ».
Avec ses « toilettes singulières22 », Baudelaire comble son puissant besoin d’étonner et se distingue de toutes les vogues et de toutes les classes. Par la coupe originale de son habit et la souplesse de son linge, il nargue le bourgeois emprisonné dans les conventions et le carcan de son col dur. Par sa sophistication et sa propreté parfaite, il se met à distances respectueuses du bohème dont il déteste le « débraillement prétendu romantique23 », le « genre artiste à feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée24 ». En contredisant « insolemment la mode25 », il déroute l’homme de bon ton sans imagination ou le vaniteux gandin du Boulevard. Pour ces gravures de mode, le vêtement n’est en effet que l’expression intéressée de leur vanité : du sacrifice de leur temps et de leur fortune, elles attendent en retour des murmures flatteurs et un pouvoir mondain. Or Baudelaire, lui, n’est « nullement mondain », dit Eugène Crépet. Ses « habitudes d’élégance » ne sont pas destinées à la galerie mais à « sa satisfaction personnelle » qui dépasse le simple plaisir narcissique. Car, en célébrant chaque matin son « culte pour la toilette26 », il exprime l’aspect le plus visible de son dandysme et secrète sa réflexion sur ce sujet intime et essentiel qu’il ne théorisera qu’en 1863 dans le chapitre dense de son étude sur Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne.
L’ascète excentrique
Baudelaire ne reste pas longtemps l’ultra-fashionable du Quartier latin. En septembre 1844, pour mettre un frein à ses « folles prodigalités27 », sa famille l’a pourvu d’un conseil judiciaire : désormais il ne dispose plus librement de sa fortune dont il a dévoré la moitié en dix-huit mois ; il lui faut se contenter des 200 francs mensuels que lui alloue le notaire Narcisse Ancelle. Cette somme modeste lui interdit d’être fastueux, mais pas d’être élégant. Parure autant que parade, le dandysme vestimentaire de Baudelaire fait partie de son hygiène spirituelle. C’est pourquoi il s’insurge contre les craintes de sa mère redoutant qu’il avilisse sa personne dans la misère ; « sache, lui dit-il, que toute ma vie, déguenillé ou vivant convenablement, – j’ai toujours consacré deux heures à ma toilette. Ne salis plus tes lettres avec ces bêtises-là. » Il lui précise avec une ironie amère qu’il est passé maître dans l’art d’« adapter deux semelles de paille » à des souliers troués, ou d’« ajuster deux chemises sous un pantalon et un habit déchiré que le vent traverse28 ».
De nombreux témoignages confirment cette déclaration orgueilleuse. Tous montrent que même dans les pires circonstances, l’élégant n’abdique jamais. À la fin de sa vie, alité, paralysé et aphasique, il parvient encore, par gestes, à signifier à Ancelle que ses vêtements doivent être renouvelés29. Même quand il n’a plus les ressources mentales et matérielles de les choisir, il conserve le souci maniaque de la propreté de son linge blanc, de ses souliers cirés, de ses mains et ses ongles très soignés.
Malgré ses obsessionnels problèmes d’argent, Baudelaire se préoccupe autant de la décence que de la forme de sa mise. S’il fait des concessions à la nécessité, il refuse qu’elle lui dicte sa loi : il veut bien renoncer aux manchettes plissées, mais certainement pas à l’originalité sans laquelle il n’est pas de dandysme possible. Le sien, note Gautier, évolue vers « le dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant du neuf30 ». C’est exact. Ajoutons que l’impécuniosité du poète ne se charge que trop bien d’effacer l’éclat du neuf et le dispense de recourir au procédé des émules de Brummell. Il reste toutefois digne d’eux car quand ses vêtements sont râpés, il ne les porte pas honteusement, mais « sans vergogne31 ».
Baudelaire continue de construire sa mise sur la loi des contrastes en usant du chapeau avec un caprice calculé. Quand il était jeune et richement vêtu, il sortait souvent nu-tête car il « aimait à passer pour un habitant du quartier32 ». À l’inverse, en Belgique, alors qu’il court après l’argent, il porte un imposant haut-de-forme en soie « à bords larges et plats », « élégant, très étudié, très évasé d’en bas, avec une fuite savamment amincie vers l’assiette supérieure ». Le dandy ne parvenant pas à trouver à Bruxelles d’artisan capable d’exécuter ce modèle « sur ses indications », il passe commande à Paris, chez Camus, le « Chapelier des Belles-Lettres33 », fournisseur, entre autres, de Delacroix, Gautier et Poulet-Malassis.
Ce chapeau luxueux est une exception dans la mise de l’endetté chronique contraint de s’accommoder des matériaux que lui impose sa relative pauvreté, et avec lesquels il continue d’opposer styles et matières. Ainsi l’« irréprochable propreté » de son costume donne un lustre à sa forme et à son étoffe grossières. Sa cravate de madras atténue la rusticité de sa chemise « en toile si forte, qu’elle semblait écrue34 ». De 1848 à 1851, en accord avec l’air du temps, Baudelaire revêt la blouse de l’ouvrier. Mais pour ne pas laisser croire que ce vêtement populaire est un effet de la misère ou un naïf signe de ralliement à la cause républicaine, il l’associe à un pantalon noir dont les pieds sont « insérés dans d’élégants souliers à la Molière » toujours reluisants35. Vers 1859, la blouse de l’ouvrier laisse place à la vareuse du marin que le poète raffine en lui dessinant une coupe recherchée et en l’ornant d’une « cravate très ample », « coquettement nouée sous un large col de chemise36 ».
Cette cravate est parfois rouge. Dans les années 1860, trente ans après la bataille d’Hernani, le rouge vestimentaire n’est plus subversif. Mais Baudelaire lui donne une tonalité étrange en le portant sur un de ces longs « boas en chenille dont raffolaient alors les petites ouvrières37 ». La bizarrerie de cet accessoire féminin est d’autant plus frappante que le poète l’arbore lors d’une visite à Jules Sandeau, dont il sollicite la voix pour sa candidature à l’Académie. Fantaisie pour fantaisie, il fait varier la couleur de ce boa qui, certains jours, passe du rouge au violet38. D’autres fois, il lui substitue « une sorte de queue de rat jaune ou verte » dont il se sert comme cache-nez, et qu’il arbore au Casino de la rue Cadet, errant « avec mine sinistre au milieu des filles qu’il effrayait39 ».
Au fil des années, Baudelaire imprime à son corps et à sa vêture des contours de plus en plus nets. Vers 1848, il abandonne sa barbe légère et « la chevelure prétentieusement raphaélesque40 » de Samuel Cramer, celle qu’il portait quatre ans plus tôt, dans le portrait qu’a fait de lui son ami Émile Deroy. Cette pilosité trop douce et trop romantique laisse place à des cheveux très courts et un visage « glabre, cléricalement rasé jusqu’au scrupule41 », parfois velouté de poudre de riz42. À la trentaine passée, son corps mince et son début de calvitie lui donnent « l’air d’un moine rongé par les ardeurs de la chair43 ». Il accentue cette allure ascétique en dépouillant son vêtement de tout ornement superflu. Un soir de 1857, au grand étonnement des Goncourt, il ose paraître au Café Riche « sans cravate, col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné ». Avec sa science du dandysme, il adoucit ce dénuement extrême par la délicatesse de ses « petites mains lavées, écurées, mégissées44 ».
Comme on le remarque, quelle que soit sa forme, quel que soit son degré d’originalité, l’apparence de Baudelaire est toujours l’effet d’une volonté. Son habit « médité45 », pour reprendre la juste formule de Nadar, est un chef-d’œuvre dandy auquel le poète donne une haute signification esthétique.
L’habit noir, « pelure du héros moderne »
À la différence de Barbey d’Aurevilly, Baudelaire affirme qu’on peut être original avec un habit noir. Sa pratique vestimentaire et sa critique d’art prouvent que, loin d’être un obstacle à la distinction, l’uniformité de ce vêtement conventionnel est une contrainte stimulante. Dans le Salon de 1846, semblant répondre au flamboyant Connétable, il dit : « Que le peuple de coloristes ne se révolte pas trop ; car, pour être plus difficile, la tâche n’en est que plus glorieuse. Les grands coloristes savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris46. »
Gêne exquise, l’habit noir ne permet pas seulement au dandy d’œuvrer à son making of me : il le met au diapason de son époque. Comme Gautier et Musset, Baudelaire revendique la tonalité funèbre de l’habit noir, mais en esthète et non en romantique élégiaque. Il défend la « beauté » et le « charme indigène » de « cet habit tant victimé », il révèle la « grâce mystérieuse » de ses « plis grimaçants qui jouent comme des serpents autour d’une chair mortifiée ». « N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? » Le fait que cette « livrée uniforme de désolation » soit l’expression de « l’égalité universelle » ne gêne pas Baudelaire. C’est même, selon lui, ce qui fait sa « beauté politique » qui répond à sa « beauté poétique », c’est-à-dire « l’expression de l’âme publique ; une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement47. »
Baudelaire, lui, célèbre la beauté funèbre de l’habit noir et aussi sa grandeur. Car, contrairement à Taine et Delacroix, il ne pense pas que cet habit soit étriqué, qu’il diminue celui qui le porte en comprimant sa musculature et en réduisant sa prestance.
Convaincu qu’un homme peut être beau et grand dans la livrée du siècle, il regrette que les peintres fassent preuve de si peu d’audace dans l’exécution et le choix de leurs sujets. Dans le Salon de 1845, il égrène ses déceptions : Granet déploie « un talent très roué et très décoratif » ; Henri Scheffer étale sa « probité, minutieuse et aveugle ». Le critique se désole de voir les artistes peindre de mieux en mieux des œuvres si dépourvues d’imagination et exhiber « les dernières ruines de l’ancien romantisme48 ». Pourquoi ne tendent-ils pas l’oreille « au vent qui soufflera demain » ? Pourquoi ne sentent-ils pas « l’héroïsme de la vie moderne qui nous entoure et nous presse » ?
C’est avec une énergie sonore que Baudelaire les appelle à regarder les rues de Paris qui regorgent de sujets neufs aussi épiques que ceux du passé. Il leur demande de révéler la grandeur de l’habit noir, « la pelure du héros moderne49 ». Il leur demande de « nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies50 ». Une vingtaine d’années plus tard, dans le roman des Goncourt Manette Salomon, l’artiste Anatole reprend cette idée et en appelle à un « peintre du drap », un Bronzino du XIXe siècle qui « trouverait un fier style dans un Elbeuf », et ferait « des choses superbes, toutes neuves » avec « ce noir d’affaires de notre vie sociale51 ».
C’est que les temps ont changé. La vie moderne n’étant plus « robuste et guerrière52 », ses héros ne portent plus d’armures brillantes et ne se rencontrent plus sur les champs de bataille. Leurs exploits ne sont plus chantés par des poètes épiques, mais rapportés par des journalistes. Le 27 janvier 1844, en lisant le Moniteur universel, le poète a la joie d’y trouver un haut fait moderne dont le héros est Guizot, et le théâtre la Chambre des députés. La veille, le chef du gouvernement a été la cible de l’hémicycle entier qui lui a reproché d’avoir trahi en s’étant rendu à Gand pour s’entretenir secrètement avec Louis XVIII. Non seulement Guizot a justifié sa démarche, mais il a déclaré, superbe, à ses détracteurs : « Et quant aux injures, aux calomnies, aux colères extérieures, on peut les multiplier, les entasser tant qu’on voudra, on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain ». En répondant aux « oppositions ignorantes et tracassières » par cette « hautaine et souveraine éloquence », Guizot illustre cette « beauté nouvelle et particulière, qui n’est celle, ni d’Achille, ni d’Agamemnon53 ». Elle est celle dont fourmillent les « villes énormes54 » et la vaste Comédie humaine. Corrigeant l’humilité excessive de ses contemporains, Baudelaire clame la grandeur de Vautrin, Rastignac et Birotteau, des géants qui rapetissent les héros de L’Iliade.
Non seulement l’habit noir n’empêche pas le héros moderne d’être grand et beau, mais il lui donne un relief paradoxal en revêtant sa singularité du voile de l’anonymat. Vêtu comme tout le monde, il se mue en prince de l’incognito dont le grand plaisir est « d’épouser la foule55 » et de se démultiplier pour entrer « dans le personnage de chacun56 ». Au sein de « cette universelle communion57 », il fait une expérience aussi enivrante que celle du hachisch : il abolit momentanément les limites de son moi, oublie sa propre existence et se confond avec les objets qu’il fixe58.
Il éprouve alors un bonheur « vaste » et « raffiné », d’une qualité et d’une intensité supérieure à celui qu’affichent les « heureux de ce monde » avec « un sot orgueil59 ». Or, Baudelaire n’aime que l’orgueil intime, pas celui qui s’affiche. Même s’il se voue à la poésie, même s’il a très tôt conscience de son génie, jamais il ne pose en poète. C’est pourquoi il juge un peu ridicule le mage hugolien qui « jette sa flamme sur l’éternelle vérité60 ». Dans le poème en prose, Perte d’auréole, il le raille à travers le « buveur de quintessences » qui perd son auréole en traversant le boulevard, l’abandonne dans « la fange du macadam », et se réjouit à l’idée qu’un mauvais poète la ramassera « pour s’en coiffer « impudemment61 ».
Par cette fable malicieusement moqueuse, Baudelaire signifie que le temps des prophètes romantiques est révolu. Comme Flaubert, son exact contemporain, il appartient, à la génération suivante dont la position est à la fois avantageuse et contraignante : « l’écrivain qui vient après tout le monde » jouit de la liberté conquise par « l’écrivain prophète », mais il a aussi l’obligation de « se frayer une voie nouvelle62 ». Celle qu’a ouverte son ami romancier suscite l’admiration de Baudelaire car, avec Madame Bovary, il a accompli un véritable « tour de force63 » ; il est parvenu à écrire un roman neuf sur l’adultère, c’est-à-dire sur « la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté64 ». Aspirant à cette création paradoxale, Baudelaire veut « créer un poncif » et aller vers le lieu commun, ce « rendez-vous public de l’éloquence65 ».
Or, faire de la poésie avec des matériaux aussi pauvres, c’est « une gageure, une vraie gageure66 », une gageure que Baudelaire s’est donnée avec le plus grand des bonheurs. Dans les capitales grouillantes, le dandy-poète a fait l’expérience ontologique de l’anonymat et a révélé la beauté de « la pelure du héros moderne ». Désormais pour nous, autres modernes, son œuvre et sa parure illustrent avec éclat la singulière et géniale banalité du poète en habit noir.